Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CONSULAT (LE)

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 1056-1059).

CONSULAT (LE). On donne ce nom à la période de notre histoire moderne qui s’étend du 18 brumaire an VIII (9 nov. 1799) à l’établissement de l’empire (18 mai 1804). On ne l’ignore point, le consulat, c’est déjà le gouvernement personnel de Napoléon, c’est déjà l’empire ; la République n’existait plus que de nom ; l’institution s’absorbait dans l’homme, qui, sous la fiction d’un titre de magistrature romaine, exerçait en réalité la plénitude du pouvoir, la dictature ; le drame de la Révolution se terminait comme les républiques italiennes, par l’établissement d’une seigneurie. Victor Hugo a vigoureusement esquissé la physionomie de ce temps en quelques vers bien connus :

.... Rome remplaçait Sparte ;
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ;
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.

Dans notre article Bonaparte, nous n’avons étudié l’homme, nous ne l’avons envisagé, que comme général de la République, et, conséquemment. nous nous sommes arrêtés après le récit du coup d’État des 18-19 brumaire. À dater de ce moment, c’est en effet une ère nouvelle qui s’ouvre pour la France, une autre phase de la vie du moderne César. C’est donc ici que nous avons à décrire les développements de cette prodigieuse existence, dont on trouvera l’épanouissement complet et la conclusion à l’article Napoléon Ier.

On sait que les vainqueurs de Saint-Cloud avaient fait rendre par un conciliabule de quelques députés, complices ou gagnés, une loi qui instituait trois consuls provisoires chargés de réorganiser la République et de préparer une constitution. Le 20 brumaire, à cinq heures du matin, ces magistrats improvisés, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, quittèrent Saint-Cloud et vinrent s’installer au palais du Luxembourg, qui avait été la résidence officielle du Directoire. Dès leur première séance, le général prit plutôt qu’il ne reçut la présidence, et se dessina comme le maître réel de la situation, non sans un amer dépit de Sieyès, qui se croyait destiné au rôle prépondérant et se regardait comme l’héritier naturel du gouvernement renversé. Toutefois, sa réputation de métaphysicien politique le désignait évidemment comme le législateur du coup d’État. Ce fut lui, en effet, qui fut chargé d’élaborer la nouvelle constitution.

La commission consulaire, qui craignait quelque tentative de résistance du parti républicain, organisa rapidement son gouvernement, et, pour s’attacher les classes riches et les débris des factions royalistes, abolit l’emprunt forcé et la loi des otages, qui plaçait sous la surveillance de la police les anciens nobles et les parents d’émigrés. Elle s’occupa ensuite de remédier à la pénurie du trésor, et comme aucune loi ne pouvait gêner son action dictatoriale, elle échappa facilement aux difficultés dans lesquelles s’était débattu le Directoire. L’emprunt forcé fut remplacé par une subvention de guerre, consistant en une addition de 25 centimes au principal des contributions foncière, mobilière et personnelle ; on obtint en outre des banquiers un prêt de 12 millions en numéraire, pour faire face aux dépenses courantes ; enfin, on revint hardiment, en matière de contributions, à certaines pratiques de l’ancien régime ; on adopta un ensemble de mesures financières qui ramenèrent un peu d’argent dans les caisses de l’État.

Parmi les premiers actes des consuls provisoires, il faut encore rappeler l’élargissement des prêtres réfractaires, des concessions au clergé, la fermeture de la plupart des sociétés politiques, la déportation prononcée contre les principaux chefs du parti républicain, parmi lesquels le général Jourdan ; la suppression de la liberté de la presse, etc. On revint d’ailleurs, quand la victoire fut assurée, sur les mesures de rigueur prises contre les républicains, et la déportation fut changée en surveillance.

En même temps Bonaparte, par l’entremise du général Hédouville, ouvrait avec les chefs royalistes des négociations qui aboutirent à une suspension d’armes dans l’Ouest, et distribuait à ses aides de camp des missions particulières auprès de certaines cours de l’Europe, comme un prince qui notifie son avènement. C’est ainsi qu’il envoya Duroc à Berlin, pour caresser le jeune souverain de la Prusse, et lui représenter que la dernière révolution était un retour à l’ordre et aux « saines traditions. »

D’ailleurs, tous les actes du nouveau gouvernement portaient un caractère manifeste de réaction antirépublicaine : les émigrés rentraient en foule ; les patriotes étaient partout persécutés ou tout au moins comprimés ; tous les emplois étaient envahis par cette espèce d’ambitieux sans caractère et sans convictions, mais non pas sans talent, qui pendant un demi-siècle ont tour à tour servi et trahi tous les pouvoirs.

Cependant, après les plus laborieux et les plus pénibles efforts, le nébuleux Sieyès avait enfanté son fameux projet de constitution, qui fut profondément modifié, suivant les convenances de Bonaparte, comme nous l’avons rapporté à l’article constitution de l’an VIII, auquel nous renvoyons le lecteur. Le général se montra particulièrement intraitable sur cette conception singulière du grand électeur, espèce de roi fainéant qu’il nommait, dans son langage soldatesque, un cochon à l’engrais, et dont il ne voulait à aucun prix accepter le rôle inactif et fastueux. Ce qu’il voulait impérieusement, c’était la réalité du pouvoir suprême, sous quelque nom que ce fût ; de plus, il n’entendait en aucune manière être absorbé par le Sénat, comme le pouvait être en certains cas le grand électeur. Après de longues discussions, cette haute comédie politique se termina suivant ses désirs, ou plutôt sa volonté. Il fut arrêté que le pouvoir exécutif se composerait d’un premier consul, véritable roi qui concentrait à peu près tout le pouvoir entre ses mains et dont l’autorité pouvait même devenir perpétuelle, car, il était nommé pour dix ans et de plus indéfiniment rééligible. Pour dissimuler un peu sa toute-puissance, on l’avait flanqué de deux autres consuls, nommés l’un et l’autre pour cinq ans, véritables satellites du premier, modestes assesseurs qui n’avaient que voix consultative, et qui, en réalité, n’étaient rien que de simples machines à représentation. La liste civile du premier consul fut fixée à 500, 000 fr., et celle de chacun des deux autres à 150, 000 fr. Le palais des Tuileries leur était assigné pour résidence, et il leur était accordé une garde consulaire.

On voit que, malgré les vaines dénégations du parti dominant, c’était là une véritable restauration monarchique.

Naturellement, Bonaparte fut nommé d’office premier consul, avec Cambacérès et Lebrun pour deuxième et troisième consuls. Ces derniers, réunis aux deux consuls provisoires, nommèrent la majorité absolue du Sénat, qui se compléta lui-même, et dressa ensuite la liste des membres qui devaient composer le Corps législatif et le tribunat. En même temps, le pouvoir exécutif entrait en fonctions, choisissait ses agents et distribuait à ses créatures toutes les places créées par la constitution nouvelle, et dont la plupart étaient assez richement dotées.

Après s’être ainsi constitué lui-même, le gouvernement soumit la constitution à l’acceptation du peuple français, au moyen de registres ouverts au secrétariat des administrations, au greffe des tribunaux, etc. Le résultat, connu et proclamé plus de trois mois après le coup d’État, donna 3, 011, 007 suffrages en faveur du pacte nouveau, et 1, 562 contre. Cette constitution était d’ailleurs en vigueur depuis deux mois.

Bonaparte déploya dès la première heure la même activité que dans ses opérations militaires. Il apporta dans le gouvernement de la République cette vigueur et cet esprit d’organisation qu’il avait appris à l’école de la Révolution. Il communiqua à tous les rouages du gouvernement une impulsion qu’il serait puéril de contester ; mais, en même temps, il se substitua entièrement à la République, il absorba toutes les libertés et profita de l’engouement dont il était l’objet pour faire rétrograder la Révolution, et ramener progressivement la France au régime avilissant du pouvoir absolu. Nous le savons, des systèmes qui ont eu leur minute de vogue ont fait de Napoléon le continuateur armé de la Révolution, le dictateur de la démocratie ; mais il n’est que trop évident qu’il n’a laissé subsister de cette Révolution que ce qu’il n’a pu détruire, que ce qu’il avait un intérêt immédiat à conserver. Au reste, ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question, qui trouvera naturellement sa place à l’article Napoléon Ier.

