Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ARGONNE (CAMPAGNE DE L’), campagne immortelle qui sauva la France et la Révolution en 1792

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 2p. 608-609).

ARGONNE (Campagne de l’). campagne immortelle qui sauva la France et la Révolution en 1792. Aux cent trente-huit mille soldats de la coalition, qui s’avançaient en masses compactes pour envahir le territoire français par les Ardennes, et se porter sur Paris par Châlons, nous n’avions à opposer que cent vingt mille hommes disséminés sur une frontière immense, mal organisés, privés de leurs officiers, et n'ayant confiance ni en eux-mêmes; ni dans leurs généraux. Ils formaient trois armées, qu’on appelait l’armée du Nord, l’armée du Centre et l’armée d'Alsace. La première, sous les généraux Beurnonville, Moreton et Duval, comptait trente mille hommes en trois camps séparés, à Maulde, Maubeuge et Lille ; la seconde, désorganisée par le départ de La Fayette, son général, campait à Sedan, forte de vingt-trois mille hommes ; Dumouriez venait d’en prendre le commandement. La troisième, qui occupait Metz, se composait d’environ vingt mille soldats ; elle avait vu également son chef, le vieux Luckner, se retirer devant un nouveau général, le brave Kellermann. Les soldats de la coalition marchaient à l’invasion du territoire français si animés par la certitude de la victoire, que les deux souverains de Prusse et d’Autriche s’étaient avancés jusqu’à Mayence, Soixante mille Prussiens, héritiers de la gloire et des traditions du grand Frédéric, se dirigeaient sur notre centre par Luxembourg, en une seule colonne ; ils étaient conduits par le duc de Brunswick, l’auteur du fameux manifeste, qui passait pour le plus habile général de son temps. Vingt mille Autrichiens, sous le général Clerfayt, marchaient sur Stenay et les appuyaient à droite, tandis qu’ils étaient flanqués à gauche par seize mille autres Autrichiens et dix mille Hessois.

Dumouriez n’eut pas plus tôt pris en main le commandement, qu’il s’occupa de relever le moral des soldats, de ranimer leur activité, en leur donnant lui-même l’exemple de l’énergie et de la confiance dans le succès. Sa contenance ferme et tranquille, l’influence d’un commandement plus vigoureux, eurent bientôt produit les plus heureux résultats ; mais le général français n’en restait pas moins avec vingt-trois mille hommes devant quatre-vingt mille ennemis parfaitement disciplinés, qui, après s’être emparés de Longwy, avaient bloqué Thionville et marchaient sur Verdun avec l’assurance de la victoire. Déjà, dans leurs insultants calculs, ils ne divisaient plus que par journées d’étape la distance qui les séparait de Paris, ne supposant pas même la possibilité d’une résistance.

Arrivé à Sedan, Dumouriez assembla un conseil de guerre où il exposa nettement la situation. Tous ses généraux furent d’avis de ne point attendre les Prussiens, mais de se retirer rapidement derrière la Marne, et de s’y retrancher solidement jusqu’à ce qu’on fût rejoint par les deux autres armées, afin de couvrir la capitale. Dumouriez écouta en silence ces conseils dictés par la médiocrité, sans faire d’objection, sans que sa figure impassible trahît en rien le secret de sa pensée. C’est que sa résolution était irrévocablement arrêtée, et il faut reconnaître que c’était une véritable illumination de génie. Le soir, seul avec le colonel Thouvenot, son chef d’état-major, officier doué d’une rare intelligence des choses de la guerre, il parcourait attentivement la carte de la Champagne. Tout à coup, montrant à Thouvenot les défilés de l’Argonne : « Voici les Thermopyles de la France, lui dit-il ; si je puis y être avant les Prussiens, tout est sauvé. » Cette forêt de l’Argonne, dont le nom restera à jamais fameux dans nos annales, couvre un espace de près de quinze lieues, et s’étend de Sedan à Passavant, ayant quelquefois une demi-lieue, quelquefois trois ou quatre lieues d’épaisseur. Sur son sol glaiseux et frappé de stérilité s’élèvent à peine quelques pauvres villages, et les montagnes, les rivières, les étangs, les ruisseaux dont il est sillonné le rendent impraticable pour une armée, excepté dans quelques passages principaux. L’Argonne formait donc une barrière infranchissable, se dressant