Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Blanqui (Louis-Auguste)

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 805).

BLANQUI (Louis-Auguste), homme politique, deuxième fils du conventionnel et frère de l’économiste, né à Nice en 1805, alors que cette ville faisait partie du département des Alpes-Maritimes. Il reçut une éducation très-soignée, fut d’abord précepteur particulier, puis étudia le droit et la médecine à Paris, et se jeta bientôt avec ardeur dans les luttes politiques. Blessé d’une balle au cou dans le combat qui eut lieu rue Saint-Denis, en 1827, à propos des élections, il combattit de nouveau en 1830, et prit dès lors une part très-active à toutes les entreprises du parti républicain contre le gouvernement de Louis-Philippe. Très-influent dans ce parti, il en représentait l’élément révolutionnaire, la fraction ardente, exaltée, follement héroïque, enfin cette poignée d’hommes audacieux toujours prêts à livrer bataille à des armées, cent fois vaincus, jamais domptés, et dont les luttes impossibles sont un sujet d’étonnement et semblent les épisodes dramatiques de quelque légende d’héroïques aventuriers. M. Blanqui a gardé le pli de ce temps et de cette génération. Il n’a jamais eu qu’une foi médiocre dans la puissance de l’idée seule. La force lui a toujours paru l’élément pratique par excellence, et c’est par les armes, par les tentatives d’insurrection qu’il a constamment poursuivi le triomphe de ses principes. Membre de la Société des Amis du peuple, après la révolution de Juillet, et impliqué dans le procès des Dix-Neuf, il se défendit avec cette éloquence passionnée qui semble un mélange des tristesses de Dante et des emportements et des amertumes de Marat, parla des droits et des misères du peuple, -et se constitua le tribun du prolétariat contre l’oligarchie bourgeoise, qui avait recueilli seule les fruits de la dernière révolution et qui allait devenir le pays légal du règne. Le jury étonné, fasciné peut-être, acquitta ce terrible apôtre ; mais la cour le condamna à un an de prison pour délit d’audience. Dans le procès d’avril, il reparut sur la scène comme défenseur des accusés, subit une nouvelle condamnation en 1836, et enfin prépara et commanda avec Barbès et Martin Bernard l’insurrection du 12 mai 1839, qui fut promptement réprimée. Après avoir pendant six mois échappé aux recherches, il fut arrêté et condamné à mort par la cour des pairs. Sa peine fut commuée, comme l’avait été celle de Barbès, en une détention perpétuelle. Emprisonné au Mont-Saint-Michel, et soumis au régime cellulaire, il y subit, comme les autres prisonniers politiques, les traitements les plus durs, pendant que sa jeune femme, artiste distinguée, expirait dans la solitude et le désespoir. Transféré malade à l’hôpital de Tours, il y était encore lors de la révolution de Février. Le 25, il était à Paris, où les révolutionnaires ardents se groupèrent autour de lui. Mécontent de la composition du gouvernement provisoire, il eût pu dés lors le modifier ou le renverser ; mais il craignit sans doute d’ébranler la République en frappant ce pouvoir d’un jour. Il se borna à le combattre dans la Société républicaine centrale, qu’il avait fondée, et qui, habilement calomniée dès son origine, inspira une terreur profonde au gouvernement et au public. Lors de la manifestation des 200,000 hommes, au 17 mars, Blanqui, en demandant l’ajournement des élections, voulait cette fois, à ce qu’on a prétendu, transformer le gouvernement de l’Hôtel de ville en une dictature radicale. Mais l’opposition de Louis Blanc, de Cabet et de Barbès fit échouer ce projet, dont la réalisation eût singulièrement modifié les destinées de la révolution en France et en Europe. Il est difficile, d’ailleurs, de démêler ce qu’il peut y avoir de vrai dans les bruits qui ont été répandus à ce sujet. Peu de temps après, on essaya d’écraser ce redoutable ennemi en publiant, dans la Revue rétrospective, de Taschereau, une sorte de rapport sur l’émeute de 1839 et sur le personnel du parti républicain. Cette pièce fut attribuée à Blanqui, bien qu’il pût paraître étrange que de telles complaisances eussent été récompensées par la prison perpétuelle. Quoi qu’il en soit et malgré les protestations d’un grand nombre d’anciens membres des sociétés secrètes, le coup porta en ce sens que le puissant agitateur, transformé en accusé, fut obligé d’abandonner un moment l’attaque pour la défense. Sa réponse est un morceau plein d’éclat et l’un des modèles de sa manière ironique, amère, mordante et colorée. Après avoir rappelé ses luttes, ses longues souffrances, une partie de sa vie consumée dans les cachots, il s’écrie : « Et c’est moi, triste débris qui traîne par les rues un corps meurtri sous des habits râpés, c’est moi qu’on foudroie du nom de vendu, tandis que les valets de Louis-Philippe, métamorphosés en brillants papillons républicains, voltigent sur les tapis de l’Hôtel de ville, flétrissant du haut de leur vertu, nourrie à quatre services, le pauvre Job échappé des prisons de leur maître ! »

