Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CATHERINE II, surnommée la Grande, impératrice de Russie

Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 2p. 588-590).

CATHERINE II, surnommée la Grande, impératrice de Russie, née le 2 mai 1729, à Stettin (Poméranie), dont son père était gouverneur au service de la Prusse, morte en 1796. Elle était fille de Chrétien-Auguste, souverain du petit État d’Anhalt-Zerbst, et de Jeanne-Élisabeth, princesse de Holstein-Gottorp. Ses véritables noms étaient Sophie-Auguste-Frédérique d’Anhalt-Zerbst. Fiancée en 1744 (l’union ne fut célébrée que l’année suivante) à son cousin le duc Charles-Pierre-Ulric de Holstein-Gottorp (que sa tante la czarine Élisabeth avait adopté comme héritier), elle embrassa la religion grecque et prit le nom de Catherine Alexeïewna. Il fut stipulé dans le contrat qu’elle succéderait au trône, si son époux mourait sans héritier. Rien n’annonçait encore dans cette jeune princesse vive, enjouée et légère, la femme extraordinaire qui devait étonner le monde par l’énergie de son caractère, la grandeur de ses entreprises et le scandale prodigieux de ses galanteries.

Toutefois, au milieu des fêtes et des frivoles divertissements de la cour, cette enfant de race étrangère, par une prévision qui peut sembler extraordinaire, nourrissait déjà l’espérance de régner un jour sur la Russie. Elle écrit dans ses curieux mémoires : « À mesure que ce jour s’approchait (son mariage), je devenais plus mélancolique. Le cœur ne me prédisait pas grand bonheur : l’ambition seule me soutenait, j’avais au fond de mon cœur un je ne sais quoi qui ne m’a jamais laissé douter un seul moment que tôt ou tard je parviendrais à devenir impératrice souveraine de Russie, de mon chef. »

Et ailleurs : « En entrant en Russie, je m’étais dit : Je régnerai seule ici. » Aussi, à peine arrivée, elle se mit activement à étudier la religion grecque et la langue russe, les deux instruments essentiels pour réussir auprès de cette nation sur laquelle elle aspirait à régner. Elle s’attacha aussi, malgré les inimitiés dont elle était entourée, à plaire à l’impératrice et à toutes les personnes influentes. Comme tous les grands ambitieux, elle savait se plier à tout, assouplir son orgueil et ramper en quelque sorte pour préparer plus sûrement son élévation. En même temps, elle formait son esprit et trempait son caractère viril par les lectures les plus sérieuses, l’Esprit des lois, Bayle, Plutarque, Voltaire, Tacite, etc. La femme cependant ne cessait d’être séduisante et de garder les dehors de la plus aimable frivolité. Éloignée par une antipathie profonde du grand-duc son époux, dont l’humeur était fantasque et grossière, vivant dans une cour que l’exemple de la souveraine entraînait dans la corruption, elle ne tarda pas à s’abandonner à des dérèglements qui plus tard devinrent pour elle un moyen de se former un parti. On peut, si l’on n’est pas d’une extrême sévérité sur ce chapitre délicat des mœurs, lui trouver une excuse dans cette circonstance que son époux, à demi fou, presque toujours ivre, non-seulement n’avait jamais montré pour elle qu’un brutal désir, tuais encore entretenait des liaisons affichées avec les femmes les plus indignes.

Les relations de Catherine avec le chambellan Soltikoff, avec Ponîatowski, qui devint plus tard roi de Pologne, avec Orloff, avec d’autres encore, n’étaient un mystère pour personne. En 1754, elle eut un fils, Paul Petrovitch, qui régna sous le nom de Paul Ier et qui, d’après ses aveux mêmes, était probablement de Soltikoff.

