Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ALSACE (supplément 1)

Administration du grand dictionnaire universel (16, part. 1p. 110-113).

ALSACE. — Cette ancienne province de France fait aujourd’hui partie de l’Alsace-Lorraine. L'Alsace avait une étendue d'environ 46 lieues du midi au nord, et de 8 à 12 de l'E. à l'O. Resserrée entre les Vosges à l'O. et le Rhin à l'E., elle s'étendait, du S. au N., de Belfort à Wissembourg.. Elle était bornée au S. par la Suisse, au-S.-O. par la Franche-Comté, à l'E. par le grand-duché de Bade, à l'O. par la Lorraine, au N. par le Palatinat, entre 47° 25' et 49° 5' de latit., et entre 40 24' et 50 58' de longit. L'étendue de cette contrée a d'ailleurs reçu à diverses époques des modifications. Sous la domination romaine, elle était partagée entre deux provinces gauloises ; la partie septentrionale, ou Nordgau, appartenait à la Germanie, et la partie septentrionale, ou Sundgau, était comprise dans la Séquanaise. Cette division s'est perpétuée et a donné lieu aux dénominations de haute et basse Alsace. Sous la domination des Francs, le duché d'Alsace allait, au midi , jusqu'à l'Aar et s'arrêtait, au nord, à la Lauter ; sous celle des Carlovingiens, il atteignait la Birse, dans le pays de Bâle. Plus tard, durant la première période germanique, le duché de Bourgogne ayant pris de l'extension vers le midi, le duché d'Alsace se vit privé de l'évêché de Bâle, qui passa à la Bourgogne. Les Vosges formaient la séparation de l'Alsace et de la Lorraine. Quant au Rhin, qui semble former une limite naturelle de cette contrée, il ne fut pas toujours considéré comme une barrière infranchissable ; l'Alsace eut des dépendances dans le Brisgau, ainsi qu'on le voit dans le traité de 1645, qui réunit cette province à la France. Enfin, lorsqu'en 1790 on décida la division en départements, on dut prendre une petite partie de la Lorraine.

Population. Suivant M. de Lagrange, la population alsacienne, « dont le naturel est la joie, puisqu'on ne voyait autrefois dans la province que violons et danses, a été réduite par les guerres depuis deux siècles aux deux tiers de son importance primitive. On voit dans les anciens registres que, avant les grandes guerres d'Allemagne, le nombre des villages, familles et feux de la haute et de la basse Alsace montait à un tiers de plus qu'à présent. » Il est difficile, d'ailleurs, de dire exactement quelle était autrefois la population du pays. Ce qui est certain, c'est que, depuis la fin du XVIIe siècle, cette population a augmenté d'une manière continue. Elle était de 500,000 individus environ en 1700, de 711,000 en 1789, année de la création des départements.

Les caractères physiques des Alsaciens varient sensiblement et présentent souvent des différences notables d'un canton à l'autre. Dans les grands centres de population, comme Strasbourg et Mulhouse, la fréquence et la multiplicité des croisements d'éléments étrangers ne permettent pas de reconnaitre de type particulier prédominant. Dans la plaine de l'Ill et du Rhin, disent MM. Tourdes et Stoeber, dans leur statistique médicale, « l'habitant de nos campagnes est plutôt au-dessus qu'au-dessous de la taille moyenne ; il a la tête volumineuse ; sa charpente est large, il est fortement membré ; ses cheveux sont d'un châtain clair, bien plus souvent que foncé ; ils sont rarement noirs ; les iris sont d'un brun clair, bleu ou gris ; beaucoup d'enfants ont les cheveux blonds et ne brunissent qu'en avançant en âge. » Ces caractères, d'ailleurs, ne sont pas absolus, et les Alsaciens se ressentent des immigrations et des mélanges de leurs ancêtres ; leur race, en somme, n'est pas pure, et leur type reste indécis. Avant la conquête de César, les Kymris occupaient le nord de l'Alsace, s'étendant aussi en Lorraine sur l'autre versant des Vosges ; les tribus gauloises occupaient une grande partie du Haut-Rhin et s'étendaient en Suisse jusqu'au Jura ; enfin les tribus germaniques, les Triboques, les Némètes, les Vangiones, étaient en possession du centre de la province et surtout des deux rives du Rhin. Refoulées de toutes parts dans la suite, ces peuplades laissèrent le champ libre aux Francs et aux Alemans.

Quoi qu'il en soit, au reste, de ces ressemblances plus ou moins appréciables et sensibles avec le type allemand, on peut dire que le caractère moral change complètement d'une rive du Rhin à l'autre. « Les habitants de l'Alsace, dit M. Ch. Grad, sont plus remuants, plus actifs que leurs voisins. Ils restent dignes fils de ces Francs, qui, vainqueurs au Ve siècle des Romains et des Alemans, se vantaient déjà alors de comprendre et d'aimer mieux la liberté que les autres tribus de souche germaine... L'adhésion aux principes de liberté et du droit universel, proclamé le 4 août 1789, nous a définitivement réunis tous par les liens d'une fraternité indissoluble. »

- Géographie statistique. Productions, commerce, etc. V. RHIN (Haut-) et RHIN (Bas-).

- Histoire. Pendant les six ou sept siècles qui précédèrent l'ère chrétienne, l'Alsace fut occupée par des peuplades celtiques du gauloises, et elles n'ont laissé de leur passage que des traces difficiles à reconnaître. Le jour commence à se faire à partir de l'époque où César culbuta les bandes alémanniques d'Arioviste (58 av. J.-C.). Alors les Tribuques, hordes germaniques qui avaient refoulé les Médiomatriciens dans les Vosges, occupaient en grande partie les plaines de la basse Alsace. César, ayant divisé à la manière romaine le pays conquis, comprit la basse Alsace dans la Gaule Celtique ; plus tard, d'autres divisions rattachèrent la haute Alsace la province Lyonnaise et la basse Alsace à la Germanie Supérieure. À cette époque, les peuplades qui habitaient la contrée appartenaient au culte druidique. Les ténèbres d'une ignorance grossière enveloppaient cette partie de la Gaule : point de routes, point de commerce, point d'organisation sociale.