Bonaparte eut cette bonne fortune de trouver sous sa main un personnel de premier ordre, et il n’eut que l’embarras du choix pour organiser son gouvernement. « La Révolution française, dit M. Thiers, avait été prodigieusement féconde en hommes, dans tous les genres, et, si l’on voulait surtout ne plus tenir compte des exclusions prononcées par les partis les uns à l’égard des autres, on avait le moyen de composer le personnel de gouvernement le plus varié, le plus capable, ajoutons le plus glorieux. »

Il suffira de citer au hasard les noms suivants : Volney, de Tracy, Monge, Carnot, Ginguené, Ducis, Benjamin Constant, Gaudin, Sieyès, Roger Ducos-Cambacérès, Talleyrand, Rœderer, Lebrun, de Champagny, Lacuée, Brune, Marmont, Ganteaume, Defermon, Boulay (de la Meurthe), Berlier, Réal, Chaptal, Berthollet, Laplace, Regnault de Saint-Jeand’Angely, Fourcroy, Cabanis, Fouché, Grégoire, Kellermann, Garat, Lacépède, Lagrange, Thibaudeau, Darcet, François de Neufchâteau, Daubenton, Bougainville, Perregaux, Latour d’Auvergne, M.-J. Chénier, Andrieux, Arnault, Chauvelin, Stanislas de Girardin, Daunou, Riouffe, Laromiguière, J.-B. Say, Boissy d’Anglas, Pastoret, Portalis, Quatremère de Quincy, Villaret-Joyeuse, Barbé-Marbois, Jean-Bon-Saint-André, Barère, Moreau, Berthier, Lannes, Dubois-Crancé, Duroc, Masséna, Augereau, Maret, Reinhart, etc., etc.

Sans doute, il y avait parmi ces hommes des ambitieux sans scrupule, des lutteurs fatigués, quelques royalistes avoués, et beaucoup d’autres dont le caractère était énervé ; mais, en tout état de cause, c’étaient là des capacités de premier ordre, dont le maître de la France, merveilleusement servi par les circonstances, allait tirer d’inappréciables services. Comme Louis XIV, sa gloire allait absorber celle de tous les hommes supérieurs de son temps.

Il célébra son avènement légal par diverses mesures propres à lui rallier le parti du passé, les vaincus de la Révolution. Les lois qui excluaient des fonctions publiques les parents d’émigrés et les ex-nobles fuient abrogées ; les proscrits du 18 fructidor rappelés ; on rendit au culte un grand nombre d’édifices religieux, et on substitua au serment à la constitution civile du clergé une simple promesse d’obéissance à la constitution de l’État ; enfin, les listes des émigrés furent closes, les radiations rendues plus faciles, et les fêtes républicaines supprimées, à l’exception de celles du 14 juillet et du 10 août.

Une suspension d’armes avait été signée avec les insurgés de l’Ouest, et des négociations entamées pour amener une pacification complète. Bonaparte fit les plus louables efforts pour arriver à ce grand résultat, en même temps qu’il faisait porter des propositions pacifiques à l’Angleterre, à l’Autriche et à la Russie. Mais cette première tentative ne servit qu’à mettre en lumière les difficultés que les prétentions mutuelles apportaient à la paix. D’un autre côté, le premier consul éprouvait à l’intérieur quelques embarras ; parmi ceux-là même qui s’étaient sincèrement ralliés à lui, il y en avait qui n’avaient pas perdu toute indépendance républicaine, et il se produisit, notamment dans le tribunat, des velléités d’opposition qui choquèrent fort le maître et augmentèrent son aversion pour les assemblées délibérantes. C’est sous l’empire de ce sentiment qu’il fit supprimer par une loi les municipalités cantonales, et qu’il confia l’administration des départements à des préfets, sous-préfets et maires, nommés par lui (janv. 1800). C’était un nouveau progrès et des plus importants dans le sens de la centralisation gouvernementale.

Quant à l’organisation judiciaire, elle fut modifiée d’après les plans de Cambacérès, et amenée à peu près à l’état où nous la voyons aujourd’hui.

D’autres travaux d’administration furent encore accomplis, parmi lesquels il faut mentionner la création de la Banque de France.

Cependant, les propositions de paix avaient été repoussées par l’Angleterre et par l’Autriche, ou du moins ces puissances y mettaient de telles conditions que l’honneur et les intérêts de la France ne permettaient pas d’accepter.

Le premier consul, qui avait conduit ses négociations avec beaucoup d’intelligence et de sagesse, dut se préparer à faire de nouveau face à la coalition. Mais, avant d’entrer en campagne, il sentit la nécessité d’en finir avec la Vendée, de transformer la suspension d’armes en paix définitive ; il redoubla d’efforts, dirigea des forces vers l’Ouest, et par des concessions habiles, par un mélange de fermeté et d’esprit conciliateur, par des démarches auprès des chefs royalistes, il parvint à pacifier successivement les deux rives de la Loire, la Bretagne et la Normandie. À la fin de février 1800, les départements de l’Ouest étaient entièrement pacifiés. Ce beau résultat fut dû surtout à la vigueur et à la prudence du général Hédouville, qui seconda avec une intelligence admirable la sagesse du premier consul.

Avant d’ouvrir la campagne de cette année, Bonaparte se hâta de clore la session du Corps législatif, puis d’aller s’installer en grande pompe aux Tuileries, d’où il avait fait enlever les emblèmes républicains, qu’il nommait maintenant des cochonneries ; enfin, de supprimer les journaux, à l’exception de treize, qui furent dûment avertis qu’à la moindre velléité d’indépendance ils seraient immédiatement supprimés.

C’est à ce moment (mars 1800) que fut proclamé le vote de la France sur la constitution, vaine et tardive formalité qui d’ailleurs n’eût rien changé au cours invincible des événements.

Le lendemain du jour où il s’était installé dans le palais des rois, où palpitait encore le souvenir de la Convention et des grands comités, l’heureux Corse dit avec un sentiment d’orgueil à son secrétaire Bourrienne : « Eh bien ! nous voilà donc aux Tuileries !… Maintenant, il faut y rester. »

Ce trait est caractéristique, et il peint bien l’homme étrange qui, dans cet âge des grandes passions humanitaires, au milieu du combat des idées, n’eut jamais d’autre culte que lui-même, d’autre préoccupation que l’agrandissement de sa personnalité.

Bientôt, cependant, il fallut se préparer à continuer la guerre contre la coalition européenne. Les derniers moments du Directoire avaient été marqués par des succès, et notamment par la mémorable victoire de Zurich. Mais l’Angleterre et l’Autriche, entraînant une partie des États de l’Allemagne, rentraient de nouveau en ligne et se disposaient à nous porter les plus terribles coups.

Bonaparte était prêt, son plan était dressé : Moreau, avec l’armée du Rhin, devait opérer en Allemagne, Lecourbe en Suisse, Masséna en Ligurie. Quant à lui, il se réservait de franchir les Alpes et d’entrer en Italie. Nous n’avons pas à décrire ici les opérations militaires, dont les principales ont dans ce Dictionnaire dès articles spéciaux. On sait ce que fut cette belle campagne de 1800 : le passage du Rhin par Moreau, ses succès et ceux de ses lieutenants à Stokach, à Engen, à Moesskirch, à Biberach, à Memmingen, à Augsbourg, à Ulm, à Hochstaedt, ses conquêtes en Bavière, etc. ; la défense héroïque de Gênes, par Masséna ; le passage du mont Saint-Bernard, par Bonaparte, sa marche sur Milan, où il rétablit la république Cisalpine, enfin la victoire de Marengo, si chèrement disputée, et qui assura la prééminence de la République. Toutes ces opérations à jamais glorieuses ne furent pas toutes l’œuvre du premier consul, et même elles ne furent pas entièrement le fruit de ses conceptions ; mais, soit par lui-même, soit par le prestige qu’il exerçait, il y eut une part éclatante et qui augmenta sa renommée en France comme en Europe. Son retour d’Italie fut un triomphe, les villes lui dressèrent des arcs de triomphe, et, le jour de son arrivée, Paris entier s’illumina (3 juillet 1800). Il jouissait avec ivresse de sa gloire, et telle fut l’impression qu’il conserva de ce temps, que vingt ans plus tard, dans sa solitude de l’Océan, ces journées radieuses du consulat lui apparaissaient comme les plus belles de sa vie.

