Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHEVREUSE (Marie DE ROHAN-MONTBAZON, duchesse DE)

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 1p. 70-71).

CHEVREUSE {Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de), née en décembre 1600, morte en 1679. Elle était fille d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon, pair et grand veneur, gouverneur de Paris et de l'Île-de-France sous Henri IV, dont il fut serviteur dévoué, et de Madeleine de Lénoncourt, sœur d’Urbain de Laval, maréchal de Bois-Dauphin. En 1617, Marie de Rohan épousa Charles-Albert, duc de Luynes, cet heureux favori de Louis XIII, cet audacieux courtisan qui fit crouler la fortune du maréchal d'Ancre, s’attaqua aux protestants, aux princes, à Marie de Médicis, à Richelieu lui-même, auquel il montra la voie que devait suivre avec tant de grandeur le cardinal ministre. Mme  de Motteville dit : « La duchesse de Luynes fut très-bien avec son mari. » Ce premier quartier de la vie de Marie de Rohan est, en effet, tout entier consacré à l’amour paisible et pur du foyer domestique. Il dura peu. En 1621, la jeune femme devint veuve. De son mariage étaient nés une fille, morte en religion, et un fils attaché à Port-Royal, qui traduisit en français, sous le nom de Laval, les Méditations de Descartes, et qui a continué l'illustre lignée du favori de Louis XIII.

En 1622, la duchesse de Luynes donne sa main à l’un des fils de Henri de Guise, Claude de Lorraine, le rival de Henri IV près de la marquise de Verneuil, et devient duchesse de Chevreuse. Depuis cette époque jusqu'au milieu du XVIIe siècle, et à chaque page de l'histoire (nous pourrions presque dire de l'histoire de l'Europe), on rencontre Marie de Rohan à côté de Mme  d'Hautefort, de Mme  de Montbazon, sa jeune belle-mère, de Mme  de Longueville, de Richelieu, de Mazarin, de Colbert : nous la trouvons mêlée à tous les événements politiques.

La beauté de Mme  de Chevreuse fut la cause principale de son importance politique ; il nous faut donc parler de cette beauté avant toutes choses. Plusieurs portraits nous restent d'elle : l'un, de grandeur naturelle, que possède M. le duc de Luynes et que Balechou a gravé pour l'Europe artiste, lui donne, dit Victor Cousin, « une taille ravissante, le plus charmant visage, de grands yeux bleus, de fins et abondants cheveux d'un blond châtain, le plus beau sein, et, dans toute sa personne, un piquant mélange de délicatesse et de vivacité, de grâce et de passion. » C'est bien là le caractère de Mme  de Chevreuse. Un autre portrait, dû à Ferdinand Elle, et qui fait aussi partie de la même collection, montre notre héroïne déjà avancée en âge, mais pleine de grâce encore et de distinction toujours. Dans la collection in-4o de Daret, que le graveur reconnaissant avait dédiée à Mme  de Chevreuse elle-même, dans la collection in-folio de Leblond, partout on retrouve la ravissante Marie de Rohan.

Revenons à la date de 1622. Mme  de Motteville avait dit que la duchesse de Luynes était très-bien avec son mari ; elle ne le dira point de la duchesse de Chevreuse. C'est que la première s'était unie à un homme dont elle pouvait être fière,jeune, aventureux et beau gentilhomme, et la seconde à un homme n’ayant de beau qu’un nom qui ne pouvait cacher les turpitudes de la vie de celui qui le portait.

Marie de Rohan avait été nommée surintendante de la maison de la reine ; bientôt elle devint sa favorite, son amie. On se figure aisément ces deux jeunes femmes, on les voit accoudées sur un balcon du Louvre, regardant devant elles de leurs grands yeux humides couler la Seine ; elles se font de mutuelles confidences, et que de choses elles ont à se dire ! et comme le chagrin qui emplit le cœur de l’une doit avoir de l'écho dans le cœur de l’autre ! Toutes deux sont jeunes, elles ont à peine vingt-deux ans ; toutes deux sont belles, et pourtant toutes deux sont délaissées de leur mari ; et pourtant elles sentent le besoin de plaire, le besoin de se faire aimer, d'aimer aussi... Qui se présentera ? À la seconde, ce sera lord Rich ; à la première, Buckingham ; ce dernier à toutes deux, a-t-on prétendu. Mais c'est de Retz qui a dit cela, et la preuve qu’il n’a pas dit la vérité, c'est le silence de La Rochefoucauld, surtout celui de Tallemant des Réaux.

