Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BARRY (Marie-Jeanne GOMARD DE VAUBERNIER, comtesse DU)

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 270-271).

BARRY (Marie-Jeanne Gomard de Vaubernier, comtesse du), née à Vaucouleurs le 19 août 1743, décapitée le 18 frimaire an II (8 décembre 1793). Nous avons inscrit ici son nom officiel de Gomard de Vaubernier ; mais, en réalité, ce nom ne lui appartenait point, et c’est par une erreur longtemps consacrée qu’on le fait figurer dans toutes les biographies et dans les ouvrages sur l’histoire de ce temps. Certains écrivains, comme M. Capefigue, qui se sont donné pour mission de réhabiliter, de glorifier même les anciennes prostituées royales, ont cru sans doute rehausser Mme Du Barry en acceptant complaisamment l’espèce de généalogie qu’elle s’était faite elle-même, et en la faisant même descendre, par les femmes, de Jeanne Darc. La vérité est qu’elle était fille naturelle d’une pauvre femme, nommée Anne Bécu, dite Quantigny, et qu’elle-même se nommait simplement Jeanne Bécu. Lors de son mariage, comme elle était déjà la maîtresse du roi et qu’il s’agissait, pour la produire à la cour, de lui constituer une position, un état, comme on disait alors, on produisit un faux acte de naissance, fabriqué par les soins d’un pauvre abbé nommé Gomard, qui fit placer dans cet acte le nom de son propre frère, Jean-Jacques Gomard de Vaubernier, mort depuis longtemps, comme père de Jeanne Bécu. L’occasion parut bonne également pour rajeunir l’idole de trois ans et la faire naître en 1746 ; détail caractéristique et où se trahissent bien les préoccupations de la femme. L’abbé Gomard, qui semble avoir bien connu le père de Mme Du Barry, s’il ne l’était lui-même, fut récompensé de son zèle par des largesses dont il avait le plus pressant besoin (il manquait de tout, même d’habits), et par la place d’aumônier du roi. Les preuves incontestables de tout ceci se trouvent à la bibliothèque de Versailles, où sont déposés quinze dossiers de papiers relatifs à Mme Du Barry et à sa famille, et qui proviennent, en grande partie, du château de Luciennes (ou Louveciennes), appartenant, comme on le sait, à la célèbre favorite. Le savant bibliothécaire de Versailles, M. Le Roy, qui a étudié tous ces documents en érudit, en a tiré des renseignements d’un vif intérêt pour un des morceaux de son excellent ouvrage : Curiosités historiques (in-8°, 1804, Paris, H. Plon), auquel nous emprunterons encore quelques détails dans le cours de cette notice.

Bien des années après la mort de Mme Du Barry, des héritiers se disputèrent longtemps les lambeaux de sa fortune : les Gomard d’un côté, et de l’autre les Bécu. Ces derniers contestèrent même à leurs rivaux le titre d’héritiers. Ils démontrèrent que l’acte de naissance produit lors du mariage de Jeanne Bécu avec le comte Du Barry et déposé à la paroisse Saint-Laurent, à Paris, était une pièce fausse, et ils produisirent l’acte réel, levé à Vaucouleurs le 25 septembre 1827, et constatant que Mme Du Barry était fille naturelle d’Anne Bécu. Un jugement du tribunal civil de première instance de la Seine, du 9 janvier 1829, confirmé par arrêt de la cour royale de Paris, du 22 février 1830, leur donna gain de cause et les reconnut comme seuls et légitimes héritiers. Ces faits authentiques, attestés non-seulement par les pièces de la bibliothèque de Versailles, mais encore par les collections et les journaux judiciaires, n’ont pas empêché des historiens-romanciers, comme M. Capefigue, de donner à Mme Du Barry une naissance noble, comme si, d’ailleurs, les turpitudes de sa vie pouvaient être atténuées par le plus ou moins d’éclat de son origine.

Il faut que les chevaliers de cette héroïne du vice en prennent leur parti : elle était bâtarde et de race populaire, et c’est tant pis pour la roture. Quant à son père, il n’existe aucune pièce authentique pour fixer les conjectures, et les suppositions ont désigné tour à tour cet abbé Gomard, cité plus haut, et un certain religieux minime de Picpus, nommé frère Lange (on sait qu’elle-même commença sa carrière galante sous le nom de mademoiselle Lange). Quelques années après sa naissance, sa mère épousa un petit commis aux aides, nommé Rançon, que la favorite pensionna plus tard.

