Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BARBE-BLEUE

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 213-216).

BARBE-BLEUE. Les dieux s’en vont ! Naguère encore, on frissonnait d’épouvante devant cette terrible figure des Contes de Perrault. Chacun se sentait bien près d’avouer, comme le bon La Fontaine, que si Peau d’âne lui était conté, il y prendrait « un plaisir extrême. » Aujourd’hui que toutes nos montres et toutes nos pendules se règlent sur le cadran de la Bourse, il paraît que notre éducation est meilleure et que la naïveté de nos pères nous inspire un salutaire dédain. Sitôt qu’un jeune Athénien du nouveau Paris a atteint sa seizième année, un cousin — si ce n’est une cousine — lui persuade qu’il est grand temps de confier son menton au rasoir expérimenté d’un artiste en renom ; il jette sur ses épaules l’élégant par-dessus qui est pour lui la robe virile ; il lui révèle les mots sacrés de l’argot des salons suspects, lui enseigne à saluer ces dames en sautillant, à porter le corps en avant et la canne à l’arrière-droite ; il le sacre chevalier… du pince-nez, en lui passant au cou le lorgnon qui ne devra plus quitter ses yeux ; puis, il le promène un peu partout et le conduit, sur le soir, aux Bouffes, afin de l’initier à la saine littérature. Bonheur suprême ! source de félicités ! Les jambes de mademoiselle Trois Étoiles lui disent le cas qu’il faut faire du grec et du latin ; le bredouillement de l’acteur en vogue lui fait connaître un français bien plus réjouissant que celui de Pascal ou de Corneille. Il est en mesure, après huit jours de ce régime, de traiter Homère de crétin sur l’autel de la Belle Hélène, et d’accabler de son dédain tout ce qui n’est pas épatant comme la musique et le style de Bu qui s’avance ; il jure par Orphée aux enfers que les dieux de l’Olympe ne sont que de vieux casques ; et, comme il lui plaît de voir cascader la vertu, il entend qu’à l’avenir les princesses de tragédie n’essayent plus de la lui faire à l’oseille. Il y a assez longtemps, entend-il dire de tous côtés, que la solennelle histoire fait sa Sophie ; il proclamera par-dessus les toits qu’il n’y a de vrai, de beau, de grand que l’immortel calembour. Après cela, ne lui parlez point des figures si diverses qui, depuis quatre mille ans, ont pris place dans le ciel étoilé de la poésie et de la légende. Si vous l’entretenez des personnages immortalisés par les grands écrivains, il s’écriera que ces personnages n’ont de valeur à présent que parce qu’ils se prêtent merveilleusement à la parodie, dont notre siècle est très-friand. Ah ! quel éclat de rire formidable retentirait de la Madeleine à la Bastille pour saluer le bonhomme crédule, l’arriéré Cassandre, le ridicule Géronte, qui oserait, à l’heure qu’il est, prendre « un plaisir extrême » à s’entendre conter Peau d’âne ! Il n’y a plus guère que les lycéens en deçà de leur deuxième lustre à qui il soit permis de lire le livre à images des féeries d’autrefois. Passé cet âge, il est de bon goût de rire des apologues, de ne plus croire aux princes Charmant et aux fées Urgèle. Vient le moment où les seuls contes qui enchantent sont ceux de quelque dame du Lac à huit ressorts, en même temps que les seuls comptes qui épouvantent sont ceux du tailleur ou du bottier. Cela explique pourquoi elles sont flottantes dans l’imagination, mal connues et souvent calomniées ces physionomies barbues ou non barbues que la légende, sous la figure d’une mère ou d’une nourrice, a dressées autour de notre enfance pour calmer nos premières dents. Bercés avec tous ces contes ingénieux dont notre jeune esprit ne pouvait saisir que les traits saillants, persuadés qu’ils ne sont bons qu’à endormir nos chagrins naissants, l’âge d’homme arrivé, nous croirions déchoir si nous lisions avec des yeux d’homme ce que nous avons écouté avec des oreilles d’enfant. Qui de nous n’a su par cœur telle fable de La Fontaine et ne l’a jamais lue ? si l’on entend par ce mot lire se pénétrer du sens et de la portée d’une œuvre. Ainsi des Contes de Perrault, en général, et de Barbe-Bleue, en particulier. Il n’est personne qui ne prétende connaître exactement ce héros dont la tradition a fait un terrible sire, l’épouvantail des filles à marier, le Croquemitaine des marmots indisciplinables. Or, la tradition est tout simplement à côté de la vérité, et, s’il faut l’avouer, il serait temps de reviser attentivement les pièces du procès, c’est-à-dire le conte de Perrault, avant de se prononcer sur le cas de M. de Barbe-Bleue. Au fond, qu’était-ce que ce brave seigneur à qui l’on ne peut guère reprocher que d’avoir occis une demi-douzaine de femmes curieuses ? Un brave homme, un voisin irréprochable, un amphitryon généreux, un mari confiant. Voué au bleu par le narrateur, il n’en garde pas moins, malgré sa barbe effroyable, ses yeux à fleur de tête et son large coutelas, il n’en garde pas moins un lien de parenté avec feu Gribouille et le moderne Calino. Écoutez : « Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des carrosses dorés ; mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue… » Ainsi, tout le reproche qu’on puisse faire à notre héros, c’est d’avoir la barbe bleue ; c’est là un reproche qui n’est pas sérieux : autant vaudrait reprocher à Mayeux le grain de beauté qui orne son épaule, ou à un académicien d’être chauve. Supposez cependant que l’idée lui soit venue, à cet homme pour le moins millionnaire, de faire tomber sous le rasoir ses favoris et ses moustaches… Aussitôt cesse l’épouvante causée par une couleur fatale, et nous n’avons plus devant les yeux qu’un seigneur considéré de toutes les mères et aimé à coup sûr de toutes les jeunes filles, qui, loin d’avoir peur de son poil indigo, l’excèdent dès lors de leurs œillades assassines ; nous n’avons plus qu’un galant personnage, un peu plus enclin qu’il