Lord Rich, connu et célèbre sous le titre de comte de Holland, vint à Paris, vers la fin de 1’année 1624, demander pour le prince de Galles, bientôt Charles Ier, la main de la sœur de Louis XIII. Or le comte de Holland était jeune et beau autant que le duc de Luynes ; comme lui, il s'éprit de Marie de Rohan, et, comme lui, il en fut aimé.

La duchesse de Chevreuse a donc mis le pied dans la carrière amoureuse à la fois, et dans la carrière politique ; car, entre deux baisers, son amant lui a parlé de l'Angleterre et l’a mise dans ses intérêts. Nous la verrons aller toujours de l’avant dans l’une et dans l'autre, hardie comme ces deux femmes qui, au siège de La Rochelle, refusèrent de capituler quand elles mouraient de faim, et qui toutes deux s'appelaient aussi du nom de Rohan.

Sur le carnet amoureux de notre héroïne, nous rencontrons, après le comte de Holland, le comte de Chalais. Nous ne rappellerons pas la conspiration à laquelle ce nom a été attaché, « conspiration la plus effroyable dont jamais les histoires aient fait mention, » dit Richelieu dans ses Mémoires (t. III, p. 64). Mais quelle part y prit la duchesse de Chevreuse ? Y fit-elle plus de mal que personne, ainsi que l’assure le cardinal (t. III, p. 105) ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle dut y mettre toute son ardeur, toute son énergie, toute son âme, parce que Chalais en était le chef, que le chef était son amant, et que, dit de Retz, cette fois avec vérité, « jamais personne n’a fait moins d’attention sur les périls ; elle ne connoissoit de devoir que celui de plaire à son amant. »

Chalais, on le sait, perdit la tête, la première que le cardinal faucha ; Anne d’Autriche courba un peu la sienne, Monsieur obéit, et la duchesse de Chevreuse partit pour l'exil, malgré les supplications de son mari. Mais, en partant, elle avait dit : « On ne me connaît point ; on pense que je n’ai d'esprit qu’à des coquetteries, mais je ferai bien voir avec le temps que je suis bonne à autre chose ; qu’il n’y a rien que je ne fasse pour me venger, et que je m'abandonnerai plutôt à un soldat des gardes que de ne point tirer raison de mes ennemis. » Elle tiendra parole. À peine arrivée en Lorraine, elle tourne la tête à l'aventureux Charles IV, qui, lié déjà avec l’Autriche, par elle se lie avec l’Angleterre, avec la Savoie, et forme ainsi une ligue européenne contre la France. Mais lord Montaigu, un des conjurés, est arrêté, et ses papiers dévoilent la conjuration. Lord Buckingham échoue honteusement à l’île de Ré, et l'Angleterre vaincue demande la paix, se soumet, en faisant mention, dans son traité, de la belle exilée, de Mme  de Chevreuse, qui, elle, ne se soumet point. « C’étoit, dit Richelieu en ses Mémoires, une princesse amie de l’Angleterre, à laquelle le roi portoit une particulière affection, et il la voudroit assurément comprendre en la paix, s’il n’avoit honte de faire mention d’une femme ; mais il se sentiroit très-obligé si Sa Majesté ne lui faisoit point de déplaisir. »

Mme  de Chevreuse revint en France, en son château de Dampierre d’abord, puis à la cour de Louis XIII, où elle apparut plus belle que jamais, plus que jamais séduisante. Elle était maintenant une puissance politique, puis elle avait sur sa tête blonde l’auréole du martyre, de l’amour et de l'amitié. Richelieu, dit-on, fut·lui-même subjugué, et fit effort pour s’attacher une si redoutable et si gracieuse alliée ; mais il déploya en vain sa grâce de mauvais aloi ; la maîtresse du comte de Chalais détourne la tête devant le bourreau de son amant ; bien mieux, et par un luxe tout féminin de méchanceté, elle agréa les hommages de l'un des aides de ce bourreau, du marquis de Châteauneuf.

