Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CALAS (Jean), commerçant de Toulouse
CALAS (Jean), commerçant de Toulouse, né à La Caparède (Languedoc) en 1698 ; il était protestant et père d’une famille nombreuse. Le 13 octobre 1761, Marc-Antoine Calas, son fils aîné, jeune homme adonné à la débauche et d’un esprit sombre et déréglé, fut trouvé pendu dans la maison paternelle. Des calomniateurs répandirent aussitôt l’accusation horrible que ce malheureux avait été étranglé par son père parce qu’il voulait abjurer le protestantisme et rentrer dans la foi catholique. En même temps, on excita avec une habileté perfide le fanatisme populaire. Les dominicains allèrent jusqu’à ériger au suicidé un catafalque surmonté d’un squelette tenant une palme de martyr. Ni la probité bien connue de Calas, ni sa tendresse pour ses enfants, ni sa faiblesse physique, comparée à la force herculéenne de sa prétendue victime, ni la pension qu’il payait à un autre de ses fils devenu catholique, ni les mille invraisemblances que révéla l’enquête, rien enfin ne fut capable d’éclairer les juges, et le malheureux vieillard fut condamné au supplice de la roue par le parlement de Toulouse, à la pluralité de huit voix contre cinq, et exécuté le 9 mars 1762. Voltaire, alors à Ferney, recueillit sa veuve et se dévoua à la réhabilitation de cette famille infortunée. On sait quelle magnanimité et quel courage le sublime vieillard, le grand athlète de la tolérance et de la justice, déploya dans cette lutte vraiment homérique. Des historiens dignes de foi assurent que pendant trois ans que se fit attendre la révision du procès, Voltaire n’éprouva pas un seul mouvement de joie qu’il ne se le reprochât à l’instant même comme un crime. Il triompha enfin, et la vérité avec lui, entraîna le public, le barreau, la cour, et obtint la révision du jugement. Un tribunal extraordinaire de cinquante maîtres des requêtes cassa l’arrêt du parlement de Toulouse, réhabilita la mémoire de Calas et ordonna que sa famille fût indemnisée (9 mars 1765).
Dans la famille Calas, le deuil fut immense, et l’inconsolable veuve déploya l’énergie d’une matrone romaine. Depuis vingt-huit ans que son mari avait subi l’épouvantable supplice de la roue, elle n’avait jamais quitté le deuil ; sa montre, arrêtée sur l’heure de la sanglante agonie de son mari, n’avait jamais été remontée. La femme qui la servait, ayant remarqué qu’elle était douloureusement affectée toutes les fois qu’elle entendait crier un arrêt de mort, descendait précipitamment pour prier les crieurs de se détourner de la rue qu’habitait sa maîtresse, ou du moins de passer sous ses fenêtres sans élever la voix.
Calas, tragédie en cinq actes, en vers, de F.-L. Laya, représentée pour la première fois sur le théâtre de la Nation, à Paris, le 18 décembre 1790. Il y avait vingt-cinq ans que Voltaire avait obtenu la réhabilitation de la mémoire du malheureux Calas, lorsque le théâtre s’empara de l’événement et en profita pour battre en brèche le fanatisme religieux. La liberté dont jouissaient alors les spectacles permettait aux écrivains dramatiques de toucher à ces sujets, d’autant plus émouvants qu’ils appartenaient à l’histoire contemporaine. Après l’Honnête criminel de Fenouillot de Falbaire, le Calas de Laya venait encore montrer l’intolérance et la passion conduisant à l’injustice. Le fait douloureux qui forme le fond de l’ouvrage est trop connu pour qu’une analyse soit ici nécessaire ; quelques détails suffiront pour faire apprécier le mérite d’une œuvre qui obtint un assez grand succès dans son temps.