ne faudrait à l’inconstance, courant avec succès de la brune à la blonde, prenant maîtresse au lieu de prendre femme, se défaisant de la seconde avec moins d’hésitation que de la première, et donnant largement carrière à son intempérance amoureuse, sans crainte de se brouiller avec M. le lieutenant de police. C’est ainsi qu’il existe, à l’heure même où s’écrivent ces lignes, bon nombre de Barbes-Bleues au menton lisse qui n’auront jamais, que je sache, le sort de l’infortuné châtelain ni sa réputation scélérate. Mais poursuivons l’histoire de messire Barbe-Bleue. Après plusieurs veuvages auxquels il avait mis la main, dit-on, il voulut reprendre femme. Un carnaval de huit jours et huit nuits accompagna ses fiançailles nouvelles, dont le simple récit fait venir l’eau à la bouche et la bonne humeur au coin des lèvres : « Ce n’étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations. On ne dormait point, et l’on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres… » Il est évident que ce programme champêtre n’est pas d’un rustre, encore moins d’un ogre à grossiers appétits : il est d’un délicat, d’un bel esprit, et sent son parfait gentilhomme. Tout au contraire, après avoir entendu le conteur, dont l’ingénuité pourtant vous séduit, on entre en défiance de la sincérité, de la pureté d’intentions de la jeune fiancée, qui, non moins enchantée de la vaisselle plate dont dispose son futur époux que des malices qu’on se fait toute la nuit les uns aux autres, s’empresse de donner son consentement à une union qui, jusque-là, n’avait pas été de son goût, une Parisienne de l’an 1866 n’eût pas fait autrement. Il n’en est pas moins vrai que le seigneur châtelain dut être frappé du changement subit opéré chez la petite dame par la vue de ses carrosses dorés. Peut-être fut-il amené à rire jaune dans sa barbe bleue, en reconnaissant chez sa septième moitié un goût trop prononcé pour les parties de campagne, les coulis d’écrevisses et les malices plus haut citées. Perrault, qui cherche avec une partialité évidente à couvrir de son encre la plus noire la jaquette abricot de l’honnête M. Barbe-Bleue, Perrault sautant de la signature du contrat à la remise de la clef du cabinet mystérieux, glisse sur le véritable motif qui fait entreprendre à son héros le voyage que vous savez ; mais nous savons à quoi nous en tenir sur ces absences prétextées d’ordinaire par les maris menacés du Minotaure. N’ont-ils pas tous, même les plus sages, comme Bartholo, cette rage d’apprendre « ce qu’on craint toujours de savoir ? » En simulant un départ forcé, Barbe-Bleue faisait d’ailleurs preuve d’un caractère facile et débonnaire ; s’il eût été d’humeur moins conciliante, il se serait borné à imiter Othello, qui, au premier soupçon, met la tête de Desdémone en capilotade sous l’oreiller conjugal. Barbe-Bleue s’éloigne prudemment, lui ; remarquez la différence, et comme il est mieux élevé que le More de Shakspeare. Notez, néanmoins, que les femmes admireront toujours Othello, tandis qu’il n’est pas de fillette qui ne détourne les yeux avec épouvante du sieur de Barbe-Bleue. Celui-ci avait pourtant une excuse à apporter à ces quelques cadavres sans tête rangés dans son cabinet : une passion insurmontable pour la serrurerie. Que demandait-il à ses femmes ? Rien que de bien ordinaire : ne point tacher de rouille une simple clef, qui, une fois trempée dans le sang, en garde obstinément la souillure ; mais il comptait sans la curiosité féminine, cette curiosité sui generis qui perdit notre première mère et qui perdra notre dernière fille. Sur six femmes, il ne s’en trouva pas une seule qui respectât ses exigences d’artiste ; et, comme il allait, de son grand coutelas, interrompre le dialogue de sa nouvelle épouse avec sœur Anne, et punir la désobéissance de Mme Barbe-Bleue, septième du nom, voilà que ses deux beaux-frères, l’un dragon, l’autre mousquetaire, surviennent et le tuent comme un chien. Pauvre Barbe-Bleu ! « Sa femme, poursuit le conte, demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie, à acheter des charges de capitaine à ses deux frères ; et le reste, à se marier à un fort honnête homme… » Peut-on, je vous le demande, apporter plus de bonhomie à narrer une aussi lugubre affaire, et mettre plus d’effronterie à répartir en famille le prix du sang ? « Chaque complice, dit M. Jouvin, chaque complice a son rôle dans ce guet-apens, où se laissa prendre la candeur de l’infortuné M. de Barbe-Bleue : la sœur faisait le guet pour donner le signal aux meurtriers ; les frères, l’arme au poing, se tenaient dans la forêt prochaine ; la femme, jouant à l’échevelée devant son miroir, attendait pour descendre que les assassins fussent à la porte, que s’apprêtait à leur ouvrir, sans doute, l’amant de madame. Puis, sans remords, sans vergogne, nous voyons Anne, le dragon, le mousquetaire, la veuve, le remplaçant du mari, hériter de l’homme qu’ils assassinent, et, après en avoir hérité, le calomnier avec la plume de Perrault ! Et l’on appelle cette tragédie de l’adultère un conte… et un conte d’enfant encore ! Et la justice de la postérité hésite à faire, pour l’honnête M. Barbe-Bleue, ce que l’éloquence de Voltaire a tenté avec tant de succès pour l’innocence de Calas ! » Hélas ! nous voudrions pouvoir laver la mémoire de Barbe-Bleue, la blanchir, la rendre nette ; cela serait, jusqu’à un certain point, faisable pour la Barbe-Bleue de Perrault, mais cela est impossible dès que l’on songe que derrière le conte se dresse l’histoire. Or, l’histoire, avec son inexorable fidélité et ses tons crus, projette jusqu’à nous dans les flaques de sang qui la noient une hideuse silhouette de monstre féodal dont Perrault n’a esquissé que l’innocente et bénigne parodie, parodie d’où devait jaillir plus tard l’extravagante et burlesque figure du sire de Franc-Boisy. Expliquons-nous.

