Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Bâtard de Mauléon (LE), roman de M. Alex. Dumas

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 350).

Bâtard de Mauléon (le), roman de M. Alex. Dumas (Paris, 1846, 9 vol. in-8°). On sait de quelle façon dénuée d’apprêt M. Alexandre Dumas traite ou maltraite l’histoire ; on sait avec quelle hâblerie de langage, quelle imperturbable assurance, quelle confiance en soi, quelle naïveté fanfaronne, il va, court, s’élance à travers les moulins à vent que son propre souffle fait tourner, et les châteaux de cartes que sa fantaisie a construits. Le poing sur la hanche, l’œil allumé, la plume en arrêt, il fond sur l’histoire, la renverse, la dépouille, en cueille la fleur, et, souriant, satisfait, gonflé comme un page en bonne fortune, rayonnant comme un écolier grisé par la victoire, étonné plus qu’il ne faudrait d’avoir pu forcer des portes ouvertes, il éclate, contant et racontant à tous son triomphe et sa joie ; il jase sans tarir, il invente sans mesure, et ne s’arrête qu’après vous avoir dit, bon gré mal gré, tout ce qui trottait dans sa cervelle, faisant sonner par-dessus les toits tous les grelots de sa fantaisie, vous intéressant à ce qui l’a séduit, à ce qui l’a amusé en chemin, à ce qu’il a pensé hier, à ce qu’il fera demain. À cHaque page que vous tournez en sa compagnie, vous êtes tenté de crier : « C’est trop fort ! à d’autres ! Vous nous croyez bien crédules, en vérité ! » Vous vous dites : « Passé le chapitre, je m’arrêterai, je jetterai le livre, » et pourtant vous allez toujours, résistant faiblement au charme qui vous entraîne, et quand vos yeux tombent enfin sur le dernier mot du récit, vous flottez entre le regret d’avoir perdu votre temps à écouter l’herbe pousser, et celui d’en avoir terminé déjà avec un compagnon qui s’entend si bien à faire l’école buissonnière. Qui de vous n’a bondi à quelque gasconnade venue des bords de la Garonne et dite avec cet aplomb sui generis qui arrête la dénégation sur les lèvres du plus sceptique ? Rendu à vous-même et réfléchissant, vous vous en voulez sérieusement d’une crédulité qui faisait le triomphe du narrateur. Eh bien, la même chose arrive lorsque M. Alex. Dumas tient la plume et qu’on le lit : si bien qu’après l’avoir suivi, plusieurs heures durant, dans ses fantaisies épiques, on éprouve l’envie de s’appliquer les épithètes les plus malsonnantes, voyant combien on fut facile à mystifier, combien on a été gobe-mouches, comment on a pu se laisser prendre à tant de sornettes, à tant d’exagérations bouffonnes, à tant de prétendues ruses de guerre et complications politiques qui n’ont en somme ni queue ni tête ; comment on n’a pas éclaté de rire au nez burlesque de tous ces Machiavels qui ne sont que des Gribouilles, de tous ces profonds hommes d’État qui vont contant à tous les coins de rue leurs secrets et leurs plans. Voilà ce qu’on se dit, et bien d’autres choses encore, et pourtant on conserve au fond de l’âme un impérieux désir de chevaucher encore derrière ces preux chevaliers qui tranchent des montagnes d’un coup d’épée, qui enlèvent des reines, qui font des rois, qui créent des royaumes, qui tiennent en leurs mains la paix ou la guerre, et pour qui les dangers ne sont que prétextes à plaisanteries. Cependant on est tenté d’admirer tant de vie dépensée, tant de verve, tant d’audace, tout en regrettant pour