Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHARLES-ALBERT, neveu et successeur du précédent

Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1019-1020).

CHARLES-ALBERT, neveu et successeur du précédent, né en 1798, mort en 1849. Il était fils de Charles-Emmanuel de Savoie-Carignan, représentant d’une branche collatérale de la maison de Savoie. Ce dernier mourut en 1800, laissant la tutelle de ses enfants mineurs à sa femme, Marie-Christine de Saxe, qui se remaria plus tard avec le prince de Montléart. Cette princesse vécut presque toujours à Dresde auprès de ses parents, et c’est dans cette ville que fut élevé le jeune Charles-Albert, et qu’il se passionna pour les idées libérales, que la guerre de l’indépendance avait fait éclore dans toute l’Allemagne. En 1817, il épousa l’archiduchesse Marie-Thérèse de Toscane, et vécut ensuite dans ses propriétés du Piémont, où, tout en ayant l’air de se tenir à l’écart des affaires politiques, il se mit en relations avec les principaux chefs du carbonarisme, et devint même, dit-on, le chef suprême de la société secrète des fédérés, qui, de concert avec les autres sociétés de ce genre, nées sous le gouvernement jésuitique de Victor-Emmanuel Ier, prépara et fit éclater l’insurrection de mars 1821 à Alexandrie et à Turin. Victor-Emmanuel, trop faible pour résister à la révolution et ne voulant pas prêter serment à la constitution des cortès espagnoles, déjà proclamée à Alexandrie, abdiqua le 13 mars en faveur de son frère Charles-Félix, qui se trouvait alors à Modène, et, en attendant l’arrivée de ce prince, nomma régent du royaume Charles-Albert, que le congrès de Vienne avait déjà reconnu comme héritier présomptif de la couronne. C’était là une lourde tâche qui incombait à un prince de vingt-trois ans, qui n’avait aucune expérience des affaires, et qui se trouvait conduit par la force des circonstances à combattre, ou du moins à maîtriser, pour des motifs d’intérêt dynastique, ceux-là mêmes avec lesquels il avait fait alliance jusqu’à ce jour. Charles-Albert n’était point l’homme de cette situation difficile. Caractère faible et irrésolu, quoique brave jusqu’à la témérité, il ne pouvait que se laisser conduire par les événements, mais n’était pas assez fort pour les diriger. Aussi, après bien des tâtonnements, qui trahissaient cette faiblesse et cette irrésolution, il prêta serment à la constitution révolutionnaire, nomma un ministère dans le sens du mouvement et confirma la junte suprême. Mais ces concessions faites aux révoltés, loin d’atténuer les difficultés de la situation, ne firent que les empirer. Charles-Félix protesta de Modène contre les actes accomplis depuis l’abdication de son frère, et plaça le comte Salieri della Torre à la tête des troupes demeurées fidèles ; en même temps, l’Autriche faisait marcher contre la révolution une armée commandée par le comte Bubna-Littiz. Dans cette conjoncture, le régent n’avait qu’un parti à prendre : se jeter en Lombardie et empêcher la jonction de l’armée autrichienne et des troupes de Charles-Félix, ainsi que le lui conseillait le comte de Santa-Rosa, l’un des partisans les plus décidés de la révolution, qu’il avait lui-même appelé au ministère de la guerre. Charles-Albert manqua encore de l’énergie nécessaire pour persévérer dans la voie où il s’était engagé. Quittant furtivement Turin dans la nuit du 21 mars, il résigna la régence et se réfugia dans le camp autrichien, où il eut à subir les persiflages du comte de Bubna ; il se rendit alors à Modène, mais Charles-Félix lui fit défendre de se présenter à sa cour, et il fut alors forcé de se retirer à Florence. C’était cependant une lettre adressée par Charles-Félix au régent qui avait jeté ce dernier dans cette conduite ambiguë, que le parti libéral avait le droit de qualifier de trahison. Dans cette lettre, le roi régnant avait mis l’héritier présomptif de la couronne en demeure de choisir entre ses droits dynastiques et le mépris des libéraux avec lesquels il faisait cause commune.