À la suite d’une journée laborieusement remplie, la famille protestante des Calas va se livrer au repos : on lit des vers de Voltaire, et Jean Calas, vieillard de soixante-trois ans, après s’être expliqué sur le fanatisme et avoir dit comment il comprend la tolérance, parle de la pension qu’il accorde à son fils Louis, quoique ce dernier se soit fait catholique, et des chagrins que lui cause l’aîné de ses enfants, Marc-Antoine Calas, esprit sombre et rêveur qui lui donne les plus vives inquiétudes. Il se fait tard, et Levaisse, jeune homme fiancé à la fille aînée de la maison, va se retirer, lorsqu’on entend pousser des cris affreux : Calas et Levaisse se précipitent à l’endroit d’où ils partent. On devine ce dont il s’agit : Marc-Antoine Calas s’est étranglé dans la maison paternelle. Sa mort, bientôt connue, donne des armes contre le malheureux vieillard à la haine du capitoul David, persécuteur déclaré des protestants, et ennemi particulier de la famille Calas. Ce David, homme dur et intraitable, fait conduire en prison Jean Calas, comme prévenu du meurtre de son propre fils. Nous le répétons, Jean Calas était protestant, et son fils allait se convertir au catholicisme lorsqu’il se tua, ce qui fit que la population égarée de Toulouse accepta aisément l’idée de son assassinat, en attendant que les juges délibérassent sous cette impression. Pour étayer de preuves cette atroce accusation, le capitoul essaye d’acheter le témoignage d’une servante ; cette tentative de séduction produit un mouvement très-dramatique, où la servante dénonce David comme ayant voulu la gagner. Malheureusement, cette dénonciation n’est point admise par les juges ; Calas est replongé dans son cachot. Il supporte le coup qui le frappe avec résignation, et c’est moins par attachement pour la vie que par amour pour les siens, que déjà il aperçoit dans l’avenir voués à l’infamie, qu’il proteste de son innocence. Un magistrat, nommé La Salle, fait de vains efforts pour sauver (a famille Calas ; mais les intrigues du capitoul triomphent de son éloquence et de son dévouement. Le magistrat est récusé, et le parlement condamne le malheureux père au supplice de la roue. Le contraste de la férocité de David et de la résignation de Calas est frappant. Ce dernier se montre plein de grandeur et de tranquille fermeté surtout dans deux situations : au quatrième acte, lorsqu’il refuse de sauver ses jours par la fuite, moyen que le vieillard regarde comme indigne de l’innocence ; et au cinquième, lorsqu’il reçoit les adieux de sa famille et qu’il jure qu’il n’est pas coupable. La cloche funèbre vient de sonner sa dernière heure : il bénit ses enfants, et le geôlier lui lie les mains ; il marche au supplice, et sa femme s’évanouit.
« On a reproché à l’auteur d’avoir dénaturé les faits, dit le Moniteur du 29 décembre 1790. Ce n’est pas le seul défaut de l’ouvrage ; mais il les rachète par des beautés réelles, par des situations attachantes et des développements vrais, par un intérêt entretenu et ménagé avec goût, par le style même, qui n’est quelquefois que trop exalté. » Il était de mode alors de mettre au théâtre les prêtres, les moines, les archevêques, et toutes les pièces en étaient remplies depuis quelque temps ; mais la municipalité, qui avait maintenant la surveillance des spectacles, avait empêché dans Calas la mise en scène d’un moine jacobin. Voici la lettre que Laya écrivit à cette occasion à la Chronique de Paris : « J’ai été aussi étonné que vous de voir paraître au dénoûment de ma pièce Jean Calas un docteur de Sorbonne, où je croyais voir un jacobin. Mais j’ai été bien plus étonné encore quand j’ai appris que cette faute venait des ordres de M. le maire, qui, à l’instant de la représentation, a cru devoir faire dépouiller à M. Grandménil l’habit d’un honnête religieux, pour lui faire revêtir celui d’un docteur, comme si le plus beau privilège de la religion n’était pas d’assister l’infortune ! Au reste, j’abandonne ceci, messieurs, à vos réflexions. » Laya publia sa pièce, en la faisant précéder d’une préface historique sur Jean Calas et suivre d’un nouveau cinquième acte.
Le 17 décembre 1790, c’est-à-dire la veille même du jour où la pièce de Laya fut jouée au théâtre de la Nation, Lemierre d'Argy avait donné sur la scène du Palais-Royal, ancien théâtre de Molière, consacré aux variétés amusantes, qui devint le Théâtre-Français de la rue de. Richelieu, Calas ou le Fanatisme, drame en quatre actes, en prose, qui garda assez longtemps l’affiche. La veuve de Calas et ses filles habitaient alors Paris, ce qui ajoutait à l’intérêt des pièces composées sur ce triste sujet ; toutefois, ces exhibitions dramatiques n’étaient pas faites pour calmer l’immense douleur de la pauvre femme. Ces détails et bien d’autres encore, avidement accueillis par la sympathie populaire, se répétaient et augmentaient l’intérêt déjà si poignant attaché à cette lugubre histoire. C’est ainsi que des pièces qui n’ont pas survécu ont pu attirer la foule, un moment, sur les scènes les plus diverses, et jouir d’une vogue que rien ne semble expliquer aujourd’hui, lorsqu’on les relit à froid.
