Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Beethoven (Louis Van)
BEETHOVEN (Louis van), un des plus grands musiciens qu’ait produits l’Allemagne, si féconde en illustres compositeurs, né à Bonn, le 17 décembre 1770, mort à Vienne, le 20 mars 1827. Son génie apparaît plus grand encore quand on se représente que, successeur d’Haydn et de Mozart, il sut se frayer une voie nouvelle dans l’art musical, dont ces deux maîtres semblaient avoir porté la perfection jusqu’à ses plus extrêmes limites. Le premier cri de Mozart avait été un bégayement musical, son premier jouet un violon, dont il s’était servi en maître à l’âge de quatre ans. Bien différent fut Beethoven : il fallut recourir aux moyens violents pour le forcer à étudier un art qui devait rendre son nom immortel. Cette résistance, il est vrai, ne fut pas de longue durée, et bientôt le clavecin devint son confident et son ami ; à lui seul il confiait les chagrins qui déjà l’éloignaient de la maison paternelle, dont l’ivrognerie et la brutalité de son père faisaient un enfer ; à lui il confiait les idées neuves et originales qui débordaient de son sein, et qu’il traduisait dans de précoces et brillantes improvisations. D’ailleurs, toute sa vie, son instrument fut l’ami préféré à qui il raconta tous ses secrets, et qu’il chargea d’exprimer les sentiments de son âme. Aux femmes qu’il a aimées il parlait par le moyen de son piano, il leur faisait comprendre soit la tendresse qui l’inondait, soit la jalousie dont il était dévoré. À l’égard de ses amis mêmes, il n’avait pas de langage plus expressif. Pendant son séjour à Vienne, une dame chez laquelle il allait très-souvent ayant perdu son fils et se trouvant dans une extrême affliction, Beethoven cessa de s’y rendre durant quelque temps ; un jour, on le vit reparaître ; alors, prenant la main de la mère désolée, il la mit sur son cœur, et il lui dit : « Ce que je sens là, je ne puis vous le dire, mais le clavecin va parler pour moi. » Puis il se livra à une improvisation qui fit éclater la pauvre mère en sanglots, et, se levant, il s’en alla sans dire un mot.
L’improvisation fut toujours chez Beethoven un des côtés merveilleux de son talent, et, dans maintes circonstances, il en donna d’éclatantes preuves. On sait le jugement que Mozart porta sur lui, alors qu’il était presque encore enfant. Le célèbre compositeur, voyant avec quelle facilité ce jeune homme de dix-sept ans se jouait des difficultés et triomphait des pièges qu’il lui avait tendus, dit à ses amis réunis dans une chambre voisine : « Faites attention à ce jeune homme ; vous en entendrez parler quelque jour. » Les musiciens se livraient alors beaucoup plus à l’improvisation qu’aujourd’hui ; souvent, dans les salons des princes protecteurs des arts, on assistait à de brillants tournois, où la palme était quelquefois partagée entre les deux champions également vainqueurs. Dans les premiers temps de son séjour à Vienne, Beethoven eut plusieurs fois occasion de briller dans ces luttes d’harmonie. On raconte même que le musicien Steibelt, qu’il avait éclipsé, déclara qu’il ne mettrait plus les pieds dans un salon où Beethoven se trouverait : c’était l’histoire de Voltaire, refusant les dîners où il devait rencontrer Piron, dont il craignait la langue maligne et acérée.
La mort de son père décida Beethoven à quitter Bonn, où il avait une place d’organiste, mais où aucun avenir ne s’ouvrait devant lui. Il était appelé à Vienne par ses protecteurs, entre autres le comte de Waldstein. Il désirait lui-même entendre le célèbre Haydn, et achever ses études musicales sous la direction de celui dont le nom retentissait dans toute l’Allemagne. Mais les lumières de ce maître furent de peu d’utilité au jeune compositeur, à qui Haydu, qui était livré tout entier à la composition de ses dernières symphonies, ne put donner que quelques leçons incomplètes. Beethoven s’aperçut un jour du peu de soins que l’illustre professeur apportait à son éducation musicale ; il le quitta brusquement et resta longtemps brouillé avec lui. Il lui fallut chercher un autre professeur, car il ne connaissait pas le contre-point et ne savait que très-imparfaitement l’harmonie ; il s’adressa à Albrechtsberger, homme très-savant, mais sec et pédant. Ces deux natures étaient donc profondément antipathiques : Beethoven, volontaire, tout de spontanéité et de premier mouvement, ne pouvait s’accoutumer aux formules étroites de son maître ; aussi négligea-t-il ses enseignements pour étudier et chercher par lui-même ; mais cette méthode lui prenait un temps considérable, et fut cause que son éducation musicale resta toujours imparfaite.
Dès son arrivée à Vienne, Beethoven eut la bonne fortune de trouver des protecteurs ; à cette époque, l’existence des plus grands artistes était précaire et dépendante. Mozart venait de mourir, laissant à peine de quoi se faire enterrer ; c’est à la généreuse protection du prince Esterhazy qu’Haydn dut de pouvoir produire ses chefs-d’œuvre. On aura une idée des progrès qui se sont accomplis, sinon dans l’art, du moins dans le bien-être des artistes, quand on aura mis en regard les 20,000 fr. que rapportent aujourd’hui des partitions à peine médiocres, avec les quelques écus que Don Juan valut à Mozart.