Le gouvernement de l'empereur Auguste accomplit Une grande révolution sur les bords du Rhin. C'est de cette époque que datent ces admirables chaussées romaines qui coulaient les unes du sud au nord, unissant les principaux établissements fortifiés, les autres à l'ouest, d'Argentoratum (Strasbourg) à Tres Tabernae, sans compter les nombreuses lignes vicinales. En facilitant les communications, ces toutes répandirent le mouvement, apportèrent la vie et développèrent, dans une certaine mesure, le goût de l'industrie. Argentoratum, l'un des principaux centres du pays, possédait une grande fabrique d'armes de toute espèce ; on y avait aussi établi un atelier monétaire. Plusieurs places fortes existaient encore, outre Strasbourg. Ainsi, Saverne, Brumpt, Drusenheim, Seltz, etc., semblent remonter jusqu'à ce siècle.

Mais bientôt s'accomplit la grande révolution qui devait, avec le christianisme, renouveler la face du monde romain. Vers la fin du IIIe siècle (292) , les Alemans avaient une première fois franchi le Rhin ; dans le courant de la première moitié du IVe siècle, ils renouvelèrent leurs invasions. Souvent repoussés et battus, mais jamais domptés et recrutant sans cesse des hordes nouvelles, ils reparaissaient toujours et ravagaient [sic] l'Alsace. Les victoires de Caracalla, de Maximin, d'Aurélien, de Probus, de Maximien, de Constance Chlore, de Constantin les avaient maintes fois repoussés de la Gaule. Julien refoula les barbares et les battit dans une formidable rencontre à Argentoratum, en 357. « Le Rhin, nous dit l'historien Ammien Marcellin, le Rhin écumait de sang barbare, changeait de couleur et s'étonnait de se gonfler. »

Le dernier jour de l'an 406 , les Vandales, les Suèves et les Alains passèrent le fleuve ; leurs hordes promenèrent partout le feu et le sang, égorgeant les habitants, réduisant en cendres Argentoratum et les autres villes qu'elles envahissaient.

L'invasion franque fit subir à la rive gauche du Rhin une métamorphose aussi complète que l'avait été celle qu'avait opérée la conquête romaine. La langue latine et les derniers vestiges de la langue celtique disparurent devant la langue teutonique, que parlaient les nouveaux conquérants ; à la place des noms gaulois et romains, les lieux habités, lorsqu'ils commencèrent à se relever de leurs ruines, adoptèrent des dénominations franques. C'est alors que l'ancien Argentoratum s'appela Stratiburg, et que tout le pays encadré par la chaîne des Vosges, le Rhin, la Lauter et les dernières ramifications du Jura, prit le nom d'Alsace (Elsass), de l'El (Ill, Alsa), l'un des affluents les plus considérables du Rhin. Mais les Francs ne restèrent pas longtemps sans être troublés dans leur conquête. Chassés, en 451, par les Huns, que commandait Attila, ils reparurent et durent subir encore le joug des Alemans, qui, en 494, s'emparèrent de l'Alsace. Mais ces peuples envahisseurs ne formaient point, dans leurs conquêtes rapides, d'établissements comme les Francs. Ils furent d'ailleurs vaincus, deux ans plus tard, par Clovis à Tolbiac (496), et à ce moment commença pour la contrée une période de calme. Thierry, fils de Clovis, continua, en effet, l'œuvre de son père et, pour mieux garantir l'Alsace des Alemans, alla chercher ceux-ci au delà du Rhin pour en faire ses tributaires. Jusqu'après le règne de Charlemagne, le pays n'eut plus à subir d'invasion.

L'influence chrétienne commençait à se faire sentir sur l'Alsace, et l'Église acquérait chaque jour une puissance plus marquée. Le clergé y possédait des biens considérables qu'accrurent encore les libéralités de Dagobert II ; ce prince, qui passa une grande partie de son règne dans ces contrées, où il possédait treize palais et quinze à dix-sept villas royales, telles que Colmar, Schelestadt, Kirchheim, couvrit l'Alsace d'une multitude de couvents et d'abbayes. Sous le règne de Childéric II, vers 675, Ethicon, duc d'Alsace et d'Alémannie, accentua davantage encore, par sa conversion éclatante au christianisme, ce mouvement qui portait les populations vers une religion nouvelle. Ce n'était pas le premier duc qui eût paru dans l'histoire d'Alsace ; les Mérovingiens avaient donné à cette contrée des ducs particuliers, qui s'étaient affranchis de toute redevance en donnant au pays une existence indépendante. Gundon avait été le premier parmi ces petits souverains. Mort vers 656, il avait eu pour successeur Boniface, qui fonda l'abbaye de Munster et fut dépouillé de son duché par le roi Childéric, en faveur d'Ethicon (Athicus, Athich ou Athalrich) . Celui-ci est resté fameux dans l'histoire alsacienne par ses fondations pieuses. Plusieurs maisons souveraines des plus illustres de l'Europe le comptent dans leur généalogie, à ce que prétendent plusieurs savants généalogistes, Schoeplin en tête. Sa ligne masculine se mêle aux ducs de Lorraine, aux comtes de Flandre, de Paris, de Roussillon, de Bade, de Brisgau et à la maison de Habsbourg ; sa ligne féminine à plusieurs empereurs d'Allemagne et à la dynastie de Hugues Capet par Robert le Fort.

Le fils du duc Ethicon, Adelbert, continua la politique chrétienne de son père et fonda comme lui des églises et des couvents.

Luitfrid succéda à son père Adelbert vers 720 et fut le dernier duc de cette dynastie. Vers le milieu du VIIIe siècle, au moment où s'éteignit la race mérovingienne, la dignité ducale fut, on ignore sous quelle influence, enlevée à cette illustre maison, et, pendant quelque temps, l'Alsace demeura soumise à la simple administration des comtes. En 821, Lothaire Ier, fils de Louis le Débonnaire et déjà désigné empereur dans le partage que ce prince avait fait de son vivant entre ses trois fils, épousa Irmengarde, fille de Hugues, héritier de Luitfrid. Hugues prit part, en 830, à la révolte de son gendre contre le vieux Louis le Débonnaire, qui fut un instant détrôné. Rétabli au bout de peu de temps dans son empire, Louis se vit de nouveau attaqué par son fils ; les armées des rebelles se rencontrèrent avec celle de l'empereur entre Bâle et Colmar, dans une plaine que les historiens de cette époque appellent Rotfeld ou le Champ-Rouge, et qui est aussi connue sous le nom de Champ-du-Mensonge. C'est là que les princes, ayant entamé avec leur père des négociations perfides, en profitèrent pour corrompre son armée et s'emparer de sa personne. Le malheureux Louis le Débonnaire fut déposé, enfermé dans un monastère et Lothaire proclamé à sa place. Mais bientôt, les frères de Lothaire, mécontents, replacèrent une fois encore leur père sur le trône. En 835, le comte Hugues, qui avait suscité ces rébellions, mourut, laissant à son fils, Luitfrid II, son titre et ses domaines.