Le 5 janvier 1762, la mort d’Élisabeth amena le règne éphémère du triste époux de Catherine, Pierre III, qui nourrissait le projet de la répudier et de désavouer le fils qu’elle lui avait donné pour héritier. Menacée du divorce, de la prison et peut-être de la mort, elle prévint le châtiment qui l’attendait en se précipitant dans la révolte ouverte et en faisant éclater au grand jour le complot qu’elle tramait depuis si longtemps et avec tant d’habileté. Par les soins des frères Orloff, de la princesse Daschkoff, du comte Panin, de l’hetman Rasoumofski et d’autres conjurés puissants, une révolution militaire amena la déposition du malheureux Pierre III, après six mois de règne, et l’élévation au trône de Catherine, non comme régente, mais comme souveraine (9 juillet 1762). On sait aujourd’hui que ce résultat avait été amené par un double courant d’intrigues, l’un dans l’armée, déterminé par les Orloffs, l’autre, dans la haute société et parmi les grands dignitaires, par l’initiative de l’énergique et habile princesse Daschkoff. Mais il y eut quelque chose de plus efficace encore que les intrigues particulières, ce fut, à un moment donné, le mépris et la haine contre Pierre III, qui avait profondément blessé la nation par son affectation de germanisme, ainsi que la popularité de Catherine, qui s’était faite entièrement russe, et qui, outre qu’elle avait recruté par l’adultère des complices et des partisans, s’était attachée pendant de longues années à gagner le clergé, la noblesse et l’armée, c’est-à-dire toutes les forces vives de la nation.

Elle justifia en quelque sorte son usurpation, d’abord par la modération avec laquelle elle usa de la victoire, ensuite par les progrès qu’elle a fait faire à la Russie dans les voies de la civilisation. Voltaire, comme on le sait, l’a surnommée la Sémiramis du Nord. On peut dire, en restant dans la réalité historique, qu’elle fut un second Pierre le Grand et le continuateur de son œuvre.

Aucun des amis et des partisans de Pierre III ne fut inquiété ; soit politique, soit modération naturelle, Catherine ne commit aucun acte de rigueur ; chose nouvelle en Russie, et même dans l’Europe entière, qu’une révolution aussi considérable qui s’accomplissait sans effusion de sang.

À ce moment se place naturellement l’épisode tragique du meurtre de Pierre III dans la prison où il avait été relégué. On en trouvera le récit à la biographie de ce malheureux prince. Ici nous n’avons à examiner que la part de responsabilité qui pèse sur Catherine. Disons sommairement d’abord qu’il n’y a aucune preuve qu’elle ait ordonné cette mort et que plusieurs faits importants témoignent, au contraire, qu’elle n’en fut instruite qu’après l’événement et qu’elle en manifesta son horreur et son effroi.

Était-elle sincère, et n’avait-elle pas consenti secrètement à cette exécution, dont les Orloff furent les instruments et qu’ils regardaient comme indispensable à leur sécurité personnelle et à leurs projets ambitieux ?

Il est certain qu’elle accepta le fait accompli, qui affermissait son pouvoir, et que les meurtriers furent comblés de richesses et d’honneurs. Mais, d’un autre côté, on sait par de nombreux exemples que quand les rois ont besoin d’un crime, ils n’ont pas même à l’ordonner ; ils ne manquent jamais de serviteurs qui, par excès de zèle, vont au-devant de leurs désirs secrets et souvent même les dépassent. Très-probablement, c’est ce qui arriva dans cette circonstance. Pendant que la czarine entrait en possession de la puissance souveraine, Pierre avait été enfermé à Ropscha, domaine impérial situé à peu de distance de Saint-Pétersbourg. C’est là que, le 17 juillet, quelques jours après la révolution, Grégoire Orloff, son frère Alexandre et quelques-uns de leurs amis, étranglèrent le malheureux prince, après l’avoir préalablement empoisonné avec du vin de Bourgogne.

À la première nouvelle, Catherine fit paraître un mouvement d’horreur qu’on a tout lieu de croire sincère. Elle comprit d’ailleurs à quels soupçons un tel événement allait donner lieu. Mais, d’un autre côté, le meurtre lui profitait trop pour qu’on ne le crût pas commandé par elle, et elle craignit, en le désavouant hautement, de paraître jouer une odieuse comédie : elle garda donc un silence qui devait être et qui fut interprété d’une manière défavorable pour elle. La mort de Pierre fut attribuée officiellement à des causes naturelles, et le cadavre resta exposé pendant trois jours dans l’église Saint-Alexandre-Newski ; pour dissimuler les traces de strangulation, on avait enveloppé le cou d’une énorme cravate.