C'était un triste homme que ce marquis de Châteauneuf, qui, en 1630, succédant à Michel de Marillac, avait été nommé garde des sceaux, puis chancelier des ordres du roi, puis gouverneur de la Touraine, et qui n’était ainsi comblé de faveurs que parce qu'il était le serviteur, l’homme lige, l’esclave du cardinal. Un jour, il avait présidé à Toulouse la commission qui jugea Montmorency ; ses mains étaient tachées de sang. Donc, Mme  de Chevreuse toucha cet homme de sa baguette, et en un instant le fit tourner contre son maître et du côté des ennemis du cardinal. Mais la police incomparable de l'éminence éventa cette fois encore la trahison, et l’on saisit chez le garde des sceaux cinquante-deux lettres. Dans cette correspondance, où les noms propres sont désignés par des chiffres, Mme  de Chevreuse figure sous le numéro 28. On y trouva des lettres du chevalier de Jars, du comte de Holland, de Montaigu, de Puylaurens, du comte de Brion, du duc de Vendôme, de la reine d’Angleterre elle-même. Cette correspondance passa à la mort de Richelieu au maréchal de ce nom, et celui-ci la communiqua au P. Griffet, pour son Histoire du règne de Louis XIII.

Mme  de Chevreuse fut encore obligée de renoncer aux fêtes qu’elle aimait tant, au bruit, à l'éclat, et de se retirer à Dampierre. Mais Dampierre est peu éloigné de Paris, et, quand la nuit était venue, la favorite d’Anne d’Autriche sortait déguisée de son château, et un serviteur dévoué l'introduisait au Louvre ou au Val-de-Grâce, près de la reine ; la causerie se prolongeait jusqu'au milieu de la nuit ; puis les deux amies se séparaient, se promettant bien de se revoir le lendemain ; elles comptaient sans le cardinal, qui faisait surveiller sans trêve Mme  de Chevreuse, et qui, ayant appris ses visites clandestines ordonne à la trop hardie, trop fidèle confidente d'avoir à se retirer en Touraine (1633).

Que pouvait faire la remuante duchesse, là-bas, au fond de sa province ? Se faire aimer du vieil archevêque de Tours, Bertrand de Chaux (Mémoires de La Rochefoucauld). C’était peu divertissant ; elle préféra renouer de loin les confidences interrompues, conspirer avec Charles IV, la reine d'Angleterre, le roi d’Espagne et Anne d’Autriche. On n'a jamais bien connu le véritable but de la nouvelle trame ourdie par Marie de Rohan, trame qui fut encore découverte par les agents du ministre. Celui-ci en fit grand bruit. Laporte, le valet de confiance de la reine, fut jeté à la Bastille, et Anne d’Autriche elle-même faillit perdre la couronne ; elle ne se sauva qu’en signant une déclaration par laquelle elle se reconnaissait coupable de crimes d'État. Quant à Mme  de Chevreuse, la fière et habile révoltée, on voulut la ramener, et ce fut elle qui posa les conditions, exigeant qu’on mît en liberté d'abord Châteauneuf, de Jars, tous ses amis, qui languissaient dans les cachets de Richelieu. De vraies notes diplomatiques s’échangeaient, lorsqu'une méprise changea et gâta tout. Il avait été convenu entre elle et Mme  de Hautefort que celle-ci lui enverrait un livre d’heures relié en vert si tout allait bien, relié en rouge si elle devait pourvoir à sa sûreté ; ce fut le livre rouge qu’elle reçut. C’était le 6 septembre 1637. Elle monte en carrosse, affolée, pressée d’en finir, sans cesse regardant derrière elle, pour voir si elle n'était pas poursuivie. À neuf heures, quand la nuit est venue, elle échange contre des habits d'homme ses vêtements de femme, monte à cheval et court toute la nuit, suivie seulement de deux valets, et ayant perdu l'itinéraire et les lettres de créance que lui avait données l'archevêque de Tours. Arrivée le lendemain à Ruffec, près de Verteuil, elle écrit à La Rochefoucauld : « Monsieur, je suis un gentilhomme français, et demande vos services pour ma liberté, et peut-être pour ma vie. Je me suis malheureusement battu ; j'ai tué un seigneur de marque ; cela me force de quitter la France promptement, parce que l’on me cherche. Je vous crois assez généreux pour me servir sans me connaître. J'ai besoin d’un carrosse et de quelques valets pour me servir. » Le carrosse est mis à sa disposition, et ses nouveaux guides la conduisent jusqu'à une autre maison de La Rochefoucauld. S'étant reposée une nuit, elle renvoie ses domestiques, monte à cheval et se dirige vers la frontière.