Tandis que Charles-Albert subissait en Toscane l’exil que lui avait valu un premier mouvement d’insoumission, l’armée constitutionnelle était battue à Novare (avril), et la proscription, la réaction royaliste régnaient en Piémont. L’ex-régent, pour qui la nouvelle marche imprimée aux affaires était en quelque sorte un reproche continuel, quitta pour quelque temps l’Italie et se rendit en France ; mais là encore, il sembla abjurer plus complètement que jamais ces traditions libérales qui avaient marqué ses premiers actes. Il fit comme volontaire, sous les ordres du duc d’Angoulême, la campagne de 1823 en Espagne, et les proscrits sardes dont une partie avait formé, avec beaucoup d’émigrés napolitains enrôlés en Catalogne, la légion italienne au service de l’Espagne libérale, trouvèrent dans les rangs de l’armée de Louis XVIII ce même Charles-Albert que l’Autriche s’efforçait à cette époque de faire exclure de la succession au trône des États sardes en faveur du duc de Modène. Les tentatives de l’Autriche restèrent infructueuses, et, à la fin de la campagne, Charles-Albert obtint la permission de reparaître à Turin. Il ne tarda pas à rentrer complètement en grâce auprès de Charles-Félix, qui le nomma, en 1829, vice-roi de Sardaigne, et auquel il succéda bientôt après (27 avril 1831).

L’avènement de Charles-Albert ne changea rien au système du gouvernement ; le nouveau roi débuta, il est vrai, par quelques améliorations dans l’administration, les finances et l’armée, mais s’abandonna volontairement à l’influence de la noblesse, du clergé et surtout des jésuites, et les quelques réformes qu’il accorda aux exigences légitimes du parti libéral furent toutes entravées par des mesures restrictives ; ainsi, il créa un conseil d’État, mais en le privant de toute initiative ; aussi ce conseil ne put-il pas s’opposer aux rigueurs exercées en 1833 contre les membres de la Jeune Italie. Seule, l’administration de la justice reçut des améliorations réelles. Le roi avait confié le portefeuille de ce ministère au comte Barbaroux, homme aussi savant qu’intègre, qui s’appliqua à débarrasser la législation et l’ordre judiciaire de bon nombre de vices et d’abus. De nouvelles lois, bien préférables à l’ancienne législation, furent publiées sous le nom de Code Albertin ; mais le caractère incertain du roi gâtait souvent les œuvres de son gouvernement, et, jusqu’en 1847, l’histoire de son règne ne présente qu’une suite continuelle de contradictions. Ainsi, malgré son antipathie pour l’Autriche, il s’en était insensiblement rapproché, et l’influence du cabinet de Vienne se retrouvait dans tous ses actes. Il se mettait en même temps en hostilité avec la dynastie de Juillet en France, et rompait toutes relations, même commerciales, avec l’Espagne, en refusant de reconnaître l’abolition de la loi salique et la légitimité d’Isabelle, et en soutenant ouvertement les prétentions de don Carlos ; de même en Portugal, il fournissait des secours à dom Miguel ; il ne suivait pas deux jours de suite la même politique. En 1840, il prit une attitude plus résolue à l’égard de l’Autriche, au sujet de sa neutralité armée dans la question d’Orient. En 1843, son gouvernement autorisa l’établissement de la Société agraire, qui devint une armée puissante aux mains du parti libéral. En 1847, la Sardaigne signa avec les États romains et la Toscane une ligue douanière qui aurait pu être pour l’Italie ce que le zollverein était pour l’Allemagne ; mais les autres gouvernements de la Péninsule refusèrent d’accepter le projet, formulé par le prélat C. Bussi. Les incertitudes du monarque piémontais, ses actes contradictoires, ses mesures et ses discours, tantôt libéraux, tantôt rétrogrades, inspirés souvent par la raison la plus frivole, ne cessaient de se succéder. Peut-être faut-il chercher le secret de toutes ces tergiversations dans l’aveu singulier qu’il fit en 1843 au duc d’Aumale : « Je vis, lui dit-il. entre le poignard des sectaires et le chocolat des jésuites. »

Peu à peu cependant ce prince parut revenir aux sentiments de sa jeunesse. La marche des événements, la puissance irrésistible de l’opinion, l’ambition même et les espérances d’agrandissement de sa maison, tout le poussait à se présenter aux Italiens comme le champion de la liberté politique et de l’indépendance nationale. Il s’était attaché avec une persévérance énergique à former une armée et à la discipliner et il poursuivit cette œuvre malgré les continuelles réclamations de l’Autriche. L’élection de Pie IX, les réformes qui suivirent son avènement, l’enthousiasme de l’Italie, entraînèrent Charles-Albert, qui donna une amnistie (1847), accueillit en Piémont les émigrés lombards, organisa une garde civique, entra dans la voie des réformes administratives et judiciaires, accorda à la presse une liberté réelle, et enfin couronna son œuvre par le don spontané d’une constitution. Une explosion d’enthousiasme et de reconnaissance accueillit ces réformes, et le prince qui les avait accomplies, salué par tous les peuples de la Péninsule comme un libérateur, avant même qu’il eût combattu, reçut le titre glorieux d’Épée de l’Italie, qu’il s’efforça de mériter en franchissant la frontière à la tête d’une armée pour seconder l’insurrection des Milanais contre la domination autrichienne (mars 1848).