l’auteur et pour soi que le besoin de parler longuement ait semé à tous vents tant d’amplifications inutiles, tant de rodomontades, tant d’invraisemblances. Et puis, soyons sincère, l’esprit s’impatiente à la longue, ne sachant plus, de toutes ces belles histoires où Louis XIV, Anne d’Autriche, Richelieu et tant d’autres font parade et donnent la réplique à des personnages imaginaires, ce qu’il doit croire ou ne pas croire, où s’arrête le réel et où commence le roman ; de telle sorte qu’il faudrait, pour goûter un plaisir sans mélange à ces contes, souvent naïfs, d’un grand enfant dont la langue dorée va comme un claquet de moulin sans se fatiguer, il faudrait n’avoir jamais de sa vie ouvert une histoire. Heureux donc les pauvres d’esprit, le royaume de M. Alex. Dumas est à eux. Ceux-là ont fait le succès du romancier, ils lui composent une clientèle docile, qui croit que cela est arrivé, et s’imagine que Monte-Cristo est un personnage tout aussi authentique que Mazarin ou Condé ; ils forment le gros bataillon, la masse ahurie, bonasse et crédule de ce public qui, rappelant la femme sauvage, digère les gros cailloux de la littérature. Ce public croit au roman historique comme à l’Évangile, et M. Alex. Dumas est son prophète ; ce public-là dit, comme le Duguesclin du Bâtard de Mauléon : « Je réfléchis le moins possible ; cela me fatigue. »

Le Bâtard de Mauléon, qui n’est pas une des meilleures productions sorties de la plume du fécond auteur des Mousquetaires, a donc cela de bon, pour ce public dont nous venons de parler, qu’il fait peu réfléchir ; on pourrait même ajouter qu’il ne fait point réfléchir du tout. Nous ne suivrons pas l’auteur chapitre par chapitre, volume par volume. Nous dirons seulement que l’honorable et valeureux sire Agénor de Mauléon est un vrai chevalier des vieux fabliaux et des légendes romanesques, qui mène de front la guerre et l’amour. Un coup de lance admirable qu’il échangea à Narbonne avec don Frédéric, grand maître de Saint-Jacques, alors que les Castillans venaient chercher en France Blanche de Bourbon, lui valut une de ces amitiés robustes qui croissent et se multiplient si agréablement dans les romans de M. Alex. Dumas. En cette occasion, il promit à don Frédéric de n’accorder à nul autre qu’à lui la fraternité d’armes, et, de son côté, don Frédéric fit une promesse analogue. Ce dernier invite plus tard Agénor à venir le rejoindre en Portugal, à Coïmbre, qu’il vient de conquérir sur les infidèles. Mauléon, armé en guerre, la lance au bras, la targe au cou, panache rouge au casque, roide et ferme sur les arçons, s’achemine au pas de son cheval vers le Portugal. Il est flanqué de son fidèle écuyer Musaron, homme sec, courbé, bronzé, accroupi comme un singe sur un cheval aussi maigre que lui-même ; ce Musaron est pour le chevalier un de ces rares compagnons comme l’auteur des Mousquetaires se complaît à en barder ses héros. Perspicace comme un Peau-Rouge, colère comme un chameau, bavard comme un feuilleton de M. Alex. Dumas, il espadonnerait, sur un signe de son maître, tout l’univers, et, de son arbalète, dévasterait la chrétienté. Avec lui on peut aller au bout du monde ; avec lui on doit accomplir des prodiges : le Bâtard de Mauléon, qui bientôt aura à venger l’assassinat du grand maître de Saint-Jacques et celui de Blanche de Bourbon, en accomplit beaucoup, sous la plume du romancier.