Cette affaire fit beaucoup de bruit à cette époque. Un jury d’honneur fut institué, mais ses délibérations n’aboutirent à aucun résultat. Quoi qu’il en soit, on ne put jamais, et pour cause, produire l’original de la pièce ; et s’il est vrai que Barbès crut à la culpabilité de son ancien compagnon, il ne faut pas oublier l’inimitié qui séparait ces deux chefs révolutionnaires, inimitié qui tenait sans doute à une rivalité d’influence et qui ne date pas de ce temps, comme on le croit communément, mais remonte beaucoup plus haut, et dont l’origine se perd dans la nuit des sociétés secrètes. Blanqui contribua à la manifestation du 16 avril, ont le but était, dit-on, d’emporter le gouvernement provisoire, et que Ledru-Rollin fit avorter en ordonnant de battre le rappel. Lors du mouvement du 15 mai, il y fut entraîné plus qu’il ne le dirigea, parla au nom du peuple à la tribune de l’Assemblée constituante, demanda la reconstitution de la Pologne, rappela le sang récemment versé à Rouen, et s’occupa de diverses questions incidentes. On sait le résultat de cette journée, à la suite de laquelle furent arrêtés les principaux chefs révolutionnaires. Traduit devant la haute cour de Bourges, Blanqui excita l’intérêt par une défense qui eut un grand éclat ; mais il n’en fut pas moins condamné à dix ans de prison. Pendant qu’il subissait sa peine à Belle-Île-en-Mer, il tenta plusieurs évasions, dont une surtout fit beaucoup de bruit et rappela les plus célèbres expéditions de ce genre. 11 l’avait préparée avec un de ses compagnons. À l’heure de la fermeture des cellules, les deux fugitifs, après avoir disposé à leur table et devant un livre ouvert des mannequins vêtus de leurs vêtements, et dont la vue trompa complètement l’œil exercé des gardiens, parvinrent à se glisser dans le puits du préau, suspendus à une corde dont la longueur avait été mal calculée. Ils flottèrent ainsi, le corps à demi submergé, jusqu’à une heure assez avancée de la soirée, sortirent enfin presque morts de froid, escaladèrent néanmoins les murailles et les palissades presque sous les yeux des sentinelles, errèrent dans l’île à travers les rochers et les fondrières, par une nuit très-orageuse choisie à dessein, et finirent par gagner la cabane d’un pêcheur avec qui des intelligences avaient été ouvertes, et qui, après avoir reçu d’eux une assez forte somme pour les passer sur le continent, les livra de grand matin à l’autorité, à l’heure même où il devait les embarquer sur son canot. Transféré à Corte, en Corse, lors de la fermeture de la prison politique de Belle-Île, Blanqui fut, à l’expiration de son temps, déporté en Afrique par mesure de sûreté. L’amnistie de 1859 lui permit, quelques mois plus tard, de rentrer en France. En 1861, il fut de nouveau arrêté, comme chef vrai ou supposé d’une société secrète, et condamné à quatre ans de prison. Malade, épuisé, il acheva sa peine gardé à vue dans un hôpital de Paris.