Amenée jeune à Paris, la petite Bécu fut placée d’abord dans un couvent par la protection du frère Lange, puis chez un sieur Labille, marchand de modes rue Saint-Honoré ; enfin elle entra, comme demoiselle de compagnie, chez une dame de La Garde, veuve d’un fermier général, puis chez Mme de la Verrière, autre salon financier fréquenté par une nombreuse compagnie de gentilshommes spirituels et libertins. On sait ce qu’était alors la haute société : l’exemple du vice et de la corruption descendait du trône, et la vieille monarchie s’éteignait, comme les antiques empires de l’Asie, dans les paroxysmes d’une débauche sans frein. Douée d’une beauté éclatante, dévorée de la passion du luxe, née pour ainsi dire avec l’instinct du vice, la future favorite trouva sa place naturelle dans cette saturnale et passa par la prostitution pour arriver à la fortune. Suivant le témoignage à peu près unanime des contemporains, elle fut une des pensionnaires de la Gourdan, entremetteuse célèbre, dont la maison peuplée de beautés vénales était le rendez-vous de tous les riches débauchés. C’est pendant cette période de sa vie qu’elle fut distinguée par un roué fameux, le comte Jean Du Barry, qui lui donna, dit-on, le surnom de l’Ange, à cause de sa beauté. Il parait d’ailleurs plus probable qu’elle-même avait pris ce nom en souvenir de son protecteur, le moine de Picpus, comme nous l’avons remarqué plus haut, et sans doute aussi parce que son propre nom de Bécu ne brillait pas précisément par la grâce et la distinction. Nous savons déjà que celui de Vaubernier ne lui fut attribué que par le faux acte de naissance qui servit pour son contrat de mariage.

Une chose encore qui était alors de notoriété publique, c’est que le comte Du Barry exploita la beauté de sa maîtresse pour soutenir le train de sa maison, et qu’il l’offrit au fameux valet de chambre Lebel, dont le principal emploi est suffisamment connu. Mme Lange (ou l’Ange, peu importe) fut présentée au roi par l’ignoble pourvoyeur. Le débauché sexagénaire fut subjugué dès la première entrevue, et la pensionnaire de la Gourdan s’éleva, sans transition, de la condition de fille publique au rang si envié de maîtresse royale (1768). Depuis la mort de Mme de Pompadour (1764), Louis XV n’avait plus de maîtresse en titre, et il commençait à se fatiguer de ses obscures amours du Parc-aux-Cerfs. La beauté du nouvel objet de sa passion, et sans doute aussi l’expérience immonde qu’elle avait acquise dans sa vie de libertinage, plongèrent le vieillard dans une ivresse qui débordait en confidences où sa dépravation s’étalait avec naïveté. La petite Lange, qui avait passé par l’école d’équitation du lupanar, en faisait voir au vieux roi de toutes les façons. C’est ainsi qu’il avouait à ses intimes que jamais il n’avait trouvé tant de charme dans l’amour. « On voit bien, dit avec une gaieté cynique le duc d’Ayen, que Votre Majesté n’est jamais allée voir les filles. » Parfois, cependant, il paraissait sentir son abjection, et, un jour, il dit au duc de Noailles : « Je sais bien que je succède à Sainte-Foix… — Sire, reprit le duc en s’inclinant, comme Votre Majesté succède à Pharamond. » D’autres fois, l’épigramme revêtait la forme poétique ; en voici une, que l’on attribue généralement au duc de Nivernais :

Lisette, ta beauté séduit
    Et charme tout le monde ;
En vain la bourgeoise en gémit
    Et la duchesse en gronde :
Chacun sait que Vénus naquit
    De l’écume de l’onde.

Ces boutades montrent assez fidèlement quelle était, dans l’origine, l’opinion de la cour sur l’étrange liaison du roi. Malgré sa profonde immoralité, cette société, par un reste de dignité qui s’alliait à des répugnances aristocratiques, ne prit point d’abord le soin de dissimuler son dégoût. En outre, trait de mœurs curieux à noter, les grandes dames étaient outrées de voir le souverain choisir une maîtresse d’une si basse extraction.