Le prince de Lichnowski fut le premier à accueillir le jeune compositeur ; il le logea chez lui et lui fît une pension de 600 florins. « Malgré de petites mésintelligences, écrivait Beethoven à Wegler, pour lui rendre compte de sa position, le prince s’est montré mon ami le plus chaud, et cela n’a fait que raffermir notre amitié. » Ces petites mésintelligences étaient causées par le caractère brusque, la mauvaise humeur du musicien, plus encore que par certaines vivacités du prince ; mais la princesse de Lichnowski, qui était elle-même musicienne distinguée et très-habile pianiste, faisait servir sa délicatesse de femme et son cœur d’artiste à calmer les mécontentements de son mari : sa bonté pour son favori était inépuisable. Le comte de Rasumoffsky fut aussi un des protecteurs de Beethoven, qui écrivit pour lui le quatuor le plus parfait qu’on eût entendu jusqu’alors. Le comte était non-seulement amateur, mais il était lui-même bon exécutant ; il tenait à avoir les artistes les plus renommés, dont il s’assurait le concours par des pensions viagères. Beethoven, heureux de trouver de si grandes ressources à sa disposition, se mit à composer des quatuors, des trios, des symphonies, où il étudia les détails de l’instrumentation, dont il devait porter si loin la science, et dans laquelle il devait introduire des éléments nouveaux. Si, d’abord, il ne put échapper à l’influence d’Haydn et de Mozart ; si des traces d’imitation sont visibles dans ses premiers quatuors et ses premières symphonies, bientôt son originalté se dégagea, et la Symphonie héroïque fut une révolution aussi bien dans l’art instrumental que dans la manière de Beethoven. On sait l’histoire de cette symphonie, qui jette un jour trop curieux sur les opinions et la manière de penser de Beethoven, pour ne pas être rapportée ici. Beethoven n’était pas seulement un grand artiste ; comme toutes les fortes natures, il était philosophe et penseur, et on pouvait lui appliquer le mot de Quintilien : Pectus est quod disertum facit. Homère, Platon, Virgile, Tacite étaient les auteurs qu’il lisait sans cesse, et il disait que dans Plutarque il avait appris la résignation. Un jour il écrivait à son ami, le docteur Wegler, ces lignes qui montrent bien la trempe de son âme et la nature de son esprit. « Ce que je puis vous dire, c’est que vous me trouverez non-seulement grandi comme artiste, mais encore meilleur comme homme, et, si la prospérité revient dans mon pays, je ne ferai valoir mon art qu’au profit des pauvres. Ô moment heureux ! combien je me réjouis de me rapprocher de toi et même de te faire naître. » À cette imagination vive, à ce cœur honnête, le général Bonaparte apparaissait comme un héros, non-seulement à cause de ses brillantes victoires, mais aussi pour avoir ramené l’ordre en France et s’être mis à la tête d’une république. L’idée républicaine plaisait à Beethoven ; il l’avait puisée dans Platon, dont il faisait une lecture assidue. Aussi, quand le général Bernadotte, alors à Vienne, proposa à Beethoven d’écrire une symphonie en l’honneur du premier consul, le grand artiste accepta avec enthousiasme. L’œuvre fut bientôt terminée, la partition était copiée, et, elle allait être expédiée à Paris, quand le musicien apprend que son héros vient de se faire empereur ; il rentre chez lui, met son œuvre en pièces et ne veut plus en entendre parler. « Allons ! dit-il, celui-là est un ambitieux comme tous les autres. » Ce ne fut que quelques années plus tard, que ses amis le décidèrent à tirer sa symphonie de l’oubli ; à la place du second morceau, qui était la marche triomphale, qui depuis a formé le finale de la Symphonie en ut mineur, il mit une marche funèbre pour pleurer la perte de ses espérances, et l’appela Symphonie héroïque, avec cette devise : Pour rappeler le souvenir d’un grand homme.
Ici commence la période la plus féconde et la plus brillante du talent de Beethoven ; son individualité s’était caractérisée : plus aucune trace d’imitation ; l’inspiration coulait à pleins bords, large et puissante, sans les taches et les obscurités qu’un mysticisme philosophique devait répandre sur les œuvres de sa dernière manière. Alors virent le jour les Symphonies en si bémol, en ut mineur, les quatuors de l’œuvre 59, l’opéra de Fidelio et diverses œuvres pour piano, qui sont appelées à vivre aussi longtemps que l’art musical. C’est à ce moment, où il avait trouvé la célébrité, où tous applaudissaient à ses productions, c’est alors qu’il vit s’accroître l’infirmité redoutable, qui était comme la goutte de poison versée dans sa coupe de triomphateur. Déjà à trente ans il avait ressenti les premières atteintes de la surdité, et il écrivait à son ami Wegler : « Je puis vous dire que je passe ma vie assez tristement depuis deux ans ; je vais peu dans le monde, parce qu’il m’est impossible de dire aux hommes : Je suis sourd ! Si je m’occupais d’un autre art que la musique, cela m’irait encore ; mais, dans le mien, c’est une terrible situation. » Cette phrase est le secret de toute la vie de Beethoven, et c’est là la douleur cachée qui va attrister la dernière partie de sa carrière ; à cette cause, il faut attribuer sa brusquerie, sa misanthropie, et ce que sa musique renferme parfois de bizarre et d’obscur.