À l’heure qu’il est, près de vingt-cinq années de la vie du célèbre agitateur ont été consumées dans les prisons. Dévasté par les souffrances morales et physiques, par les malheurs publics et les douleurs privées, exténué par une vie plus qu’ascétique, par la séquestration, par de vastes espérances déçues, abreuvé d’amertumes et d’outrages, vaincu, écrasé, anéanti, il est resté inflexible dans ses convictions, inébranlable dans sa foi. Cette curieuse physionomie, ce profil accentué du révolutionnaire moderne, offrirait encore des traits dignes d’être étudiés, sinon par l’histoire, au moins par la biographie, à cause des contrastes singuliers qu’on y rencontre. Ainsi, cet être chétif, souffrant, débile et maladif, cet éternel vaincu n’estime guère que la force, ou du moins c’est par la force, par l’insurrection qu’il a toujours voulu résoudre le problème de la démocratie. Intelligence évidemment supérieure, nourri de fortes études, il a constamment cherché son point d’appui Sur les masses incultes et les hommes d'action. Enfoui une partie de sa vie dans les cachots, il est passionné pour les relations de voyages et l’étude de la géographie ; il connaît la France, notamment, avec une étonnante précision et mieux que la plupart de ceux qui en ont dressé la carte. Espèce de cénobite politique, vivant de laitage et d’eau, il aime la lecture d’Horace presque autant que celle de Tacite. Écrivain singulièrement vigoureux et original, aux heures où il a voulu l’être, il n’a presque rien publié, soit calcul, soit dédain, soit qu’il visât plus haut que la réputation de ces scribes, de ces parleurs dont il raillait avec amertume l’impuissance gouvernementale. Nous croyons savoir cependant qu’il a beaucoup écrit, sans doute sur des questions de politique et d’histoire, et qu’une partie de ses manuscrits a été accidentellement détruite. Nous savons aussi que cette perte l’affecta profondément.

Quant à la terreur qui est restée attachée à son nom, elle est due en partie aux nombreuses attaques dont il a été l’objet, et lui-même n’a pas pris assez le soin de la dissiper. Mais il est vraisemblable que ce n’était là qu’une de ces fantasmagories créées par les partis dans les temps de révolution, espèce de robe de César qu'ils agitent aux yeux des foules pour perdre leurs ennemis. Nous ne voyons point que M. Blanqui ait jamais prêché les théories sanguinaires qui pourraient justifier cet effroi. Aujourd’hui que les passions sont apaisées, on peut juger avec plus de froideur et d’équité, et il nous semble inutile et cruel de surcharger la légende des vaincus d’accusations imaginaires. En Février, quand la question sociale- est venue compliquer le problème du gouvernement, Blanqui n’a point formulé de programme, n’a point donné le fond de sa pensée, si tant est qu’il eût à ce sujet des idées systématiquement arrêtées. 11 ne s’est prononcé pour aucune des écoles socialistes qui se partageaient la faveur populaire, et tout ce qu’il a dit sur ces questions brûlantes se borne en définitive à des généralités sympathiques en faveur de l’émancipation des classes ouvrières. Mais cette réserve même augmenta les défiances ; on voulut voir une dissimulation machiavélique où il n’y avait peut-être que prudence politique ou incertitude d’esprit ; et il n’apparut plus aux imaginations effrayées que comme l’énigme de la guerre sociale, comme une sorte de sphinx révolutionnaire qui se préparait en silence à dévorer la société. Nous pensons qu’en réalité, chef populaire, aspirant visiblement à devenir le tribun des multitudes, l’instrument nécessaire de la révolution, l’homme d’État du prolétariat, il songeait surtout à l’action, et se préoccupait médiocrement de théories économiques ; qu'enfin il y avait encore pour lui un intérêt capital à ne point embrasser exclusivement un système quelconque, afin de ne choquer aucune des fractions du parti radical, que sa main tenait unies, et sur lesquelles il prenait son point d’appui.

En résumé, doué d’aptitudes supérieures, M. Blanqui, en se jetant dans les luttes révolutionnaires, pour parler le langage des habiles, a évidemment manqué sa vie, et nul ne doute qu’il ne fût allé très-loin s’il n’eût dédaigné le grand chemin des existences bourgeoises et la tactique des ambitions vulgaires. Mais il est à croire que lui-même n’en éprouve aucun regret, et qu'à l’heure qu’il est, rejeté dans l’exil, il n’échangerait pas sa vie de lutte et de souffrances pour une de ces positions brillantes qu’il lui eût été certainement facile de conquérir.