Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abélard (drame de rémusat) (supplément 2)

Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 13).

Abélard, drame philosophique, par M.Charles de Rémusat (1877). L’ouvrage avait été écrit dés 1836, et son auteur en avait fait plusieurs fois la lecture dans les salons. Souvent invité à le publier, il s’y refusa constamment, et le garda en portefeuille jusqu’à la fin de sa vie. Sun fils n’était pas retenu par les mêmes scrupules, et les éloges unanimes qui ont accueilli cette œuvre remarquable ont pu lui prouver qu’il avait eu raison de n’en pas priver plus longtemps le public.

Le drame remplit un gros volume in -8° de 500 pages : c’est assez dire que, comme le Cromwell de Victor Hugo, il n’est pas destiné à la scène. < Et cependant, dit M. Fr. Sarcey, il est étonnant de voir comme cet Abélard, qui s’espace dans ce gros volume, qui se répand sur tant de pages, est de l’un à l’autre bout animé d’un souffle dramatique puissant. La conception en est une ; les caractères se soutiennent jusqu’à la fin e^ sont marqués des traits les plus caractéristiques ; par-ci, par-là, éclatent des scènes merveilleusement bien faites, de vraies scènes de théâtre, qu’il ne faudrait que resserrer un peu pour les transporter toutes vives derrière la rampe. • Le premier acte est intitulé Philosophie ; il nou3 montre Abélard, tout frais arrivé de la Bretagne, curieux d’entendre les maîtres de ces écoles de Paris, si renommées dans le monde entier. Il va dans la cour du Cloître Notre-Dame assister 8. la leçon d’un des plus célèbres, Guillaume de Champeaux, et quand le maître a fini de parler, quand, suivant la vieille habitude scolastique, il demande si on l’a bien compris, si personne n’a d’objection à lui faire, question a laquelle ne répond jamais qu’un silence respectueux, voici qu’un des auditeurs lève ta main. La surprise est grande. C’est Abélard. Mais il est sûr de son fait, il connaît la question mieux que le maître, et voici qu’il le réfute, qu’il l’enlace dans les plis de son argumentation, qu’il le force à balbutier des explications, à se rétracter. Les écoliers, qui d abord murmuraient, sont maintenant gagnés à Abélard. « A bas Guillaume l s écrient quelques-uns. — Non, reprend le nouveau maître. Je ne suis pas venu pour forcer personne à se taire, mais pour rendre à tous le droit de parler. Je rouvre le combat de3 intelligences. Garde ton école, rassemble tes disciples, ajoute-t-il en s’adressant à celui qu’il vient de terrasser, mais souffre qu’un nouvel enseignement s’élève en face du tien. N’est-il pas écrit : Dieu a livré le monde à leurs dis Îmtes ? Guillaume de Champeaux, je te dispute e monde. Et vous, ô mes chers auditeurs.... dirai-je à mes disciples, choisissez ; qu’on se sépare. Que les uns restent au pied de cette chaire de doute et d’ignorance ; que les autres viennent avec moi chercher la vérité. La vérité, qui l’aime me suive I — En avant I et du nouveau, s’écrie le plus fou de la bande, donnant le signal de la désertion. Le vieux maître est abandonné ; tous suivent Abélard, pour voir et entendre du nouveau. Il ne reste a Guillaume que deux fidèles, dont le caractère s’esquisse dans les scènes suivantes. Albéric etLotulfe, qui, tout le long du drame comme dans l’histoire, car ils appartiennent & l’histoire, seront les ennemis résolus de son rival : en vrais cafards, ils devinent d’instinct qu’il vaut mieux se placer du côté de l’autorité, que du côté de la liberté.

Dans le second acte, intitulé Théologie, Abélard joue le même rôle vis-à-vis du fameux théologien Anselme. C’est la même scène, dit le critique que nous citions plus haut, mais renouvelée avec un art infini. Champeaux est un indécrottable pédant, orgueilleux et maussade. Anselme est une âme noble, virginale et tendre. Il ne voit pas sans épouvante et sans tristesse l’ardeur brouillonne de ce jeune homme, qu’il croit en proie aux suggestions de Satan. La douleur de sa défaite, douleur non d’amour-propre blessé, mais de charité inquiète, le conduit au tombeau. Avant de mourir, il fait venir Abélard, afin de le ramener à la voie droite. La scène est une des plus curieuses qui soient au théâtre ; elle n’y pourrait pas être mise, car la censure s’y opposerait, elle est pour


tant bien dramatique. C’est Anselme qui a la prétention de convertir Abélard ; mais peu à peu, grâce à l’ascendant d’un esprit supérieur, d’une volonté plus nette et plus ferme, c’est Abélard qui prend le dessus et confesse le théologien. Ce revirement, exécuté avec une extraordinaire habileté de main, est une des choses les plus intéressantes que j’aie vues en art dramatique, i

