Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Antigone, tragédie de sophocle

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 2p. 442).


Antigone, tragédie de Sophocle. Cette pièce fait suite à l’Œdipe Roi et à l’Œdipe à Colonne du même poète. Créon, proclamé roi de Thèbes après la mort des deux fils d’Œdipe, avait défendu sous peine de mort d’ensevelir Polynice, pour le punir d’avoir porté la guerre civile dans sa patrie ; mais Antigone, écoutant plutôt les inspirations de la piété fraternelle que les conseils de la prudence et de la crainte, a bravé la défense de Créon. Le tyran prononce contre elle l’arrêt de mort. Ni la douleur d’Hémon, son fils, qui aime Antigone, ni l’héroïsme de cette princesse, ni les menaces du devin Tirésias, ne peuvent le fléchir. Antigone périt victime de son dévouement, dans une caverne où elle meurt de faim. Mais Créon subit le châtiment de sa cruauté par le suicide de son fils, qui ne peut survivre à la mort d’Antigone.

Antigone, on le sait, est l’héroïne de la piété filiale ; c’est la femme toujours prête à se dévouer aux sentiments de la nature. Ce type si pur se transforme et s’agrandit encore dans la tragédie de Sophocle : Antigone s’immole à la piété fraternelle. Après avoir connu la misère et l’exil, elle n’hésite pas à ajouter au sacrifice : Thèbes est opprimée ; seule elle aura le courage de mépriser les volontés iniques d’un tyran cruel et ambitieux. Antigone, c’est l’affection du foyer, le cri de la nature en révolte contre des décrets arbitraires qui offensent l’humanité. Ainsi la jeune fille est sublime par son caractère et par ses actes ; mais Sophocle se garde bien d’en faire un être au-dessus des faiblesses de son sexe. Antigone a un cœur ouvert à la douleur, aux regrets, à l’espoir. Son arrêt de mort est irrévocable ; alors elle pleure sa jeunesse, et, comme la fille de Jephté, elle regrette des bonheurs inconnus, les joies de l’hymen et les douleurs si douces de la maternité : « Mon cœur, répond-elle à Créon, est fait pour aimer, non pour haïr ». L’héroïne est encore plus sensible que touchante : un amour mutuel, mais discret et mystérieux, règne entre la jeune fille et Hémon ; rien n’a trahi cette passion innocente : un simple aveu aurait terni la pureté d’Antigone ; seul le chœur, interprète des sentiments comprimés de ces deux âmes, chante à l’Amour un hymne éloquent. Au dénoûment, Hémon se perce de son épée sur le corps d’Antigone, et c’est ainsi seulement que se révèle l’énergie de sa passion.

Le poëte excelle dans la peinture de ces caractères si distincts. Il fait de Créon un ambitieux jaloux de son autorité et corrompu par un long abus du pouvoir absolu. C’est aussi un sophiste qui cherche à justifier ses volontés les plus arbitraires par des maximes morales. Il veut couvrir du manteau de la justice l’odieux d’une loi sanguinaire. Son orgueil s’obstine, et son opiniâtreté amène la ruine de toute sa famille.

Il ressort de cette tragédie une triste vérité d’observation : la versatilité de la foule donnant invariablement raison au dernier venu : les vieillards thébains, qui composent le chœur, approuvent tour à tour chaque personnage, et acceptent avec la même complaisance débonnaire les diverses situations qui se déroulent. Créon préconise l’arbitraire et l’obéissance passive : il a raison ; son fils proteste en faveur de la justice et de la liberté humaine : il a raison ; le chœur est ému de compassion au sort d’Antigone, mais il se tait devant l’oppresseur, et n’accorde pas même une larme à la victime qui marche à la mort.

Cette belle tragédie, d’une poésie si noble et si touchante, a aussi une valeur politique : la démocratique Athènes applaudissait à l’auteur qui exposait avec un ton grave des maximes généreuses sur les devoirs du citoyen ou sur les obligations imposées au chef de l’Etat, dont la première est de sacrifier au bien public ses affections particulières. Ailleurs, Sophocle attaque l’anarchie et l’insubordination aux lois et aux magistrats. Mais c’est surtout contre la tyrannie que le poëte exprime une haine patriotique, et ce sentiment s’exhale de l’ensemble comme des parties de tout l’ouvrage. Il n’est donc pas surprenant que les Athéniens aient répondu à ces grandes leçons par des acclamations enthousiastes et élevé Sophocle à la dignité de stratège, fonction où il eut Périclès pour collègue.

L’œuvre de Sophocle respire un si puissant intérêt dramatique, que, traduite fidèlement en français, elle a pu, quoique dépouillée du charme de la langue grecque, malgré la différence des mœurs et l’intervalle de plus de deux mille ans, exciter de nos jours, sur la scène française, de profondes émotions.