Le 23 mars, il adresse une proclamation chaleureuse aux populations du Milanais et de la Vénétie. « Il ne s’agissait pour lui que de compléter en quelque sorte la glorieuse victoire des Milanais... Il perd un temps précieux autour de Peschiera... Il repousse l'aide puissante des populations levées en masse... Il refuse les offres de service des Suisses, des Polonais et des Corses... Il marchande ses secours à la république de Venise et laisse à découvert ses provinces de terre ferme, » (Histoire d’Italie, par J. Ricciardi). Des volontaires italiens accourent de toutes parts, même de Naples. Pie IX envoie un corps d’armée auxiliaire. Un prince, Autrichien d’origine, Léopold II de Toscane, suit cet exemple. Un enthousiasme sublime entraîne à la lutte la grande famille italique. L’occasion offerte par la fortune est admirable. L’armée de Radetzky est en déroute ; une ville presque désarmée, Milan, l’a réduite à la retraite. Il suffit de la poursuivre sans répit pour l’amener à déposer les armes. Mais Charles-Albert lui donne le temps de se retirer à l’abri des places fortes. Il bat les Autrichiens à Pastrengo (30 avril), à Golto (30 mai), à Rivoli (10 juin), à Somma-Campagna (24 juillet), à Peschiera, et il enlève une à une toutes les positions ennemies jusqu’à l’Adige. Mais ses défiances envers la nouvelle république française, son adhésion au présomptueux et fatal mot d’ordre : l’Italia farà da se, le privèrent de secours efficaces qu’il n’aurait eu qu’à accepter ; il commit, de plus, la faute irréparable de disséminer ses forces sur un espace considérable. Attaqué à son centre par les Autrichiens, il perdit la sanglante bataille de San-Donato (4 août), plus connue sous le nom de Custozza, ramena les débris de son armée à Milan, qu’il ne put défendre, et fut bientôt contraint d’évacuer la Lombardie, qui s’était donnée à lui par un vote solennel. L’année suivante, il fut entraîné à reprendre les armes contre l’Autriche. L’armistice fut dénoncé et le commandement supérieur fut remis à un Polonais, Albert Chrzanowski, capitaine déplorable, suspect jadis de connivences avec le gouvernement russe (1831). Malgré l’imprévoyance et l’incapacité du pouvoir, la campagne de 1849 aurait pu encore aboutir à un heureux résultat, mais le général polonais fit des fautes énormes. Il se tint sur la défensive. La bataille décisive de Novare (23 mars 1849) vit une partie de l’armée sarde accomplir des prodiges de valeur, mais son chef commettre des fautes de tactique qui semblaient préméditées. (V. Custozza, par le duc de Dino.) La fortune de l’Autriche l’emporta encore une fois. En rentrant dans la ville de Novare, « Charles-Albert demanda un armistice au maréchal Radetzky... Il demanda encore à ses généraux réunis s’il était possible de se retirer sur Alexandrie ; tous furent d’avis qu’une telle retraite était impraticable, et, sur ces réponses unanimes, il abdiqua et proclama roi le duc de Savoie, sous le nom de Victor-Emmanuel II.

Il se retira, navré de douleur, à Oporto, où il mourut quatre mois après d’une maladie de foie qui le minait depuis longtemps. Ses restes furent rapportés à Turin, où un monument lui a été élevé.

On lit, dans une lettre datée d’Oporto, 17 mai 1849 : « Après un combat malheureux dans lequel je ne pus trouver la mort, je voulais encore conduire l’armée à de nouveaux combats ; les généraux ne le crurent plus possible ; alors j’abdiquai, ne voulant point renoncer à la sainte cause de notre indépendance ni souscrire à des conditions qui n’étaient point honorables. » (Milan et les princes de Savoie, par Ant. Casati ; Turin, 1859.)

Personne ne peut révoquer en doute le sincère dévouement de Charles-Albert à l’indépendance de l’Italie ; mais l’abnégation de sa retraite et de sa mort ne saurait pallier des faiblesses de caractère, des erreurs de jugement et des contradictions de conduite qui faillirent compromettre pour longtemps l’avenir et la liberté de l’Italie. M. Mamiani a prononcé son Éloge et M. L. Cibrario, son ami personnel, a écrit un autre panégyrique sous le titre de : Souvenirs d’une mission en Portugal auprès du roi Charles-Albert (Turin, 3e édition), traduits en français par M. Anatole de Laforge.