Sans doute on peut conserver quelques doutes sur le rôle de l’impératrice dans cet horrible drame ; mais on doit rappeler qu’elle a en sa faveur l’opinion de Frédéric le Grand, dont l’amitié pour la victime est bien connue, celle du prince de Ligne, enfin le témoignage de la princesse Daschkoff, qui cite une lettre écrite par Alexis Orloff à l’impératrice, aussitôt après la perpétration du crime, lettre dans laquelle il implore son pardon en des termes qui éloignent toute idée de complicité de la part de Catherine. Après la mort de celle-ci, cette pièce fut lue publiquement en présence de Paul, son fils, qui s’écria, délivré d’un terrible soupçon : « Dieu soit loué ! mes doutes sont dissipés. »

Cet ensemble de témoignages permet donc de laisser la responsabilité de ce funèbre événement à la charge des frères Orloff ; mais on doit reconnaître que Catherine en accepta le résultat avec une étonnante tranquillité. Elle songeait d’ailleurs à son œuvre d’État, à la grandeur politique, au rôle qu’elle ambitionnait d’être le plus grand empereur qui eût régné en Russie depuis Pierre Ier. Elle y réussit pleinement ; ses actions justifièrent ses desseins et son ambition se légitima dès son entrée dans la toute-puissance. Elle rappela beaucoup d’exilés, abolit la torture et la chancellerie secrète d’inquisition, améliora le sort des serfs, encouragea le commerce et l’agriculture, fonda des hôpitaux, des villes, des manufactures, des écoles, des établissements de bienfaisance, entreprit de réformer l’administration, les impôts et la jurisprudence, ébaucha un grand nombre d’œuvres et d’institutions qui restèrent inachevées, par suite de cette impatiente ambition de gloire qui la poussait sans cesse à de nouvelles entreprises et lui permettait à peine d’improviser hâtivement ses créations. Les commencements de son règne furent d’ailleurs difficiles. La haine qu’on portait à Pierre III avait favorisé son usurpation ; mais une réaction eut lieu presque aussitôt ; des complots sans cesse renaissants, la rébellion formidable du cosaque Pougatchef (qui eut lieu plus tard, en 1773), les murmures du peuple et des troupes menacèrent le pouvoir de impératrice. Mais elle se montra supérieure à tout ; elle domina toutes les oppositions, toutes les hostilités, et en triompha par ce mélange d’énergie, d’habileté, d’audace et de machiavélisme profond dont elle trouvait d’ailleurs la théorie et l’exemple dans les traditions moscovites.

Dans sa politique extérieure, elle mit toute sa gloire au développement de la puissance russe, à la continuation de l’œuvre de Pierre le Grand. L’affaiblissement de la Pologne, la destruction de l’empire ottoman et le rétablissement de l’empire byzantin au profit de la Russie, tels furent les principaux desseins dont elle poursuivit la réalisation avec une ténacité et une énergie qui eussent été, on doit le reconnaître, mieux employées à civiliser qu’à agrandir un empire barbare et déjà sans limites. Dans l’œuvre de destruction de la Pologne, elle déploya d’ailleurs une perfidie justement flétrie par l’histoire ; elle mit trente ans à accomplir, de concert avec l’Autriche et la Prusse, cette grande iniquité, à laquelle quelques philosophes français se hâtèrent trop d’applaudir, et qui fut consommée par des démembrements successifs (1772, 1793, 1795). Son premier pas dans cette voie fut de placer sur le trône de Pologne son ancien favori Poniatowski, qu’elle espérait avec raison asservir à sa politique. La guerre contre les Turcs occupa une grande partie de son règne, et les résultats principaux qu’elle en obtint furent la conquête de la Crimée et la mer Noire ouverte à la marine russe. Ce fut peu d’années après cette conquête, œuvre de son favori Potemkin, qu’elle fit ce fameux voyage où des villages improvisés s’élevaient successivement sur sa route, au milieu de pays déserts, et parurent lui faire illusion sur la puissance et la richesse de son empire. On a peine à croire cependant que cette princesse ait pu se laisser tromper par de vaines décorations théâtrales et par cette comédie de paysans, toujours les mêmes et qui, pendant un voyage de mille lieues, auraient joué le rôle de populations empressées à venir saluer leur souveraine. Cette fantasmagorie aurait été imaginée, dit-on, par Potemkin.