Après la mort de Louis le Débonnaire, en 841, ses trois fils reprirent les armes. Charles et Louis se déclarèrent contre Lothaire et gagnèrent sur lui la sanglante bataille de Fontenay , après laquelle ils consacrèrent leur union par le serment célèbre de Strasbourg (842). Obligé de se soumettre, Lothaire cousentit en 842, dans l'assemblée de Verdun, au partage qui consomma le démembrement de l'empire de Charlemagne. Au mois d'août 843, l'Alsace fut incorporée au royaume de Lorraine (Lotharingen), qui échut à Lothaire. Mais , quelques années plus tard, en 856, elle fut enlevée par Louis le Germanique à son neveu, Lothaire II, qui, après l'avoir recouvrée, la céda volontairement à son oncle. Charles le Chauve et Louis le Germanique, oublieux du fraternel serment de Strasbourg, se disputèrent sur le tombeau de Lothaire ce riche héritage et aboutirent, en 870, au traité d'Héristal, qui adjugeait à Louis, roi d'Allemagne, le Nordgau et le Sundgau, c'est-à-dire les deux comtés qui constituaient l'Alsace sous les Carlovingiens, puis Strasbourg et les couvents de Murbach, de Massevaux, de Munster, de Marmoutier, d'Ebersheimmünster, de Hanau, d'Erstein et de Saint-Étiennede Strasbourg. Louis II, empereur et roi d'Italie, à qui ce lot eût dû revenir, s'en vit ainsi frustré. L'Alsace passa ensuite successivement, après la mort de Louis le Germanique, à Charles le Chauve, à Louis II de Germanie et à l'empereur Charles le Gros, sous lesquels Hugues le Bâtard, fils de Lothaire Il et de Waldrade , exerça dans la contrée l'autorité ducale. Mais Hugues voulait rentrer en possession des domaines de son père. Il s'allia avec les Normands, et fit de Godefroi, leur chef, son beau-frère. Malheureusement, ses desseins furent déjoués ; Charles le Gros fit assassiner Godefroi et crever les yeux à Hugues, qui fut enfermé au monastère de Prum, où il mourut en 883. Charles le Gros fut dépossédé par la diète de Francfort, qui le déclara déchu du trône (novembre 887). Sa femme, l'impératrice Richardis, d'un esprit cultivé, a laissé de gracieux souvenirs en Alsace , où elle fonda le monastère d'Andlau.

Arnould succéda à Charles le Gros dans la Germanie et les pays de Lorraine et d'Alsace. Cette dernière province passa ensuite à son fils naturel, Zventibold (896), qui se fit détester par ses cruautés et souleva contre lui les seigneurs lorrains et alsaciens. Battu par eux en 900, dans une bataille livrée sur les bords de la Meuse, il fut déposé et son frère Louis IV lui succéda. Louis IV se comporta sagement et s'interposa plusieurs fois, dans les conflits religieux, entre les habitants et le clergé. Il mourut en 912 , et, comme il ne laissait pas d'enfants, la branche carlovingienne allemande fut éteinte. Conrad, duc de Franconie, s'empara alors de l'Alsace. Reprise par Charles le Simple, cette province tomba, en 925, au pouvoir de Henri l'Oiseleur. Ce fut sous son règne qu'une invasion des Huns désola la contrée. Le comte Luitfrid IV, l'un des plus puissants seigneurs et le dernier des comtes alsaciens de la race d'Ethicon, fut tué en combattant contre eux. Sa mort leur livra l'Alsace, qu'ils ravagèrent cruellement, et où leur nom s'est conservé dans celui de la ville d'Huningue. Le roi de France, Louis d'Outre-mer, reprit l'Alsace en 939 ; mais l'empereur Othon Ier ne tarda pas à la lui enlever, et, depuis cette époque jusqu'à la conquête de Louis XIV, l'Alsace resta séparée de la France.

La dynastie saxonne exerça sur le sort de l'Alsace une influence toute-puissante au point de vue catholique. Depuis Louis le Débonnaire, les évêques de Strasbourg avaient pris une part active à la politique. Depuis Charles le Chauve, les ducs et les comtes qui, dans l'origine, gouvernaient les provinces au nom des empereurs, s'en étaient attribué peu à peu la possession, qu'ils avaient rendue héréditaire dans leurs familles. Ce fut donc pour contre-balancer cette souveraineté de fait, qui ne laissait à l'empereur qu'un droit nominal de suprématie féodale, que la dynastie saxonne favorisa l'accroissement de la puissance ecclésiastique : les évêques de Strasbourg furent mis à la tête du gouvernement intérieur de leur ville épiscopale ; ils eurent les attributions exercées par les comtes. « Dans la ville d'Argentina, appelée aussi Strazeburg, est-il dit dans la lettre-privilège qui conférait ces droits, personne ne pourra exercer l'autorité judiciaire, si ce n'est le fondé de pouvoir, l'avoué (advocatus) de l'évêque. »

Depuis son annexion à la Germanie, l'Alsace avait été unie au duché de Souabe, et l'on donnait toujours aux seigneurs chargés du gouvernement de la contrée le titre de duc de Souabe ou d'Alémannie. Cependant, au commencement du XIe siècle, à ce qu'il semble, l'Alsace fut érigée en un comté spécial ; mais, à partir de cette époque, la province, mêlée aux querelles de l'investiture, entra dans une période néfaste. Comme les empereurs de la maison de Saxe, ceux de Franconie, qui dominèrent alors, s'appliquèrent à mettre sur le siège épiscopal de Strasbourg des prélats dévoués à leur cause. Lorsque les papes, voulant affranchir l'Église du droit que se réservaient les princes allemands de nommer et les papes et les évêques, eurent fait décider par le concile de 1059 que le choix des pontifes serait confié aux cardinaux, Henri IV, irrité, s'arma contre Rome. Grégoire le Grand tenait alors la tiare ; il répondit en .mettant l'empire en interdit. Aussitôt les seigneurs allemands, excités par l'Église, proclamèrent roi de Germanie Rodolphe, duc de Souabe et comte d'Alsace et de Rhinfeld. Il portait le titre de comte d'Alsace, parce qu'il avait sans doute des domaines dans le pays et qu'il tenait à la maison des comtes d'Alsace par les liens du sang, étant cousin germain du comte d'Habsbourg, Werner II. Aussi fut-il soutenu par ce seigneur et par Hugues, comte d'Egisheim, ainsi que par Berthold, possesseur de domaines dans le Brisgau, où il avait bâti, près de Fribourg, le château de Zaehringhen. L'empereur Henri IV se défendit victorieusement contre cette coalition. Il battit l'armée épiscopale et opposa à Grégoire le Grand l'antipape Clément III. D'un autre côté, pour contenir Rodolphe et Berthold, il donna l'Alsace (1080) à Frédéric, baron de Hohenstauffen, dont il récompensa les services par la main de sa fille. La querelle, néanmoins, survécut à Henri IV. La grande maison qui vient de recevoir l'investiture de l'Alsace va faire servir énergiquement la contrée à la défense de l'empire d'Allemagne.