Alors commence une course aventureuse, pleine de périls, inouïe pour une femme, et à chaque pas de laquelle Tallemant s’est plu à noter un trait singulier. Une nuit, elle était couchée sur du foin, dans une grange ; une bourgeoise de ce bourg-là passa fortuitement, la vit couchée sur ce foin, et s’écria. : « Voilà le plus beau garçon que je vis jamais ! Monsieur, dit-elle, venez-vous-en reposer chez moi ; vous me faites pitié. » Une autre fois, elle rencontra une troupe de cavaliers commandée par le marquis d’Antin, qui la connaissait, et elle n’eut que le temps de se dérober.

Au reste, pas une heure de découragement, pas une minute d'hésitation ; elle va de l’avant, toujours hardie, vaillante, même pleine de gaieté. Tallemant rapporte une chanson qu’on fit à propos de notre amazone ; elle y dit à son écuyer :

      La Boissière, dis-moi,
          Vais-je pas bien en homme ?
          - Vous chevauchez, ma foi,
          Mieux que tant que nous sommes...

Richelieu fut ému en apprenant le départ de Mme  de Chevreuse. Il fit courir après elle Boispille et Viguier, mais il était trop tard ; le belle fugitive était déjà en Espagne, à Madrid.

Malgré l'amour de Philippe IV, 1’amitié d'Olivarès, l'admiration respectueuse de tous, Marie de Rohan resta peu de temps dans l’asile qu’e1le s’était choisi, et où la guerre avec la France rendait sa position trop délicate et difficile. Elle alla à Londres, où, comme à Madrid, elle fut entourée aussitôt d’un cortège d'adorateurs, parmi lesquels nous retrouvons d'anciennes connaissances, le comte de Holland, Graft et Montaigu.

Au printemps de 1638, tout à coup se répand la nouvelle de la grossesse d'Anne d’Autriche, et Mme  de Chevreuse en profite pour adresser à la reine une lettre qui fut le point de départ de négociations entre Richelieu, qui avait besoin du duc de Lorraine et de son armée, en prévision de la guerre contre l'Autriche et l'Espagne, et la duchesse de Chevreuse, qui avait besoin de Richelieu pour quitter 1’Ang1eterre, où elle commençait à s'ennuyer, pour rentrer en France, à Dampierre, au Louvre, où l'appelaient le souvenir des temps heureux, le bruit, l'éclat, l'élégance, les fêtes. Cette négociation dura plus d'une année, elle finit par échouer, Mme  de Chevreuse ayant voulu rester trop hautaine devant le hautain Richelieu.

Trois années après, en 1641, nous retrouvons Marie de Rohan à Bruxelles, toujours debout devant son ennemi Richelieu, et tramant une nouvelle conspiration, en même temps qu’elle nouait un nouvel amour. Le nouvel amour était celui d’Alexandre de Campion ; la nouvelle conspiration, celle du comte de Soissons. Richelieu, cette fois encore, sortit vainqueur.