On a voulu établir l’identité du personnage « si méchant et si cruel » mis en scène par Perrault, et qui, disons-le en passant, serait aussi, au dire de quelques écrivains, le héros de la romance picarde du Comte Ory, dont Scribe et Rossini ont fait un opéra. On a beaucoup cherché ; et comme il s’agissait d’abord, pour les commentateurs, de contester à Perrault l’invention de son récit, les annales du moyen âge, les traditions de province, les légendes et les féeries de nos pères ont été fouillées, analysées et rapprochées. Walkenaër a apporté dans ce travail ingrat une patience merveilleuse. Des peintures à fresque datant du XIIIe siècle, retrouvées, il y a quelques années, dans une chapelle du Morbihan, et représentant la légende de sainte Trophime, ont paru se rapporter à l’histoire de Barbe-Bleue. On y voit cette sainte, fille d’un duc de Vannes, épouser un seigneur breton ; un second compartiment nous montre le même seigneur, prêt à quitter son château, et remettant à sa femme une petite clef. Les peintures qui suivent représentent la sainte au moment où elle pénètre dans un cabinet où sept femmes sont pendues ; puis l’interrogatoire que lui fait subir son mari, qui la regarde d’un air menaçant ; on la voit ensuite en prières, appelant sa sœur, qui se tient à une fenêtre ; dans le dernier tableau, l’époux barbare pend sa femme ; mais les frères de la victime accourent avec saint Gildas, qui ressuscite la sainte. Cette légende est encore vivante dans la mémoire du paysan breton. Le manoir du farouche seigneur était situé, si l’on en croit la tradition, sur le mont Castanes, qui s’entr’ouvrit, à la voix de saint Gildas, pour engloutir le maître et l’habitation, et qui est resté stérile depuis lors. À côté de cette légende, il en est d’autres fort répandues dans toute la partie sud du pays de Bretagne, et dont le sire Gilles de Laval, baron de Retz, est le héros. Nous ne les rapporterons pas toutes ; mais nous dirons seulement que ce baron de Retz, par ses cruautés, a laissé un long souvenir dans la mémoire du peuple, et que c’est son histoire fort adoucie, comme on en jugera bientôt, qui a fourni la matière du conte de Perrault. Pour l’honneur de la famille ou du pays, on a substitué à son nom, dit M. Michelet, celui du partisan anglais Blue Barb. Le baron de Retz, ou plutôt Barbe-Bleue, inspirait au peuple une terreur que le conte lui-même, malgré sa bonhomie, a contribué à entretenir. Qu’était-ce donc que ce vilain sire ? un grand seigneur de la maison de Laval, qui tenait à celle des Montfort, de la lignée des ducs de Bretagne. Sa fortune était immense. Né en 1396, il se signala par sa bravoure dans toutes les guerres du règne de Charles VII, et notamment au siège d’Orléans ; mais c’est moins à ses mérites comme homme de guerre qu’à ses crimes qu’il doit l’affreuse célébrité attachée à son nom. Dès son jeune âge, il montra, au dire du bénédictin D. Lobineau, ce qu’il devait être plus tard ; mais, ajoute ce chroniqueur, il avait su inspirer à tous une terreur telle qu’il fallut un hasard pour que la vérité se fît jour, et que le coupable fût puni. Gilles de Retz dépensait follement ses revenus, qui étaient énormes, et s’endettait même pour entretenir un train de maison considérable. En 1456, il passa au service du roi de France, et, trois ans plus tard, il contribuait à secourir Orléans, aux côtés de Jeanne Darc. Au sacre du roi, il figurait parmi les quatre seigneurs de haute lignée, chargés d’apporter la sainte ampoule de l’abbaye de Saint-Remi à la cathédrale. À l’issue même de la cérémonie, il fut promu au grade de maréchal de France. En 1433, il commandait, avec le maréchal de Rieux, l’avant-garde de l’armée française, placée sous les ordres du connétable de Richemont. Il vivait donc redouté des petits, mais entouré en haut lieu de la considération que lui attiraient sa bravoure et sa naissance, quand soudain tout ce bel échafaudage s’écroula pendant une visite diocésaine de l’évêque de Nantes, cousin et chancelier du duc de Bretagne. « L’accusation était étrange, dit M. Michelet (Histoire de France, tome V). Une vieille femme, qu’on appelait la Meffraie, parcourait les campagnes, les landes ; elle approchait des petits enfants qui gardaient les bêtes ou qui mendiaient ; elle les nattait et les caressait, mais toujours en se tenant le visage à moitié caché d’une étamine noire ; elle les attirait jusqu’au château du sire de Retz, et on ne les revoyait plus… Tant que les victimes furent des enfants de paysans, qu’on pouvait croire égarés, ou encore de pauvres petites créatures, comme délaissées de leur famille, il n’y eut aucune plainte ; mais, la hardiesse croissant, on en vint aux enfant des villes. Dans la grande ville même, à Nantes, dans une famille établie et connue, la femme d’un peintre ayant confié son jeune frère aux gens de Retz, qui le demandaient pour le faire enfant de chœur à la chapelle du château, le petit ne reparut jamais. » Le duc de Bretagne accueillit l’accusation ; il est permis de croire qu’il fut d’autant plus ravi de frapper sur les Laval, que le roi venait d’ériger la baronnie des Laval en comté (1431), et que les Laval, issus des Montfort, avaient formé une opposition toute française, qui aboutit a livrer la Bretagne au roi en 1488. L’évêque, de son côté, avait à se venger du sire de Retz, qui avait forcé à main armée une de ses églises. Un tribunal fut formé dudit évêque, chancelier de Bretagne ; du vicaire de l’inquisition, messire Jean Blouyn ; de Jean Prigent, évêque de Saint-Brieuc ; de Pierre de l’Hospital, grand juge du duché ; et de Jacques de Pencoëtdic, officiai de l’évêché. Retz, qui eût pu fuir, se crut trop fort pour rien craindre et se laissa prendre. « Ce Gilles de Retz, dit M. Michelet, était un très-grand seigneur, riche de famille, riche de son mariage dans la maison de Thouars, et qui, de plus, avait hérité de son aïeul naturel, Jean de Craon, seigneur de la Suze, de Chantocé et d’Ingrande. Ces barons des Marches, du Maine, de Bretagne et de Poitou, toujours nageant entre le roi et le duc, étaient, comme les Marches, entre deux juridictions, entre deux droits, c’est-à-dire hors du droit… Retz semblait fait pour