À peine Frédéric eut-il pris possession de l'Alsace qu'il lui fit restituer son ancienne qualification de duché, et, après avoir battu ses compétiteurs Berthold, les comtes d'Habsbourg et d'Egisheim, il conclut avec eux un traité qui, pendant quelque temps, lui assura la paix. Il en profita pour couvrir le pays de places fortes. Mais bientôt les contestations avec les papes ayant de nouveau allumé la guerre (1110), l'Alsace s'agita et l'empereur Henri V se vit forcé, en 1122, de reconnaître au pontife, par le traité de Worms, le droit d'investir de leur dignité les évêques et les abbés. Frédéric le Borgne, successeur du baron de Hohenstauffen, sut maintenir dans la contrée l'autorité impériale. Quoique soumise à des princes allemands , l'Alsace n'était point considérée cousine pays germanique. Frédéric éleva tant de citadelles, qu'on disait de lui qu'il. traînait toujours un château à la queue de son cheval. Sa puissance devint formidable et développa tellement son ambition, qu'il finit par se révolter contre Lothaire II, successeur de Henri V. Son frère Conrad l'appuya, mais tous deux furent vaincus ; ils entretinrent néanmoins la guerre jusqu'en 1134, où, par l'entremise de saint Bernard, ils se réconcilièrent avec Lothaire. Quatre ans après, cet empereur étant mort sans enfants, Conrad fut élu à. sa place et commença la dynastie impériale des Hohenstauffen.

Frédéric Barberousse, héritier de Frédéric le Borgne comme duc d'Alsace, succéda aussi à Conrad dans la dignité impériale. Ce prince aimait l'Alsace et y résida souvent. Il y fonda plusieurs villes et fortifia et embellit Haguenau. Son fils, Henri VI, continua sa politique pacifique (1190) ; mais, à sa mort (1198), l'Alsace devint le théâtre de guerres furieuses entre Philippe de Hohenstauffen et Othon de Brunswick, qui se disputèrent le trône. La victoire resta à Philippe qui, pendant son règne (1198-1208), combla de faveurs la contrée.

Sous la dynastie de Hohenstauffen, la bourgeoisie alsacienne, représentée par un conseil, forma peu à peu une classe dont la puissance devint bientôt aussi grande que celle du clergé, qui la combattit de toutes ses forces. Frédéric II (1208-1250), fils de Henri VI et successeur de son oncle Philippe, fortifia successivement Schelestadt, Kaisersberg, Neubourg, Kronenbourg, Marmoutier, etc., et, en accordant des privilèges à plusieurs de ces villes, développa le commerce, source de la vie politique. D'un autre côté, Frédéric II soutint le-parti de la bourgeoisie, qui commençait à se remuer activement contre la puissance prépondérante des évêques de Strasbourg. Les habitants de cette ville avaient, depuis un siècle, marché progressivement vers la liberté. En 1119 , Henri V les avait délivrés d'un impôt épiscopal ; en 1129, Lothaire II leur avait accordé le droit de ne pas comparaître devant d'autres tribunaux que ceux de la ville ; enfin, en 1205, Philippe de Souabe, en accordant à cette ville les droits et les libertés des villes impériales, avait placé ses habitants dans la dépendance spéciale de l'empire. Frédéric II prit aussi les bourgeois sous sa protection contre les évêques, mais en agrandissant, par compensation, les domaines de ceux-ci. Néanmoins, l'empereur s'attira ainsi la colère du clergé, et, lorsque l'influence pontificale eut fait élire un empereur rival, en la personne de Guillaume, comte de Hollande, l'Alsace se trouva la proie de l'anarchie. Frédéric mourut ne laissant qu'un fils, Conrad, qui le suivit de près au tombeau. Dès lors, la maison de Hohenstauffen cessa de régner, et l'autorité impériale tombant entre les faibles mains de Guillaume, de honteux brigandages désolèrent les provinces. La ligue du Rhin, formée, en 1255, par les évêques et les princes confédérés, amena un peu de calme ; mais il tut bientôt troublé, sous le règne de Richard, par les querelles des évêques avec la bourgeoisie. L'Alsace était divisée en .deux parties distinctes : les villes impériales (Haguenau , Schelestadt, Colmar, Mulhausen, etc.) et les villes provinciales, placées sous la domination des ducs et des comtes. L'évêque de Strasbourg, Henri de Staleck, chargé par Richard de l'administration des villes impériales, mécontenta les habitants, qui souffraient impatiemment l'autorité ecclésiastique. Sous Walter de Géroldseck, qui succéda à Henri de Staleck, le mécontentement se changea en fureur, et bientôt une guerre ouverte fut déclarée. Walter était un prélat énergique ; il appela à son aide les seigneurs du voisinage, entre autres le fameux Rodolphe de Habsbourg, qui, bientôt après, parvint à l'empire. Celui-ci, ne trouvant pas ses services suffisamment récompensés, finit par abandonner Walter et même par se tourner contre lui, en prenant le commandement de Strasbourg que lui avaient offert ses habitants. Walter fut vaincu dans divers combats, et, obligé de signer la paix, il ne put supporter cette humiliation : il mourut de chagrin (1263). Son successeur, Henri de Geroldseck, confirma le traité conclu avec Rodolphe et, pour prévenir le retour des dissensions, fixa clairement les droits de chaque partie dans des articles qu'il fit ratifier par les principaux chapitres et par les abbés et abbesses de ses domaines. Ainsi fut limité dans Strasbourg le pouvoir des évêques, qui tendait à devenir arbitraire. Cette ville avait alors une puissance si redoutable, que le sénat put ordonner aux bourgeois de tenir constamment 2,000 chevaux prêts pour la guerre. Ses machines de guerre étaient célèbres, comme, depuis, son artillerie.