Voilà Abélard au comble de la renommée, il ne paraît qu’au milieu d’un cortège de disciples et d’admirateurs. Les dames se le font montrer, se font présenter à lui ; les grands seigneurs le recherchent et essayent de comprendre ce qu’il dit. La confiance qu’il avait en lui-même n’a fait que s’accroître ; et lui qui, dès la première leçon, disait à un écolier : « Je ne suis le camarade de personne, » se croit maintenant le maître de tous. La grande adresse de l’auteur consiste à avoir en majeure partie rempli ces deux actes de discussions abstraites, sans que le lecteur s’aperçoive un moment de leur aridité, tant il a su les rendre attrayantes elles-mêmes et les entremêler de scènes joyeuses, qui nous mettent sous les yeux la vie des écoliers d’alors. C’est le moment où apparaissent dans le drame Héloïse, dont l’amour vaudra à Abélard les plus cruelles infortunes, et Bernard de Clairvaux, le rigide Croyant, qui le fera condamner et aura avec lui le dernier mot. Le troisième acte est intitulé l’Amour. M. de Rémusat ne pouvait ici que mettre en scène les épisodes si connus, mais il ne lui en a pas moins fallu inventer tous les détails : la première rencontre, l’invasion chez le philosophe et le théologien, jusqu’alors occupé seulement d’abstraction, d’un sentiment nouveau auquel son cœur était resté fermé. Mais est-ce bien vraiment l’amour qui le pousse à entrer, pour voir Héloïse, chez le bon chanoine Fulbert ? Non ; ce n’est que la curiosité et aussi l’orgueil de séduire la plus belle, comme dans les actes précédents c’était l’orgueil de vaincre par le raisonnement les plus renommés qui lui donnait son audace. La scène de séduction est bien conforme à ce qu’on peut attendre de ces deux amants, dont les lettres mêlent à doses égales le pédantisme et la passion. C’est en expliquant à Héloïse l’héroïda d’Ovide, Héro et Léandre, qu’Abélard lui fait entendre ce qu’il vent d’elle. Il lui montre Léandre traversant l’Hellespont pour rejoindre sa maîtresse :

Jamque fatigatis humero sub utroque lacertis Fortiser in summas erigor altus aquas.

Ut procul adspexi lumen . . . . .

Arrivé à ce vers, il s’interrompt, • Héloïse, lui dit-il, croyez-vous donc que moi aussi je n’aie pas eu mes efforts à faire, mes flots à vaincre, mon bras de mer à traverser ? Rien ne m’a manqué, ni le travail, ni le péril, ni la tempête, ni la passion qui sait tout vaincre. Il ne m’a manqué que la lumière sur la tour et la douce main dans mes cheveux. • Héloïse, rêveuse, prend le livre et essaye de lire, mais à un passage trop ardent : » Ah t je ne veux pas lire cela, dit-elle, c’est mal. — Comme vous êtes émue ! comme votre cœur sait tout deviner et tout sentir 1 N’est-ce pas qu’il y a dans l’amour un charme attendrissant, une langueur pénétrante ?On dirait que le cœur se gonfle et veut se répandre dans le cœur qu’il aime. Un nuage est autour de nous et vos yeux ne voient plus que les miens, Héloïse, n’est-ce pas ? — Laissez.-Qu’avez-vous ? — C’est comme le parfum de l’encens, cela enivre. — C’est la poésie. • Héloïse succombe, et c’est de son côté seul qu’est la vraie passion, l’abandon, le dévouement. Abélard n’est toujours que l’orgueilleux dialecticien, fier d’éprouver sa puissance. L’amour d’Héloïae le rend encore plus vain qu’il n’était, il néglige son école, compromet sa maitresse, divulgue leurs tendres entretiens, que l’on commence à mettre en chansons, et la catastrophe arrive. Abélard fait entrer Héloïse au couvent d’Argenteuil, afin que, ne pouvant plus être à lui, elle ne soit du moins à personne, et il reprend ses anciennes luttes.