gagner la confiance. C’était, dit-on, un seigneur « de bon entendement, belle personne et bonne façon, » lettré de plus, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine… Malgré ses démêlés avec l’évêque, il passait pour dévot ; or, une dévotion alors fort en vogue, c’était d’avoir une riche chapelle et beaucoup d’enfants de chœur, qu’on élevait à grands frais ; à cette époque, la musique d’église prenait l’essor en Flandre, avec les encouragements des ducs de Bourgogne. Retz avait, tout comme un prince, une nombreuse musique, une grande troupe d’enfants de chœur dont il se faisait suivre partout. » Il récusa ses juges. Mais il n’était pas facile de récuser une foule de témoins, « pauvres gens, pères ou mères affligés, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, » raconter avec détail comment leurs enfants leur avaient été ravis. Retz ne put nier longtemps, et se mettant à pleurer, il fit sa confession. Telle était cette confession, que ceux qui la reçurent frémirent d’apprendre tant de choses inouïes. « Ni les Néron de l’empire, ni les tyrans de la Lombardie, dit Michelet, n’auraient eu rien à mettre en comparaison ; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants. » On trouva dans la tour de Chantocé une pleine tonne d’ossements calcinés, des os d’enfants en tel nombre qu’on présuma qu’il pouvait y en avoir une quarantaine. On en trouva également dans les latrines du château de la Suze, à Nantes, à Rayz, à Tiffauges, à Machecoul, partout où il avait passé. On évalue à cent quarante-neuf les enfants égorgés par la bête d’extermination, sans compter un nombre illimité de femmes, dont sept, disait-on, avaient été légitimement épousées par lui, circonstance qui a évidemment donné lieu au conte de Perrault, comme l’a fait remarquer le Moniteur du soir du 10 février 1866. Des historiens compétents ont prétendu, toutefois, que Gilles de Retz s’en était tenu à Catherine de Thouars. Quoiqu’il en soit, on ne peut nier que l’imagination la plus monstrueusement dépravée n’a jamais rêvé ce que révélèrent les débats de cette hideuse affaire. Il est impossible même de rapporter avec quelles épouvantables circonstances ce misérable, qui réunissait en lui tous les genres de crimes, avait sacrifié cette multitude de victimes. « C’étaient des offrandes au diable, écrit M. Michelet. Il invoquait les démons… Il les priait de lui accorder « l’or, la science et la puissance. » Il lui était venu d’Italie un jeune prêtre de Pistoïa, qui promettait de lui faire voir ces démons. Il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer. La chose était difficile. Un des moyens essayés, c’était de chanter l’office de la Toussaint en l’honneur des malins esprits. Mais cette dérision du saint sacrifice ne leur suffisait pas : il fallait à ces ennemis du Créateur quelque chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière de l’image vivante de Dieu… Retz offrait parfois à son magicien le sang d’un enfant, sa main, ses yeux et son cœur. » Après avoir tué pour le diable, il en arriva à tuer pour lui-même, avec volupté. Il jouissait de la mort, encore plus que de la douleur ; il avait fini par s’en faire un passe-temps, une farce ; il poussait de grands éclats de rire en voyant ses victimes se tordre dans les dernières convulsions ; il s’asseyait, l’effroyable vampire, sur la victime agonisante. Ce misérable croyait cependant apaiser Dieu avec des messes et des processions, et, lorsque, le 25 octobre 1440, le tribunal eut prononcé la sentence qui le condamnait au bûcher, son premier soin fut de réclamer un prêtre, ayant tout donné au diable, « hors sa vie et son âme. » Comme il avait toujours rempli ses devoirs de dévotion, il avait pleine confiance que l’enfer n’aurait aucun droit sur son âme. Aussi, quand on le sépara de François Prelati, son magicien, il lui dit en sanglotant : « Adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie à Dieu qu’il vous doint bonne patience et connaissance, et soyez certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grant joie du paradis. Priez Dieu pour moi, et je prierai pour vous. » Le 25 octobre, sur la prairie de la Madeleine, à Nantes, fut dressé le bûcher. Par considération pour les services militaires du maréchal, et aussi par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, le duc Jean V ordonna que de Retz fût étranglé avant d’être livré aux flammes. Le corps ne fut pas consumé. Aucunes dames et damoiselles de son lignage obtinrent l’autorisation de recueillir ses restes pour les mettre en terre sainte ; elles levèrent le corps de leurs nobles mains, avec l’aide de quelques religieuses, et couvrirent de baisers sa face déjà rendue méconnaissable par les flammes, puis fut fait son service fort solennellement dans l’église des Carmes de Nantes. Gilles de Retz alla reposer dans l’église Notre-Dame-de-Lorette. « Aucunes furent prendre des ossements du bon sire et les conservèrent pieusement, en souvenir de son grant repentir. » Étrange exemple, fait remarquer M. Henri Martin, de l’abus où s’emportaient l’esprit de famille et le sentiment de solidarité des races dans la noblesse ! Contraste étrange, qui se présente ici : les cendres de Jeanne Darc, la sainte fille, venaient d’être jetées au vent ; le cadavre de Gilles de Retz, le monstre, était pieusement inhumé en lieu bénit. Un monument expiatoire s’éleva sur la place même du supplice ; il fut, durant de longues années, un lieu de pèlerinage pour les nourrices, qui venaient y prier la bonne Notre-Dame-de-Cret-Lait, leur patronne. On voit encore aujourd’hui, rapporte M. d’Amezeuil, sur les ponts, en face l’hôtel de la Boule-d’Or, les restes de ce monument ; c’est une niche dans laquelle se trouvait la statue de la Vierge, entre celles de saint Gilles et de saint Laud. Le maréchal de Retz avait poursuivi son horrible carrière pendant quatorze ans, sans que personne osât l’accuser, tant la terreur qu’inspirait son nom était grande. Il n’eût jamais été accusé ni jugé sans cette circonstance singulière, que trois puissances, ordinairement opposées, semblent s’être accordées pour sa mort : le duc, l’évêque, le roi (v. Michelet, Histoire de France, tome V, page 214).