Au reste, tout n’était pas artifice dans ce spectacle que l’ancien favori donnait à sa souveraine. Il est certain que, dans l’immense gouvernement dont il était chargé, son génie avait fait éclore une foule de villages florissants et créé une population active et industrieuse, en y établissant des colons grecs, allemands, polonais, des soldats invalides, etc.

Les entreprises de Catherine, ses guerres, ses tentatives de réforme, la protection qu’elle accordait aux sciences, aux lettres et à la philosophie, son esprit libéral, audacieux et novateur, le rôle important qu’elle était parvenue à jouer dans les conseils de la diplomatie européenne, firent oublier ses violences, son despotisme et la dépravation de ses mœurs. La Russie la surnomma Mère de la patrie, et l’Europe, la Grande. Voltaire l’accabla de flatteries poétiques, lui donna, comme nous l’avons dit, le titre de Sémiramis du Nord, et s’écria avec un enthousiasme un peu exagéré :

C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière !

Elle répondait à cet engouement en créant l’Académie russe (1783), en chargeant Pallas et d’autres savants illustres de voyages scientifiques dans toutes les parties de son empire, en invitant d’Alembert à venir présider à l’éducation du grand-duc, en répandant ses bienfaits sur Diderot, qu’elle attira à sa cour, mais qu’elle ne put y fixer, en introduisant dans ses États de réelles améliorations dans l’industrie, l’agriculture, le commerce et l’administration. Toutefois, le tableau brillant qu’on se plaisait à faire de son empire n’était pas complètement fidèle : ses guerres ruineuses, ses prodigalités inouïes envers ses innombrables favoris, épuisèrent la Russie et la plongèrent dans des embarras financiers dont elle n’est pas encore délivrée. En outre, elle rêva plus de réformes qu’elle n’en exécuta réellement, et son fameux code de lois est en partie resté sur le papier.

Le grand scandale de son règne, ce qui fait que pour elle l’histoire doit avoir ses pages clandestines, son registre secret, à la Procope, ce sont ses galanteries plus qu’orientales, cette suite prodigieuse, cette kyrielle d’amants qui se succèdent à l’infini, sans interruption ni cesse et jusqu’au dernier jour. Sous ce rapport, elle a dépassé Louis XV ; scandale bien plus grave encore chez une femme ; là est véritablement la tache indélébile que les panégyristes les plus enthousiastes ne pourront effacer.

Malgré ses opinions philosophiques, elle se déclara contre la Révolution française, en disant que son métier était d’être aristocrate. On dit même qu’elle fit enlever de sa galerie le buste de Voltaire, pour qui elle avait toujours professé une admiration enthousiaste. Mais peut-être n’était-ce que par un sentiment de délicatesse pour les émigrés français, nobles et prêtres, qui affluaient en Russie. Elle obligea aussi tous les Français établis dans son empire ou de quitter la Russie ou d’abjurer les principes de la Révolution. Elle allait se joindre aux puissances coalisées, lorsqu’elle mourut le 15 octobre 1796. Cette femme extraordinaire, qui aspirait à tous les genres de gloire, a composé dans notre langue plusieurs ouvrages (retouchés par des écrivains français) : Antidote ou Réfutation du Voyage en Sibérie, de l’abbé Chappe, imprimé à la suite de cet ouvrage (édition d’Amsterdam, 1769-1771, 6 vol. in-12) ; des pièces de théâtre assez médiocres dans le Théâtre de l’Ermitage ; des lettres spirituelles à Voltaire, au prince de Ligne, etc. ; enfin des Mémoires qui ont été publiés par un illustre proscrit russe, A. Herzen (Londres, 1859,1 vol. in-8o). Ces Mémoires, pleins d’intérêt et de charme, s’arrêtent malheureusement à l’année 1759, trois ans avant l’avènement de Catherine à l’empire.