Cependant Louis XV, emporté, comme toujours, par son sensualisme effréné, s’attachait de plus en plus à cette Vénus impudique qu’on chansonnait, dans toute la France, sous le nom de la Belle Bourbonnaise. Il brûlait du désir de l’afficher comme maîtresse en titre (la maîtresse en titre était une véritable institution dans l’ancienne monarchie) ; mais, pour produire une telle femme à la cour, il fallait qu’elle eût un nom, un titre, un état. Le comte Jean Du Barry était marié, et, ne pouvant réserver pour lui-même les avantages d’une nouvelle infamie, il résolut de marier Mme Lange à son propre frère, le comte Guillaume Du Barry, afin de conserver par cette alliance son ascendant sur l’esprit de la nouvelle favorite, dont il avait préparé la fortune. Le frère Guillaume était un pauvre officier gascon qui n’était pas plus scrupuleux que le comte Jean. À la première ouverture, il accourut de Toulouse, muni du consentement de sa mère, accepta, les yeux fermés, toutes les conditions, et enfin épousa, le 1er septembre 1768, à la paroisse Saint-Laurent, Mlle Lange, devenue Jeanne Gomard de Vaubernier. Le contrat de mariage, qui existe à la bibliothèque de Versailles et dont M. Le Roy a reproduit le texte dans l’ouvrage que nous avons cité plus haut, stipulait une entière séparation de biens entre les deux époux, et laissait la nouvelle comtesse Du Barry absolument libre de ses actions. Le comte ne figurait dans cet acte singulier que pour donner son nom. La comédie matrimoniale achevée, il retourna à Toulouse, grassement renté, pendant que Mme Du Barry venait s’établir définitivement à Versailles. Elle eut un hôtel en ville pour ses équipages et ses gens, et un appartement dans le château, au-dessus de celui du roi, qui pouvait, par diverses communications, lui rendre visite à toute heure et sans être vu (cet appartement fut, dans la suite, approprié pour Marie-Antoinette). Cependant, si la favorite était installée au château, elle ne voyait le roi qu’en particulier ; elle ne pouvait monter dans les carrosses de la cour ; elle ne paraissait point aux dîners, aux grandes réceptions ; en un mot, elle ne faisait point partie des dames ; il fallait pour cela, qu’elle fut présentée. Le roi le désirait aussi ardemment qu’elle. Mais cette présentation dut être laborieusement négociée comme une affaire d’État, et les femmes les plus décriées de la cour s’y montraient opposées, sinon par délicatesse, au moins par orgueil. Elle eut lieu cependant, en avril 1769, en présence de toute la cour et devant les filles du roi. Mme Du Barry eut, dès lors, une position officielle, une maison, une liste civile, une cour ; et le grand Frédéric put baptiser, en son langage soldatesque, la nouvelle souveraine du nom de Cotillon III. (Les deux autres étaient Mmes de Châteauroux et de Pompadour.)

Tous les Du Barry des deux sexes accoururent du fond du midi, pour prendre part à la curée ; moins, toutefois, l’époux honoraire, qui dut continuer à s’engraisser de sa honte à deux cents lieues de Versailles. Il exploitait, d’ailleurs, en conscience sa situation, et il fatigua si souvent la comtesse de ses exigences pécuniaires, qu’elle finit par le mettre à la portion congrue, en lui constituant une rente de 5,000 livres et en obtenant une sentence du Châtelet de Paris, du 1er avril 1772, qui prononçait la séparation de ces deux époux qui jamais n’avaient été réunis. Quant au comte Jean, le ruffian émérite, il eut l’art de conserver sa position et de rester auprès de la comtesse, comme une manière de directeur spirituel. Il en retira plus d’un million, comme cela résulte des comptes aujourd’hui déposés aux archives de Seine-et-Oise. En outre, par l’influence de Mme Du Barry, il maria son fils, le vicomte, personnage aussi mal famé que lui, à une fille de grande maison apparentée aux Soubise et aux Condé. Le roi et la famille royale signèrent le contrat de mariage, et le vicomte Du Barry fut nommé capitaine des suisses du comte d’Artois, pendant que sa femme trouvait, dans sa corbeille, 200,000 livres, petit cadeau de la favorite. Cette dernière n’oublia pas non plus sa propre famille ; par ses soins, la mère Bécu fut transformée en Mme de Montrable et installée au domaine de la Maison-Rouge, à Villiers-sur-Orge. Le beau-père Rançon eut également part à ces largesses, et, lorsqu’il fut devenu veuf, il reçut une pension de 2,000 livres, que la Révolution eut l’inconcevable distraction de lui continuer, et qu’il toucha jusqu’à sa mort, arrivée en 1801. Une nuée d’oncles, de tantes, de cousins, etc., reçurent également des pensions.