En 1268, la mort de Conradin, petit-fils de Frédéric II, décapité à Naples par ordre de Charles d'Anjou, mit fin aux duchés de Souabe et d'Alsace qu'avait possédés la maison de Hohenstauffen.

Appelé, en 1273, au trône impérial, Rodolphe de Habsbourg ne négligea rien pour s'attacher l'Alsace, dont il connaissait par expérience les ressources. Il lui donna pour la gouverner des chefs habiles ; mais cette province, agitée par des comtes et des barons turbulents, fut plus d'une fois la proie de l'anarchie. Adolphe de Nassau succéda à Rodolphe en 1291. Ses violences lui attirèrent la haine des habitants, qui se jetèrent avec ardeur dans le mouvement opéré contre lui en faveur d'Albert d'Autriche. Ce prince, pour se faire reconnaître empereur maigre les refus du pape Boniface VIII, conclut, en 1299, avec le roi de France Philippe le Bel, un traité d'alliance cimenté par le mariage de la princesse Blanche avec Rodolphe, fils aîné d'Albert. Dans le contrat, l'Alsace, assignée pour douaire à la princesse, fut, avec le duché d'Autriche, donnée à Rodolphe comme domaine héréditaire.

Divisée par les partis qui se jetaient dans la guerre civile en faveur des divers prétendants à l'empire, déchirée par les querelles privées des seigneurs et des villes, l'Alsace fut troublée pendant de longues années par des brigandages de toutes sortes. Plusieurs tentatives furent faite par quelques seigneurs pour former une ligue de défense ; mais elles restèrent vaines ou n'aboutirent qu'à des résultats partiels. Les causes de discorde étaient si fréquentes à cette époque, et une tranquillité durable si impossible , qu'on ne semblait même pas y aspirer, et que, dans tous ces traités d'assistance mutuelle, on allait, pour ainsi dire, au jour le jour. Ce fut au milieu d'une telle perturbation qu'eut lieu la révolution de Strasbourg. Le peuple avait été jusqu'alors exclu de la participation aux affaires, et le gouvernement avait été le partage de la noblesse. Celle-ci avait composé un sénat dont les quatre présidents ou stettmeisters étaient administrateurs supérieurs de la ville et ne laissaient à lammeister, ou chef des corps de métiers, que le seul pouvoir de convoquer les échevins. En 1332, d'après les conseils d'un homme résolu, plein de bon sens et de probité, Burckard Twinger, les Strasbourgeois dispersèrent le sénat aristocratique et en composèrent un autre choisi indistinctement dans toutes les classes. Cinquante ans plus tard, après différents essais de constitution, il fut réglé que le sénat comprendrait onze gentilshommes et dix-sept bourgeois dont l'autorité serait balancée par vingt-huit artisans ayant voix dans le sénat. Les quatre stettmeisters furent choisis, à la vérité, parmi les nobles, mais lammeister devait toujours être pris parmi les artisans.

Sauf ces révolutions administratives, on ne peut mentionner à cette époque, dans l'histoire de l'Alsace, que les massacres des juifs. Une haine profonde, nourrie par les préjugés religieux, existait contre les juifs. Une populace sauvage réclama, en 1349, l'extermination de ces hommes industrieux, qui possédaient des relations commerciales immenses et dont l'activité était précieuse pour les contrées qu'ils habitaient. Deux mille juifs de Strasbourg furent jetés le même jour dans les flammes ; en les conduisant au supplice, disent les historiens du temps, on leur arrachait leurs habits dans l'espoir d'y trouver de l'argent. En apprenant ces nouvelles, l'empereur Charles IV se montra fort irrité, non pas contre l'atrocité de ces exécutions sommaires, mais de la perte qu'allait éprouver le fisc. Il se trouvait, en effet, dans une situation financière fort embarrassée et cherchait par tous les moyens à se créer des ressources.

Une série de luttes et de désordres signala encore la dernière partie du XIVe siècle et le commencement du XVe en Alsace. Le successeur de Charles IV, son fils Wenceslas, livré à toutes les débauches, laissait flotter les rênes de l'État. Les villes formèrent alors des ligues partielles plus ou moins étendues. Ainsi, Strasbourg accédait, en 1381 déjà, une année après l'avènement de Wenceslas, à la ligue des villes de Souabe et des bords du Rhin contre la noblesse, et, quatre ans plus tard, à la grande ligue de Constance, à laquelle se joignirent une foule d'autres localités. Les nobles et les princes ne songeaient qu'à s'agrandir, et leurs associations ou confraternités avaient pour objet l'oppression bien plus que la défense. Ces associations se distinguaient par des médailles et des symboles. Les unes avaient la médaille de saint Georges, les autres celle de saint Guillaume ; quelques-unes avaient pour symbole un lion, une panthère, etc. Les excès commis par ces coteries, leurs querelles particulières, leurs intrigues, les dévastations dont elles se rendirent coupables, voilà ce qui remplit l'histoire d'Alsace jusqu'à ce que la maison d'Autriche, représentée par Albert II (1418-1439), puis par Frédéric III (1440-1493), eût repris le sceptre impérial. Pendant le règne semi-séculaire de ce dernier, l'Alsace continua à se développer et à grandir dans ses municipalités, dans sa vie artistique et scientifique, sous l'administration des électeurs palatins, dont la puissance s'était singulièrement accrue. Elle fut cependant profondément troublée par la sanglante guerre des Armagnacs, dont la cause était la réclamation par les Suisses des anciens domaines de la maison de Habsbourg sur les bords du Rhin. Après de sanglantes batailles, où Anglais, Français, Lorrains et Écossais vinrent prendre la défense des Alsaciens, Sigismond, comte d'Alsace, vendit au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, tout ce qui lui appartenait dans le landgraviat d'Alsace, le Brisgau, le Sundgau et le comté de Ferrette. Ces domaines furent placés sous l'administration de Pierre d'Hagenbach, nommé landvogt. C'était un homme vaillant, mais d'un caractère dur et despotique, qui souleva tous les esprits par ses violences. Les principales villes se révoltèrent contre lui ; on s'empara de sa personne, et, après jugement, il fut décapité (1474). Son suzerain, Charles le Téméraire, se prépara aussitôt à venger le landvogt et à punir les rebelles ; mais il échoua contre les courageux Alsaciens, qui le battirent à Granson et à Morat (1476) et rappelèrent Sigismond. Dans ce tableau général de l'histoire alsacienne durant cette période, nous ne parlons point des querelles accidentelles qui, fort heureusement, n'agitèrent qu'une partie des populations. Telle est, dans le Bas-Rhin, la lutte de la famille de la Petite-Pierre (Lützelstein) avec la maison palatine (1447-1452) ; la guerre des Linange avec les Lichtenberg ; celle de ces derniers avec l'électeur palatin et la guerre de Wissembourg avec Frédéric le Victorieux ; dans le Haut-Rhin, l'invasion de la Lorraine par Wersich Boch de Stauffenberg, la lutte entre les Hohenlandsperg et les Hattstatt, la guerre dite Plappartkrieg de Mulhouse, enfin, la lutte entre les cantons suisses et la maison d'Autriche sur le territoire de Mulhouse et dans le Sundgau.