Pour se faire une idée de la souffrance morale qu’éprouve le malheureux artiste, condamné désormais à la solitude, pour comprendre à quel point cette infirmité l’attristait et quel long martyre a dû être son existence, il faut lire le curieux testament qu’il écrivit à cette époque (6 octobre 1808), alors qu’il se croyait arrivé à cette dernière heure, qui ne devait sonner pour lui que vingt ans plus tard. « Ô hommes, qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me représentez comme tel, combien vous vous trompez ! Vous ignorez les raisons qui font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j’étais porté de cœur et d’esprit au sentiment de la bienveillance ; j’éprouvais même le besoin de faire de belles actions ; mais songez que, depuis six années, je souffre d’un mal terrible qu’aggravent d’ignorants médecins ; que, bercé d’année en année par l’espoir d’une amélioration, j’en suis venu à la perspective d’être sans cesse sous l’influence d’un mal dont la guérison sera fort longue, et peut-être impossible. Pensez que, né avec un tempérament ardent, impétueux, capable de sentir les agréments de la société, j’ai été obligé de m’en séparer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je voulais oublier mon infirmité, oh ! combien, j’en étais durement puni par la triste et douloureuse épreuve de ma difficulté d’entendre ! Et, cependant, il m’était impossible de dire aux hommes : Parlez plus haut ; criez, je suis sourd. Comment me résoudre à avouer la faiblesse d’un sens qui aurait dû être chez moi plus complet que chez tout autre, d’un sens que j’ai possédé dans l’état de perfection et d’une perfection telle qu’elle s’est rencontrée chez peu d’hommes de mon art ! Non, je ne le puis. Pardonnez-moi donc, si vous me voyez me retirer en arrière, quand je voudrais me mêler parmi vous ; mon malheur m’est d’autant plus pénible qu’il fait que l’on me méconnaît. Pour moi, point de distraction dans la société des hommes, dans leur ingénieuse conversation ; point d’épanchement mutuel. Vivant presque entièrement seul, sans autres relations que celles qu’une impérieuse nécessité commande ; semblable à un banni, toutes les fois que je m’approche du monde, une affreuse inquiétude s’empare de moi ; je crains à tout moment de faire apercevoir mon état... » Et plus loin : « Pourtant, lorsque, en dépit des motifs qui m’éloignaient de la société, je m’y laissais entraîner, de quel chagrin j’étais saisi quand quelqu’un, se trouvant à côté de moi, entendait de loin une flûte et que je n’entendais rien ; quand il entendait chanter un pâtre et que je n’entendais rien ! J’en ressentais un désespoir si violent que peu s’en fallait que je ne misse fin à ma vie ! L’art seul m’a retenu ; il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C’est ainsi que je continuais cette vie misérable, avec une organisation si nerveuse, qu’un rien peut me faire passer de l’état le plus heureux à l’état le plus pénible. Patience ! c’est le nom du guide que je dois prendre et que j’ai déjà pris ; j’espère que ma résolution sera durable jusqu’à ce qu’il plaise aux Parques impitoyables de briser le fil de ma vie. »
Dès ce jour, en effet, il vécut dans une retraite à peu près absolue, triste, morose, changeant à chaque instant de logements, en ayant souvent trois et même quatre à la fois, pour échapper aux admirations importunes qui le poursuivaient sans cesse. Si parfois il éprouvait quelque besoin de société, un incident survenait qui lui rappelait sa surdité et le replongeait plus que jamais dans la solitude.
Pourtant la gloire était venue, mais la fortune n’avait pas jugé à propos de lui servir d’escorte ; sa position pécuniaire était même moins heureuse que quelque temps après son arrivée à Vienne, époque à laquelle il écrivait : « Mes compositions me rapportent beaucoup, et je puis dire que j’ai plus de commandes que je ne peux en réaliser. On ne marchande pas avec moi, je fais mon prix et l’on me paye. » Or, voici ce que Beethoven appelait être bien payé : il demande 20 ducats pour son Septuor, et autant pour sa première Symphonie. Aujourd’hui, la moindre romance d’un café chantant se vend un prix plus élevé. Mais, à ce moment, les contrefaçons de ses œuvres couraient partout ; lui-même était obligé d’écrire pour démentir des productions que des éditeurs peu scrupuleux tronquaient sans intelligence. En outre, il était exploité par sa famille, qui devait être pour lui une source si grande d’ennuis et d’embarras. Ses deux frères s’étaient complètement emparés de son esprit ; ils s’étaient établis ses caissiers, et faisaient servir sa défiance à éloigner ses meilleurs amis. Quand on essayait de lui montrer le tort que lui causaient ces obsessions et le joug auquel les siens le soumettaient : « Ce sont mes frères, répondait-il en pleurant, » et il leur pardonnait leur tyrannie et leur avidité. Une curieuse lettre de son frère Charles, publiée pour la première fois dans l’ouvrage de Schindler, montre la facilité avec laquelle il se laissait gouverner, et combien ses indignes parents craignaient peu de compromettre son nom. « Cher monsieur, écrivait ce digne frère à un éditeur qui avait demandé quelques manuscrits originaux, pour le moment nous n’avons qu’une symphonie et un grand concerto de piano. Le prix de chaque ouvrage est de 300 florins. Voulez-vous trois sonates pour piano ? Nous ne pouvons vous les donner pour moins de 900 florins, le tout en monnaie de Vienne. Ces sonates ne pourront être livrées que toutes les cinq ou six semaines, car mon frère ne s’occupe plus de telles bagatelles ; il n’écrit plus qu'oratorios, opéras, etc... Nous avons encore deux adagios pour le violon, avec accompagnement d’instruments, qui coûteraient 135 florins ; de plus, deux petites sonates faciles qui sont à votre service, moyennant 280 florins. » Ne croirait-on pas qu’il s’agit ici