Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Belfort (Conspiration de)

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 491).

Belfort (conspiration de), complot avorté, qui fut un des épisodes de la grande lutte du libéralisme et du bonapartisme contre le gouvernement de la Restauration. En décembre 1821, quelques officiers mis à la réforme sans traitement, et qui avaient trouvé des emplois dans les usines que possédaient, aux environs de Mulhouse et de Belfort, Voyer-d’Argenson et Kœchlin, députés que le carbonarisme comptait parmi ses chefs, conçurent le projet de tenter un soulèvement, avec l’appui des garnisons de l’Alsace. La plupart avaient été compromis déjà dans des conspirations antérieures; c’étaient Lacombe, Desbordes, Brue, Pégulu et d’autres dont les noms avaient acquis une certaine notoriété. Ils entrèrent en relations avec les officiers et les sous-officiers du 29me de ligne, dont les bataillons formaient les garnisons de Belfort, Neuf-Brisach et Huningue, et qui tous se montraient fort irrités de la marche rétrograde du gouvernement. Buchez achevait en ce moment, de concert avec les frères Kœchlin, d’organiser en ventes de carbonari les libéraux de Mulhouse et de quelques autres villes. Les groupes militaires accueillirent avec transport ce mode de conjuration et s’en firent les ardents propagateurs. L’association envahit rapidement les principales cités de l’est et compta bientôt des ventes dans toutes les garnisons. C’est un fait bien connu de tous ceux à qui l’histoire politique de notre pays est familière, que dès qu’une société secrète est à peine formée, ses membres demandent le combat. Les carbonari de l’est, impatients d’agir, s’adressèrent à Paris, à la vente suprême, pour demander que quelques hommes politiques marquants vinssent se mettre à leur tête et se constituassent en gouvernement provisoire. On aura une idée des forces dont disposaient les conjurés quand on saura qu’outre les nombreux adhérents qu’ils comptaient dans la classe bourgeoise et dans le peuple, ils étaient assurés du concours de généraux, de colonels, et du plus grand nombre des officiers des garnisons du Haut et du Bas-Rhin, de la Meurthe et des Vosges. Le plan était celui-ci : les garnisons de Neuf-Brisach et de Belfort prendraient les armes et arboreraient le drapeau tricolore dans la même nuit, puis marcheraient sur Colmar, où le général Dermoncourt était chargé de soulever les régiments de cavalerie qui s’y trouvaient casernés ; Mulhouse, au premier bruit, ferait également son mouvement, et les carbonari de Strasbourg, d’Épinal, de Nancy, de Metz, répondraient de leur côté au signal en soulevant tout le pays autour d’eux ; le colonel Brice occuperait tous les passages de la chaîne des Vosges, à l’aide des débris des corps francs qu’il avait organisés lors des invasions de 1814 et de 1815. Le gouvernement provisoire serait proclamé à Belfort, puis installé à Colmar, jusqu’au moment où Strasbourg pourrait lui ouvrir ses portes. La Fayette, d’Argenson et Jacques Kœchlin en étaient les membres désignés. Ces députés devaient être secondés par une commission de vingt-cinq carbonari parisiens soigneusement choisis, et qui se rendraient isolément, au moment convenu, sur le lieu de l’action. La nuit du 29 au 30 décembre fut d’abord désignée pour le soulèvement ; mais quelques malentendus, quelques dissidences d’opinion dans la haute vente et divers contretemps apportèrent des modifications au plan primitif. Enfin, la nuit du 1er au 2 janvier (1822) fut définitivement indiquée pour le moment de l’explosion. Le peintre Scheffer (qui était membre de la haute vente) partit à franc étrier pour prévenir La Fayette, qui attendait les derniers avis à son château de Lagrange, puis arriva le même soir à Paris remplir le même office auprès de Manuel et de Dupont (de l’Eure), qui devaient également se rendre sur le théâtre des événements ; il repartit enfin pour l’Alsace, sans prendre une minute de repos, emmenant avec lui le colonel Fabvier et deux autres officiers supérieurs. La Fayette s’était empressé de monter en voiture, avec son fils Georges. Belfort était le point central où tous les conjurés se dirigeaient en ce moment. Le lieutenant Armand Carrel et autres carbonari y attendaient le premier éclat pour rayonner dans toutes les directions et propager le soulèvement.