Quant à ce que Mme Du Barry reçut elle-même et dévora pendant les six années où elle fut reine de France, il serait, croyons-nous, difficile de l’indiquer d’une manière précise. M. Le Roy, d’après les comptes des archives de Seine-et-Oise et de la bibliothèque de Versailles, porte à 12,500,000 livres le total des sommes que reçut la favorite, ce qui représenterait aujourd’hui au moins 30 millions. Malgré l’énormité de cette somme, elle est certainement bien au-dessous de la réalité. Beaucoup de papiers, mémoires de fournisseurs, états de dépense, etc., ont été dispersés. Parmi ceux qui restent dans les collections publiques, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les seuls mémoires de fournisseurs, dont MM. de Goncourt, Le Roi et autres ont publié de nombreux extraits, et l’on sera épouvanté de la prodigalité inouïe, du luxe féerique, des dépenses fabuleuses de la trop fameuse comtesse, qui occupait constamment une armée de sculpteurs, de peintres, de joailliers, d’orfèvres, de modistes, etc. La simple description des objets énumérés dans ces mémoires formerait une véritable encyclopédie du luxe, des modes et de la fantaisie, à cette époque où la passion des ruineuses futilités, des bijoux, des pierreries, des étoffes précieuses, etc., fut poussée, comme on le sait, jusqu’à la folie. On y voit figurer, par exemple, entre des milliers d’articles, un moutardier de 5,184 livres, deux cuillers à sucre de 2,054 l., quatre flambeaux de 11,837 l., quelques douzaines d’assiettes et plusieurs flambeaux de 30,174 l., une tasse à lait de 2,687 l., un tapis de 12,196 l., un portrait de la comtesse de 15,000 l., un buste en porcelaine de 12,000 l., une pomme de canne pour un valet de 546 l., des boucles d’oreilles en diamants de 120,000 l., et ces robes lamées d’or et d’argent, mordorées, soutachées d’or, relevées de broderies, de la valeur de 12,000 l. ; ces manchettes de 1,000 l. ; ces garnitures de peignoir de 3,000 l. ; ces déshabillés de 5,000 l. ; ces toilettes de point d’Argentan de 9,000 l. ; ces coiffes de nuit de 2,000 l., etc., et ces notes de parfumeurs de plus de 50,000 l., et ces monceaux de joyaux, de bijoux, de diamants, de perles, d’émeraudes, de rubis ; ces meubles précieux, ces tableaux, ces sculptures, dont l’énumération donne le vertige et qui eussent suffi à remplir un musée. Il faut rappeler encore que la favorite avait une maison vraiment royale, ses pages, sa musique, son aumônier, un peuple de valets qui occupaient, avec les équipages, toute la rue de l’Orangerie à Versailles, plus deux vastes hôtels en ville, enfin son pavillon de Luciennes, qui était une merveille de richesse et d’art. On sait aussi qu’elle puisait à pleines mains dans le Trésor, où ses bons étaient reçus comme ceux du roi.

Toutes ces profusions venaient s’ajouter aux 40 millions et plus qu’avait coûtés Mme de Pompadour, aux dépenses secrètes du Parc-aux-Cerfs, et autres menus frais de galanteries royales. Il ne faut pas oublier qu’alors, outre la dette exigible, les dépenses publiques excédaient les revenus de près de 70 millions par an. La France mourait de faim, mais les plaisirs du roi n’en souffraient heureusement point d’interruption.

