Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHATEAUBRIAND (Mme DE), femme du grand écrivain de ce nom

Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1078).

CHATEAUBRIAND (Mme  DE), femme du grand écrivain de ce nom, qui n’a pas de biographie, mais qui mérite assurément qu’on lui consacre un mot de souvenir dans ces archives universelles du XIXe siècle. Figure presque entièrement effacée, comme un rayon perdu dans l’éclat de la gloire de son mari, profondément estimée et vénérée, mais un peu délaissée par lui, que ses passions portaient et jetaient un peu de tous côtés, cette modeste figure est encore intéressante et mérite d’être marquée de ses véritables traits.

Mlle  de Lavigne, que François-René de Chateaubriand épousa en 1792, était née à Saint-Malo comme l’illustre écrivain ; son père était un ancien officier de marine, et dès son enfance elle s’était liée avec les sœurs de Chateaubriand, et particulièrement avec celle qui portait le nom de Lucile.

À peine de retour de son voyage en Amérique, au commencement de l’année 1792, Chateaubriand connut, à Saint-Malo, Mlle  de Lavigne, l’amie de ses sœurs ; celles-ci l’engagèrent à épouser leur amie. Il venait d’entrer dans sa vingt-quatrième année. Voici comment lui-même raconte ce mariage:« Mes sœurs, dit-il, se mirent en tête de me faire épouser Mlle  de Lavigne. Je ne me sentais aucune qualité de mari… Lucile aimait Mlle  de Lavigne et voyait dans ce mariage l’indépendance de ma fortune. Faites donc, dis-je. Chez moi l’homme public est inébranlable, l’homme privé est à la merci de quiconque veut s’emparer de lui ; et, pour éviter une tracasserie d’une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle. » On a dit que Mme  de Chateaubriand n’occupa jamais qu’une place médiocre dans la vie de son mari, et on le sent trop à ces paroles. Il l’aima toujours sans doute, mais seulement comme on aime un ami. La nature humaine a de ces bizarreries.

Mme  de Chateaubriand cependant n’était pas une femme vulgaire. C’était une parfaite honnête femme, qui, comme la majorité des honnêtes femmes, faisait peu parler d’elle ; mais elle était loin d’être sans esprit; elle avait, au contraire, un esprit très-vif, d’un tour original. On lui doit une singulière variante du vers célèbre de La Motte :

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Ennuyée d’entendre Fontanes et Joubert, l’un grand maître, l’autre inspecteur général, parler toute une soirée d’enseignement, de professeurs, de lycées, etc., elle parodia le vers comme il suit :

L’ennui naquit un jour de l’université.

C’est Joubert lui-même qui nous l’apprend (Pensées de Joubert, t. I, p. 67). Joubert cite d’elle encore deux fragments de lettres, que Mme  Coulanges eût signés ; les voici :

« Venise, juillet 1806.

« Je vous écris à bord du Lion-d’Or, car les maisons ici sont des vaisseaux toujours à l’ancre. On voit de tout à Venise, excepté de la terre. Il y en a cependant un petit coin, qu’on appelle la place Saint-Marc, et c’est là que les habitants vont se sécher le soir. »

Le siroco est le sujet de l’autre fragment.

« C’est un vent qui me coupe bras et jambes. Quand vous rencontrez un Vénitien, il vous dit : Siroco, siroco ! Vous lui répondez : Siroco, siroco ! Avec ce seul mot italien on en sait autant qu’il en faut pour faire la conversation pendant tout un été. »

Tel est le portrait de la femme simple, spirituelle et modeste, qui avait l’honneur de porter un des plus beaux noms du siècle. Elle pouvait briller, elle ne l’a pas voulu. Aujourd’hui, nous avons changé tout cela : on veut faire parler de soi quoi qu’il en coûte, et, s’il le faut, l’excentricité tiendra lieu de distinction et d’esprit. Ah ! comme Aspasie et Ninon de Lenclos riraient de ces fantaisies échevelées ! ah ! comme elles riraient de ces nobles grandes dames qui n’arrivent à faire un peu de bruit autour d’elles qu’en se métamorphosant en tableaux vivants ! Celles-là mettaient leur esprit à nu, et Socrate et Voltaire eux-mêmes admiraient ; celles-ci mettent à nu la seule chose dont elles aient lieu d’être fières, leur corps, et tous les inutiles désœuvrés se pâment d’aise en s’écriant : Châmante, adoâble, etc.