Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Antigone, roman de bellanche

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 2p. 442-443).

Antigone, sorte de roman poétique et symbolique, de Ballanche, ou plutôt poëme en prose analogue aux Martyrs de Chateaubriand. Cet ouvrage, commencé en 1812, fut terminé par l’auteur en 1813, à Rome, sous les yeux de la noble exilée dont l’amitié avait rendu le calme à sa vie. (Mme Récamier.) Antigone était déjà imprimée quand la Restauration arriva, et on voulut voir dans le caractère de la fille d’Œdipe le portrait de la fille de Louis XVI, la duchesse d’Angoulême.

Plus tard, on crut trouver dans Antigone le symbole d’une idée philosophique qui n’était certainement pas dans l’esprit de Ballanche. Dans ce sens, ce serait une œuvre sociale ; l’hymen incestueux d’Œdipe et de Jocaste signifierait l’absorption du peuple par la royauté ; Laïus représenterait le despotisme du passé, et Jocaste l’harmonie du passé et de l’avenir. Antigone, toujours dans la donnée de cette exégèse trop subtile, Antigone, cette héroïne de la piété filiale et fraternelle, que frappe le malheur, malgré son innocence, serait l’image de l’humanité déchue soumise à une expiation solidaire dont elle se relève par la souffrance.

Eschyle, dans sa tragédie des Sept chefs

ANT ANT ANT ANT 443
devant Thèbes ; Sophocle, dans sa Trilogie sur Œdipe et sa famille ; Euripide, dans ses Phéniciennes, ont traité le même sujet. Nous découvrirons plus sûrement le but de Ballanche dans Antigone, quand nous aurons vu ce qu’il a emprunté à ses devanciers et surtout ce qu’il a changé à leurs conceptions.

Le personnage d’Œdipe subsiste tel que la tradition nous l’a conservé. Mais ce n’est plus l’homme du destin, c’est l’homme de l’énigme. Ballanche a changé également le lieu et les circonstances de la mort d’Œdipe. C’est sur le sommet du Cythéron, au lieu même où Laïus a péri de sa main, que le malheureux roi disparaît au milieu d’une tempête, sous les yeux d’Antigone. afin que la colère des dieux soit satisfaite au lieu même où fut commis le crime.

C’est bien toujours ce type saisissant, transmis par la poésie antique, que nous retrouvons ici dans Antigone mais rendu plus parfait encore, au point que cette perfection nuit peut-être au poème. Ce caractère, d’une vertu si accomplie, orné de la triple auréole de la piété, de l’innocence et du dévouement, n’appartient pas à la nature humaine. Puis ces malheurs sans nombre, incessants, différant entre eux seulement par le degré de la souffrance, portent le trouble dans l’âme et fatiguent la sensibilité.

Mais, si Antigone est grecque par ses actes et son langage, elle est chrétienne par ses sentiments. C’est surtout au moment de la mort qu’on la voit, toute pleine de la paix et de l’espérance chrétiennes, courir à l’immortalité. « Antigone, dit Ch. Nodier, expirant de faim dans une grotte impénétrable, où ses derniers soupirs s’exhalent presque sans être entendus, présente à l’imagination une scène d’angoisse qui brise le cœur ; mais placez sur sa bouche le sourire de l’innocence, l’espoir de la vertu dans ses regards, et ouvrez le ciel, vous soutiendrez alors le spectacle sans douleur, ou plutôt il fera couler de vos yeux les pleurs les plus doux que vous ayez versés, car Antigone a cessé d’être malheureuse, et toutes ses souffrances sont déjà réparées pour toujours. « Suivant la belle expression du même critique, Ballanche, écrivant Antigone, attacha à la lyre d’Homère une des cordes de la harpe de David et d’Isaïe.

Ballanche a non moins heureusement modifié le sphinx. Le monstre est debout sur la colline, à demi voilé par les nuages. Quand il parle, nous pensons malgré nous à ce souffle qui faisait frémir Job pendant la nuit. Le sphinx, c’est l’idéat montrant à l’homme le malheur de sa destinée c’est l’idéal avec son obscurité, son vague et toute la solennelle majesté de l’infini.

Ce poëme, narration touchante des malheurs d’une jeune fille, transporte un sujet païen dans les croyances modernes. Grecque par l’attitude et le langage, l’héroïne est chrétienne par la pensée. C’est une sœur de Cymodocée. « Pour moi, dit M. de Loménie, cette évocation simultanée de deux époques dans ce qu’elles ont de plus beau, ces grands tableaux de bataille tracés avec un pinceau homérique, ces chants, ces festins, ces pompes funèbres, cette reproduction parfaite de toute la partie plastique d’une civilisation éteinte, tout cela, présidé et conduit par une pensée morale d’un autre âge, me plait infiniment. Figurez-vous une Vénus de Milo avec la physionomie d’une madone de Raphaël : il y a un peu de cela dans l’Antigone de M. Ballanche. Du reste, il y a dans l’ensemble beaucoup plus d’art que de passion, dans le sens au moins où on l’entend aujourd’hui. Chez M. Ballanche, la corde du cœur ne rend guère qu’un son ; il est pur, harmonieux, mélancolique et doux, mais c’est toujours à peu près le même. »

Mais la plus belle conception de Ballanche, celle qui a le plus influé sur le caractère général de l’ouvrage, c’est l’idée d’une providence, d’une divinité vengeresse et rémunératrice, la juste Némésis, remplaçant un destin aveugle et inexorable. De là un horizon plus large et tout nouveau, une teinte grave et pieuse inconnue à la Grèce antique. L’Olympe semble agrandi et un rayon d’espérance glissant a travers la nuit, perce le sombre nuage qui couvre cette race de Labdacus tout entière vouée au malheur.