On voit, par ce qui précède, que le Barbe-Bleue de l’histoire est bien autrement terrible que celui du conte des fées. Une complainte bretonne, citée par M. d’Amezeuil, va nous montrer, dans sa naïveté charmante, l’effroi qu’inspirait le sire de Retz ; nous rapporterons ensuite la légende qui a dû donner naissance au conte de Perrault, et qui explique en même temps le nom de Barbe-Bleue. Le texte de la complainte est en breton : « Un vieillard. Jeunes filles de Pléeur, pourquoi vous taisez-vous donc ? Pourquoi n’allez-vous plus aux fêtes et aux assemblées ? — Les jeunes filles. Demandez-nous pourquoi le rossignol se tait dans le bocage, et ce qui fait que les loris et les bouvreuils ne se disent plus leurs chansons si douces ? — Le vieillard. Pardon, jeunes filles, mais je suis étranger ; j’arrive de bien loin par delà les pays de Tréguier et de Léon, et j’ignore les causes de la tristesse répandue sur votre visage. — Les jeunes filles. Nous pleurons Gwennola, la plus belle et la plus aimée d’entre nous. — Le vieillard. Et qu’est devenue Gwennola ?… Vous vous taisez, jeunes filles ; que se passe-t-il donc ici ? — Les jeunes filles. Las ! hélas ! le vilain Barbe-bleue a fait périr la gentille Gwennola, comme il a tué toutes ses femmes. — Le vieillard, avec terreur. Barbe-Bleue habite près d’ici ; ah ! fuyez, fuyez bien vite, enfants ! Le loup ravisseur n’est pas plus terrible que le farouche baron. L’ours est plus doux encore que le maudit baron de Retz. — Les jeunes filles. Fuir ne nous est pas permis, nous sommes serves de la baronnie de Retz, et, corps et âme, nous appartenons au sire de la Barbe-Bleue. — Le vieillard. Je vous délivrerai, moi, car je suis messire Jéhan de Malestroit, évêque de Nantes, et j’ai juré à Dieu de défendre mes ouailles. — Les jeunes filles. Gilles de Laval ne croit pas à Dieu. — Le vieillard. Il périra de malemort, je le jure par le Dieu vivant… » La complainte se termine ainsi : « Aujourd’hui les filles de Pléeur chantent de tout leur cœur et vont danser aux fêtes et aux pardons. — Le rossignol fait retentir le bocage de ses tendres accents, les loris et les bouvreuils redisent leurs plus douces chansons. — La nature tout entière a revêtu sa parure de fête. — Gilles de Laval n’est plus, la Barbe-Bleue est morte. » — Voici maintenant, aussi succinctement que possible, la légende : Las de guerroyer contre les Anglais, messire Gilles de Laval s’était retiré dans son superbe château de Retz, situé entre Elven et Questemberg. t’eut-être est-ce là qu’il fit jouer le mystère du siège d’Orléans dans « belles et gentes fêtes qui ne durèrent pas moins de trois jours, et pendant lesquelles le vin et l’hypocras coulaient à flots. » Ce qu’il y a de certain, c’est que tout son temps se passait en « liesses, festins et joyeusetés. » Un soir, passa près du château, se rendant à Morlaix, un cavalier, le comte Odon de Tréméac, seigneur de Krévent et autres lieux ; près de lui chevauchait une belle jeune fille, Blanche de l’Herminière, sa fiancée. Gilles de Retz les invita l’un et l’autre à se reposer et vida avec eux un verre d’ hypocras. Cependant les deux voyageurs avaient hâte de poursuivre leur route ; mais Gilles de Retz se montra si pressant et surtout si aimable, que le soir vint sans que l’on y songeât à partir. Tout à coup, sur un signe du châtelain, des archers s’emparèrent du comte Odon de Tréméac, qu’ils jetèrent dans un cachot profond. Puis, Gilles de Retz parla à la jeune fille de l’épouser. Blanche versa d’abondantes larmes, tandis que la chapelle s’éclairait de mille cierges, que la cloche tintait joyeusement et que tout se préparait pour la noce. Blanche fut conduite au pied de l’autel ; elle était pâle comme un beau lis, et toute tremblante. Monseigneur de Laval, vêtu superbement, et dont la barbe était du plus beau rouge, vint se placer auprès d’elle. — Vite, messire chapelain, mariez-nous. — Je ne veux pas de monseigneur pour époux ! s’écria Blanche de l’Herminière. — Et moi, je veux qu’on nous marie. — N’en faites rien, messire prêtre, reprit la jeune fille en sanglotant. — Obéissez, je vous l’ordonne. Puis, comme Blanche essayait de fuir, Gilles de Retz la saisit dans ses bras. « Je te donnerai, dit-il, les parures les plus belles. — Laissez-moi. — À toi mes châteaux, mes bois, mes champs, mes prés. — Laissez-moi. — À toi tous mes biens, à toi tout ce que je possède. — Laissez-moi. — À toi mon corps, à toi mon âme !… — J’accepte ; j’accepte, entends-tu bien, Gilles de Retz ; j’accepte et désormais tu m’appartiens. Blanche venait de se métamorphoser en un diable bleu d’azur qui avait pris place aux côtés du baron. — Malédiction ! s’écria ce dernier. — Gilles de Laval, poursuivit le démon avec un éclat de rire sinistre, Dieu s’est lassé de tes forfaits ; tu appartiens maintenant à l’enfer, et dès ce jour tu en as revêtu la livrée. » En même temps, il fit un signe, et la barbe de Gilles de Laval, de rouge qu’elle était prit une teinte bleue des plus foncées. Ce n’est pas tout ; le démon dit encore : « Tu ne seras plus, à l’avenir, Gilles de Laval ; tu seras la Barbe-Bleue, le plus affreux des hommes, un épouvantail pour les petits enfants. Ton nom sera maudit de toute éternité, et tes cendres, après ta mort, seront livrées au vent ; tandis que ta vilaine âme descendra dans les profondeurs de l’enfer. » Gilles cria qu’il se repentait. Le diable lui parla de ses victimes, de ses sept femmes, dont les cadavres gisent dans les caveaux du château. Il ajouta : « Le sire Odon de Tréméac, que j’avais accompagné sous les traits de Blanche, chevauche en ce moment sur la route d’Elven, en compagnie de tous les gentilshommes du pays de Redon. — Et que viennent-ils faire ? — Venger la mort de tous ceux que tu as tués. — Alors, je suis perdu ? — Pas encore, car ton heure n’a pas sonné. — Qui les arrêtera ? — Moi, qui ai besoin de ton concours et de ton aide, mon bon chevalier. — Tu ferais cela ? — Oui, je le ferai, car, vivant, tu me serviras mille fois plus que mort. — Et maintenant, au revoir, Gilles de Retz, et souviens-toi que tu m’appartiens corps et âme. » Et le diable bleu disparut dans un nuage de soufre. Il tint parole, en empêchant l’intervention des gentilshommes du pays de Redon ; mais aussi, à partir de ce moment, Gilles ne fut plus connu dans le pays que sous le nom de l’homme à la barbe bleue. Telle est la légende que Perrault, sans aucun doute, connaissait. Déjà, de son temps, des pièces féeriques, représentant l’histoire de la Barbe-Bleue et de ses femmes, se jouaient avec le secours de ces marionnettes dont raffolait Goethe, et qui tiennent une si grande place dans Wilhelm meister. En France et en Angleterre, le théâtre n’a pas manqué de s’emparer du héros breton. L’Angleterre avait eu, elle aussi, son Barbe-Bleue en la personne de Henri VIII, roi cruel et débauché, qui se défaisait ingénieusement de ses femmes. Colman, dont le John Bull, par un mélange heureux du rire et des larmes, a le don d’émouvoir tour à tour et d’égayer les spectateurs, Colman fit courir Londres pendant longtemps par un Barbe-Bleue, dans lequel on remarque un effet théâtral fort curieux : un tableau qui représente Abomélique (Barbe-Bleue) aux genoux d’une femme est placé au-dessus de la porte de la chambre bleue interdite à la curiosité de Fatima ; aussitôt qu’elle a mis la clef dans la serrure, le tableau change, et l’on voit Abomélique tranchant la tête à la même femme qu’il adorait auparavant. M. Hippolyte Lucas s’étonne que nos féeries n’aient pas encore employé ce moyen de terreur. V. ci-après la Barbe-Bleue de Sedaine et Grétry.