La nouvelle que Moreau avait couronné ses opérations en Allemagne par les plus brillants succès vint porter au comble l’allégresse publique, et le grand anniversaire du 14 juillet se célébra cette année au milieu des transports les plus enthousiastes.

Cependant des conférences s’ouvrirent à Lunéville entre la République, l’Angleterre et l’Autriche, pour discuter les conditions d’une paix générale ; ces conférences n’aboutirent, pour le moment, qu’à un armistice qui donna du moins un répit de plusieurs mois.

Le premier consul en profita pour donner carrière à son activité habituelle et s’occuper des affaires de l’intérieur. Par la force même des choses, c’est-à-dire par l’état florissant de la République, le crédit se rétablissait, et il faut reconnaître que les mesures prises, et surtout la création de la Banque de France, avaient puissamment contribué à ce résultat. Malgré ses concessions aux royalistes et aux prêtres, Bonaparte était accepté avec enthousiasme par la masse de la nation comme chef de la République. Les républicains éclairés songeaient seuls alors à César, et un grand nombre d’entre eux gardaient une attitude hostile, que justifiaient la compression ou la malveillance dont ils étaient l’objet, et la marche même du gouvernement. Les royalistes recevaient du premier consul des bienfaits qu’ils avaient parfois sollicités humblement (radiation des listes d’émigrés, restitution de biens non vendus, etc., etc.), mais dont en général ils conservaient peu de reconnaissance. De leur côté, ils songeaient à Monk, et ils s’étonnaient que l’heureux général différât, aussi longtemps de rétablir les Bourbons sur le trône. Les illusions de ce parti étaient telles, que le prince émigré qui s’intitulait Louis XVIII écrivit à Bonaparte deux lettres fort pressantes, où il lui reprochait de perdre un temps précieux pour assurer le repos de la France en lui rendant son roi. Il l’assurait d’ailleurs de ses bons offices et lui promettait de ne pas l’oublier quand il aurait été rétabli par lui.

Bonaparte fit à ce maniaque insensé une réponse pleine de dignité et de bon sens : « … Vous ne devez pas, lui disait-il, souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cinq cent mille cadavres… »

Quels étaient alors ses desseins personnels ? Évidemment de rester le maître de la France, de se perpétuer au pouvoir, enfin de ne point quitter les Tuileries, comme il l’avait exprimé récemment. Mais quant à restaurer le trône par lui-même, quant à donner à sa dictature la consécration d’une couronne, il est vraisemblable qu’il n’osait y songer encore, ou que du moins la chose ne lui paraissait pas aussi promptement réalisable.

Des manœuvres de police ayant entraîné dans une conspiration dont Fouché tenait les fils quelques républicains ardents, Aréna, Topino-Lebrun et autres, ces malheureux furent arrêtés sous l’accusation d’avoir voulu poignarder le premier consul à l’Opéra, le 18 vendémiaire an IX (10 oct. 1800) et payèrent de leur tête leur intention vraie ou supposée. Cet événement parut à quelques personnes propre à précipiter le dénoûment du drame politique auquel la France assistait sans en pressentir encore la conclusion.

Lucien Bonaparte fit écrire par Fontanes un factum anonyme intitulé : Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, qui fut répandu dans toute la France par le ministère de l’intérieur, et dans lequel on insinuait tres nettement qu’il ne manquait à la prospérité nationale que d’appliquer le principe de l’hérédité au gouvernement de Bonaparte.

L’impression fut pénible dans tout le pays, et les préfets mandèrent que cette ouverture prématurée avait produit le plus fâcheux effet. Dans le sein même du conseil d’État, la désapprobation ne se cachait point. Le premier consul, soit qu’il eût consenti à cette tentative, soit qu’il eût été compromis à son insu par des amis impatients et maladroits, crut devoir désavouer l’écrit, et Lucien dut échanger le ministère de l’intérieur contre l’ambassade d’Espagne.

Toutefois, les républicains ne pouvaient conserver aucune illusion, et Bonaparte confirmait leurs soupçons par la plupart de ses actes, aussi bien que par le soin qu’il mettait à éloigner les hommes dont l’indépendance républicaine était un obstacle pour lui. C’est ainsi, notamment, qu’il retira le ministère de la guerre à Carnot, et qu’il se débarrassa de l’austère Jourdan par un exil plus ou moins déguisé, la mission d’ambassadeur auprès de la république Cisalpine.

Il se présenta bientôt une occasion qui lui permit de donner carrière à sa haine de plus en plus accentuée contre les républicains. Le 3 nivôse (24 décembre), au moment où il se rendait à l’Opéra, une explosion terrible se produisit sur le passage de sa voiture, que fort heureusement le cocher avait mis au galop de ses chevaux, et dont les glaces seulement furent brisées. C’était la machine infernale préparée par Saint-Réjant et autres sicaires royalistes. Beaucoup de personnes furent victimes de cet odieux attentat.

Bonaparte parut un moment à l’Opéra, puis retourna aux Tuileries, où sa colère éclata avec une telle violence, que ses familiers étaient épouvantés. « Ce sont les jacobins, les terroristes ! s’écriait-il ; il faut les écraser, en purger la France, etc. » Dans son langage habituel, d’ailleurs, les républicains étaient tous des assassins, des massacreurs de septembre. Dans cette circonstance, le danger qu’il avait couru exaltant encore son imagination, avivant ses haines implacables, il ne parlait que de fusiller et de déporter en masse. Fouché, qui était sur la trace des vrais coupables, exprima quelques doutes ; mais, malgré sa conviction, il n’en suivit pas moins le torrent, et il contribua à la mesure extraordinaire en vertu de laquelle le premier consul signa la déportation de 130 innocents (4 janvier 1801). À ce moment, on n’avait pas encore arrêté les assassins ; mais il avait déjà été mis hors doute, par l’enquête et par des centaines de confrontations, que pas un seul républicain n’avait trempé dans le complot. Quinze jours plus tard, les coupables étaient arrêtés et condamnés. « Bonaparte, qui ne se souciait guère des formes violées, dit M. Thiers, et qui ne songeait qu’aux résultats obtenus, ne laissa voir aucun regret. Il trouva que ce qu’on avait fait était bien fait de tous points ; qu’il était débarrassé de ce qu’il appelait l’état-major des jacobins, etc. »

Parmi les malheureux déportés, il y avait d’anciens représentants du peuple et autres fonctionnaires de la République, l’ex-général Rossignol, le colonel de gendarmerie Lefebvre, Félix Lepelletier de Saint-Fargeau, le député Talot, Charles de Hesse, le prince jacobin qui avait servi la République comme général, Tissot, depuis membre de l’Académie (qui parvint heureusement à se faire rayer de la fatale liste), etc.

La deuxième session du Corps législatif venait de s’ouvrir, et, parmi les lois soumises aux délibérations, la principale était celle des tribunaux spéciaux, justice exceptionnelle dont le premier consul voulait être armé. Cette loi souleva quelque opposition au sein du tribunat et du Corps législatif, et n’obtint qu’une majorité relativement assez faible. Quelques jours plus tard, une loi de finances fut rejetée par le tribunat ; Bonaparte se montra fort irrité de ces semblants d’opposition, quoiqu’il eût en réalité une majorité considérable dans les trois Corps délibérants ; il se répandit en paroles acerbes, et l’on put prévoir le moment prochain où il n’y aurait plus d’autre loi que sa volonté.

Cependant les hostilités avaient été reprises en Allemagne à l’expiration de l’armistice (novembre 1800), l’Autriche ne voulant point conclure une paix particulière et se séparer de l’Angleterre. Dans cette campagne d’hiver, une des plus belles de nos annales, ce fut Moreau qui joua le rôle principal ; et, par sa mémorable victoire de Hohenlinden, par sa marche en avant jusqu’aux portes de Vienne, il contraignit l’Autriche à solliciter un armistice pour traiter de la paix. Dans le même temps, Macdonald et Brune avaient également obtenu de brillants succès en Italie. Le premier consul n’avait pas jugé à propos d’aller exercer un commandement. L’Autriche, fort abattue par tant de revers, se résigna enfin à signer la paix de Lunéville (9 février 1801), qui nous rendait la rive gauche du Rhin avec une situation prépondérante en Italie.