Quand on vit que le roi était entièrement et définitivement subjugué par Mme Du Barry, une grande partie de la cour se tourna vers l’astre nouveau, jusqu’au duc d’Ayen, méchante langue qui avait décoché de sanglantes épigrammes, jusqu’à un prince du sang, le comte de La Marche, cadet des Conti. La bassesse des courtisans apparut là dans tout son jour. Mais, on le sait, c’était moins les vices de la comtesse que le néant de sa naissance que ce monde-là lui reprochait, et les grandes dames ressentaient moins d’indignation contre son immoralité que de jalousie contre ses succès. Elle tint son cercle, elle eut son parti ; le maréchal de Richelieu, le prince de Soubise, le chancelier Maupeou et le duc d’Aiguillon étaient les coryphées de cette coterie, qui devint le centre de l’opposition contre le ministre Choiseul. Chose piquante, cette courtisane qu’on accusait publiquement de sortir des plus mauvais lieux, devint l’espoir et l’appui du parti jésuite, le drapeau de la cabale dévote et antiphilosophique. Déjà, lors de la grande affaire de la présentation, le duc de La Vauguyon, l’âme damnée de la compagnie, jugeant qu’il était plus habile d’exploiter les vices du roi dans l’intérêt de la bonne cause que de les combattre de front, s’était lestement rangé du côté de la Du Barry et avait entraîné l’adhésion de Mesdames, les pieuses filles du roi, en leur représentant que cette femme pouvait devenir un instrument utile au renversement de Choiseul et des parlements, et au rappel des jésuites. L’ancienne pensionnaire de la Gourdan se prêta d’assez bonne grâce à restaurer la religion, l’autorité et les bonnes mœurs. Comme toutes les filles, elle avait d’ailleurs une tendance au bigotisme, qui pouvait passer pour de la piété, et elle profitait trop largement de l’absolutisme royal pour n’en pas désirer l’affermissement. En outre, elle avait elle-même besoin d’appui contre Choiseul, qui ne dissimulait point la répugnance qu’il ressentait pour elle, moins peut-être par un scrupule de moralité que par rivalité d’influence, car il avait, dit-on, espéré la même position pour sa sœur, l’altière et spirituelle duchesse de Grammont. On sait que cet avilissant honneur était alors le rêve de toutes les femmes de la cour.

Telle était cette société.

La puissance de la favorite se manifesta par un fait caractéristique : le roi ferma le Parc-aux-Cerfs et fit vendre à un sieur Sévin la maison de Versailles désignée sous ce nom. On expliquait cette influence non-seulement par la beauté de la comtesse, mais encore par ses boutades de courtisane, par ses emportements de bacchante, par les trivialités pittoresques de son langage, par son ton hardi, ses gravelures et ses familiarités joviales, singularités nouvelles et piquantes pour le vieux débauché saturé d’ennui. On sait qu’elle traitait souvent le roi comme un valet de comédie, l’appelant la France, le tutoyant, agaçant par mille malices d’enfant gâté ce demi-dieu, fatigué des plates adulations des courtisans. On connaît cette anecdote : Un jour que Louis XV, oubliant un moment son café, qu’il avait coutume de faire lui-même, papillonnait autour de la comtesse occupée à se poser des mouches devant sa psyché, la liqueur, en bouillant, déborda sur le feu ; sans se détourner, la jolie effrontée cria au vieux Céladon : « Eh ! la France, va donc voir ; ton café f… le camp ! »

C’était par des échappées de cette nature, par des saillies préméditées qu’elle secondait les efforts de la cabale. Un jour, en racontant qu’elle avait renvoyé un de ses laquais, elle disait au roi : « J’ai chassé mon Choiseul, quand chasserez-vous le vôtre ? » Une autre fois, elle faisait sauter des oranges dans ses mains et s’écriait en riant : « Saute, Choiseul ! saute, Praslin ! »

Choiseul sauta en effet, et avec lui Praslin. En décembre 1770, il fut brutalement congédié par le roi, absolument comme Mme Du Barry avait congédié son valet. À l’article consacré à ce ministre, on verra que d’autres causes encore ont déterminé sa chute ; mais il est certain que la favorite y contribua largement par ses obsessions.

Il s’agissait de faire sauter aussi le parlement, en lutte contre la cour. Le roi hésitait à frapper un coup décisif. Bien stylée par Maupeou, la comtesse ne perdit aucune occasion pour exciter la colère du roi contre les robes noires. Un jour, entre autres, elle le plaça devant un tableau que lui avait, à dessein, donné Maupeou, et qui représentait Charles Ier : « Tu vois, la France, si tu laisses faire ton parlement, il te fera aussi couper la tête. »

On sait les grands coups qui furent frappés sur ce corps puissant, l’établissement du parlement Maupeou, la création de nouvelles cours, etc. Ici encore, sans ajouter une foi entière à toutes les anecdotes de ce temps, on ne peut mettre en doute l’influence de Mme Du Barry, qui se mêlait moins doctoralement que Mme de Pompadour des affaires de l’État, mais, enfin, qui s’en mêlait à sa manière. Il est certain, d’ailleurs, que le conseil se réunissait souvent chez elle. C’est grâce à son crédit que l’abbé Terray entra au ministère, ainsi que d’Aiguillon, qui peut-être était son amant.