d’une denrée coloniale, plutôt que d’œuvres nées de l’inspiration ? Cet exemple a d’ailleurs été suivi ; seulement, aujourd’hui, ce sont les artistes ou les écrivains qui débattent eux-mêmes le prix de leur marchandise. Beethoven, dont tous les éditeurs de l’Allemagne avaient indignement pillé les œuvres, n’avait guère pour vivre que le produit des concerts qu’il donnait, où il faisait exécuter ses œuvres nouvelles, jouant lui-même tant que sa surdité lui laissait encore cette latitude. Mais cette ressource était précaire et incertaine ; d’un autre côté, son génie impatient, son humeur brusque, ne lui permettaient pas de s’astreindre à donner des leçons. À peine avait-il consenti à en donner à l’archiduc Rodolphe, qui lui témoignait beaucoup d’amitié et de sympathie, et qui avait fini par l’accepter tel qu’il était, le dispensant de l’étiquette, très-rigoureuse dans ses salons. Un jour Beethoven lui avait dit devant tout le monde : « Prince, je vous estime et vous vénère autant que personne au monde ; mais je ne puis m’habituer aux détails de cette gênante et minutieuse étiquette qu’on s’obstine à m’enseigner ; je supplie Votre Altesse de m’en dispenser. » La cour, de son côté, ne faisait pas plus pour Beethoven qu’elle n’avait fait pour Haydn et pour Mozart, insoucieuse qu’elle était des génies qui illustraient l’Allemagne, et qui, pesaient moins à ses yeux que la plume attachée au chapeau du dernier chambellan. Ses envieux, le génie n’en a jamais manqué, n’auraient pas permis qu’il fut placé à la chapelle de la cour. Déjà on avait crié bien fort quand l’archiduc l’avait choisi pour son professeur. « Un novateur ! un républicain ! » disaient les courtisans en levant les bras au ciel. Dans cette situation, Beethoven se montra enfin décidé à accepter la place de maître de chapelle, qui lui était offerte par Jérôme Napoléon, roi de Westphalie. En apprenant cette nouvelle, l’archiduc Rodolphe, le prince de Lobkowitz et le prince Kiwsky, sentirent la perte irréparable qu’allait faire la ville de Vienne. Ils se réunirent pour instituer une pension au grand artiste, et signèrent l’acte suivant, qui n’honore pas moins leur cœur que leur esprit. « Les preuves journalières que donne M. Louis de Beethoven de son talent extraordinaire et de son génie comme compositeur de musique, font naître le désir de le voir surpasser encore l’attente générale, comme l’expérience, jusqu’à ce jour, donne lieu de l’espérer. Mais comme il est reconnu que, pour pouvoir se consacrer entièrement à son art, l’artiste d’un grand talent doit être libre de tout souci pour son existence, et affranchi de toute occupation assujettissante, afin de donner un libre cours à son inspiration, les soussignés ont résolu de faire en sorte que les besoins de la vie ne mettent point Beethoven dans l’embarras ; en conséquence ils s’engagent à lui servir une pension de 4,000 florins. » La seule condition imposée à Beethoven était de ne pas quitter le sol de l’Autriche. Malgré la bonne volonté de ses protecteurs, les dernières années de Beethoven n’en furent pas moins attristées par de misérables soucis d’argent : sur ces 4,000 florins, 600 avaient été retranchés, puis la dépréciation du papier monnaie fit tomber la pension à peu près au tiers de sa valeur nominale. Aussi, vers la fin de sa carrière, on le voit écrivant à son élève Ries : « Cette sonate a été composée dans des circonstances bien pénibles, car il est triste d’être obligé d’écrire pour avoir du pain. C’est là où j’en suis maintenant. » Ainsi le vieux Corneille raccommodait lui-même ses souliers, et serait peut-être mort au coin d’une borne, sans la généreuse intervention du jeune Racine.
Dès ce jour, Beethoven habita le plus souvent à Baden, petit village des environs de Vienne ; chaque matin, on le rencontrait se promenant, quelque temps qu’il fît, dans tout le feu de la composition. Tous le connaissaient et s’écartaient pour le laisser passer, respectant le silence dans lequel il s’isolait. Il n’en sortait de temps en temps que lorsqu’il rencontrait un vieil ami, ou qu’il allait faire exécuter ses œuvres nouvelles. Parfois, des hommages rendus à son génie venaient le consoler de ses déceptions. Ainsi, pendant le séjour des rois alliés à la cour de Vienne, en 1815, il fut présenté aux têtes couronnées par l’archiduc Rodolphe et l’ambassadeur de Russie ; de tous il reçut l’accueil le plus sympathique et les témoignages de la plus sincère admiration. Ces attentions particulières de la part de grands souverains purent lui faire oublier le sort qu’avait eu sa Messe en ut majeur et la scène curieuse qui l’avait suivie. Le prince Esterhazy, pour qui elle avait été écrite, aimait beaucoup la musique religieuse ; mais il y cherchait plutôt l’amusement que l’élévation. De plus, gâté par Haydn, qui s’appliquait à lui plaire et à composer selon son goût, il n’aimait pas les œuvres des autres compositeurs. Haydn s’était retiré d’auprès du prince, ce qui explique comment on avait exécuté une messe de Beethoven. « Il était d’usage qu’après l’office divin terminé, dit Schindler, toutes les notabilités musicales de la ville et de l’étranger se rassemblassent dans le palais du prince pour s’entretenir des ouvrages exécutés. À l’entrée de Beethoven dans la salle de réception, le prince Esterhazy lui adressa cette question singulière : « Qu’avez-vous donc fait là ? » Cette apostrophe, qui fut probablement suivie d’autres remarques aussi flatteuses, fut d’autant plus pénible à Beethoven, qu’il crut voir un sourire sur les lèvres de Hummel, qui se tenait en ce moment debout auprès du prince. Cette circonstance montre que la messe ne fut pas appréciée selon son mérite. « Quelques mois après, l’immense succès de la Symphonie en la et de la Bataille de Vittoria, consolait le compositeur de ces échecs passagers, inévitables même pour les plus grands artistes.