La lutte contre l’Angleterre continuait sur divers théâtres, à Naples, en Portugal et en Égypte, que bientôt Menou allait être contraint d’abandonner. Mais des pourparlers s’engagèrent en avril (1801) par l’initiative de Bonaparte, pour arriver à la conclusion d’une paix définitive entre les deux peuples. Toutefois, ces négociations se poursuivaient sans que la guerre fût interrompue. Dans l’intervalle, il se passa un événement assez singulier et qui ne fut pas une des moindres bigarrures de ce temps, qui n’était plus la République et qui n’était pas encore la royauté. L’Espagne, dont les troupes et la marine combattaient alors avec nous contre les Anglais et le Portugal, nous avait précédemment, comme gage d’alliance, cédé la Louisiane, sous la condition de procurer à l’infant de Parme un agrandissement en Italie avec le titre de roi. Spectacle étrange ! voici la République française, la formidable ennemie des rois, qui va maintenant distribuer des couronnes, et qui prend pour pupilles des princes de la maison de Bourbon ! C’était Bonaparte qui s’essayait à ce jeu de proconsul romain, dont il abusa tant dans la suite. Nos succès en Italie permirent bientôt au gouvernement de disposer de la Toscane, qui fut érigée en royaume sous le titre fastueusement historique de royaume d’Étrurie. En juillet 1801, les infants de Parme quittèrent Madrid pour venir dans cette capitale, dont le nom seul épouvantait les rois, recevoir leur investiture des mains du premier magistrat de la grande République. Pour éviter les embarras qu’aurait suscités en France la qualité de roi et de reine, il avait été convenu que les jeunes époux seraient reçus sous les noms de comte et de comtesse de Livourne. Ils furent partout accueillis avec une pompe officielle extrêmement brillante, et Paris eut le spectacle piquant et curieux de souverains fêtés avec éclat par des fonctionnaires publics qui, presque tous, avaient prêté le serment légal de haine à la royauté. Ce fut le régicide Cambacérès qui fut chargé de conduire le petit roi à l’Opéra et de le présenter au public de Paris.

Enfin, après des négociations très-laborieuses, poursuivies au bruit du canon et entrecoupées de mille incidents, les préliminaires de la paix furent signés le 1er octobre 1801. Cette nouvelle fut accueillie par une explosion d’enthousiasme et de joie en Franco et en Angleterre. Le traité définitif fut signé à Amiens le 25 mars 1802. Pour les conditions de cette paix glorieuse, v. Amiens (paix d’).

D’autres traités conclus avec l’Espagne et le Portugal, la Turquie, la Russie, la Bavière, complétèrent la pacification générale. Après dix ans d’une lutte sans exemple, la grande République, arrivée au plus haut point de la grandeur et de la puissance, pouvait se bercer de l’espoir d’un avenir de paix et de prospérité.

Le premier consul semblait lui-même arrivé à l’apogée de sa grandeur, et déjà compté en quelque sorte parmi les souverains de l’Europe. Dominant tous les partis par l’éclat de sa renommée, par les grandes choses qu’il avait faites et par celles qui s’étaient faites en son nom, il apparaissait comme le maître inévitable et perpétuel. Cependant des mécontentements sérieux s’agitaient autour de lui, et beaucoup de ceux qui l’admiraient déploraient néanmoins la perte des libertés publiques. Les éléments d’opposition existaient dans le Corps législatif, dans le tribunat surtout, et jusque dans le Sénat. L’esprit de la Révolution n’était pas encore complètement éteint, même chez ceux qui étaient entrés dans la voie du servilisme. Dans le traité de paix entre la France et la Russie, le mot de sujets avait été introduit par mégarde ou par routine diplomatique ; ce fait, signalé au tribunat, excita un frémissement d’indignation qu’on eut quelque peine à calmer. Les négociations avec la cour de Rome (pour le concordat) soulevèrent aussi beaucoup de récriminations, et le Sénat protesta à sa manière en repoussant les candidats aux places vacantes présentés par le consul pour élire l’ex-conventionnel Grégoire, adversaire énergique du concordat. Le Corps législatif fit une manifestation plus vive encore en portant au fauteuil de la présidence Dupuis, l’auteur de l’Origine de tous les cultes. En outre, cette assemblée, d’accord avec le tribunat, rejeta plusieurs projets de loi. Bonaparte, profondément irrité, méditait un nouveau coup d’État contre ceux qu’il nommait les bavards, les idéologues, les brouillons, les factieux. Cambacérès, plus prudent, plus délié, indiqua un moyen pour arriver au même résultat sans recourir à la violence. D’abord, on laissa les corps délibérants dans une complète inaction, en s’abstenant de leur communiquer aucun projet de loi ; puis le Sénat, habilement gagné ou intimidé, entra dans les vues du gouvernement, et élimina 60 opposants du Corps législatif et 20 du tribunat, en vertu d’un article de la constitution interprété fort arbitrairement (février 1802).

Dans l’intervalle, Bonaparte était allé à Lyon recevoir des mains de la consulte italienne la présidence de la république Cisalpine, dont il avait modelé la constitution sur celle de la France. Cette espèce de prise de possession fut d’ailleurs envisagée avec déplaisir par l’Autriche, la Russie et l’Angleterre.

Au retour de Bonaparte, on remplit les vides des corps délibérants au moyen des listes de notabilités imaginées par Sieyès (v. constitution de l’an VIII), en ayant soin de choisir surtout parmi les grands propriétaires, les préfets, les magistrats, etc. Maître désormais des corps de l’État, le premier consul ordonna une session extraordinaire, qui devait durer du 5 avril au 20 mai (15 germinal-30 floréal an X).

Le premier projet soumis fut celui du concordat, conclu avec la cour de Rome pour la restauration en France du culte catholique. Malgré les répugnances générales, les assemblées épurées adoptèrent cet acte, non par conviction, mais pour donner cette satisfaction à la politique du maître. Le dimanche de Pâques, on chanta un Te Deum solennel à Notre-Dame en présence de toutes les autorités civiles et militaires, qui durent s’y rendre bon gré mal gré. Les généraux, les officiers avaient d’abord témoigné le désir de ne pas assister à cette cérémonie, mais ils en reçurent l’ordre formel. On connaît le mot du général Delmas au premier consul, qui lui demandait comment il trouvait la cérémonie : « C’est une belle capucinade ; il n’y manque qu’un million d’hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez. »

Il n’est pas inutile de rappeler que ce qu’on craignait alors, ce n’était pas la liberté des cultes, qui existait, mais le rétablissement d’une religion d’État.

Les autres mesures adoptées ensuite furent : le rappel des émigrés ; l’institution de la Légion d’honneur, qui rencontra une opposition sérieuse et ne fut adoptée qu’à de faibles majorités ; l’organisation de l’instruction publique ; la marque, flétrissure si justement abolie par l’Assemblée constituante ; enfin, le maintien de l’esclavage dans les colonies que l’Angleterre nous restituait.

Il devenait de plus en plus évident pour tous que Bonaparte ne se contenterait point de la dictature temporaire qu’il exerçait, et qu’il convoitait la puissance suprême et perpétuelle. Tous ses actes le disaient assez clairement ; sa famille, ses courtisans, son entourage s’agitaient pour obtenir ce résultat ; quant à lui, il dissimulait le fond de sa pensée et attendait. Enfin, quand les meneurs eurent tout préparé, le tribunat et le Corps législatif exprimèrent le vœu d’une grande récompense nationale, et le Sénat rendit un sénatus-consulte qui prorogeait pour dix ans les pouvoirs du premier consul (8 mai 1802-18 floréal an X).

Bonaparte, qui sans doute attendait une couronne, éprouva un amer dépit de n’avoir pas été mieux deviné ; et peut-être allait-il se livrer à quelque fâcheuse brusquerie, quand l’homme des situations délicates, le souple Cambacérès, s’engagea à tout réparer par un habile expédient.