Tous ces conflits n'empêchaient pas néanmoins un grand mouvement artistique et littéraire de se produire. Un habitant de Strasbourg, Gutenberg, avait la gloire d'établir dans cette ville l'imprimerie, qu'il avait inventée ; la cathédrale s'achevait, successivement embellie et complétée par les soins de nombreux architectes constitués en confrérie ; une foule d'autres monuments religieux étaient construits ainsi que des châtaux ; la peinture, représentée par la famille des Schœn, avait son école alsacienne ; enfin, une école d'humanistes s'établissait à Schelestadt, qui devait produire, un demi-siècle plus tard, des érudits et des écrivains d'un mérite éminent, dignes d'entrer en lice avec les génies distingués de la Renaissance.

Le règne de Maximilien, si brillant au point de vue littéraire, constitue un véritable temps d'arrêt, une halte pacifique entre les troubles compliqués du XVe siècle et la lutte simplifiée, mais terrible, du XVIe et du XVIIe. Lorsque éclata le mouvement de la Réforme, l'Alsace devint l'une des contrées les plus tourmentées par les dissensions religieuses. Accourant à la voix des disciples de Luther, les paysans se formèrent en bandes, dont quelques-unes obéissaient à des chefs qui, comme François de Sickingen , ne soutenaient la Réforme que pour s'approprier les richesses du clergé catholique, dont Luther attaquait l'opulence. Ces soulèvements donnèrent en peu de temps ,une grande importance à la religion nouvelle. Strasbourg devint un centre pour les protestants et leur servit de refuge. Calvin y fut reçu bourgeois en 1539 et y enseigna durant deux ans dans un collège fondé par les magistrats pour former des savants capables de tenir tête aux docteurs de l'Église romaine. Nous ne pouvons, dans un résumé aussi rapide, que présenter un tableau général et succinct de ces luttes grandioses dont l'Alsace fut un des principaux théâtres. Lorsque Charles-Quint, débarrassé pour un temps de ses guerres avec la France et voulant arrêter en Allemagne les progrès du protestantisme, eut imposé, en 1549, le rétablissement du culte catholique, il ne put vaincre en Alsace les résistances des partisans de Luther. La paix même de Religion, publiée à Augsbourg en 1555, ne put les arrêter, et ils finirent par triompher. La religion réformée se répandit dans la basse Alsace. Une longue et terrible lutte s'établit entre Jean-Georges de Brandebourg, représentant des idées protestantes, et Charles de Lorraine, défenseur du catholicisme. Les princes protestants formèrent, sous le nom d'Union évangélique, une ligue dont l'électeur palatin était le chef. Leurs troupes ravagèrent l'Alsace jusqu'à ce que le traité de Wilstett, conclu par le duc de Lorraine, vînt mettre fin à ces désastreuses et sanglantes guerres de religion.

Mais l'Alsace ne jouit pas longtemps de la paix. En 1619, l'élection de l'électeur palatin, Frédéric V, comme roi de Bohême, par les mécontents de ce pays, et l'imprudente acceptation de ce prince avaient donné le signal de la guerre de Trente ans. Nous ne pouvons suivre les diverses phases de cette sanglante tragédie, à laquelle l'Alsace servit de théâtre durant de longues années. Successivement saccagée par les vainqueurs ou les vaincus, qui envahirent cette province, elle fut encore violentée dans ses principes religieux. Après les défaites de Frédéric V et la retraite d'Ernest de Mansfeld, espèce d'aventurier qui se jeta en 1621 sur l'Alsace et saccagea villes et châteaux, Léopold, évêque de Strasbourg, devint maître du pays et y rétablit la religion catholique dans ses anciennes prérogatives. Enfin, Gustave-Adolphe vint relever en Allemagne le parti protestant. Strasbourg le considéra comme un sauveur. Agissant comme État souverain, indépendant de l'empereur et de l'empire, cette ville lui demanda des secours, reçut garnison suédoise et promit des soldats, des vivres et des munitions (1600). Cependant, Gustave-Adolphe mourut. Les Suédois se maintinrent pendant quelque temps avec avantage dans le pays ; mais, peu à peu, le parti catholique reprit le dessus et l'empereur victorieux dicta la paix de Prague (1633). Ce fut alors que Richelieu, entrant dans la querelle et mettant toute son énergie à soutenir les protestants, maintint les Suédois en Alsace. Il fit déclarer la guerre à l'empereur, et les hostilités, qui paraissaient toucher à leur terme, se ranimèrent plus-vives que jamais. Nos généraux prêtèrent leur appui au duc de Saxe-Weimar, qui commandait les Suédois. Cette guerre terrible, qui forma la réputation et dévora la vie de tant de capitaines, leur survivait toujours, alimentée par la rivalité des principes qui l'avaient fait naître. Enfin, grâce aux victoires dont Turenne et Condé illustrèrent la minorité de Louis XIV et le ministère du cardinal de Mazarin, la balance pencha en faveur de la France, et le traité de Munster ou de Westphalie (1648) lui assura, entre autres avantages, la possession de l'Alsace. À aucune époque de l'histoire ce malheureux pays n'avait offert le spectacle d'une désolation plus grande. Depuis 1632, l'Alsace avait été constamment sillonnée en tous sens par les armées des deux partis belligérants. Plus d'une localité avait été prise et reprise cinq ou six fois (par exemple, Ensisheim, dans le Haut-Rhin). Dans beaucoup de villages, il ne restait pas pierre sur pierre et les habitants avaient complètement disparu. Aussi la guerre des Suédois (der Schwedenkrieg) est-elle restée dans tous les souvenirs comme un terme synonyme des plus. grands fléaux qui puissent frapper l'individu, la famille et la nation, et la-superstition populaire a longtemps peuplé de spectres les lieux où ces étrangers avaient établi leurs demeures.