devant l’armée prussienne. Elle devait nécessairement la percer pour se porter sur Paris, ou la tourner par ses extrémités en remontant par Sedan ou en descendant jusqu’à Sainte-Menehould. Mais, dans ces deux derniers cas, les coalisés se trouvaient obligés à un détour si considérable, que leur marche était manquée et la campagne perdue pour eux, car on approchait du mois de septembre, et, à cette époque, on faisait encore hiverner les armées. L’armée ennemie devait donc franchir l’Argonne, sous peine de n’avoir fait, aux yeux de l’Europe, qu’une ridicule promenade militaire. C’était cette situation que Dumouriez avait embrassée d’un coup d’œil aussi juste que rapide. C’était dans l’Argonne même, au milieu des gorges, des bois, des montagnes et des précipices qui forment sa nature sauvage, derniers débris de l’antique et sombre forêt Hercynie, qu’il voulait disputer le passage aux Prussiens. Mais il fallait les prévenir ; il fallait s’emparer de cinq défilés, seules trouées par lesquelles on pût se frayer un chemin dans l’Argonne, et cela en présence même des bataillons ennemis, rangés le long de la forêt. Ces défilés, longs, étroits, profonds, d’un accès presque aussi difficile que les autres points de la forêt, sont ceux du Chêne-Populeux, de la Croix-aux-Bois, de Grand-Pré, de la Chalade et des Islettes. Les plus importants, ceux de Grand-Pré et des Islettes, étaient malheureusement les plus éloignés de Sedan et les plus rapprochés des Prussiens. Deux routes s’offraient à Dumouriez pour s’y rendre : l’une, passant derrière la forêt, plus sûre, mais beaucoup plus longue ; l’autre, plus courte, mais en face de l’ennemi, dont nous n’étions séparés que par la Meuse. Elle exposait notre marche aux coups d’une armée formidable, et néanmoins ce fut celle que préféra Dumouriez, espérant que, par la rapidité de sa manœuvre, il mettrait en défaut la science méthodique des généraux de la coalition. Le 30 août (1792) commença cette campagne mémorable qui fait époque dans les annales militaires de l’Europe, par la savante hardiesse de ses manœuvres et la grandeur de ses résultats, qui décidèrent en quelques jours des destinées de la. France. Ce jour-là même, le général Dillon commença la marche en se dirigeant sur Stenay, rencontra Clerfayt qui occupait les deux bords de la Meuse avec vingt-cinq mille Autrichiens, et le força à repasser cette rivière. Pendant qu’il poursuit résolument sa route avec huit mille hommes, Dumouriez le suit avec les quinze mille qui composaient son corps de bataille, et tous deux, passant fièrement devant l’ennemi qui assistait, pour ainsi dire, l’arme au bras, à cette marche incroyable, arrivent à temps pour occuper les Islettes, la Chalade et le Grand-Pré (3 et 4 septembre). Cette dernière position était formidable ; des hauteurs, rangées en amphithéâtre, forment le terrain sur lequel se trouvait l’armée ; à leur pied s’étendaient de vastes prairies devant lesquelles la rivière de l’Aire coulait en formant la tête du camp. Deux ponts y furent jetés, que l’ennemi ne pouvait franchir que sous le feu de cinquante pièces d’artillerie disposées sur les hauteurs. C’était une position inexpugnable. Le général Dubouquet avait en même temps occupé le Chêne-Populeux avec six mille hommes, et la garde de la Croix-aux-Bois, le passage jugé le moins important, avait été confiée à un colonel n’ayant avec lui que deux bataillons. Dumouriez, sentant que l’Argonne allait devenir le théâtre de la guerre, avait appelé vers lui toutes les troupes devenues inutiles dans les camps de la Flandre. Les généraux Beurnonville, Lanoue et Duval, venant de Maulde, d’Avesnes et de Pont-sur-Sambre, lui amenèrent environ quinze mille hommes, tandis que d’autres renforts accouraient de toutes les parties de la France vers le camp de Grand-Pré, et que des approvisionnements s’amoncelaient à Reims, Châlons, Réthel et Sainte-Menehould. Le général français pourvoyait à tout, tandis que le roi de Prusse, . arrêté à Verdun, qui avait ouvert ses portes, consumait son temps dans de frivoles réjouissances. Lorsque ce prince arriva sur la limite de l’Argonne, et que, accompagné du duc de Brunswick, il voulut se rendre compte de la position, tous deux frémirent de colère en voyant qu’ils avaient été si bien prévenus.