Sa puissance était, dès lors, incontestée, et ses ennemis n’osaient plus la combattre que par des bons mots et des chansons. La plus grande partie de la cour, les plus grands seigneurs, les plus nobles dames, étaient à ses pieds, littéralement. On n’imagine pas à quel degré de courtisanerie byzantine, de lâcheté, de servilité honteuse, descendit cette arrogante noblesse envers une créature qu’elle avait d’abord accablée de ses mépris. Un De Tresme s’intitulait le sapajou de Mme la comtesse et mettait sa gloire à provoquer, par de viles singeries, la gaieté triviale et insultante de la courtisane. Des hommes d’État, comme Maupeou, des magistrats, des princes et des princesses courtisaient jusqu’à ses animaux familiers et s’attachaient à capter les bonnes grâces de sa perruche, de son singe et de son hideux négrillon, le fameux Zamore, créature grotesque qu’elle habillait de soie, d’or et de pierreries, et que Louis XV, dans un moment de belle humeur, nomma, par brevet, gouverneur du pavillon de Luciennes, avec 1,200 livres de traitement. On raconte même qu’un jour, sortant à peu près nue de son lit, elle se fit, en riant, chausser ses pantoufles par le nonce du pape et le grand aumônier, le cardinal de la Roche-Aymon. Il semble que cette fille du ruisseau se complût avec volupté à rendre à tous ces puissants les humiliations qu’elle en avait reçues.

Cependant, au milieu de cet avilissement du monde officiel, un simple prêtre, l’abbé de Beauvais, prêchant devant la cour le sermon du jeudi saint de 1773, osa se faire l’écho de l’opinion publique, et prononcer devant les courtisans stupéfiés les paroles suivantes : « Salomon, rassasié de voluptés, las d’avoir épuisé, pour réveiller ses sens flétris, tous les genres de plaisir qui entourent le trône, finit par en chercher d’une espèce nouvelle dans les vils restes de la corruption publique. »

Néanmoins, il est certain qu’il fut un moment question de placer ces vils restes sur le trône de France. On songea, du moins, à un mariage morganatique. Cette solution était vivement appuyée par le parti dévot, qui plaçait son espoir en Mme Du Barry. On rappelait l’exemple de Mme de Maintenon, et le cardinal de Bernis fut chargé de faire pressentir, à Rome, s’il serait possible de faire annuler le mariage de la comtesse. On assure qu’une des raisons canoniques alléguées dans le mémoire était les faiblesses que cette dame avait eues pour le comte Jean, frère de l’époux, ce qui faisait de ce mariage une espèce d’inceste.

Pendant ces négociations burlesques, toute la France répétait des vers et des couplets dans le genre de ce quatrain :

France, quel est donc ton destin,
      D’être soumise à la femelle ?
      Ton salut vint d’une pucelle ;
      Tu périras par la catin.

Au reste, malgré les sommes considérables journellement dépensées pour acheter le silence des pamphlétaires ou soudoyer des thuriféraires, les libelles en vers ou en prose et les couplets satiriques circulaient librement de toutes parts, protégés par l’avidité du public et probablement aussi par les rancunes du parti Choiseul.

Mais pendant que la favorite se berçait dans les rêves dorés d’une alliance royale, un événement vint briser l’édifice de son étonnante fortune. Louis XV fut frappé par ses propres vices ; une jeune fille à peine nubile, qu’on avait livrée à sa dégoûtante lubricité, portait en elle les germes de la petite vérole et les lui communiqua (Bachaumont). Le 29 avril 1774, la maladie se déclara chez lui, compliquée d’un mal honteux qui couvait dans son sang vicié. Le 10 mai, l’immonde vieillard était mort. Pendant qu’on emportait au grand trot, à Saint-Denis, son cadavre putréfié, qui empestait l’air, la France entière éclatait en transports de joie, et le peuple enthousiasmé battait des mains au passage rapide de cette pourriture, qui avait été un des puissants rois de la terre, un demi-dieu.

Le lendemain de cette mort, si ardemment désirée par la nation, le nouveau roi de France envoya à Mme Du Barry une lettre de cachet pour lui ordonner de se retirer à l’abbaye de Pont-aux-Dames. Au moment du départ, la comtesse écrivit une humble supplique à Marie-Antoinette, qui, dès son arrivée en France, avait grossi sa cour avec une servilité calculée, mais dont elle s’était ensuite fait une ennemie en la surnommant la petite rousse et en contribuant au renvoi de Choiseul.