L’âge arrivait, et cependant Beethoven ne renonçait pas à un sentiment auquel il avait dû bien des jours heureux. L’amour, amour contenu, respectueux, ignoré même parfois, avait toujours régné dans son âme. « L’amour, disait-il dans une lettre datée de 1817, oui, l’amour seul peut nous donner une vie heureuse. Ô Dieu ! accordez-le-moi, laissez-moi enfin trouver celle qui doit me raffermir dans la vertu, et qui soit toute à moi. » L’objet de cette passion tardive était une jeune fille, aussi belle que bien élevée, qui fut plus tard mariée à Gratz. Dans une confession imprimée à la suite des lettres de Beethoven, on lit « qu’il était malheureux en amour ; que depuis cinq ans il aimait une personne, dont l’union eût fait le bonheur de sa vie, mais qu’il y avait une impossibilité ; que c’était presque une chimère que d’y songer. Cependant cela durait encore comme au premier jour ; il n’avait trouvé nulle part tant d’harmonie. Malgré cela, il ne fit aucune déclaration, car elle ne pouvait sortir de son âme. » Mais avant cet amour d’automne, un autre bien plus profond avait passé sur sa vie, l’avait bouleversée, et il avait fallu longtemps au compositeur pour en effacer le souvenir. La comtesse Juliette Guicciardi, pour qui il avait composé l’admirable Sonate en ut mineur, en avait été l’objet. Après plusieurs années de soupirs, d’amour et d’attente, il fut abandonné pour le comte de Gallemberg, compositeur de ballets. Le comte de Gallemberg passa en Italie avec sa femme et sa famille ; il écrivit quelques ballets pour le théâtre de Milan, et revint à Vienne, au moment où Barbaja y introduisait l’opéra italien ; Beethoven rencontra celle qu’il avait tant aimée, et son cœur saigna de nouveau. Un jour un de ses amis l’ayant interrogé sur ses premières amours, comme il ne voulait pas s’exprimer par la parole, il prit mie feuille de papier sur laquelle il traça en français, langue qu’il écrivait très-mal ; quelques lignes qui étaient une confession navrante de la douleur qu’il ressentait. Là, il apprenait qu’il était pour sa Juliette un protecteur invisible ; que lui était l’époux, mais que le mari n’en restait pas moins le seul et véritable amant ; qu’il s’était gêné et avait emprunté 500 florins pour tirer d’embarras son rival heureux, etc., etc. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant de voir le pauvre artiste, si souvent nécessiteux, empruntant de l’argent pour prêter à celui qui avait épousé la femme qu’il aimait, à son ennemi, à son rival ? Trois lettres de Beethoven à Juliette Guicciardi, publiées par le biographe allemand, prouvent encore que son cœur n’était pas moins brûlant que son imagination, et sont remplies de ces expressions profondes qu’une grande passion peut seule inspirer. Beethoven fut aussi en correspondance avec Bettina, cette trop fameuse comtesse d’Arnim, cette folle dont l’esprit hystérique et l’imagination fantastique s’éprenaient d’amour pour tous les grands hommes de l’Allemagne. Elle a publié, dans sa Correspondance de Goethe, trois lettres qu’elle prétend avoir reçues de Beethoven ; mais ceux qui ont le mieux connu le grand compositeur n’y ont retrouvé ni sa manière, ni ses idées, et ils en ont conclu que Bettina, qui donnait un corps à tous ses rêves, les avait composées elle-même, chose qui ne lui était pas difficile avec une imagination comme la sienne. Beethoven a ce trait de ressemblance avec les grands hommes de tous les siècles : c’est d’avoir toujours été supplanté auprès de la femme qu’il aimait par un sot ou un fat, ce qui ne fait pas l’éloge de la plus belle moitié du genre humain. Après la mort de Périclès, Aspasie épousa un bouvier ; après le départ d’Hercule, Omphale se fit enlever par un esclave. On connaît aussi l’histoire matrimoniale de Thérèse Levasseur.
Les dernières années de la vie de Beethoven furent remplies de contrariétés de toute sorte. Indépendamment des soucis d’argent, il eut les embarras de plusieurs procès ; son neveu, le fils de son frère Charles, fut la cause de presque tous. Beethoven, qui s’était attaché à lui, voulut l’arracher des mains de sa mère, dont il accusait la conduite et redoutait l’exemple ; de là des informations et enquêtes judiciaires qui durèrent fort longtemps, des plaidoiries d’avocats qui, selon l’habitude, ne respectèrent rien pour le besoin de la cause, et n’hésitèrent pas à prêter au grand artiste les sentiments les plus bas. De toutes ces discussions, longues et pénibles, le grand artiste sortait l’âme ulcérée, et retournait s’enfoncer dans sa solitude, livré plus que jamais à sa misanthropie. C’est alors qu’il écrivit ses dernières œuvres, qui se ressentent de l’état de trouble et d’agitation où était son âme. Le calme et la paix nécessaires à l’inspiration lui manquaient, puis un vague mysticisme, à la fois philosophique et religieux, s’emparait de lui ; enfin il subissait la révolution qui s’opère chez tous les génies puissants, qui, le jour où ils ont vaincu toutes les difficultés de leur art, voudraient lui faire exprimer ce qui n’est pas de son domaine. Deux sortes d écueils attendent les hommes supérieurs sur la route de leur triomphe : les uns succombent épuisés ; les autres, encore vigoureux, se perdent dans l’incompréhensible. Ce caractère est celui des derniers ouvrages de Beethoven, où, à travers des beautés de premier ordre, se font remarquer des passages entiers dont le sens a jusqu’à ce jour échappé aux interprètes les plus habiles et les plus sympathiques à son talent. La Symphonie avec chants, œuvre colossale et gigantesque, avait déjà marqué cette tendance, qui ne fit que s’accroître, surtout dans les derniers quatuors, composés pour le prince Galitzin. Un des plus grands admirateurs de Beethoven, le comte Fr. de Brunswick, étudia pendant deux hivers ces quatuors, espérant les déchiffrer et y découvrir une idée ; il arriva à en analyser les beautés harmoniques et techniques, mais il ne put jamais se rendre compte de la liaison des idées et de leur nécessité logique. Les musiciens les plus courageux et les mieux versés dans leur art sont tous arrivés à ce résultat, et le quatuor en si bémol a été justement appelé le monstre de la musique de chambre.