Pour compléter le tableau de l'histoire de l'Alsace jusqu'à cette année 1648, nous donnons ici la liste des ducs, comtes et landgraves qui gouvernèrent la province depuis l'année 650.

DUCS D'ALSACE.

Ducs bénéficiaires.

650. Gundon.

656. Boniface.

662. Adalric ou Athic.

690. Adelbert, fils du précédent.

722. Luitfrid, jusqu'en 730.

867. Hugues, fils du roi de Lorraine Lothaire et de Waldrade, jusqu'à 870.

925. Burchard Ier, dont on ignore l'origine.

926. Hermann Ier, fils de Gérard, comte de la France orientale.

949. Ludolphe, fils d'Othon Ier le Grand.

954. Burchard II.

973. Othon Ier, fils de Ludolphe.

982. Conrad Ier, neveu d'Hermann Ier.

997. Hermann II, neveu de Conrad Ier.

1004. Hermann III, fils d'Hermann II.

1012. Ernest Ier, fils de Léopold d'Autriche.

1015. Ernest II, fils d'Ernest Ier.

1030. Hermann IV, frère d'Ernest II.

1030. Conrad.

1039. Henri Ier, fils de l'empereur Conrad II.

1045. Othon II, fils d'Erenfroi, comte palatin du Rhin.

1047. Othon III, fils de Henri.

1057. Rodolphe, fils de Cunon, comte de Rheinfeld.

Ducs héréditaires.

1080. Frédéric de Buren, seigneur de Hohenstauffen.

1105. Frédéric II le Borgne.

1147. Frédéric II Barberousse.

1152. Frédéric IV de Rothembourg , fils puîné de Conrad III.

1169. Frédéric V, deuxième fils de Frédéric Barberousse.

1191. Conrad III de Franconie, troisième fils de Frédéric Barberousse.

1196. Philippe de Souabe, frère des deux précédents.

1208. Frédéric VI, fils de l'empereur Henri VI.

1235. Conrad IV, fils du précédent.

1214. Conrad V ou Conradin, décapité en 1268. Avec lui finit le duché d'Alsace.

COMTES ET LANDGRAVES DE LA BASSE ALSACE OU NORDGAU.

684. Adelbert, fils ainé d'Adalric ou Athic, duc d'Alsace.

690. Ethicon, auteur des maisons de Lorraine et d'Egisheim, frère d'Adelbert. Il meurt en 720.

720. Albéric, fils d'Ethicon.

736. Ruthard, petit-neveu d'Ethicon.

777. Eberhard Ier, fils d'Albéric.

778. Ulric ou Udalric, dont l'origine est inconnue.

864. Adelbert II, d'origine douteuse.

898. Eberhard III, fils d'Eberhard II.

900. Hugues, fils du précédent.

940. Eberhard IV.

951. Hugues II.

984. Eberhard V.

996. Hugues III.

1000. Eberhard VI, frère de Hugues III.

1027. Wesilon, d'origine inconnue.

1035. Hugues IV, fils de Hugues II.

1049. Henri, fils du précédent.

1065. Gérard, fils de Gérard, comte d'Egisheim.

1078. Hugues V, fils de Henri, sans enfant.

1089. Godefroi Ier, fils de Folmar, comte de Metz.

1129. Thierry,. fils du précédent.

1150. Godefroi II , mort en 1178 , sans enfants.

1178. Frédéric Ier, empereur. Il retient le landgraviat.

1192. Siegebert, comte de Werd.

1228. Henni, fils du précédent.

1238. Henri-Siegebert.

1278. Jean Ier.

1305. Ulric, frère de Jean Ier,

1344. Jean II, petit-fils, par sa mère, d'Ulric ; son père était Frédéric d'Œttingen et son oncle Louis.

1359. Jean de Lichtenberg, beau-frère de Jean II, mort en 1365, évêque de Strasbourg. Le titre de landgrave de la basse Alsace est ensuite porté par les évêques de Strasbourg.

COMTES ET LANDGRAVES DE LA HAUTE ALSACE OU SUNDGAU.

673. Rodebert.

722. Eberhard, fils d'Adelbert, duc d'Alsace. Il meurt en 747.

769. Garin.

770. Pirahtilon.

800. Luitfrid Ier, fils de Luitfrid, duc d'Alsace.

828. Erchangier.

829. Gérold.

835. Hugues Ier, fils de Luitfrid II meurt en 837.

837. Luitfrid II, fils du précédent.

864. Hugues II, fils de Luitfrid II.

880. Luitfrid III, frère de Hugues II. Il meurt vers 910.

896. Bernard.

912. Luitfrid IV, fils de Luitfrid III.

953. Gontran le Riche, fils du précédent.

954. Luitfrid V, frère de Gontran.

977. Luidfrid VI.

1000. Othon.

1027. Giselbert.

1048. Beringer.

1052. Cunon.

1063. Rodolphe, fils de Kanzelin, comte d'Altembourg.

1084. Henri.

1090. Othon II, premier comte héréditaire.

1111. Adelbert II, frère d'Othon II.

1141. Werinhaire.

1180. Adelbert III ou Albert le Riche.

1199. Rodolphe II l'Ancien ou le Paisible.

1232. Albert IV le Sage et Rodolphe III le Taciturne, par indivis. Le second meurt en 1247.

1240. Rodolphe IV , fils d'Albert le Sage (c'est l'empereur Rodolphe de Habsbourg).

1273. Albert V, Hartmann, Rodolphe V, conjointement.

1299. Rodolphe VI et Frédéric Ier, fils d'Albert.

1307. Léopold Ier le Hardi, après la mort de son frère Rodolphe.

1326. Albert VI le Sage et Othon III le Hardi, frère de Léopold.

1358.Rodolphe VII, Albert VII et Léopold II, fils d'Albert le Sage.