Cette pauvre comtesse s’ennuyait fort dans ce triste couvent, situé au fond d’une forêt de la Brie, bien qu’elle eût emmené ses femmes pour la parer et qu’elle eût fait venir son architecte Ledoux, pour lui bâtir un petit Luciennes. De tant de millions puisés au Trésor, il ne lui restait que des dettes énormes ; mais elle avait toujours ses pensions (Louis XVI lui conserva 150,000 livres par an), ses propriétés et ses immenses richesses en diamants, joyaux, meubles, objets précieux, etc. Après avoir végété un an dans son abbaye, elle obtint d’aller séjourner dans son domaine de Saint-Vrain, près de Chartres, et enfin, au commencement de 1776, sur ses suppliques pressantes, le ministre Maurepas lui permit de revenir habiter son pavillon somptueux de Luciennes. Elle vécut tranquille et heureuse dans cette royale demeure, jusqu’à l’époque de la Révolution, livrée, comme toujours, à de folles dépenses, donnant des représentations théâtrales, recevant grande et nombreuse compagnie, et occupée d’intrigues amoureuses avec lord Seymour, auquel succéda le duc de Brissac, le dernier de la bande, massacré à Versailles en septembre 1792.

Les richesses accumulées à Luciennes avaient fait de cette résidence le point de mire, l’eldorado des voleurs ; aussi, de nombreuses soustractions y furent-elles commises, par suite de la négligence ou peut-être de la complicité des domestiques. Nous mentionnons ces petits faits, parce qu’ils ont eu un résultat décisif sur la destinée de Mme Du Barry. En 1776, un chevalier de Saint-Louis et deux autres acolytes d’une suprême distinction se présentent au château, se font introduire auprès de la comtesse, lui mettent galamment le pistolet sur la gorge, et, simplement, sans esclandre, se retirent lestement après avoir fait une ample moisson de diamants et de bijoux.

En janvier 1791, d’autres gentilshommes d’industrie, dans une expédition nocturne, vinrent également puiser à cette mine, aussi riche que le puits merveilleux des contes orientaux. Cette fois, le vol fut beaucoup plus considérable ; Mme Du Barry fit afficher dans Paris un état détaillé des objets, en promettant 50,000 fr. de récompense à qui les ferait retrouver. Cette énumération fait flamboyer aux yeux des cascades de diamants, d’émeraudes, de saphirs, de perles, de camées, de bracelets, de joyaux de toute nature, à donner des éblouissements. Il suffira de dire que les diamants, perles et pierreries s’y comptent par milliers. La municipalité de Luciennes fit quelques recherches, mais ne découvrit rien ; il y a toute probabilité que ce fut là un vol domestique ; les circonstances ne laissent que peu de doutes à cet égard.

On crut alors, assez généralement, que ce vol était une fiction, un bruit habilement répandu par Mme Du Barry pour arranger plus facilement ses affaires et faire passer secrètement ses bijoux à l’étranger, en même temps que pour acquérir une sorte de titre à l’indulgence du public et de l’Assemblée, dans un moment où elle savait qu’on se disposait à réduire le chiffre de ses pensions. Et, chose curieuse, après avoir échangé, en 1784, 50,000 livres de rente contre une somme de 1,250,000 livres délivrée par le Trésor, elle continua de toucher les 100,000 livres de rente qui lui restaient des 150,000 que lui avait laissées trop généreusement Louis XVI, et elle les toucha jusqu’en 1793.

Quoi qu’il en soit, le vol de ses bijoux peut bien avoir été réel, bien que probablement exagéré ; le fait est positivement attesté dans le testament que le duc de Brissac, son amant, fit en sa faveur. Sur le bruit que ses voleurs avaient été arrêtés en Angleterre, Mme Du Barry partit pour Londres, où une partie de ses pierreries était entre les mains de la justice ; et, comme la procédure devait durer un certain temps, elle revint à Paris, mais retourna deux fois encore en Angleterre pour suivre cette affaire. La malheureuse femme eût bien voulu sauver ce qui lui restait en France ; car, outre ses propriétés, le trésor de Luciennes n’était pas épuisé, et il fallait pour cela qu’elle ne se mît pas dans le cas d’être inscrite sur la liste des émigrés : de là son dernier retour, en pleine République, au moment où l’on posait provisoirement les scellés à Luciennes. Toutes ses allées et venues avaient paru suspectes, et, le 27 septembre 1793, elle fut arrêtée dans son château. Chose digne de remarque, ni la Convention ni les comités ne s’occupèrent de cette affaire, et le dédain méprisant que ces grands corps professaient pour la ci-devant courtisane du tyran l’eût sauvée peut-être, si elle n’eût été poussée à sa perte par des inimitiés et des convoitises particulières. C’est, en effet, sur les instances réitérées de la municipalité et de la société populaire de Luciennes, que le comité de sûreté générale, finit par autoriser l’arrestation. Or, les principaux membres de ces autorités locales étaient des domestiques de la comtesse (notamment Zamore), qui tous connaissaient les endroits du château où elle avait caché le reste de ses trésors. Sans compter tout ce qui a pu être enlevé par ces patriotes de la livrée, les procès-verbaux mentionnent encore d’interminables listes de joyaux, de pierreries et d’objets précieux. Et ce n’était pas encore le fond de cette mine de Golconde. On conviendra, d’ailleurs, que cela était de bonne prise, et qu’en s’emparant de ces débris, la nation ne faisait que rentrer dans une très-faible partie de son bien.