Aucune douleur ne devait être épargnée au grand artiste ; sa surdité l’avait séparé de la société, son humeur brusque avait éloigné ses amis ; la popularité dont il jouissait depuis si longtemps allait aussi l’abandonner. La troupe italienne, qui était venue donner des représentations à Vienne, ayant joué les opéras de Rossini, les œuvres du compositeur italien obtinrent le plus brillant succès, et son nom fut dans toutes les bouches. Vainement Rossini, plein d’admiration pour Beethoven, dont il avait entendu exécuter des quatuors dans la réunion de Mayseder, se présenta-t-il deux fois à sa porte pour s’incliner devant lui et déposer à ses pieds son admiration ; le vieux maître refusa de le recevoir, semblable à ces rois à qui la vue de l’héritier présomptif est toujours désagréable. Quelques biographes, entre autres son dernier médecin, ont prétendu qu’à cette époque il n’était pas rare de voir Beethoven demander à l’ivresse l’oubli de ses chagrins. Frédéric Rochlitz, qui le vit dans ses dernières années, nous le peint en ces termes : « Si je n’avais été prévenu, son regard m’aurait déconcerté, non moins que sa tenue négligée et un peu sauvage, ainsi que ses cheveux noirs, épais, tombant autour de la tête. Figurez-vous un homme de cinquante ans, d’une taille petite, un peu voûtée, mais très-forte, ramassée et singulièrement osseuse, avec un visage rond, coloré, de la forme d’une pomme de pin, des yeux inquiets, brillants, dont le regard fixe vous perce. Aucun mouvement dans l’expression du visage, ni dans ses yeux si pleins de vie et de génie ; un mélange de bonté naturelle et de timidité. Dans toute la tenue, cette tension soucieuse pour écouter, particulière aux sourds qui sentent vivement. Une parole gaie, jetée librement, à laquelle succède un profond silence. Ajoutons à cela cette pensée qui préoccupe sans cesse ses auditeurs : Voilà l’homme qui fait éprouver une joie ineffable à des millions de ses semblables ! »
Ce même neveu, pour lequel Beethoven s’était déjà sacrifié, et dont la conduite n’avait été pour lui qu’une source d’embarras et de chagrins, fut en quelque sorte la cause de sa fin. La police de Vienne lui ayant interdit le séjour de la capitale à cause de ses mœurs dépravées, Beethoven s’empressa d’accourir pour le faire entrer dans un régiment. Il fut saisi, durant le voyage, d’un refroidissement qui développa avec une rapidité effrayante une hydropisie dont il était atteint depuis quelque temps. L’illustre malade ne reçut que des soins incomplets, et le mal devint bientôt incurable. La lecture de ses livres favoris l’aida à supporter plusieurs opérations douloureuses ; Schindler, témoin de ses derniers moments, raconte qu’un jour on lui présenta les romans de Walter Scott, qu’il avait fort goûtés jusque-là ; il commença le Château de Kenilmorth ; mais, à la moitié du premier volume, il jeta le livre avec colère, en disant : « Le gars écrit seulement pour de l’argent. » Dès que Hummel, qui était à Dresde, apprit la maladie de Beethoven, il s’empressa d’accourir près de sou lit. Les deux musiciens ne s’étaient pas revus depuis le jour où le prince Esterhazy avait si cruellement apostrophé Beethoven. En présence l’un de l’autre, toute inimitié fut oubliée, et ils s’embrassèrent en pleurant. Cependant la maladie faisait de nouveaux progrès, et bientôt apparurent les premiers symptômes d’une fin prochaine. Alors, dans cette forte organisation, la vie et la mort se livrèrent un combat terrible qui ne dura pas moins de quarante-huit heures, après quoi le grand compositeur rendit le dernier soupir (26 mars 1827). On rapporte qu’au moment même où cette âme privilégiée s’envolait vers les régions éternelles, une tempête horrible, mêlée de grêle et de tonnerre, faisait trembler les murs de la ville jusque dans leurs fondements. Beethoven était àgé de cinquante-six ans, trois mois et neuf jours. Plus de trente mille personnes l’accompagnèrent à sa dernière demeure, attestant par leur tristesse la perte que la ville de Vienne avait faite. Le Requiem de Mozart fut chanté à l’église paroissiale du faubourg Alstor, puis le corps fut transporté au cimetière de Wahring, où l’on voit encore aujourd’hui une tombe, surmontée d’une pyramide, avec ce seul mot : Beethoven.