Tandis que Kellermann partait du camp de Frescati, près de Metz, pour rejoindre Dumouriez avec ses vingt mille hommes, les Prussiens établissaient leur quartier général à Raucourt. Ils parcoururent tous nos postes, escarmouchèrent sur le front de tous nos retranchements et se virent partout repoussés. Dumouriez avait pratiqué de secrètes communications dans l’intérieur de la forêt, au moyen desquelles il portait rapidement des forces inattendues sur tous les points menacés. L’ennemi trouvait ainsi, partout où il se présentait, des forces supérieures aux siennes, et il ne pouvait croire qu’il n’y eût que vingt-trois mille hommes dans cette position. Quelques jours auparavant, Dumouriez avait appris la reddition de Verdun ; il l’annonça lui-même en ces termes au ministre de la guerre : Verdun est pris ; j’attends les Prussiens. Le camp de Grand-Pré et celui des Islettes sont les Thermopyles ; mais je serai plus heureux que Léonidas. Les événements commençaient à justifier cette fière, mais légitime confiance, et le succès était bien dû à l’héroïque fermeté que déploya Dumouriez dans ces circonstances mémorables. Les officiers supérieurs, rebutés par la disette, le malaise et les maladies qui venaient les assiéger dans ces lieux couverts et arides, le fatiguaient de leurs conseils et parlaient d’une retraite derrière la Marne. Dumouriez leur imposait silence en disant que, lorsqu’il voudrait des avis, il convoquerait un conseil de guerre. Accusé par les uns, en butte aux rivalités des autres, il se comparait à Phocion répétant aux Athéniens : Vous êtes bien heureux d’avoir un capitaine qui vous connaît. Il fut alors supérieur à lui-même ; il eut trois mois de la vie d’un grand homme. Et cependant une simple négligence de sa part, un oubli peut-être, remit tout en question et faillit entraîner la perte d’une campagne si admirablement combinée. Accablé de soins immenses, Dumouriez n’avait pu juger par ses propres yeux de l’importance du passage de la Croix-aux-Bois, gardé par des forces insuffisantes, comme nous l’avons dit plus haut. Un espion à la solde des Prussiens vint tout à coup leur apprendre qu’un des cinq défilés était à peine occupé. Aussitôt la Croix-aux-Bois fut attaquée par des Autrichiens et des émigrés que commandait le prince de Ligne, et le passage fut conquis sans résistance. À cette fatale nouvelle, Dumouriez s’empressa d’envoyer la général Chazot avec deux brigades, six escadrons et quatre pièces de huit pour occuper de nouveau le passage et en chasser les Autrichiens. Le 15 septembre, au matin, Chazot aborda l’ennemi avec un irrésistible élan et le chassa du défilé, en lui faisant perdre son général, le prince de Ligne ; mais, attaqué deux heures après lui-même par des forces dix fois supérieures, il fut forcé de se replier. En même temps le général Dubouquet, qui commandait au Chêne-Populeux, d’où il avait déjà repoussé le prince de Condé, décampait en toute hâte, en apprenant que le poste de la Croix-aux-Bois avait été forcé et que l’ennemi allait déboucher en masse dans la forêt. Ainsi, le fruit de tant d’audace, de combinaisons heureuses et de génie était perdu ; Dumouriez se trouvait coupé avec ses quinze mille hommes au camp de Grand-Pré, car le passage de la Croix-aux-Bois formant le milieu entre les cinq défilés, les Prussiens étaient libres de se porter successivement sur les différents corps de l’armée française sans qu’on pût se réunir contre eux. Ils pouvaient enfermer Dumouriez entre soixante-cinq mille hommes, deux cours d’eau et la forêt de l’Argonne, et le forcer à déposer les armes ou à faire tuer, en pure perte, jusqu’au dernier de ses soldats. Mais Dumouriez n’était pas homme à attendre les fourches caudines. Sans rien perdre de son sang-froid, il résolut de se laisser déborder plutôt que d’abandonner ses défilés de l’Argonne, certain que les Prussiens n’oseraient jamais pénétrer en France en laissant derrière eux des forces aussi considérables, sans avoir remporté une victoire décisive. Aussitôt il ordonna aux généraux Beurnonville, Chazot et Dubouquet de se rendre à Sainte-Menehould, et il manda de nouveau à Kellermann de continuer sa marche, craignant que ce général ne voulût revenir sur Metz en apprenant la perte des défilés. Il prit ensuite ses dispositions pour quitter le Grand-Pré, qui n’était plus tenable pour lui, mais déguisa avec une incroyable habileté ses préparatifs de retraite. Dans la soirée même du 15 septembre, le prince de Hohenlohe se présenta aux avant-postes et demanda une entrevue à Dumouriez. Il fut reçu par le général