Enfin, le soir indiqué, l’adjudant Tellier, après l’appel, commande à tous les sergents-majors de faire mettre les pierres aux fusils et de tout préparer pour une prise d’armes ; puis, en attendant minuit, il réunit les sous-officiers dans un souper où les têtes s’exaltèrent à la vue des drapeaux et des cocardes tricolores. D’un autre côté, le colonel Pailhès avait également rassemblé dans un banquet patriotique une foule d’officiers en demi-solde mandés à Belfort. Le bruit d’un soulèvement se propage parmi les soldats ; l’agitation gagne de proche en proche, et l’affaire semble prendre la tournure la plus favorable.

Mais un sergent arrivé le matin même après un congé, et que ses camarades n’avaient pas eu le temps d’avertir, après avoir fait exécuter l’ordre de Tellier, se rend innocemment chez son capitaine, pour lui annoncer que ses hommes sont prêts. Étonnement du capitaine, qui n’était point du complot. Cet officier se rend à son tour chez le lieutenant colonel, qui ne comprend pas mieux d’où vient cet ordre ; tous deux vont en chercher l’explication auprès du commandant de place Toustain, que cette nouvelle jette dans la stupéfaction. Tout à coup, l’idée d’une conspiration se présente comme un trait de lumière à son esprit. Il agit avec autant de vigueur que de promptitude, donne des ordres, visite les postes, fait opérer quelques arrestations, envoie les officiers supérieurs à la caserne pour faire cesser les préparatifs et détromper les troupes, prend enfin toutes les mesures que commandent les circonstances. Un sous-lieutenant, qu’il voulait arrêter de sa main, lui tire un coup de pistolet en pleine poitrine; mais la balle rebondit sur sa croix de Saint-Louis. Pendant ce temps, le bataillon, privé d’une partie de ses officiers et sous-officiers, s’était replacé silencieusement, comme une machine obéissante, sous le commandement des chefs supérieurs, accourus en toute hâte. Les portes de la ville avaient été fermées, dans la crainte d’une attaque du dehors. Surpris, découverts avant d’avoir agi, désarmés de tous leurs moyens d’action, les conjurés n’avaient plus qu’à se disperser et à empêcher l’arrivée en ville des hommes politiques qui s’y rendaient de divers côtés. Guinard, Henry Scheffer et Armand Carrel reprennent la route de Mulhouse pour prévenir des mouvements intempestifs. Kœchlin court au-devant de Voyer-d’Argenson. L’énergique Bazard se jette au milieu de la nuit sur la route de Paris, couverte de neige, rencontre La Fayette à peu de distance de Lure, lui fait rebrousser chemin, et continue lui-même sa route à fond de train dans une mauvaise charrette, afin d’arriver en toute hâte à Paris, pour empêcher que de fausses espérances n’y déterminent une tentative funeste. À son arrivée, il avait une oreille gelée. Enfin, Manuel, prévenu à temps, put également rebrousser chemin.

Telle fut la malheureuse issue d’un mouvement qui avait donné de si vastes espérances au parti libéral. Quelques-uns en ont attribué l’avortement à l’arrivée tardive du général La Fayette, qui, cédant aux obsessions de plusieurs de ses collègues de la chambre, avait, après de vifs débats, consenti à retarder son départ de quelques jours, ce qui, naturellement, avait fait différer l’exécution, quand tout était déjà prêt.

L’instruction du procès provoqué par cette conjuration fut difficile et lente. Les principaux accusés étaient en fuite, et, pour les autres, on ne trouvait aucun témoin qui voulût déposer à charge. Quatre seulement furent condamnés à cinq années d’emprisonnement: Tellier, le colonel Pailhès, MM. Dublar et Guinard. Dix-neuf furent acquittés. Sept contumaces furent condamnés à la peine de mort. Quant aux autres fugitifs, il était d’autant plus difficile de les poursuivre, qu’on ne les connaissait, pour la plupart, que sous des noms supposés.

Les accusés avaient été conduits dans la prison de Colmar, au fur et à mesure de leur arrestation. Le colonel Caron fit pour les délivrer une tentative qui avorta, et qui fut le point de départ d’un nouveau mouvement. V. Caron.