Ici se place une fantaisie alphonsekaresque à propos de Beethoven, de son génie, de son infirmité, de son voyage à Vienne, de sa mort et de sa réconciliation suprême avec Hummel, toutes choses qui sont le fond mémo de cet article. Nous la donnons, bien entendu, à titre de fantaisie ; mais la lecture de ces quatre pages, empruntées à l’herbier poétique du spirituel jardinier de Nice, a fait éprouver au Grand Dictionnaire une de ces émotions intimes qu’il aime à faire rayonner dans l’âme de ses lecteurs :
« Beethoven n’a eu qu’un moment de bonheur dans sa vie, et ce bonheur l’a tué. Toute la vie, pauvre, relégué dans la solitude par le mépris des autres et son caractère naturellement sauvage et aigri par l’injustice, il y composait la plus belle musique qu’un homme ait jamais faite. Il parlait dans cette belle langue aux hommes qui ne daignaient pas l’écouter, comme la nature leur parle par cette céleste harmonie du vent, de l’eau, du chant des oiseaux. Beethoven est le vrai prophète de Dieu ; car seul il a parlé la langue de Dieu. Et cependant, son talent était méconnu au point que lui-même a dû plus d’une fois, et c’est pour l’artiste la plus atroce torture, douter de son génie. Haydn lui-même ne trouvait pour lui d’autre éloge que de dire : « C’est un habile claveciniste, » Autant dire de Géricault : Il broie bien les couleurs ; autant dire de Goethe : Il ne fait pas de faute d’orthographe, ou il a une belle écriture,
« Il avait un ami, Hummel, mais la pauvreté et l’injustice irritaient Beethoven et le rendaient quelquefois injuste lui-même ; il était brouillé avec Hummel et depuis longtemps ils ne se voyaient plus ; pour comble de malheur, il était sourd. Alors Beethoven s’était retiré à Baden, où il vivait, tristement isolé, d’une petite pension qui suffisait à peine à ses besoins. Son seul plaisir était de s’égarer dans une belle forêt qui avoisine la ville ; et seul, livré à son génie, de composer ces sublimes symphonies, de laisser son âme s’élever au ciel en accents harmonieux, et de parler aux anges une langue trop belle pour les hommes, qui ne la comprenaient pas. Mais, au moment où il y pensait le moins, une lettre le ramena malgré lui sur la terre, où l’attendaient de nouveaux chagrins. Un neveu dont il avait pris soin et auquel il s’était attaché par le bien même qu’il lui avait fait, lui écrivit, qu’impliqué à Vienne dans une fâcheuse affaire, la présence seule de son oncle pourrait l’en tirer.
« Beethoven partit, et, pour ménager l’argent, fit une partie de la route à pied. Un soir, il s’arrêta devant une mauvaise petite vieille maison et demanda l’hospitalité ; il avait encore plusieurs lieues pour arriver à Vienne, et ses forces ne lui permettaient pas de continuer la route ce soir. On l’accueillit, il prit part au souper, et ensuite se mit au coin du feu, sur le siège du chef de la famille. Quand la table fut enlevée, le maître ouvrit un vieux clavecin, et ses trois fils prirent chacun leur instrument, attaché à la muraille ; la mère et sa fille étaient occupées à quelques travaux du ménage. Le père donna l’accord, et tous quatre commencèrent avec cet ensemble, ce génie inné pour la musique que les Allemands seuls possèdent. Il paraît que ce qu’ils jouaient les intéressait vivement, car ils s’y abandonnaient corps et âme, et les deux femmes quittèrent leur ouvrage pour écouter ; et sur leurs figures naïves, on voyait une douce émotion, on comprenait que leur cœur était serré. C’était toute la part que Beethoven pouvait prendre à ce qui se passait, car il ne pouvait entendre une seule note ; seulement, à la précision des mouvements des exécutants, à l’animation de leur physionomie, qui faisait voir qu’ils sentaient vivement, il songeait à la supériorité de ces hommes sur les musiciens italiens, machines musicales bien organisées. Quand ils eurent fini, ils se serrèrent la main avec effusion, comme pour se communiquer l’impression de bonheur qu’ils avaient ressentie, et la jeune fille se jeta en pleurant dans les bras de sa mère. Puis, ils semblèrent se consulter, et reprirent les instruments ; ils recommencèrent : nette fois, leur exaltation était au comble ; leurs regards étaient humides et brillants. « Mes amis, dit Beethoven, je suis bien malheureux de ne pouvoir prendre part au plaisir que vous éprouvez, car moi aussi j’aime la musique ; mais, vous vous en êtes aperçus, je suis sourd au point de n’entendre aucun son. Permettez-moi de lire cette musique qui vous fait éprouver une si vive et si douce émotion. » Il prit le cahier, et ses yeux s’obscurcirent, sa respiration s’arrêta ; puis il se mit à pleurer, et laissa tomber le cahier : car ce que jouaient les paysans, ce qui les enthousiasmait, c’était l’Allegretto de la symphonie en la de Beethoven. Toute la famille se rassembla autour de lui, lui exprimant par signes leur étonnement et leur curiosité. Pendant quelques instants encore, des sanglots convulsifs l’empêchèrent de parler ; puis il leur dit : « Je suis Beethoven. »