L’année d'après (1642), nouveau complot contre la vie de celui dont personne, certes, ne méconnaissait la grandeur et le génie, mais qui était devenu odieux à tous par la dureté des moyens qu’il employait. Mme  de Chevreuse eut-elle quelque part à la conspiration de Cinq-Mars ? Oui, sans doute, puisque la reine y prêta les mains.

Richelieu meurt le 4 décembre 1642, le roi meurt le 14 mai 1643 ; mais, avant de mourir, Louis XIII songe encore à celle qu’il appelait le Diable ; il redoute Mme  de Chevreuse, et écrit : « Comme notre dessein est de prévoir tous les sujets qui pourraient, en quelque sorte, troubler le bon établissement que nous avons fait pour conserver le repos et la tranquillité de notre État, la connaissance que nous avons de la mauvaise conduite de la dame duchesse de Chevreuse, des artifices dont elle s’est servie jusques ici pour mettre la division dans notre royaume, les factions et les intelligences qu’elle entretient au dehors avec nos ennemis, nous font juger à propos de lui défendre, comme nous lui défendons, l'entrée de notre royaume... » Quelques jours après le 14 juin 1643, la bannie rentrait triomphalement en France et à la cour de la reine régente.

À cette époque, la duchesse de Chevreuse avait un peu plus de quarante-trois années. Ce n’était plus la toute gracieuse et ravissante jeune femme que nous avons connue ; mais c’était la femme aux traits réguliers, aux contours fermes, arrêtés en leur plénitude ; elle n’était plus jolie, elle était belle et plus que jamais résolue à se lancer dans les intrigues politiques.

En revenant en France, une seule pensée l'occupait, une pensée ambitieuse, non point pour elle, mais pour ses amis , pour ceux qui s'étaient attachés à sa mauvaise fortune, les Chateauneuf, les Vendôme, les La Rochefoucauld ; pour l’un, elle voulait un gouvernement, les sceaux pour l’autre, une intendance pour celui-ci, un ministère pour celui-là. Et certes, elle croyait y parvenir. N'était-elle pas la plus ancienne amie de la régente ? Et avec l'expérience qu’elle avait acquise si durement, ne pourrait-elle gouverner à son gré Anne d’Autriche ? Elle ne songeait pas à Mazarin, cet autre Richelieu, devant lequel elle fut bientôt obligée de courber la tête.

Alors elle recommence contre le nouveau ministre le duel qu’avait fait cesser la mort de Richelieu. Elle entre hardiment dans le parti des importants, entraînant avec elle sa belle-mère, la duchesse de Montbazon, Beaufort, La Rochefoucauld, La Châtre, Alexandre de Campion, le comte de Beaupuis. Non moins heureux que son prédécesseur, Mazarin déjoue la conspiration (1er septembre 1643), et Mme  de Chevreuse, d'abord reléguée en Anjou, quitte bientôt et pour la troisième fois la France, accompagnée de sa fille Charlotte. Elle s'était embarquée à Saint-Malo pour gagner Darmouth, et l’on raconte que des navires de guerre du parti du parlement, croisant dans ces parages, prirent et amenèrent à l'île de Wight la barque qui portait Marie de Rohan et sa fille. Là, à cause de son amitié pour la reine d’Angleterre, on allait lui faire un mauvais parti, lorsque survint le comte de Pembrock. Elle l'avait connu autrefois, et, grâce à lui, elle put obtenir des passeports et gagner Dunkerque, puis les Pays-Bas.

Abattue un instant, elle reprend vite courage, et nous la voyons faire effort pour maintenir l’alliance, dernière ressource des Importants, entre le duc de Lorraine, l'Autriche et l'Espagne. En 1649, nous la retrouvons à Bruxelles ; c’est que la Fronde vient d'éclater, et qu’elle est accourue vers ses amis, leur apportant l'appui de l’Espagne et sa haine contre Mazarin.