Le premier consul, suivant le plan de son collègue, partit pour la Malmaison, après avoir écrit une lettre dans laquelle il remerciait le Sénat de sa décision, en déclarant qu’il était prêt à faire aux intérêts de l’État un nouveau sacrifice, si le vœu du peuple le lui commandait.

Puis, comme commentaire, Cambacérès fit prendre par le conseil d’État un arrêté par lequel la proposition était soumise au peuple français, mais complétée en ces termes : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ?

En fait, la royauté existait, et déjà presque aussi absolue que sous Louis XIV ; mais personne à ce moment n’eut le courage d’en prononcer le nom, ni le maître, qui bien évidemment désirait et la chose et le nom, ni les plus zélés d’entre les zélés, sauf un député obscur, qu’on fit taire et dont on se moqua. D’ailleurs, et rien ne peint mieux le byzantinisme des mœurs de ce temps, c’est au nom de la souveraineté du peuple, qui n’est rien si elle n’est permanente et imprescriptible, qu’on demandait au peuple d’abdiquer. Le souverain n’allait profiter de son droit que pour l’anéantir et enchaîner la destinée de ses enfants.

Tous les corps constitués se précipitèrent aux pieds de César et tracèrent aux citoyens leur conduite. Cependant, dans l’armée comme dans le peuple, il y avait encore un grand nombre de républicains sincères ; mais la plupart étaient subjugués par la gloire et par le succès, dominés par la fortune et les événements. Le dépouillement des registres donna pour résultat 3,568,885 approbations, et seulement 8,000 et quelques centaines de non.

Pendant que le peuple français lui décernait de nouveaux pouvoirs, Bonaparte ne songeait qu’à le dépouiller des derniers débris de liberté que la constitution de l’an VIII avait laissés à la France. Par ses ordres et sous ses yeux, on travailla donc à remanier cette constitution. On supprima les listes de notabilités, qui avaient cependant un caractère oligarchique assez prononcé, et on les remplaça par des collèges électoraux à vie, qui pouvaient donner au pouvoir l’appui d’une caste fixe. Ces collèges devaient présenter des candidats entre lesquels le Sénat choisirait les élus. En réalité, c’était le chef du gouvernement qui devenait le seul électeur. En outre, le Sénat recevait un pouvoir constituant, la faculté d’interpréter, de compléter et même de suspendre la constitution, le droit de dissoudre le Corps législatif et le tribunat, de casser les jugements des tribunaux, etc. Le premier consul fut chargé de compléter le Sénat et de pourvoir aux vacances par des nominations directes ; il eut son conseil privé, pour la ratification des traités, le droit de désigner son successeur ; enfin il reçut à peu près toutes les prérogatives qui constituent la monarchie absolue et héréditaire. Il garda les deux consuls inférieurs, comme d’humbles satellites, et, pour les récompenser de leur docilité, il fit admettre également pour eux le principe de la durée à vie.

Le conseil d’État et le Sénat se hâtèrent de voter toutes ces modifications (août 1802).

Le premier consul alla s’établir au château de Saint-Cloud ; il institua une fête nationale pour le jour anniversaire de sa naissance (15 août) ; il eut une cour, il s’entoura de plus en plus d’une pompe royale ; enfin, il n’oublia rien de ce qui pouvait le rabaisser au niveau des autres souverains.

Bientôt, cependant, éclatèrent les symptômes d’une rupture prochaine avec l’Angleterre. Les griefs ne manquaient pas de part et d’autre, et si les deux peuples voulaient passionnément la paix, les deux gouvernements se conduisaient de manière à faire croire qu’ils ne cherchaient qu’à recommencer la guerre. D’un côté, Bonaparte étendait de plus en plus son influence sur la Suisse, la Hollande et le Piémont, et changeait progressivement sa tutelle en domination, en outre, tout en justifiant les craintes et les défiances de l’Angleterre par sa politique continentale, il avait l’incroyable prétention de vouloir imposer silence à la presse anglaise, de faire la police de la pensée à Londres comme il la faisait à Paris, d’exiger la répression des attaques contre sa personne, la punition des journalistes et des pamphlétaires, et même l’expulsion des réfugiés et des princes émigrés.

D’un autre côté, l’Angleterre élevait toutes sortes de difficultés relativement à Malte, et se plaignait vivement et assez justement que Bonaparte traitât la Suisse en vassale, se fût imposé comme médiateur à la confédération, et tendit, en quelque sorte, par toutes ses entreprises, à imposer à l’Europe la dictature dont il était revêtu en France : Les intrigues des deux puissances s’entre-croisaient dans tous les États, et il était visible qu’une nouvelle guerre allait sortir de cette situation.

En mai 1803 la rupture était consommée ; les peuples allaient de nouveau s’entr’égorger pour l’ambition des maîtres du monde.

Bonaparte, tout en mûrissant le projet d’une descente, résolut d’abord d’attaquer son ennemie dans le Hanovre. Il chargea de cette expédition le général Mortier, qui commandait alors un corps d’armée en Hollande ; et, en même temps, il fit occuper plusieurs positions nouvelles dans l’Italie méridionale, et commença des préparatifs gigantesques pour une invasion en Angleterre (formation du camp de Boulogne). Pour faire face aux dépenses, il vendit la Louisiane aux États-Unis.

Pendant qu’il s’occupait avec sa prodigieuse activité de tant d’entreprises démesurées, la police consulaire découvrit le complot de Cadoudal et Pichegru, qui avait, disait-on, pour but, l’assassinat du premier consul, et très-certainement le rétablissement de la monarchie.

Bonaparte répondit aux conspirations royalistes par un acte terrible qui pèse toujours sur sa mémoire, et dont on a vainement voulu le disculper. Nous voulons parler de l’exécution du duc d’Enghien, qu’il fit enlever sur le territoire de Bade, amener à Paris, condamner par une commission militaire et fusiller dans les fossés de Vincennes (mars 1804).

Pour les détails et l’appréciation de cet événement tragique, nous renvoyons le lecteur à l’article Enghien.

C’est à ce moment aussi que fut terminé le. grand labeur du Code civil. V. ce mot.

Les corps constitués, les chefs militaires, les partisans sincères de Bonaparte, ainsi que les purs ambitieux, saisirent le prétexte des nouvelles conspirations royalistes pour prononcer le grand mot de stabilité. On provoqua de toutes parts des adresses, et enfin, dans le conseil d’État et dans le conseil privé, on agita la question de la monarchie. Elle était à l’avance résolue. Le 10 avril (1804) le tribun Curée, à la suite d’un long discours, déposa la proposition de présenter au Sénat le vœu que le premier consul fût proclamé empereur, et que cette dignité fût déclarée héréditaire dans sa famille. Cette haute comédie avait été concertée, comme toutes les transformations successives de ce gouvernement. À peine cette proposition était-elle déposée, que le cri nouveau de Vive l’empereur retentit dans l’enceinte du palais. Carnot seul parla et vota pour le maintien de la République.

Les sénateurs, sauf sept, se rallièrent avec toute l’ardeur de l’enthousiasme officiel au vœu du tribunat, et le votèrent dans les termes mêmes où il avait été présenté (18 mai 1804). C’était, d’ailleurs, la version qui avait été arrêtée en haut lieu.

Le reste de cette prodigieuse histoire appartient à l’article Napoléon Ier, sur lequel nous n’empiéterons pas. C’est là aussi que nous donnerons une appréciation générale sur le caractère et sur l’œuvre de l’homme extraordinaire qui n’a pas continué, affermi la Révolution française, comme certaines écoles se sont plu à le répéter, mais qui plutôt l’a interrompue et a réveillé parmi nous un esprit et des formes gouvernementales qu’on croyait à jamais évanouies.

Consulat et de l’Empire (HISTOIRE DU), par M. Thiers (20 vol. in-8o). Ce livre est trop universellement connu pour qu’il soit nécessaire d’entrer ici dans des détails purement bibliographiques. Il y aura, croyons-nous, plus de profit pour le lecteur et pour nous à en étudier l’esprit, le mérite intrinsèque et la portée morale et politique.