« Alors, ils se découvrirent et s’inclinèrent avec un respect silencieux, et Beethoven leur tendait les mains, et les paysans lui serraient et lui baisaient les mains, comprenant que l’homme qu’ils avaient parmi eux était plus qu’un roi. Et ils le regardaient, pour voir ses traits et y chercher l’empreinte du génie, une glorieuse auréole autour de son front. Beethoven leur tendit les bras, et ils l’embrassèrent tous, le père, la mère, la jeune tille et les trois frères. Puis, tout à coup, il se leva, s’assit devant le clavecin, fit signe aux trois jeunes gens de reprendre leurs instruments, et il joua lui-même ce chef-d’œuvre : ils étaient tout âme ; jamais musique ne fut plus belle ni mieux exécutée. Quand ils eurent fini, Beethoven resta au clavecin, et improvisa des chants de bonheur, des chants d’action de grâces au ciel, comme il n’en avait pas composé de sa vie. Une partie de la nuit se passa à l’entendre. C’étaient ses derniers accents. Le chef de la famille le força d’accepter son lit ; mais, la nuit, Beethoven eut la fièvre ; il se leva, il sentit le besoin d’air ; il sortit nu-pieds dans la campagne, La nature alors exhalait aussi une majestueuse harmonie ; le vent faisait entre-choquer les branchages, ou s’engouffrait dans les allées, ou tournoyait en mugissant et rompant tout sur son passage. Il resta longtemps dehors. Quand il rentra, il était glacé. On alla à Vienne chercher un médecin ; une hydropisie de poitrine s’était déclarée. Malgré tous les soins, le médecin après deux jours, déclara que Beethoven allait mourir. En effet, à chaque instant, sa vie s’en allait. Comme il râlait sur son lit, un homme entra : c’était Hummel ; Hummel, son ancien, son seul ami. Il avait appris la maladie de Beethoven ; il lui apportait des soins et de l’argent ; mais il n’était plus temps ; Beethoven ne parlait plus, un regard de reconnaissance fut tout ce qu’il put dire à Hummel. Hummel se pencha vers lui, et avec le cornet acoustique au moyen duquel Beethoven pouvait entendre prononcer quelques mots à haute voix, il lui fit part de la douleur qu’il ressentait de le voir dans cette situation. Beethoven parut se ranimer, ses yeux brillèrent, et il dit : N’est-ce pas, Hummel, que j’avais du talent ?
« Ce furent ses dernières paroles ; ses yeux restèrent fixes, sa bouche s entrouvrit ; et la vie s’exhala. »
Notre intention n’est point de donner la nomenclature complète des nombreuses œuvres de Beethoven ; on la trouvera dans les ouvrages spéciaux, notamment dans la Biographie des musiciens de M. Félis, plus exact dans ses catalogues que dans le récit des faits. Quant à ceux qui voudraient des détails plus circonstanciés sur la vie du grand compositeur, nous leur indiquerons l’ouvrage de Schindler, traduit récemment par M. Sowinski, et où nous avons largement puisé. Nous nous contenterons de donner une appréciation générale sur le talent de Beethoven, et l’influence qu’il a exercée sur l’art musical. Quoique la vie de Beethoven n’ait pas été longue et qu’il ait commencé à écrire un peu tard, son œuvre est immense, car il a abordé tous les genres, depuis la sonate jusqu’à la symphonie et à l’opéra, et, dans tous, on peut le dire, il s’est placé au premier rang. Son opéra de Fidelio, le seul qu’il ait jamais fait et pour lequel il a composé quatre ouvertures, renferme de grandes beautés ; si, dans ce genre, il est resté au-dessous de Mozart, c’est qu’il ne s’était pas, comme lui, instruit à l’école italienne dans l’art d’écrire pour les voix. Quant à ses œuvres symphoniques, ses sonates, ses concertos, ses trios, ses quatuors, le mérite en est trop connu pour qu’il soit besoin de le faire ressortir davantage. Après Haydn et Mozart, la tâche d’un compositeur devenait difficile : comment égaler la science, la facilité du premier ; le charme, l’abondance d’inspiration du second ? comment introduire des éléments nouveaux dans un art dont le dernier mot semblait avoir été dit ? C’est pourtant ce que fit Beethoven, car rien n’est impossible au génie. À ses compositions, il trouva des sonorités que l’oreille n’avait encore jamais entendues : tel est le progrès qu’il fît faire à son art, et la cause de l’influence qu’il exerça sur les musiciens qui vinrent après lui. Chacun voulut s’inspirer du maître qui avait parlé une langue si riche et si brillante, et c’est en l’étudiant que Meyerbeer trouva les plus belles pages des Huguenots et du Prophète. En France, son action n’a été ni moins efficace ni moins heureuse. En 1826, son nom y était à peu près inconnu, lorsque Habeneck tenta d’y populariser ses œuvres, résultat auquel il ne parvint qu’avec des difficultés inouïes. Mais comme tout est mode en France, les séances de la Société des concerts obtinrent bientôt un succès extraordinaire, et y assister devint le partage de quelques privilégiés. Le goût toujours croissant de la musique allemande amena la création des Concerts populaires, dont la vogue va toujours en augmentant. Nous avons remarqué que les compositions de Beethoven y étaient les plus acclamées à cause de l’effet saisissant que ne manque jamais de produire cette inspiration si large, ces masses instrumentales si sonores ; la finesse d’Haydn, le charme de Mozart n’y sont pas aussi facilement compris. Nos compositeurs, eux aussi, se sont ressenti de cette influence ; leur orchestration est devenue plus savante pour ne pas choquer nos oreilles, habituées à toutes les splendeurs de l’orchestration de Beethoven. Mais ils ont eu beau chercher des effets nouveaux, augmenter les instruments dans une proportion formidable : ce n’est pas le bruit qui donne à l’harmonie sa richesse et sa beauté ; quoique plus anciennes, les œuvres du maître sont encore les plus jeunes et les plus brillantes, et longtemps elles garderont cette vie, cet éclat, que le génie seul sait imprimer à ce qu’il touche.