Barbe-Bleue, titre et nom du principal personnage d’un conte de Perrault, dont le souvenir nous rappelle ce vers de Scarron :

Ah ! j’en frémis encor d’horreur.

Barbe-Bleue, ainsi appelé parce qu’il avait la barbe bleue, a déjà épousé six femmes, qu’il a égorgées successivement, et dont il a suspendu les cadavres sanglants dans un cabinet noir. Il épouse une septième victime, dont il veut mettre la curiosité à l’épreuve. Il feint donc de partir pour un voyage, et lui confie la clef de l’affreux cabinet, avec défense expresse d’y pénétrer. Il n’en fallait pas tant pour engager Pandore à ouvrir la boîte fatale. À la vue de ces six cadavres, la clef lui tombe des mains et va rouler dans le sang. Or, la tache est indélébile ; et plus la malheureuse fait d’efforts pour rendre la clef à son état naturel, plus la tache s’élargit. Enfin Barbe-Bleue revient, réclame son dépôt, et, en acquérant la preuve de l’indiscrétion de sa femme, lui annonce que sa dernière heure est arrivée. Il ne lui accorde qu’un quart d’heure pour se recommander à Dieu. Ce temps écoulé, il lui crie à plusieurs reprises : « Descendez bien vite, ou je vais monter là-haut. » C’est alors que la malheureuse femme, qui a envoyé chercher ses frères, demande à sa sœur, montée au sommet d’une tour : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Non, répond celle-ci, je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, » Enfin, les deux frères arrivent et délivrent leur sœur en égorgeant Barbe-Bleue, qui levait déjà son coutelas pour lui trancher la tête.

C’est à juste titre que Barbe-Bleue est resté le type des maris féroces et sanguinaires. On fait aussi allusion à la curiosité féminine dont son indiscrète épouse faillit être victime ; à la question répétée : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » et enfin, à la réponse de sœur Anne :


« Si dur et si méchant qu’il soit, j’ai bien de
la peine à croire que le comte des Fougères
repousse sans pitié une pauvre petite créature
comme moi. Quoi qu’on dise, ce n’est pas un
ogre, et nous ne sommes point ici à la porte
du château de M. Barbe-Bleue. »
                    J. Sandeau.

« Soyez étranger, anglais ou allemand, et
aussitôt toutes les portes du Jardin des Plantes
vont s’ouvrir devant vous, portes des
bêtes, portes des serres. Toutes les portes ! je
me trompe : il en est une dont l’entrée est absolument
interdite aux profanes ; c’est celle
du cabinet de Barbe-Bleue, la serre aux plantes
redoutables, dont le simple contact vous
fait gonfler le corps comme le venin du boïquira,
et vous prive de la vue. »
                  Toussenel.

« Pendant que l’ancienne maîtresse de son
mari fouillait la cendre des plaisirs éteints pour
y trouver quelques charbons, Mme Félix de
Vandenesse éprouvait ces violentes palpitations
que cause à une femme la certitude
d’être en faute et de marcher dans le terrain
défendu ; émotions qui ne sont pas sans
charme et qui réveillent tant de puissances
endormies. Aujourd’hui, comme dans le conte
de la Barbe-Bleue, toutes les femmes aiment
à se servir de la clef tachée de sang ; magnifique
idée mythologique, une des gloires de
Perrault. » H. de Balzac.

« Que m’importent les causes et les motifs
du bien dont je ressens les effets, et de quel
droit irais-je m’en informer avec une sotte et
orgueilleuse curiosité, quand tout m’avertit
que je suis né pour jouir de ma vie et de mon
imagination, et pour en ignorer le mystère ?
Funeste instinct, qui ouvrit à Ève les portes de
la mort, et à Pandore la boîte où dormiraient
encore toutes les misères de l’humanité, et à
je ne sais quelle noble châtelaine, dont j’ai
oublié le nom, le cabinet sanglant de la Barbe-Bleue'
                      Ch. Nadar.

« Pour quelle cause maintenant pourrais-je
aller combattre ? Dans mes voyages, j’ai vu
les nationalités ; elles étaient couchées sur le
dos, râlantes, saignantes et mourantes ; elles
se tournaient l’une vers l’autre avec effort et
se disaient à voix basse, en écoutant le coq
qui chantait la nuit : « Ma sœur, ma sœur, ne
vois-tu rien venir ? » Les temps ne sont pas
encore arrivés où celui qui veut être réuni à
ses pères pourra glorieusement escompter sa
mort ! Comme je les envie, à cette heure, ceux
qui combattirent pour la Grèce ! »
                     Max. du Camp.

« Toute l’après-midi se passa dans l’attente.
Les heures s’écoulaient, le vicomte n’arrivait
pas. Laure avait changé trois fois de toilette,
M. Levrault, en costume de gentilhomme
campagnard, allait du perron à la grille ; et,
comme sœur Anne, ne voyait rien venir. »
                      J. Sandeau.