Ce n’est point le lieu de retracer chacune des scènes de la Fronde ; mais, d’après M. Victor Cousin, montrons quel rôle y joua notre héroïne : « Elle a pris la principale part aux trois grandes résolutions qui expriment et résument l’histoire entière de la Fronde, depuis la guerre de Paris et la paix de Rueil : en 1650, elle fut d'avis de préférer Mazarin à Condé, et elle osa conseiller de mettre la main sur le vainqueur de Rocroy et de Lens ; en 1651, un moment d'incertitude de Mazarin, qui faillit se perdre dans ses propres finesses et dans une conduite trop compliquée, un grand intérêt, et l'espoir fondé de marier sa fille Charlotte avec le prince de Conti, la ramenèrent à Condé, et de là la délivrance des princes ; en 1652, les fautes accumulées de Condé la rendirent pour toujours à la reine et à Mazarin. Elle n’eut pas la folie de Retz d'imaginer un tiers parti en temps de révolution, et de rêver un gouvernement entre Condé et Mazarin, avec un parlement fatigué et l’incertain duc d'Orléans. Son instinct politique lui fit comprendre qu’après tant d'agitations un pouvoir solide et durable était le plus grand besoin de la France. »

Rendue, mais franchement, fièrement, au parti de la royauté et de Mazarin, nous voyons une fois encore, cependant, notre héroïne se mêler aux affaires, aux intrigues ; cela pour perdre, écraser Fouquet, et sur la ruine du coupable, mais malheureux surintendant, élever la fortune de Colbert, dont elle avait deviné le génie, et à la fille duquel elle donna son petit-fils.

Pour terminer cette biographie, nous ne pouvons mieux faire que d'emprunter à V. Cousin une page de son histoire de Mme  de Chevreuse, une page délicate de style, élevée de sentiment :

« On dit qu’elle aussi, sur la fin de ses jours, elle ressentit l'impression de la grâce, et tourna vers le ciel ses yeux fatigués de la mobilité des choses de la terre. Successivement elle avait vu tomber autour d’elle tout ce qu’elle avait aimé et haï, Richelieu et Mazarin, Louis XIII et Anne d'Autriche, la reine d’Angleterre et sa fille l'aimable Henriette, Châteauneuf et le duc de Lorraine. Sa fille bien-aimée s'était éteinte entre ses bras, au milieu de la Fronde. Celui qui, le premier, l'avait, détournée du devoir, le beau et frivole Holland, était monté sur l'échafaud de Charles Ier, et son dernier ami, bien plus jeune qu'elle, le marquis de Laigues, l’avait précédée dans la tombe. Elle reconnut qu’elle avait donné son âme à des chimères, et se voulant mortifier dans le sentiment même qui l'avait perdue, l'altière duchesse devint la plus humble des femmes ; elle renonça à toute grandeur ; elle quitta son magnifique hôtel du faubourg Saint-Germain, bâti par Le Muet, et se retira à la campagne, non pas à Dampierre, qui lui eût trop rappelé les jours brillants de sa vie passée, mais dans une modeste maison, à Gagny, près de Chelles. C’est là qu’elle attendit sa dernière heure, loin des regards du monde, et qu'elle mourut sans bruit, à l'âge de soixante-dix-neuf ans, la même année que le cardinal de Retz et Mme  de Longueville. Elle ne voulut ni solennelles funérailles ni oraison funèbre. Elle défendit qu'on lui donnât aucun des titres qu’elle avait appris à mépriser. Elle souhaita être obscurément enterrée dans la petite et vieille église de Gagny. Là, dans l’aile méridionale, près de la chapelle de la Vierge, une main fidèle et ignorée a mis sur un marbre noir cette épitaphe :

« Cy-gist Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, fille d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon. Elle avoit épousé en premières noces Charles d'Albert, duc de Luynes, pair et connestable de France et en secondes noces Claude de Lorraine, duc de Chevreuse. L’humilité ayant fait mourir dans son cœur toute la grandeur du siècle, elle défendit que l’on fît revivre à sa mort la moindre marque de cette grandeur, qu’elle voulut achever d’ensevelir sous la simplicité de cette tombe, ayant ordonné qu'on l'enterrât dans la paroisse de Gagny, où elle est morte à l'âge de soixante-dix-neuf ans, le 12 aoust 1679. »