Les deux derniers actes nous font assister, au milieu de scènes très mouvementées, à sa condamnation, ù son déclin, puis à sa mort. On le voit d’abord au Paraclet, n’ayant rien perdu de son ancienne audace, et rivant, au contraire, l’empire du monde pour ses idées, grâce aux nombreux disciples qu’il groupe autour de lui, grâce à la cour même, où il croit avoir des appuis dans le roi et dans les seigneurs. A leur défaut, il compte sur le peuple que son ardente parole soulèvera. Il veut provoquer la réunion d’un concile où il terrassera ses ennemis et dont les décisions consacreront définitivement ses doctrines. Mais Ce n’est plus à Guillaume de Champeaux, ni au vieil Anselme qu’il a affaire, c’est à saint Bernard. La cour l’abandonne, le peuple ne se soulève pas, ses disciples sont repousses à coups de pique de la porte du concile et c’est en accusé qu’il y parait : c’est la contre-partie des premières scènes, où il triomphait si hautainement, la revanche l’autorité contre la liberté. Il se trouve seul en face des évêques, à qui Bernard défend toute discussion avec un hérétique ; il veut parler, on lui impose silence. On extrait de ses livres diverses propositions et on les condamne. — • J’en appelle au saint-siège, dit Abélard. — L’appel ne suspend rien, réplique saint Bernard ; à genoux I qu’on ap-


porte un brasier I qu’on y brûle ses livres 1 » Et il fait ouvrir les portes pour qu’on voie Abélard humilié. Une femme se détache de la foule et vient le consoler : c’est Héloïse. Abélard la serre dans ses bras, puis se redresse, honteux d’avoir failli un instant : « Fuyez, fuyez, s’écrie-t-il. Votre présence m’est un supplice ; qu’ai-je besoin d’être aimé ? Je n’ai besoin de personne au monde I » Et Héloïse va pleurer dans son monastère. Le dernier acte nous montre Abélard mourant, désespéré, pendant que son ennemi, Bernard, prêche la croisade. Ce pouvait être moi ! • dit-il mélancoliquement à un de ses anciens disciples qui lui raconte les prédications du saint, l’enthousiasme des croisés ; et il croit avoir manqué sa vie. Un autre remords aussi l’êtreint, celui d’Héloïse, à qui il ne peut dire pourquoi, tout d’un coup, il a renoncé à son amour. Pierre le Vénérable vient l’assister durant son agonie et veut s’assurer s’il meurt en chrétien. Après avoir vainement essayé de lui faire formuler quelque affirmation orthodoxe : « Croyez-vous au moins à Jésus-Christ ? lui demande-t-il. — Je ne sais pas, » répond Abélard. Le mot n’est certainement pas historique, mais M. de Rémusat, ayant fait d’Abélard le champion de la libre pensée, devait logiquement le conduire jusqu’à ce doute suprême.

Tel est ce beau drame, t C’est, dit M. lanet, la peinture profonde d’une âme de philosophe, et en même temps la peinture animée et vivante de la vie philosophique et scolastique au moyen âge. L’ivresse de la dialectique, l’orgueil et la vanité de la science d’école, l’insolence de la jeunesse jetant à bas le vieux maître et le foulant aux pieds sans respect et sans pitié, l’égoïsme implacable du penseur abstrait pour qui l’amour n’est qu’un jeu d’un instant ; tous ces traits sont saisis et dessinés dans le personnage d’Abélard avec une vérité profonde. Un autre trait non moins remarquable, c’est l’affaissement subit d’Abélard lorsque, après avoir triomphé partout dans les luttes de la parole, il se trouve tout à coup dompté, devant le concile, par un pouvoir qu’il ne connaissait pas, celui de la force matérielle. La vie des écoles est également représentée d’une manière intéressante : le pédantisme et la licence, le mélange des syllogismes et des filles de joie nous offre un tableau plein « de couleur et de vérité. Il fallait un philosophe pour sentir aussi vivement toutes ces choses, pour y mêler le langage de la scolastique sans contresens et sans exagération. Sans doute de tels tableaux ne peuvent pas être mis au théâtre ; on n’y supporterait pas des discussions logiques aussi abstraites ; mais c’est là qu’éclate le talent de l’auteur : il sait animer la mort elle-même en y mêlant les passions humaines. »