Madeleine. Mais quel bruit dans la rue !
Qu’est-ce que c’est que ça ? Voyez donc, messieurs.
D’Estival. En vérité, je ne sais. Je ne vois
que la neige qui poudroie, quelque chose d’indistinct
qui verdoie, et une grande foule qui se coudoie…
                      Oct. Feuillet.

Barbe-Bleue (raoul), comédie en trois actes, mêlée d’ariettes, de Sedaine, musique de Grétry, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre des Italiens, en 1789. — Cette pièce est une copie dialoguée du conte de Perrault. La principale différence est que le rôle de la sœur Anne est rempli par un amant de la belle Isaure, qui s’est introduit chez elle, sous le nom et les habits de cette sœur. Vergy, c’est le nom de l’amoureux, a cédé, on ne sait pourquoi, sa future à son odieux rival, et, le lendemain des noces, il vient s’établir dans le castel de Barbe-Bleue, déguisé comme nous venons de le dire. Sa charmante Isaure a juré de lui rester fidèle, malgré le contrat qui la lie au lugubre châtelain ; Cependant Raoul Barbe-Bleue, qui a de l’expérience, la séduit par l’offre de bijoux et de pierreries, et il ne tarde pas à régner, malgré ses moustaches bleu de Prusse, sur le cœur de la charmante Isaure ; mais ce n’est pas impunément qu’on porte un nom si terrible. Barbe-Bleue n’aime pas les lunes de miel qui durent longtemps ; il se dispose à trancher la tête de la charmante Isaure, pour punir cette fille d’Ève du péché de curiosité ; déjà le coutelas fraîchement repassé est tiré de sa gaîne, quand surviennent les frères de madame, qui la sauvent. Une lutte a lieu, on se tue pendant que l’orchestre joue un air de circonstance ; Barbe-Bleue est haché menu comme chair à pâté, dans la coulisse, et la charmante Isaure vole dans les bras de sa sœur Anne, ou plutôt du tendre Vergy, qui n’a pas de préjugés. Les auteurs de Raoul Barbe-Bleue ont été mieux inspirés lorsqu’ils ont écrit Richard Cœur-de-Lion. Ce conte de Croquemitaine, signé de deux noms célèbres, est aujourd’hui complètement oublié, et c’est justice ; aussi n’en parlons-nous ici que pour mémoire.

Barbe-Bleue, opéra bouffe en trois actes et quatre tableaux, de MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Offenbach, représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 5 février 1866. — Le sire de Barbe-Bleue mis en scène par les auteurs de la Belle Hélène n’a rien de commun avec le Barbe-Bleue de Perrault, si ce n’est sa barbe et ses nombreux veuvages. Henri VIII jovial, il n’égorge pas lui-même ses femmes, il les fait empoisonner par son chimiste Popolani. Ce n’est pas, d’ailleurs, pour les punir du péché de curiosité qu’il leur offre le verre d’eau sucrée destiné à lui ouvrir doucement les voies du convol ; c’est afin de pouvoir donner carrière à sa passion pour le changement. Amoureux de tout ce qui porte une cornette, rien ne lui plaît, nouveau don Juan, comme de passer de la brune à la blonde. Cependant, après le trépas de sa cinquième épouse, il n’a vu aucune demoiselle des environs dont il eût envie d’obtenir la main ; faute de mieux, il envoie quérir une rosière au village. Mais les rosières sont rares, et Nanterre est éloigné ; Popolani, pour se donner moins de fatigue, a l’idée de tirer sa rosière au sort. Il invite donc toutes les jeunes paysannes à se faire inscrire chez le bailli. Boulotte, une grosse fille qui se vante de connaître tous les hommes et qui les embrasse tous, se fait inscrire comme les autres, et c’est justement son nom qui sort le premier de l’urne. Elle est proclamée rosière, aux cris de toutes les filles et aux éclats de rire des garçons : Honni soit qui mal y pense ! Popolani lui fait revêtir le costume de son emploi, et la présente au sire de Barbe-Bleue. Barbe-Bleue, qui n’aime pas à attendre, pose immédiatement la couronne d’oranger sur le front de Boulotte, qui devient madame Barbe-Bleue. Une seconde intrigue traverse le premier acte. Pendant que Popolani cherche une rosière, un de ses anciens camarades, le comte Oscar, favori du roi Bobèche, qui règne sur le vaste pays où se passe l’action principale, cherche l’héritière du trône. La jeune princesse a été exposée, dès le berceau, sur le fleuve qui traverse la contrée. Le trône du roi Bobèche n’est pas soumis à la loi salique. Un fils lui est né après cette fille, et c’est pour assurer la couronne à son fils qu’il a perdu le premier fruit de son union. Hélas ! ce fils est devenu idiot ; le roi regrette sa fille. Oscar la retrouve dans une jeune fleuriste, mademoiselle Fleurette, recueillie par un vieux soldat. Fleurette est la seule personne qui eût pu, dans le village, prétendre au titre de rosière, et c’est la seule dont le nom a été oublié. Elle aime un petit berger, le berger Saphir, et elle ne consent à suivre le comte Oscar qu’à la condition qu’il emmènera aussi celui que son cœur préfère. Le second acte nous introduit à la cour du roi Bobèche, et nous offre la peinture grotesque, mais piquante, d’une monarchie absolue. Le comte Oscar indique aux courtisans comment ils doivent se comporter s’ils veulent rester en faveur :

Il faut, s’il ne veut tomber,
Qu’un bon courtisan s’incline
Et qu’il courbe son échine
Autant qu’il la peut courber.