Il nous serait maintenant facile de nous rendre compte de la pensée qui a présidé à la conception d’Antigone, quand même l’auteur n’aurait pas lui-même pris soin de nous l’apprendre. Il s’exprime ainsi dans l’épilogue de cet ouvrage : « L’antique énigme du sphinx dénonce un être qui n’a qu’une voix et qui n’est debout qu’un instant. N’est-ce pas là tout l’homme ? … Tel fut Œdipe. Mais cet homme du malheur, cet homme que l’antiquité regardait comme l’emblème des destinées humaines, ce roi de l’énigme eut des enfants qui vinrent en quelque sorte compléter une telle vie. Antigone est, au milieu d’une famille si funeste et parmi les calamités de la patrie tantôt comme une divinité secourable, qui encourage et console, tantôt comme une victime pure, qui expie les fautes des autres. Nous ne sommes donc point isolés sur cette terre de deuil ; non, Dieu jamais n’abandonne sa noble créature ; à côté des erreurs, de l’infortune, même de l’opprobre, il place l’innocence, la vertu, le dévouement, et l’homme, ce roi détrôné, traverse son exil toujours accompagné de l’Antigone que le ciel lui envoya. »

C’est là, on le voit, la pensée qui a inspiré

ANT

l’œuvre de Ballanche. Il nous montre l’homme déchu, environné de fléaux, dévoré de désirs, en proie à l’infortune à chaque moment de sa vie, ne trouvant asile qu’au sein de la divinité. La Providence ne l’oublie pas, en effet, elle veille sur lui, et quand le fardeau des douleurs est trop lourd, elle lui donne un aide et un soutien. Certes, on ne peut pas nier que cette haute et sublime pensée morale ne soit autrement capable d’animer le sujet, que cette sombre image de la nécessité, adoptée par la poésie grecque. Nous dirons volontiers que, si cette manière de rajeunir des tableaux usés n’appartient pas au génie, elle est du moins d’un talent de très-grand mérite.

Dans l’économie du poème, l’histoire d’Antigone est racontée par le devin Tirésias, vieillard aveugle comme Œdipe, que conduit dans son exil, comme une autre Antigone, sa fille Daphné, prêtresse d’Apollon. Ils sont à la cour du roi Priam, tous deux s’asseyent à la table du puissant monarque, au milieu de sa nombreuse famille. « Là étaient le vaillant Hector et sa jeune compagne la belle Andromaque, tout étonnée encore d’avoir échangé le modeste vêtement des vierges contre la parure des nouvelles épouses ; Cassandre, qui avait reçu d’Apollon la vaine prérogative de lire dans l’avenir ; Polyxène, ornée de mille grâces, et dont le trépas cruel coûtera tant de larmes à sa mère ; Polite, destiné à être immolé par Pyrrhus aux pieds des autels domestiques, et sous les yeux mêmes de ses parents ; Laodice qui, à l’aurore de la vie, passait pour la plus belle des filles de Pergame ; Polydore, le dernier des enfants du roi, et qu’une horrible trahison devait ravir de si bonne heure à la lumière du jour. Là était le berger de l’Ida juge entre trois déesses, Pâris, que la faveur de Vénus ne pourra garantir des hasards de la guerre. Là était aussi cette femme de Sparte, Hélène, transfuge du lit conjugal : elle était timide comme une jeune fille ; son visage se colorait d’une aimable rougeur lorsque sa beauté attirait les regards des hommes ; elle ne quittait point les côtés de son nouvel époux, et semblait toujours craindre quelque sentiment secret d’aversion, à cause de la pudeur trahie. Quelquefois elle pensait en soupirant à cette patrie qu’elle ne pouvait plus espérer de revoir, aux rives fleuries de l’Eurotas, aux verdoyants sommets du Taygete, à tous les lieux enchantés ou, dans ses jours d’innocence, elle menait des danses légères avec les compagnes de sa jeunesse. Ce cadre, d’une poésie élevée, convient éminemment au sujet. Les longs et lugubres récits de Tirésias sont entrecoupés par Daphné, qui chante, en s’accompagnant de la lyre, les charmes de la terre natale, les destinées glorieuses de Castor et de Pollux, l’hymne aux tombeaux, les amours et les malheurs d’Orphée et d’Eurydice. L’intervention de ces deux personnages, dont l’idée appartient en propre à Ballanche, est un des ressorts les plus dramatiques qui aient été mis en usage dans l’épopée. Qu’on ajoute aux traits déjà esquissés l’admirable épisode de Parthénopée, et l’on aura une idée des jouissances nobles et tendres que procure la lecture du poème d’Antigone.