On peut consulter : Histoire de la révolution de Russie en 1762, par Rulhière ; Histoire de Pierre III (Berlin, 1762) ; Vie de Catherine II, par Castera (1798, 3 vol. in-8o) ; Éloge de Catherine II, par M. d’Harmensen (Paris, 1804, in-8o) ; Catherine II et son règne, par E. Jauffret (Paris, 1860, 2 vol. in-8o) ; Souvenirs de l’amiral Tchitchagoff (1862) ; Mémoires du prince de Ligne ; Mémoires de Frédéric II ; Histoire des gouvernements du Nord ; Voyage d’un Français en Allemagne ; Mémoires secrets sur la Russie ; Nouveaux lundis, Sainte-Beuve, t. II, etc. (V. ci-dessous Catherine II, sa cour, etc.)

La supercherie flatteuse de Potemkin, à propos du fameux voyage en Crimée, a donné lieu à de nombreuses allusions de la part des écrivains. Rappelons en quelques mots cet épisode, en lui conservant les couleurs dont la tradition l’a revêtu. Voulant donner à sa souveraine une haute idée de la Tauride et de la Crimée, provinces nouvellement conquises, Potemkin imagina le plus singulier artifice pour lui persuader qu’il avait introduit la civilisation et l’aisance où régnaient naguère la barbarie et la misère. Catherine accepta avec empressement ce voyage, qui flattait son ardente imagination. Sur une route de près de mille lieues, on ne voyait que fêtes, décorations théâtrales, prestiges, enchantements : c’étaient de grands feux allumés sur toute l’étendue de la route, des illuminations dans les villes, des palais au milieu des campagnes désertes, et ces palais ne devaient être habités qu’un jour ; c’étaient des villages et même des villes nouvellement formés dans des solitudes où les Tatars avaient naguère conduit leurs troupeaux. Des bandes de figurants, chargés de jouer le rôle de populations agricoles, semblaient se livrer avec bonheur aux travaux champêtres. Partout un peuple nombreux, image de l’aisance et du bonheur ; partout des danses, des chants, les hommages de cent peuplades différentes qui se précipitaient au-devant de leur souveraine. Mais il n’y avait dans tout cela que de la fiction ; Catherine apercevait de loin des villes et des villages dont il n’existait que les murs extérieurs ; de près, elle voyait un peuple nombreux, mais ce même peuple courait pendant la nuit, pour lui donner plus loin, le lendemain, un spectacle semblable. Enfin, arrivée à Kerson, elle lut sur un arc de triomphe cette inscription, qui caressait le rêve de l’ambition moscovite : Route de Byzance. C’était le bouquet de ce feu d’artifice, que le plus ingénieux des favoris donnait à la plus ambitieuse des souveraines.

Le voyage de Catherine à travers la Crimée est souvent rappelé par les écrivains. Voici quelques-unes des allusions auxquelles il a donné lieu :

« Si j’avais eu à ma disposition quelques
années de liberté et quelques-uns des cinq
cents chevaux qui emportaient Catherine et
son cortège dans sa fabuleuse promenade de
Tauride, vers quelle cité mémorable, vers
quelle rive nouvelle ne me serais-je pas
élancé avec bonheur ! »
        Xavier Marmier, Lettres sur la Russie.

« J’aurais pu profiter de l’offre que m’avait
faite Mariette et l’accompagner à Arpajon ;
mais on eût combiné les choses de manière à
ce que rien ne blessât mes yeux. Je ne voulais
pas d’un voyage à la Potemkin, où tout eût
été d’avance préparé pour l’effet et où j’aurais
joué le rôle de dupe. »
        Louis Reybaud, vxEmployé.

« Quand Catherine faisait son voyage en Crimée, on plantait à la hâte des arbres, on dessinait des jardins, on construisait des maisons dans les lieux qu’elle devait traverser, afin de lui faire croire que cette contrée inculte
et déserte était habitée par une nombreuse et florissante population. Nos illusions les moins redoutables ne ressemblent-elles pas à ces plantes éphémères, à ces édifices
qui abusaient un instant les regards de la puissante impératrice et tombaient derrière elle en poussière ? »
        Xavier Marmier, Gazida.