Peu d’ouvrages historiques de cette étendue ont eu un succès de popularité aussi considérable que celui-ci ; l’apparition de chaque volume était, on ne l’a pas oublié, un véritable événement, et, loin de s’affaiblir, l’engouement n’a fait que s’accroître d’année en année. Tout le monde a lu ces interminables chroniques, et cela à une époque où on ne lit plus de livres, dans un temps caractérisé surtout par le dédain des œuvres de l’intelligence et l’amour effréné des productions légères et malsaines. La critique s’est trouvée en quelque sorte désarmée, réduite à l’impuissance par ce torrent d’admiration, et les quelques voix qui ont essayé de protester, au nom de la philosophie et de la politique, ou même de faire quelques réserves timides relativement aux idées et aux jugements de l’historien, ces voix ont été couvertes, étouffées par les acclamations et les applaudissements de la foule. L’Académie française a consacré ce succès en couronnant l’œuvre, et des voix officieuses, disons mieux, une voix officielle compétente au double point de vue littéraire et politique, a salué M. Thiers du titre d’historien national.

Évidemment une vogue aussi universelle, qui ne s’attache pas d’ordinaire à des œuvres de longue haleine et traitant de matières sérieuses, ne peut guère s’expliquer que par une intime corrélation entre le livre qui en est l’objet et la mesure commune des intelligences du temps où il s’est produit. Ce qui plaît à la foule, c’est qu’elle retrouve dans ces pages ses goûts, ses passions, sa manière d’envisager les événements, et, le plus souvent aussi, ses préjugés, son admiration enthousiaste de la force et du succès.

M. Thiers, certainement, n’a pas créé le néo-bonapartisme, qui a sa source dans les équivoques acceptées par le libéralisme de la Restauration, mais il en a repris le thème pour lui donner une forme précise, arrêtée, et les plus vastes proportions ; il en a fait en quelque sorte l’épopée. Il est de ceux qui regardent volontiers dans quel sens va le courant, et qui font habilement flotter la barque de leur fortune sur le torrent des opinions communes. Ministre de la monarchie de Juillet, il avait cherché la popularité en provoquant, en organisant légalement l’apothéose de l’homme de brumaire. Historien, il n’a fait que compléter cette espèce de restauration ; il a ramené une deuxième fois les cendres du héros en qui beaucoup ne voient aujourd’hui que le génie de la contre-révolution.

Une première observation à faire relativement à l’esprit général de cette volumineuse histoire, c’est l’absence presque complète d’appréciations touchant la moralité des actes. Ce qui préoccupe surtout l’historien, ce qui l’intéresse le plus vivement dans le spectacle des choses humaines, il a pris soin de le déclarer lui-même, c’est « la quantité d’hommes, d’argent, de matière qui a été remuée. » Nous voici loin du mens agitat molem. Ici, c’est la matière qui commande à l’intelligence. On connaît suffisamment sa théorie, sa complaisance inépuisable pour tous ceux qui triomphent, son dédain pour les vaincus, qui apparemment avaient mérité leur sort, puisqu’ils sont tombés. On l’avait vu déjà, dans son Histoire de la Révolution, adopter successivement tous ceux qui s’élèvent et se mettent en possession de la puissance, et les abandonner quand ils succombent. C’est ainsi qu’il passe des constitutionnels aux girondins, à Danton, à Robespierre, aux thermidoriens, au Directoire, enfin à Bonaparte. « Tu échoues, donc tu as tort. » Telle paraît être le fond de sa philosophie historique. Ce fatalisme, il ne l’érige pas en théorie, mais il le met constamment en pratique avec une tranquillité magistrale, et sans doute qu’il le considère comme la quintessence de la raison et du bon sens. De même ici, son enthousiasme pour l’empire a pour mesure les prospérités de l’empereur. Il a pour le Directoire, ses triomphes éclatants, les mêmes entraînements que la multitude. Il applaudit à l’établissement de l’absolutisme impérial, à la suppression de toutes les libertés, à la restauration des formes, des vices de l’ancien régime, aux excès de la guerre et de la conquête. Une campagne conçue avec génie, une bataille savamment ordonnée, l’éblouit et fait taire ses scrupules, et le bruit du canon l’empêche d’entendre les gémissements des peuples conquis et tyrannisés.

Mais aux premiers revers, il commence à mêler quelques critiques à ses louanges ; après la guerre d’Espagne, après la campagne de Russie, il exprime successivement des blâmes, et enfin, lors des désastres de 1815, il juge la politique impériale presque avec une sévère impartialité. Inconséquence bizarre, car la politique de 1812 et de 1813 ne fut que la conséquence logique, la continuation de celle de 1808 et de 1810, qui s’était déduite elle-même non moins logiquement de la politique du consulat.

Avec son imagination méridionale, son amour du succès, du bruit, de l’éclat, des ébranlements d’empires ; avec ses tendresses féminines pour la force, l’historien ne s’occupe presque exclusivement que du côté extérieur des affaires, de l’organisation, du déploiement des forces matérielles, de l’entassement des ressources, du choc de tous ces éléments, et même des choses les plus infimes, comme la richesse et la pompe des cérémonies officielles, le luxe des cours, l’éclat des costumes, les détails infinis de l’organisation militaire, etc.

Quant à s’inquiéter pourquoi tant de bruit, de mouvement, tant d’hécatombes humaines, quelle en est l’utilité, quel en sera le résultat pour le bonheur des peuples et le progrès de la civilisation, il n’y songe jamais. Il assiste à ces événements, en quelque sorte comme à un spectacle qu’il serait chargé de décrire.

En outre, tandis qu’il fatigue le lecteur par une prolixité vraiment excessive quand il traite des sujets spéciaux et techniques, il est d’une sécheresse caractéristique pour tout ce qui touche à la vie intellectuelle et morale, sciences, lettres, philosophie, beaux-arts. Dans ses 20 volumes, quelques pages seulement sont consacrées à ces vétilles ; de telles lacunes ne semblent-elles pas dénoter un esprit étranger aux influences morales, ou du moins qui les tient en un singulier dédain ? Sans doute, l’ère impériale ne brille pas précisément par l’activité intellectuelle ; mais n’était-ce point le cas de montrer, par l’infériorité même des œuvres de l’esprit, que le régime despotique n’est pas moins funeste aux talents qu’aux caractères, et que les seules individualités réellement vivantes et supérieures étaient précisément celles qui protestaient, les indépendants, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Royer-Collard, etc. Pour un historien philosophe, il y avait là tout un enseignement.

Nous avons déjà parlé de l’indulgence de M. Thiers pour tous les coups d’autorité de son héros ; on pourrait citer de nombreux exemples de cette espèce de servilité morale et intellectuelle. Comment apprécie-t-il, par exemple, l’exécution du duc d’Enghien, sur laquelle la conscience publique s’est depuis longtemps prononcée avec autant d’énergie que d’unanimité ? Il blâme, sans doute, et comment pourrait-il s’en dispenser ? Mais que d’atténuations ! que d’euphémismes ! quelle habileté pour affaiblir l’intérêt d’un côté et l’accroître de l’autre ! Il semble que la pitié soit pour « cet homme extraordinaire, d’un esprit si grand, si juste, d’un cœur si généreux, » et dont la raison est momentanément égarée. Il en arrive à plaindre les juges, ces esclaves qui tuèrent en aveugles, sans haine et sans passion, pour obéir au maître. « Ces malheureux juges, dit-il, affligés plus qu’on ne peut dire, prononcèrent la mort. » Enfin, il résume son jugement par cette conclusion singulière : « Douloureux spectacle, où tout le monde était en faute, même les victimes ! »

Pour la guerre d’Espagne, entreprise funeste sur laquelle il ne peut y avoir deux avis, il équivoque misérablement de la même manière. Il assure qu’il ne faut pas juger ces actes d’après la morale ordinaire, et que souvent c’est pour le plus grand avantage des nations qu’on dispose d’elles arbitrairement. « Seulement, ajoute-t-il, il faut prendre garde, en voulant jouer le rôle de la Providence, d’y échouer… »

Échouer ! c’est là le grand crime, en effet, aux yeux de M. Thiers, le seul qu’il ne pardonne pas. Napoléon veut conquérir l’Espagne et en disposer comme d’un bien domestique ; c’est évidemment pour assurer le bonheur de cette nation. Mais il ne réussit pas : alors cette entreprise était une faute politique. De droit, de justice, il n’en est pas question. Le fait domine tout ; une entreprise se juge à ses résultats, comme l’arbre à ses fruits ; la vérité, la justice, la morale ne sont plus qu’une question de succès.