Duval, et admira l’ordre qui régnait dans le camp, la tenue martiale des soldats, s’étonnant surtout de voir tant d’officiers décorés de la croix de Saint-Louis dans une armée que les émigrés avaient représentée aux ennemis comme uniquement composée de la lie des artisans. Dumouriez fit lever le camp à minuit et marcher en silence vers les deux points qui servaient d’issues au camp de Grand-Pré. Un ciel sombre et orageux favorisait la retraite des Français. Le lendemain 16, à huit heures du matin, les troupes avaient achevé de franchir l’Aisne, et Dumouriez s’arrêtait en bataille sur les hauteurs d’Autry, à quatre lieues de Grand-Pré. Il s’avança ensuite à Dammartin-sur-Hans, et croyait avoir échappé à tous les dangers, lorsqu’un incident malheureux faillit changer cette belle retraite en une déroute complète. La dernière division de l’armée, voyant subitement s’élancer sur ses traces un corps de quinze cents hussards prussiens et quelques pièces d’artillerie légère, se précipita à travers les colonnes en marche et y porta le désordre, criant que l’armée était trahie, et que Dumouriez, ainsi que les autres généraux, avaient passé à l’ennemi. Quinze cents cavaliers prussiens jetèrent dix mille hommes dans l’épouvante et la confusion. Aussitôt Dumouriez accourt à l’arrière-garde ; il parle aux soldats, et bientôt, secondé par la fermeté des généraux Duval, Stengel et du Péruvien Miranda, il parvient à rétablir l’ordre et à faire renaître la confiance. C’est à cette occasion qu’il écrivit à l’Assemblée : « J’ai été obligé d’abandonner le camp de Grand-Pré. La retraite était faite, lorsqu’une terreur panique s’est mise dans l’armée ; dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages. Tout est réparé et je réponds de tout, » lettre admirable, si l’on se reporte aux circonstances.

Cependant les ordres de. Dumouriez s’exécutaient : Dubouquet, Dillon, Chazot, puis Beurnonville, opéraient leur jonction avec lui près de Sainte-Menehould ; il eut alors trente-cinq mille hommes sous ses ordres, et, grâce à sa fermeté et à sa présence d’esprit, il se trouvait replacé dans une position redoutable. Sa droite était appuyée à l’Aisne, qui descend de Sainte-Menehould, et sa gauche couverte par un étang et des prairies marécageuses. Une vallée étroite séparait son camp des hauteurs de l’Hyron, de la Lune et de Gisaucourt. Ces dernières sont les plus élevées ; au-dessous, sur un plateau inférieur, se trouve le moulin de Valmy. Le quartier général de Dumouriez, établi à Sainte-Menehould, se trouvait à une égale distance de l’armée et des Islettes, où commandait Dillon. Les deux armées françaises, dans cette position extraordinaire se trouvaient adossées et faisaient face à l’ennemi, qui lui-même avait derrière lui le pays qu’il voulait envahir, tandis qu’il voyait l’armée de Dumouriez, qu’il avait débordée, faire face à la France. Cependant Kellermann n’avançait que lentement ; malgré son impétueuse bravoure sur le champ do bataille, il était, hors de là, prudent et irrésolu, et il avait réglé sa marche sur celle des Prussiens ; le 17 encore, en apprenant la perte des défilés, il avait opéré un mouvement en arrière. Néanmoins, le 19 au soir, il ne se trouvait plus qu’à deux lieues de Sainte-Menehould, et il fit prévenir Dumouriez de son arrivée. Celui-ci lui assigna comme position les hauteurs de Gisaucourt, et lui manda en même temps que, dans le cas d’une bataille, il pourrait descendre jusqu’à Valmy, position moins élevée, et d’où il pourrait, par conséquent, faire plus de mal à l’ennemi. Mais Kellermann se trompa : il se porta directement au moulin de Valmy, qu’il ne devait occuper que par suite d’un engagement général, et négligea les hauteurs de Gisaucourt, placées à la gauche du camp de Sainte-Menehould, et qui commandaient celles de la Lune, où arrivaient les Prussiens, de sorte qu’au lieu de dominer l’ennemi, comme le portait le plan de Dumouriez, il était dominé lui-même par une position supérieure. Il ne fallut pas moins que l’admirable sang-froid et l’impétuosité qu’il déploya dans l’action pour réparer cette faute, qui faillit tout compromettre. Il ne tarda pas à s’apercevoir des conséquences de cette fausse manœuvre, et il s’empressa de demander des instructions à Dumouriez ; mais alors le roi de Prusse, remarquant un grand mouvement dans cette partie de l’armée française, ordonna aussitôt l’attaque, croyant que le projet des généraux était d’achever, leur jonction pour se porter sur Châlons. Des hauteurs de la Lune, une violente canonnade s’engagea avec le moulin de Valmy, et notre