Catherine II, sa cour et la Russie, mémoire de Sabatier de Cabre écrit en 1772, publié en 1862 à Berlin par M. Asher, Cet opuscule, mis à l’index par la cour de Russie et peu connu en France, est fort curieux. Composé par un de nos ambassadeurs et adressé au roi de France, il est très-sérieux par le fond, par la forme et par l’expression. Les appréciations de l’auteur roulent sur trois points principaux : il dépeint les personnages de la cour de Russie en 1772 ; il apprécie la personne et les actes de Catherine II ; enfin il donne son opinion sur le caractère des Russes et sur l’avenir qu’il croit réservé à leur pays. Il juge cette femme avec impartialité, se tenant aussi loin des louanges exagérées de quelques flatteurs, que des invectives que lui ont prodiguées des détracteurs passionnés. Il établit fort nettement que, sous son règne, les vrais intérêts du pays furent trop souvent sacrifiés à une vaine gloriole. On a dit, d’après M. Sabatier de Cabre, trop de bien et trop de mal de cette souveraine ; il lui accorde une grande finesse, un esprit d’intrigue très-développé, de l’instruction, une fermeté qui va jusqu’à l’opiniâtreté, le tout soutenu et gâté par un orgueil insurmontable, une vanité puérile et une cruauté instinctive. On la hait, mais on la craint, et d’ailleurs elle n’attache aucun prix à l’affection de ses sujets.

Les deux points importants de ce mémoire sont les révélations qu’il fournit sur un projet de partage de la Pologne qui était alors déjà, mais secrètement, à l’ordre du jour, entre les puissances du Nord, et les appréciations sur le peuple russe et sur son avenir. Sabatier de Cabre est sévère pour la grande famille moscovite, qui a su se faire un rôle plus brillant que l’auteur ne l’avait prévu ; mais quant à ses impressions sur les Russes, elles semblent écrites d’hier, tant elles sont justes. M. Asher les reproduit in extenso, avec cette réflexion que, ni plus ni moins que toute autre Majesté, Leurs Majestés les nations ne peuvent que gagner à apprendre ce qu’on pense d’elles. Le Russe, d’après l’auteur, est à la fois trop sauvage et trop civilisé ; sa maturité hâtive ressemble à un fruit sans saveur, qui présenterait la forme, la couleur et l’écorce des fruits savoureux de nos contrées méridionales. « Un Russe n’est jamais plus Russe, écrit-il, que lorsqu’il manque chez lui du nécessaire, et qu’il étale une voiture élégante ; qu’il refuse un rouble à un ouvrier malheureux, et risque sa fortune sur une carte ; qu’il n’a pas de chemise, et qu’il est couvert de diamants. »

Les Russes ont fait de grands progrès depuis 1772, mais les traits principaux de leur portrait n’ont pas varié ; leur civilisation a passé de la jeunesse à la vieillesse, sans avoir connu l’âge mûr. Les récentes atrocités commises en Pologne sont une triste preuve que dans son Mémoire, parfaitement écrit pour l’époque, Sabatier de Cabre avait sainement apprécié le goût de ce fruit attaqué au cœur par un ver rongeur. Une chose manque aux Russes, qui contribuera longtemps peut-être à en faire des demi-sauvages ; il leur manque, nous ne dirons pas seulement la liberté, mais l’amour de la liberté, sans lequel on ne conçoit ni l’indépendance, ni l’esprit, ni la dignité du caractère.

Catherine II, roman par Mme Junot d’Abrantès (Paris, 1834). On trouve dans cet ouvrage de curieux détails sur la vie de la fameuse czarine, dont la luxure aurait effrayé le seigneur Brantôme lui-même, de même que la perfidie de sa politique aurait étonné le génie de Machiavel. Il est curieux d’apprendre comment le favori de l’impératrice devenait, quel qu’il fût, un des grands fonctionnaires de l’État, salarié sur les fonds du trésor, mais sujet à toutes les chances de l’amovibilité. Il faut lire le livre de Mme d’Abrantès pour avoir une idée de l’horrible débauche à laquelle se livrait cette impérieuse czarine. Toutefois, en faisant cette lecture, on ne perdra pas de vue que c’est un roman qu’on lit, et que l’auteur d’un roman a toujours intérêt à présenter son héros sous un point de vue exclusif, au lieu de peindre les contradictions, nous dirions presque les variétés de son caractère, et notre article historique sur Catherine est, pensons-nous, beaucoup plus propre à donner une idée complète de cette femme que le roman de Mme Junot.