Calas (Jean) ou l’École des juges, tragédie en cinq actes et en vers, de Marie-Joseph Chénier, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la rue de Richelieu, le 7 juillet 1791. La pensée de faire un drame sur les malheurs de la famille Calas n’était pas venue seulement à Laya et à Lemierre d’Argy, mais à bien d’autres aussi, notamment à Chénier ; ce dernier s’étant laissé devancer, sa pièce n’obtint qu’une médiocre attention, quoique fort intéressante, très-dramatique et écrite avec une certaine force et une grande élégance. Le sujet étant le même que celui déjà traité par Laya, offrait nécessairement les mêmes personnages. L’auteur, en se soumettant d’une façon trop absolue aux proportions de la tragédie classique, s’est privé des effets que ne manqueraient pas de trouver nos écrivains dramatiques contemporains dans les libres allures du drame moderne. L’arrêt de mort qui frappe son héros, arrêt trop connu d’avance, forme le seul nœud de l’ouvrage, et la seule scène qui ait de l’empire sur le spectateur est celle où Mme Çalas veut se donner la mort pour suivre son mari au tombeau. Un suicide ! C’est déjà un suicide qui a motivé l’accusation sous le poids de laquelle est écrasé Jean Calas, et le vieillard, dont la fermeté est inaltérable, rappelle à sa femme qu’elle doit vivre pour venger sa mémoire et pour veiller sur leurs autres enfants. Avons-nous besoin d’ajouter que Chénier, dans sa pièce, qu’il appelle à dessein l'École des juges, a essayé de peindre, lui aussi, le fanatisme religieux qui provoqua la condamnation de Jean Calas ? Plusieurs passages de la tragédie furent applaudis avec enthousiasme. Le vers suivant, que Calas, marchant au supplice, adresse à son confesseur, ne manquait jamais son effet sur l’auditoire :
Eh quoi ! vous me plaignez, et vous êtes un prêtre !
La Salle, ce magistrat tolérant que nous avons vu déjà dans le Calas de Laya, reparaît sous la plume de Chénier et fait contraste par sa modération avec les autres juges, malheureusement impressionnés par les injustes soupçons de la fanatique population toulousaine. Ce personnage, d’un beau caractère, excita des bravos chaleureux, notamment dans la scène qui a trait à Voltaire, et dans laquelle il parle ainsi, en s’adressant à celle qui bientôt va être veuve :
... Il est, près des monts helvétiques,
Un illustre vieillard, fléau de fanatiques,
Ami du genre humain ; depuis cinquante hivers
Ses sublimes travaux ont instruit l’univers.
À ses contemporains prêchant la tolérance,
Ses écrits sont toujours des bienfaits pour la France.
La gloire, ce durable et précieux trésor,
La gloire, et la vertu plus précieuse encor
Couronnent à la fin le déclin de sa vie
Et de leur double éclat importunent l’envie.
Mais quels droits aurons-nous ?
La vertu, le malheur !
Tous les infortunés ont des droits sur son cœur.
Courez vous prosterner aux genoux de Voltaire ;
Vous serez accueillis sous son toit solitaire,
Il vous tendra les bras ; ses yeux dans cet écrit
Liront de vos revers un fidèle récit.
Il nous protégera contre la tyrannie ?
De ce devoir sacré j’ai sommé son génie.
Sous de nombreux tyrans le monde est abattu ;
Mais un sage, un grand homme, ami de la vertu,
Faisant aux préjugés une immortelle guerre,
Fut créé pour instruire et consoler la terre.
Talma, jusqu’alors réduit aux rôles subalternes, interprétait cette fois celui du magistrat La Salle ; le talent du jeune acteur, que la rigueur des règlements condamnait à l’obscurité, avait eu récemment une occasion de se mettre en lumière dans cette tragédie fameuse du même Chénier, Charles IX, qui avait soulevé tant d’orages à la Comédie-Française. Cette nouvelle création, dans laquelle il montra toute la chaleur et toute l’énergie de son jeu admirable, accrut de beaucoup sa réputation naissante.
Calas, drame en trois actes, en prose, de Victor Ducange, représenté à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, en 1819. Les amateurs se rappellent cet ouvrage, qui eut un immense succès au boulevard, et que nous ne raconterons point cependant : d’abord parce que le sujet en est connu ; ensuite parce que le style de Victor Ducange, quoiqu’il ait arraché plus de larmes que n’en firent jamais verser à eux trois, Corneille, Racine et Voltaire, n’est pas de celui dont on parle. L’auteur de Trente ans ou la Vie d’un joueur avait une imagination puissante, et ses auditeurs l’applaudissaient comme un maître et comme un apôtre ; mais les plus émouvantes inventions, les pièces les mieux charpentées, les mélodrames les plus étonnants n’ont qu’un jour, s’ils ne sont pas soutenus par ce quelque chose qui ne meurt pas : la poésie ; par ce je ne sais quoi qui conserve : le style. Disons donc, et que cela suffise, que Calas est une des œuvres principales de Victor Ducange, une des trois ou quatre dont le souvenir flotte encore dans la mémoire de nos pères. Un ancien acteur du théâtre de la Cité, nommé Villeneuve, y brillait, préludant à Frédérick-Lemaître comme Victor Ducange préludait à Victor Hugo. Ce brave artiste, qui mourut à Bicêtre, âgé de quatre-vingt-deux ans, et dont la femme faisait d’assez mauvaises pièces à la Cité, régnait sur le parterre de la Restauration. Tout Paris a pleuré, dans Calas, sur ses vertus et sur son infortune. Rien qu’à l’entendre dire à sa femme : « Épouse infortunée, le ciel en ses desseins, etc., » les assistants fondaient en larmes.