artillerie riposta vivement à celle des Prussiens. La bataille commençait vers midi (20 sept. 1792). La position de Kellermann était critique : les Prussiens, établis sur les hauteurs de la Lune et de Gisaucourt, qu’il avait négligées, le foudroyaient au milieu d’un brouillard épais qui, heureusement, nuisait à la sûreté de leur tir. Mais Kellermann n’en était pas moins menacé d’être rejeté dans les marécages de l’Auve, placés derrière le moulin de Valmy, et écrasé dans le fond de cet amphithéâtre avant d’avoir été rejoint par Dumouriez. Celui-ci se hâta de détacher les généraux Stengel, Beurnonville et Chazot, pour le flanquer à droite et à gauche ; ces renforts auraient pu lui permettre de se soutenir au moulin dV Valmy ; malheureusement un obus, tombant sur un caisson, le fit sauter, et jeta le désordre dans l’infanterie. La première ligne commença à plier ; mais aussitôt Kellermann s’élance dans les rangs, les rallie et les ramëne dans leur position. En ce moment le brouillard se dissipa, et les deux armées purent s’apercevoir distinctement ; nos jeunes soldats virent alors les Prussiens s’avancer sur trois colonnes, avec la calme assurance de troupes accoutumées au feu. C’était le moment décisif : nos soldats, conscrits ou volontaires, sans expérience de la guerre, commencent à se regarder avec inquiétude. Mais déjà Kellermann s’est jeté impétueusement au milieu d’eux ; il les excite, les électrise, leur rappelle que le salut de la République dépend de leur courage ; puis il les dispose par colonnes et leur commande, lorsque les Prussiens seront arrivés à une certaine distance, de se précipiter sur eux à la baïonnette. Mettant alors son chapeau à la pointe de son épée et l’élevant en l’air, il s’écrie : Vive la nation ! Ce cri patriotique trouve aussitôt vingt mille échos : Vive la nation ! répètent avec enthousiasme nos jeunes soldats, et nos colonnes, jusque-là immobiles et silencieuses, s’élancent sur les Prussiens dans un choc irrésistible. Ces soldats, jusque-là si vantés, du grand Frédéric, reculent en désordre devant des conscrits, des volontaires enrôlés aux accents de la Marseillaise, et qui connaissaient à peine le maniement des armes ; ils fuient devant ceux qu’ils accablaient tout à l’heure encore de leurs mépris, et que les émigrés leur avaient représentés comme le rebut des tailleurs et des savetiers de la capitale. Brunswick, surpris, presque effrayé de cet élan terrible d’énergie, arrête ses colonnes, fait suspendre l’attaque. Mais l’épreuve avait été décisive ; nos soldats avaient acquis la conscience de leur force, de leur valeur, et les Prussiens avaient appris à les connaître. À quatre heures, Brunswick fit renouveler l’attaque. Inutiles efforts ! devant l’intrépide assurance de nos troupes, il dut s’avouer sa défaite et replier une seconde fois ses colonnes. Il ne restait plus qu’un parti à prendre, c’était celui de la retraite.

Telle fut cette fameuse bataille de Valmy, gagnée par Kellermann, mais préparée par les hardies et savantes manœuvres de Dumouriez. Plus de vingt mille coups de canon furent tirés dans cette journée célèbre, qui a été appelée pendant quelque temps canonnade de Valmy. La perte fut à peu près égale, et s’éleva à huit ou neuf cents hommes seulement pour chaque armée. Mais la confiance et la gaieté régnaient dans le camp français, tandis qu’au quartier général prussien les regrets et les reproches éclataient avec amertume. On assure que, le soir même, le roi de Prusse s’emporta vivement contre les émigrés, dont les rapports, pleins d’un ridicule et sot mépris pour les-Français, avaient imprudemment exalté les espérances de la coalition. Des pourparlers ne tardèrent pas à s’ouvrir, où le duc de Brunswick, quoique vaincu, crut devoir conserver le ton d’insolente fierté qui règne dans son manifeste. « Apparemment, dit froidement Dumouriez en recevant ses propositions, le duc de Brunswick me prend pour un bourgmestre d’Anvers, » et il rompit sur-le-champ les négociations. L’orgueilleux Prussien, menacé de mourir de faim dans son camp, se vit bientôt forcé de les reprendre, et il commença enfin une humble retraite dont chaque étape avait été fixée d’avance.

La journée de Valmy occupe une place immortelle dans nos annales : elle fut le couronnement d’une série d’admirables dispositions militaires ; elle sauva de l’invasion le sol sacré de la patrie ; elle fut en quelque sorte le glorieux baptême de sang de la Révolution, où le patriotisme inaugurait par des prodiges cette période héroïque que l’ambition devait clore par des revers si éclatants.