C’est dans le même esprit que l’historien apprécie toutes les conquêtes de Napoléon. Le héros s’impose à l’Italie : il en avait le droit ; cette domination était un bienfait pour ce pays, et les Italiens eussent été de grands ingrats de ne point le reconnaître. C’est toujours l’éternel prétexte des conquérants (asservir les nations pour les régénérer) :

…..Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur.

Mais pourquoi donc M. Thiers s’est-il tant élevé dans ces dernières années, contre la trop fameuse expédition du Mexique, qui était également fondée sur le principe de la régénération forcée ? Est-ce aussi parce qu’elle n’a point réussi ?

Il va sans dire que, tout en glorifiant le 18 brumaire et la restauration du pouvoir absolu, l’auteur du Consulat et l’Empire ne s’en donne pas moins constamment comme un partisan sincère et fidèle de la vraie liberté. Mais sa liberté est comme sa morale, elle est tout à fait différente de ce qu’on entend universellement par ce mot, et n’est pas de nature à porter ombrage aux puissants. Ici, elle signifie très-nettement la dictature napoléonienne, sans aucune espèce de contrôle ni de garantie, à ce point, que les rares et timides essais d’indépendance tentés par le tribunat dans sa courte carrière sont traités par l’historien avec le plus dur mépris. Suivant le même courant d’idées ultra-gouvernementales, il applaudit avec enthousiasme à cette centralisation administrative qui dépouilla la nation entière de ses libertés locales pour les concentrer entre les mains du maître, ainsi qu’à la nouvelle organisation judiciaire, qui substituait à l’élection le choix ministériel, et portait ainsi un coup funeste à l’indépendance des magistrats.

Son approbation ne pouvait non plus manquer au concordat, qu’il appelle sérieusement une œuvre admirable. La séparation de l’Église et de l’État, la complète liberté des cultes telle qu’elle existait sous le Directoire, telle qu’elle existe aux États-Unis, semble à ce sceptique l’abomination de la désolation. Ce qu’il lui faut, c’est une religion nationale, c’est-à-dire une religion d’État ; ce qu’il veut, c’est qu’on relève l’autel de Clovis : il en est aux mérovingiens. Et il ajoute cette étonnante platitude : « Une telle croyance ne saurait s’inventer quand elle n’existe pas depuis des siècles. » On comprend, en effet, combien il serait difficile d’inventer une religion qui existât depuis des siècles ; cela serait aussi surprenant qu’un homme qui viendrait au monde à l’âge de cinquante ans.

Cette histoire est pleine de naïvetés et d’inconséquences de cette profondeur, et débitées avec une si tranquille assurance, que le gros des lecteurs les prend volontiers pour les axiomes du bon sens.

Une des illusions de M. Thiers, ou plutôt l’un de ses systèmes, c’est d’imaginer que le consulat réalisait l’idéal d’un gouvernement parfait et que les malheurs de l’empire eussent été conjurés si Napoléon eût continué les traditions de ce temps. Rien de plus naturel qu’il ait adopté cette opinion : elle était banalement populaire, et elle avait défrayé cent fois les thèses des libéraux bonapartistes de la Restauration. Mais, en réalité, quelle en est la valeur ? Y a-t-il deux hommes en Napoléon, deux politiques, deux systèmes de gouvernement ?

N’est-il pas évident, au contraire, que la deuxième période ne fut que la continuation et la conséquence de la première, et qu’il n’y eut d’autre différence entre elles que celle qui existe entre le germe et le développement, entre le lever, l’apogée et le couchant ? Un changement de titre n’augmenta pas les pouvoirs de Bonaparte, car déjà il les possédait tous ; il était dictateur et César. Il eut entre les mains, comme empereur, des forces matérielles plus considérables, une plus grande action sur l’Europe ; mais sa politique comme consul avait été la même, aussi absolue, aussi envahissante, aussi impérieuse, que celle de l’empire. À l’extérieur, son ambition commence à se développer : il s’empare de la présidence de la république Cisalpine, de même qu’une fois empereur, il se fera proclamer roi d’Italie ; il étend sa dictature sur la Suisse, la Hollande, le Piémont, la Toscane ; par le recez de 1803, qu’il impose à l’Allemagne, il prépare sa confédération et son protectorat ; par ses efforts pour contraindre les neutres à se liguer avec lui contre l’Angleterre, il ébauche le blocus continental ; en tout enfin, dans son langage, dans sa conduite, dans sa diplomatie, il laisse percer ses desseins, et l’on entrevoit déjà en lui le futur dominateur de l’Europe.

Au reste, les contradictions abondent dans le récit de notre historien, et la médiocrité de son jugement éclate à chaque pas. « La seule liberté qu’il fallait alors à la France, écrit-il à propos du consulat, était la modération d’un grand homme… Il fallait alors une véritable dictature. » Ailleurs, au contraire, il affirme que ce régime était la vraie liberté constitutionnelle. Plus loin, il dit encore : « Tout le monde eût été charmé que la conciliation de la liberté et d’un pouvoir fort fût possible. » Nous n’avons donc pas eu cette conciliation. Cependant c’est cette période que M. Thiers présente comme l’idéal. Mais la dictature ayant produit ses fruits ordinaires, il s’afflige, il s’étonne avec une naïveté qui ferait sourire, si les circonstances n’étaient pas aussi terribles. D’un côté, il donne une approbation éclatante à toutes les mesures qui doivent nécessairement amener des catastrophes ; il flétrit les moindres actes d’indépendance et d’opposition ; de l’autre, quand arrive le déclin, les revers, il déplore que Napoléon ne les ait pas prévenus par plus de modération, qu’il n’ait pas contenu son ambition dans certaines limites idéales, tout en restant le maître du continent.

Étrange utopiste qui veut que le despotisme soit à lui-même sa limite et sa règle, et qui, tout en acceptant comme légitime le rêve, la chimère sanglante de la monarchie universelle, déplore néanmoins les luttes qui sont la conséquence nécessaire de cette absorption, et les revers qui en sont la conclusion naturelle !

Dans ses derniers volumes, l’historien apporte quelques restrictions à l’emportement de ses éloges, il commence à discuter son idole ; tâche difficile que de la ramener aux proportions humaines après l’avoir placée au rang des demi-dieux ! œuvre laborieuse que de condamner les conclusions quand on a accepté, exalté les prémisses !

Mais, tout en condamnant aux jours de la défaite la politique qu’il avait préconisée aux jours des triomphes, il ne s’égare pas moins dans ses contradictions habituelles. D’abord il accepte le mythe des Cent-Jours, la berquinade d’un Napoléon corrigé par le malheur, devenu sincèrement constitutionnel et ami de la paix ; néanmoins, il condamne le retour de l’île d’Elbe, qui a rendu possible un tel miracle et un régime aussi parfait. Ensuite il blâme amèrement la Chambre des représentants, qui montre de légitimes défiances et qui veut des garanties. Enfin, après le désastre de Waterloo, il s’irrite des résistances que rencontre le héros, il ne semble pas éloigné de lui rendre la dictature pour « sauver la France, » oubliant que c’est précisément cette dictature qui l’a perdue, que c’est surtout contre la personne de Napoléon que le monde s’est armé, et qu’une telle solution, c’était une guerre sans fin et de nouvelles catastrophes.