On connaît l’histoire du mariage et de la mort de Blanche de Bourbon, femme de ce roi de Castille, connu sous le nom de Pierre le Cruel. Blanche fut mariée dès l’âge de quinze ans au roi de Castille. qui, le soir même des noces, la quitta pour voler auprès de Maria Padilla, sa maîtresse. La malheureuse Blanche, tenue longtemps captive loin de la cour, mourut de mort violente, par ordre du roi, à vingt-deux ans. M. Alex. Dumas charge la mémoire de cette infortunée reine d’un amour dont la découverte amène du même coup la mort de don Frédéric et de Blanche. Puis il confie à son héros le soin de demander vengeance au roi de France, Charles V, beau-frère de la reine de Castille. Excellente occasion, d’ailleurs, pour nous faire un petit cours d’histoire et livrer bataille à Pierre le Cruel en compagnie de Duguesclin. Le sol de la France avait besoin d’être purgé des bandes vagabondes, en grande partie anglaises, qui composaient les grandes compagnies. On en avait rejeté quelques-unes à grand’peine en Allemagne et en Italie, lorsqu’un prince espagnol, Henri de Transtamare, vint demander des secours contre son frère Pierre le Cruel. Charles fut heureux de lui donner toutes les grandes compagnies du royaume à emmener en Espagne, et mit à la tête de l’expédition le brave Duguesclin. Mais vous sentez bien que, dans le roman qui nous occupe, tout l’honneur de l’entreprise va revenir au Bâtard de Mauléon. Ce n’est plus Duguesclin qui rassemblera les aventuriers, mais Mauléon. Ne chicanons pas l’auteur ; aussi bien, sauf l’extrême importance que prend son héros dans la conquête d’un trône de Castille, il laisse à la vérité historique une part assez large. Il nous montre notamment les aventuriers extorquant 200,000 écus d’or au saint-père en passant à Avignon, parvenant en Espagne et donnant à Henri de Transtamare le trône de son frère ; puis Henri de Transtamare est vaincu par suite de l’alliance de Pierre avec le prince de Galles, et Duguesclin tombe au pouvoir des Anglais. Mauléon vient en France chercher sa rançon, car le connétable lui a dit de parcourir sa Bretagne chérie, et, dans chaque village, sur chaque route, de crier : « Bertrand Duguesclin est prisonnier des Anglais ! Filez, femmes de Bretagne, il attend de vous sa rançon ! » Enfin, Pierre le Cruel est vaincu à son tour. Les deux frères s’étant rencontrés après la bataille, dit l’histoire, se jetèrent l’un sur l’autre et se roulèrent par terre en cherchant à se déchirer, jusqu’à ce que Henri de Transtamare enfonçât son poignard dans la gorge de Pierre. Cette mort forme un chapitre émouvant du livre de M. Alex. Dumas. Elle mit fin à la guerre ; elle met fin au roman, qui est traversé par un amour sans cesse contrarié, celui que le Bâtard de Mauléon a conçu pour la belle Moresque Aïssa, laquelle est surveillée de si près par le farouche Mothril, ministre et conseiller du roi don Pedro, qu’il ne peut jamais l’atteindre. Au moment où les deux amants vont enfin être l’un à l’autre pour toujours, le barbare Mothril, d’un coup de poignard, abat la main gauche d’Agénor, et d’un autre coup fait sauter la tête d’Aïssa. Une foule d’épisodes et de détails romanesques viennent se rattacher à ce canevas. On s’y intéresse assez souvent, quand, ce qui est rare, M. Alex. Dumas n’abuse pas du style familier et du dialogue ; quand ses personnages veulent bien s’abstenir de conversations inutiles, de plaisanteries intempestives, pour aller droit au but. Ce qu’on peut reprocher à M. Alex. Dumas, c’est de faire parler à tous ses personnages la même langue ; les rois préparent des batailles, créent des connétables ou des ministres, se disputent et s’assassinent ; les princes se content leurs affaires, s’entretiennent de projets politiques, avec le ton goguenard et le laisser-aller de bons bourgeois jouant aux dominos ou de rapins fumant leur pipe au café. Seulement, comme il y a toujours dans ses récits de beaux clairs de lune, des soleils éblouissants, des bourses pleines, des festins qui sentent bon, et ce parfum de jeunesse qui pare les moindres choses, on passe sur des défauts que, la page tournée, on oublie, comme on oubliera le livre lui-même une fois tombé des mains, car des livres de M. Alex. Dumas en général, et du Bâtard de Mauléon en particulier, on peut dire qu’autant en emporte le vent !