Le roi Bobèche fait son entrée. Un gentilhomme a osé parler à la reine, il faut qu’Oscar le fasse disparaître. — Mais, sire, dit le confident, ce sera le cinquième ! — N’importe ! il le faut ! reprend le roi. Cependant Barbe-Bleue désire présenter à Sa Majesté sa sixième femme. Bobèche le trouve par trop effronté. Il lui prend envie de savoir comment il a eu la chance de perdre ses cinq premières. — Mais, sire, répond Oscar, vous-même, voilà cinq gentilshommes que vous m’ordonnez d’expédier dans l’autre monde. — Eh ! quoi ! s’écria le roi, tu oses comparer les droits d’un puissant monarque à ceux d’un seigneur de village ! — Mais, sire, le seigneur Barbe-Bleue a des canons. — J’en ai aussi, dit le roi. — Non, sire, vous les avez fait fondre pour vous élever une statue équestre. — C’est vrai ! mais j’ai ordonné à mon surintendant des finances de lever un nouvel impôt, afin que mon grand maître de l’artillerie me fasse fabriquer d’autres canons. — Oui, sire, et votre surintendant a remis une grande partie de l’argent à votre grand maître de l’artillerie ; mais le grand maître dépense tout cet argent avec des femmes à qui il paye à souper. — C’est indécent ! s’écrie le monarque ; encore s’il nous invitait ! — Il m’invite, sire, réplique Oscar. — À la bonne heure ! mais cela ne suffit pas, ajoute le roi Bobèche. « Ce dialogue est digne de l’Ours et le Pacha, dit M. de Biéville. Bobèche est aussi bête et aussi despote que Schahabaham ; malheureusement, tout n’est pas aussi simplement comique. » Le berger Saphir, que Fleurette a emmené avec elle, était lui-même un prince qui s’était déguisé pour se rapprocher de Fleurette. Le roi Bobèche et la reine Clémentine consentent à unir les deux amoureux. Le mariage est annoncé pour minuit. Les réceptions commencent. Le sire de Barbe-Bleue, superbement vêtu, amène sa nouvelle épouse richement parée, et la présente au roi : mais Boulotte n’est occupée qu’à contempler le prince Saphir, dans lequel elle reconnaît le petit berger qu’elle poursuivait autrefois dans la montagne pour l’embrasser de force. Cependant le baise-main a lieu sur un chœur qui imite le bruit des baisers. « Embrasse, dit Barbe-Bleue à sa femme. » Et Boulotte court embrasser Saphir sur les deux joues. Grand émoi ! Barbe-Bleue arrête sa femme : « C’était le roi que je te disais d’embrasser, lui dit-il à l’oreille. — Le roi ? reprend-elle ; volontiers. » Et elle embrasse le roi. Les courtisans se récrient. Elle croit qu’ils réclament, et veut les embrasser tous. Barbe-Bleue perd patience ; il entraîne Boulotte en lui disant : « Prenez garde, madame Barbe-Bleue, ma sixième femme ! » Et il sort, en jetant un regard de convoitise sur la princesse Fleurette. Rentré dans son castel, il ordonne à son chimiste de le défaire de Boulotte par le procédé ordinaire ; puis il revient chez le roi annoncer son nouveau veuvage, et sollicite la main de Fleurette ; tout le monde frémit d’indignation. Barbe-Bleue se contente, pour toute justification, d’établir le bilan de son matériel de guerre : Saphir le provoque, on tire l’épée. Mais le félon Barbe-Bleue s’écrie : « Les gendarmes ! » Le petit prince se retourne à ces mots, et son adversaire profite de ce mouvement pour l’atteindre traîtreusement ; Saphir tombe. Bobèche accepte le jugement de Dieu et consent à avoir Barbe-Bleue pour gendre ; Fleurette sanglote. Cependant Popolani survient, amenant les six femmes de Barbe-Bleue, déguisées en bohémiennes ; au lieu de les empoisonner, il les endormait avec un narcotique, et les gardait pour lui tenir compagnie dans la tour du nord. Cette tour se transformait, en faisant jouer un panneau de boiserie, en un harem délicieux. On y faisait chère exquise, on y chantait les couplets en vogue, et l’on y dansait le cancan. Notre chimiste était le sultan de ce lieu charmant ; chaque fois qu’il recevait l’ordre de mettre à mort la femme dont son maître était rassasié, il se contentait d’annoncer aux autres veuves qu’elles auraient, le soir même, une nouvelle compagne, et l’on mettait un couvert de plus à souper. Aujourd’hui, Popolani veut se retirer des affaires et vivre de ses économies ; n’ayant plus besoin de Barbe-Bleue, il vient le dénoncer. D’un autre côté, Oscar amène les cinq gentilshommes que le roi lui avait commandé d’occire ; il les avait cachés chez une de ses cousines. Sa Majesté arrange tout, en ordonnant à Barbe-Bleue de reprendre Boulotte, et en mariant ses cinq défuntes aux cinq gentilshommes ; quant à Fleurette, il lui rend son Saphir, que le saisissement seul avait fait évanouir. « Le dénoûment n’est pas des plus ingénieux et ne s’accorde pas avec le caractère prêté à Barbe-Bleue, dit M. de Biéville. Il faut, même dans une bouffonnerie, une certaine suite et une certaine logique. Quoi qu’il en soit, il y a dans la pièce assez de drôleries, de lazzis, de scènes bouffonnes, de mots spirituels, de jolie musique, pour qu’en dépit de ses défauts, elle ait un succès prolongé. » De son côté, M. Jouvin a écrit : « La partition de Barbe-Bleue a les qualités et les défauts des cent partitions signées de ce nom qui a la vogue : Jacques Offenbach… M. Offenbach avait écrit des finales très-développés dans la Belle Hélène ; dans Barbe-Bleue, il a surtout multiplié les petits airs ; mais la veine mélodique pour être fragmentée, n’en est pas moins abondante. Je crois pourtant devoir mettre le compositeur en garde contre sa tendance à reproduire sans cesse les mêmes rhythmes ; mais j’ai un bien faible espoir de le convertir, attendu qu’il réussit beaucoup, qu’il réussit surtout par le défaut que je m’efforce de reprendre. Le Bu qui s’avance a plus fait, pour le succès de la Belle Hélène, que le duo délicieux :

Oui, c’est un rêve d’amour !

Et au moment où je fais cette moralité, une voix attardée dans la nuit chante sous mes fenêtres :

Il faut qu’un courtisan s’incline,
        San s’incline ;

j’écoute en souriant, et me voilà désarmé. » Citons le duettino de l’introduction, la chanson de la batifoleuse, le motif de valse du tirage au sort des rosières ; au deuxième acte, les couplets du bon courtisan, le morceau du baise-main. La page la plus musicale de l’ouvrage, c’est le grand duo de M. et Mme Barbe-Bleue, au troisième acte. L’introduction, au quatrième acte, est une charge bouffe délicieuse. — Acteurs qui ont créé Barbe-Bleue ; MM. Dupuis, Barbe-Bleue ; Kopp, Bobèche ; Grenier, le comte Oscar ; Couder, Popolani ; Hittemans, Saphir ; Mmes Schneider, Boulotte ; Aline Duval, Clémentine ; Vernet, Fleurette, etc.