Il couronne enfin toutes ses inconséquences en fermant son livre par des banalités doctorales, adressées gravement sous forme de conseils à sa patrie, et qui sont la condamnation formelle de l’esprit de son histoire. Le 2 décembre et le second Empire étaient venus dans l’intervalle modifier quelque peu sa manière de voir. D’ailleurs, Napoléon était abattu, et, suivant sa théorie, ou plutôt sa pratique invariable, M. Thiers ne pouvait faire autrement que de l’abandonner, d’opérer sa défection à son tour. À ce moment, son héros n’est plus pour lui qu’un fou, ni plus ni moins, un pauvre insensé, qui « immolait un million d’hommes sur les champs de bataille, attirait l’Europe sur la France qu’il laissait vaincue, noyée dans son sang, dépouillée du fruit de vingt ans de victoires, désolée, en un mot, et n’ayant pour refleurir que les germes de la civilisation moderne déposés dans son sein. Qui donc eût pu prévoir que le sage de 1800 (toujours le consulat !) serait l’insensé de 1812 et de 1813 ? Oui, on aurait pu le prévoir, en se rappelant que la toute-puissance porte en soi une folie incurable, la tentation de tout faire quand on peut tout faire, même le mal après le bien. Ainsi, dans cette grande vie où il y a tant à apprendre pour les militaires, les administrateurs, les politiques, que les citoyens viennent à leur tour apprendre une chose, c’est qu’il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n’importe l’homme, n’importe les circonstances ! En finissant cette longue histoire de nos triomphes et de nos revers, c’est le dernier cri qui s’échappe de mon cœur, cri sincère que je voudrais faire parvenir au cœur de tous les Français, afin de leur persuader à tous qu’il ne faut jamais aliéner sa liberté, et, pour n’être pas exposé à l’aliéner, n’en jamais abuser. »

Prodigieuse contradiction ! il a passé sa vie d’historien à prêcher exactement le contraire de ce qu’il dit ici. Pendant quinze volumes au moins, il a glorifié la dictature, il a démontré non moins doctoralement que la France avait agi avec une sagesse supérieure en se livrant à un homme, en aliénant sa liberté, en s’asservissant au génie.

Citons ici un passage d’un publiciste éminent, M. Lanfrey, qui, en ce moment, écrit lui-même une histoire de Napoléon, mais dans un esprit bien autrement philosophique.

« Jusqu’à présent, c’était l’enthousiasme des poètes qui, complice de la superstition populaire, décernait les apothéoses ; ici, c’est la science elle-même qui a voulu se charger de ce soin sous la forme la plus propre à dissiper toute défiance par le positivisme de ses allures, sous la forme d’un récit développé jusqu’à la diffusion, et accompagné d’un attirail technique fait pour éblouir les ignorants et pour séduire les demi-savants. Semblable aux conquérants dont il se plaît à raconter les exploits, l’auteur traîne à sa suite tout un formidable matériel de guerre, une file interminable de bagages qui, il y a tout lieu de le craindre, ne sera bientôt plus qu’un encombrement inutile et tombera un jour ou l’autre au pouvoir de l’ennemi. Une fois ses petits faits détruits et réfutés par une érudition supérieure, que restera-t-il à M. Thiers ? Une grande pensée est éternelle, un renseignement ne dure que jusqu’à ce qu’on l’ait remplacé par une information plus exacte. Quoi qu’il en soit, la légende napoléonienne lui devra incomparablement plus qu’à aucun de ses chantres les plus fameux. Les préjugés populaires ne trouvent dans ceux-ci qu’une satisfaction d’imagination ; dans le livre de M. Thiers, ils trouvent de quoi se démontrer à eux-mêmes qu’ils ont raison. Les fictions des poètes ont bien moins de puissance que des récits où les illusions trouvent à s’appuyer sur des faits.

« Tout ce que l’imagination des hommes a inventé de flatteries posthumes, de superstitions invraisemblables, de fraudes pieuses, de fictions héroïques, non pour absoudre cette mémoire, mais pour la déifier, se trouve reproduit là sous les dehors trompeurs d’une exactitude et d’une impartialité qui disparaissent aussitôt qu’on veut les examiner d’un peu près. Ce qui fait le fond invariable de ce récit n’est, du reste, que la thèse surannée de l’universalité du génie minutieusement reprise et commentée, mais sans un seul développement vraiment nouveau. On attribue à Napoléon, comme politique, la supériorité de génie qu’il avait comme guerrier, et on ne s’aperçoit pas que ces longs volumes écrits à sa louange ne sont pleins que du récit de ses fautes… Le guerrier, chez Napoléon, passait son temps à réparer les fautes du politique, et un jour arriva où il n’y suffit plus. Voilà ce que sera forcée de reconnaître toute apologie qui ne sera pas une glorification aveugle. »

On connaît le style de M. Thiers, soit comme écrivain, soit comme orateur. Ce style abandonné, facile, clair, souvent banal et négligé, mais souvent plein de vie et de mouvement. La prolixité méridionale du célèbre homme d’État est proverbiale ; ici, elle atteint des proportions qui dépassent toute mesure et qui n’est plus qu’une intarissable loquacité. Dans sa prédilection pour le récit des choses militaires, et surtout pour les descriptions de batailles, il accumule les détails, de telle sorte qu’il arrive à la plus inextricable confusion. Il lui faut un volume pour décrire une action que les hommes du métier, les maîtres de la littérature militaire, peignent en quelques traits larges et rapides. On connaît aussi ses prétentions de tacticien, sa manie de refaire tous les plans des combats qu’il raconte et de gagner pour son compte personnel toutes les batailles que les capitaines ont perdues. Ce ne sont là que de petits ridicules. Mais, ce qui est plus grave, ce sont ses inexactitudes, dont beaucoup ont déjà été relevées. Charras, notamment, a consacré presque un volume de notes, dans sa dernière édition de l’Histoire de la campagne de 1815, à réfuter toutes les erreurs de M. Thiers sur la bataille de Waterloo. Ce sont là des questions difficiles à trancher, sans doute, et sur lesquelles les hommes du métier sont à peu près seuls compétents. Cependant, nous donnerons à l’article Waterloo un résumé de cette discussion, dont nous avons déjà présenté un aperçu à l’article Charras.

L’histoire du Consulat et de l’Empire a été diversement jugée à l’étranger ; nous empruntons à la Revue d’Édimbourg quelques extraits, pour prouver combien nos critiques sont fondées et avec quelle promptitude, disons mieux, avec quelle légèreté l’historien a tranché des questions que souvent il ne connaissait pas :

« Ce serait trop exiger d’un historien français que de vouloir qu’il eût consulté les archives de l’Angleterre avec le même soin que celles de la France ; mais, évidemment, M. Thiers n’a consulté aucun ouvrage imprimé, aucun document authentique dans la langue anglaise, ni les journaux de lord Malmesbury, ni le Mémorial de M. Fox, ni la Vie de lord Sidmouth, ni les deux recueils du duc de Buckingham, ni la correspondance de lord Castlereagh, ni les Mémoires de sir Robert Adair. Pour traiter de notre histoire navale et militaire, il a cru pouvoir se dispenser de citer les dépêches de Nelson, la Vie de lord Collingwood, l’Histoire de la guerre de la péninsule par sir William Napier, celle de la même guerre par lord Londonderry, les dépêches de lord Wellington, tous ouvrages publiés avant le sien, ou, presque tous du moins, avant que les volumes où se retrouve le même sujet eussent paru. Il n’a même fait aucune allusion à l’Histoire parlementaire, ni à l’Annual Register.

« M. Thiers ne s’est pas plus occupé des auteurs anglais qui auraient pu lui être de quelque secours pour les campagnes de Dresde et de Leipzig, ni de lord Londonderry, ni de sir George Cathcart, témoins très-compétents cependant du côté des alliés. Sir Archibald Alison, dans son Histoire de l’Europe depuis la Révolution jusqu’à la chute de l’Empire, lui est bien supérieur par ses nombreux matériaux relatifs à l’Allemagne. Nous dirons plus encore, M. Thiers a presque dédaigné les auteurs du continent qui ont écrit en français, Jomini et Saint-Cyr pour l’histoire militaire, Gentz et Hardenberg pour l’histoire politique.

« Comment M. Thiers a-t-il essayé de suppléer à cette lacune ? En contrôlant les archives impériales par le Moniteur, en passant de la lumière défectueuse des annales françaises à l’obscurité d’un journal officiellement menteur… M. Thiers ignore le mécanisme de notre gouvernement, comme notre littérature… »