Une fois arrêtée, Mme Du Barry était perdue, et son jugement ne pouvait être que le procès de l’ancien régime, de ses scandales, de ses monstrueuses dilapidations. Mais c’était surtout de complot contre la République qu’elle était accusée. Suivant l’acte d’accusation, le vol dont elle s’était plainte n’était qu’une feinte pour faire passer ses pierreries aux princes et aux émigrés, dont elle secondait les intrigues contre la France. Cette donnée a été acceptée par les auteurs de certains panégyriques, qui n’ont pas manqué de faire un honneur à Mme Du Barry des faits dont la République lui faisait un crime. En réalité, comme nous l’avons dit, le vol des joyaux semble constant ; et s’il est certain que la comtesse ait porté à Londres le deuil du tyran, visité Pitt et entretenu des relations suivies avec les royalistes de l’intérieur et de l’émigration, il n’existe aucun témoignage authentique qui prouve qu’elle leur ait fait part de ses richesses. La pauvre femme songeait bien plutôt à les mettre en sûreté pour elle-même, et c’est précisément cette préoccupation qui causa sa perte. Elle parut devant le tribunal révolutionnaire le 17 frimaire an II. Elle montra une extrême faiblesse, et s’évanouit en entendant la lecture du jugement qui la condamnait à mort. Ses anciens serviteurs, Zamore en tête, avaient unanimement déposé contre elle. Les biographes-romanciers qui ont écrit qu’alors elle était encore d’une beauté imposante ont pris cela dans leur imagination. D’abord, elle avait cinquante ans bien accomplis, ses cheveux étaient gris et elle était chargée d’un embonpoint disgracieux, toutes choses qui ne s’accordent guère avec la beauté. Puis, sa dégradation morale, son affaissement, sa lâcheté inspiraient le dégoût bien plus que la colère, et n’étaient pas de nature à rappeler le prestige qu’elle avait exercé. Pour gagner du temps, elle fit des révélations, c’est-à-dire qu’elle dénonça au hasard une infinité de personnes, dont plusieurs furent condamnées à mort. Ensuite elle révéla, une à une, toutes les cachettes où elle avait enfoui le reste de ses bijoux et de ses richesses, car il y en avait toujours, et peut-être même n’a-t-on pas trouvé tout. Cela lui fit gagner une nuit d’existence, et fut cause de la mort du seul domestique qui lui fût resté fidèle. C’était un malheureux nommé Morin.

Le lendemain 18, l’ancienne maîtresse de Louis XV fut conduite au supplice, dans la même charrette que les banquiers Vandenyver, et un député mis hors la loi, Noël des Vosges. Accroupie sur elle-même, folle de terreur, le visage hideusement contracté, elle poussa des hurlements affreux depuis la Conciergerie jusqu’à la place de la Révolution. Portée sur l’échafaud, elle demandait grâce à la foule, aux valets, à Sanson. « Encore un moment, monsieur le bourreau ! » criait-elle au milieu des sanglots. Elle était obèse, avachie, et le couteau refusait de mordre sur ces chairs pantelantes qui avaient reçu les baisers impurs et infects du roi bien-aimé. Telle fut la fin de cette malheureuse, la seule des femmes immolées par la Révolution qui ait montré une telle lâcheté.

Les Lettres, Anecdotes, Mémoires et autres recueils, publiés sous le nom de Mme Du Barry, sont apocryphes. Les Nouvelles à la main, publiées en 1861 par Em. Cantrel, ne sont également qu’une spéculation de librairie, plus grossièrement besognée encore que les pastiches de Mairobert, de Mme Guénard, de P. Lacroix, de Lamothe-Langon, etc.