1386. Léopold III le Superbe, fils de Léopold II.

1411. Frédéric II, frère du précédent.

1439. Sigismond, fils de Frédéric. Il meurt en 1496.

1489. Maximilien, empereur, cousin de Sigismond.

1519. Charles-Quint, petit-fils de Maximilien,

1521. FerdinandIer, frère de Charles.

1564. Ferdinand II.

1595. Rodolphe, fils de Maximilien II.

1626. Léopold, petit-fils de Ferdinand Ier.

1632. Ferdinand-Charles, fils de Léopold.

La paix de Westphalie ne pouvait pas changer instantanément la situation désastreuse où se trouvait l'Alsace. D'ailleurs, des difficultés sans nombre attendaient les vainqueurs. Ce n'était pas en vain que cette magnifique contrée était restée pendant sept siècles au pouvoir des Allemands : par les mœurs, par la langue, par le costume, par les traditions, elle était devenue elle-même allemande, et si une partie de ses habitants se réjouit d'abord de se voir enlevée à la domination germanique qui leur avait causé tant de maux, ce fut avec la secrète espérance que désormais l'Alsace serait considérée comme un pays neutre. Les termes du traité de Westphalie semblaient assez obscurs pour justifier de telles pensées.

Le gouvernement de l'Alsace fut confié par Louis XIV à Louis de Lorraine, comte d'Harcourt, grand écuyer de France, qui le céda, en 1659, an cardinal Mazarin. Celui-ci mourut avant d'en prendre possession et ce fut son neveu, le duc de Mazarin, qui le remplaça (1661). Dès 1658, un conseil souverain fut installé à Ensisheim pour rendre la justice aux habitants de toute la province, « conformément aux lois et coutumes locales, sans aucune innovation. » Il fut permis de plaider en latin, en français ou en allemand ; les arrêts devaient être rédigés en français ou en latin. En 1662, le duc Armand de Mazarin, ayant convoqué à Haguenau les députés des villes, obtint la reconnaissance solennelle des droits de sa charge. Un décret fut rendu qui exemptait pendant six ans de tout impôt les Français et les étrangers du culte catholique qui viendraient s'établir en Alsace ; enfin, il fut permis aux habitants de venir prendre dans les forêts royales le bois nécessaire pour rebâtir les maisons que la guerre avait détruites. Les habitants résistaient cependant encore à ces avances et les villes, tenant à conserver leurs privilèges, se montraient toutes dévouées à l'empire ; mais la possession de la plus grande partie de l'Alsace fut confirmée à la France par le traité des Pyrénées (1659), puis par la paix de Nimègue (1679), de Ryswick (1697) et de Rastadt (1714). Les derniers landgraves de la haute Alsace reçurent 3,000,000 de livres tournois comme indemnité de leurs droits. Cette concession comprenait, dans le Sundgau, les bailliages de Ferrette, Altkirch, Belfort, Thann, Landser ; les comtés de Ribeaupierre, de Hohenlandsberg et de Blamberg ; les baronnies de Mersebourg et de Froberg plus les deux landgraviats de haute et de basse Alsace ; enfin la préfecture de Haguenau, composée des dix villes impériales : Haguenau, Colmar, Schelestadt, Wissembourg, Landau, Obernheim, Rosheim, Munster, Kaisersberg et Turckheim. Quant à Strasbourg, ce ne fut que plus tard qu'elle fut définitivement incorporée à la France : pendant trente-trois ans elle parvint à maintenir sa neutralité entre la France et l'empire d'Allemagne. Enfin, en 1681, le 30 septembre, grâce aux mesures énergiques de Louvois, grâce surtout aux victoires de Turenne, la ville fut occupée par nos troupes.

Un des premiers soins de Louis XIV fut de fortifier l'Alsace. Il fit construire d'importants ouvrages de défense à Strasbourg, fit élever la citadelle d'Huningue, qui ferma le passage entre Brisach et Bâle et protégea la haute Alsace. Quelques années après , il fortifia Landau. Ces travaux eurent pour résultats de préserver la contrée de l'invasion allemande dans la guerre de 1688 et de favoriser la défense dans la guerre de la succession d'Espagne. Les habitants étaient déjà alors Français de cœur. La prospérité dans leur nouvelle situation, le souvenir peut-être de leur vieille histoire avaient opéré ce rapide changement. Au moment de la réunion, en 1648, l'Alsace tout entière ne contenait pas plus de 250,000 habitants ; les impôts, sévèrement perçus et inégalement répartis, produisaient à peine 1,200,000 francs. Au bout de quelques années, la fortune du pays était doublée et le nombre de ses habitants considérablement accru. En 1789, le produit des impôts se montait à 9 millions, et une population de 700,000 individus payait cette somme, non sans murmurer, mais sans se sentir écrasée comme l'était la génération de la fin du XVIIIe siècle.

Après les guerres du règne de Louis XIV, l'Alsace jouit d'un calme profond, qui fut extrêmement favorable à son développement commercial et intellectuel. Strasbourg, devint le siége de l'intendance de la province, c'est-à-dire le point central de toute l'administration. Le gouverneur y résidait, avec un nombreux état-major, une forte garnison, une nuée de fonctionnaires. Toutefois, cette transformation ne touchait encore que la société aristocratique de la province ; dans la moyenne bourgeoisie protestante, la langue et les mœurs resteront allemandes jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Mais, sous le règne de Louis XVI, le noyau de la société française, formé autour du pouvoir administratif et militaire et autour de la cour souveraine de Colmar, s'était agrandi et avait absorbé la plus grande partie des habitants. Il restait bien encore, sans doute, des bourgeois protestants, des luthériens de vieille roche, revêches aux nouvelles institutions et qui voyaient avec méfiance l'envahissement d'une langue et d'habitudes qui leur venaient sous l'égide du culte romain ; mais ces dernières résistances vont se dissiper sous le souffle puissant de la Révolution française.

En 1789, l'Alsace était une des provinces les plus prospères de la France ; elle avait moins de sujets de mécontentement que toutes les autres. Les plaies des siècles antérieurs étaient cicatrisées, et le commerce avait pris une extension remarquable. Néanmoins, les Alsaciens embrassèrent avec ardeur les principes de la Révolution. Des feux de joie avaient accueilli à Strasbourg la nouvelle de la prise de la Bastille ; des clubs s'organisèrent, et l'on remplaça l'administration municipale par un conseil d'échevins chargé d'étudier les réformes les plus pressantes. Le savant et habile Frédéric Dietrich fut nommé maire ; il prit dans ce poste une grande influence, et son libéralisme lui acquit les sympathies de tous. Mais bientôt arrivèrent les décrets qui divisaient l'Alsace en deux départements, Haut-Rhin et Bas-Rhin ; l'Alsace avait cessé d'exister. Elle ne devait revivre qu'en 1871, mais pour être, avec la Lorraine, incorporée au nouvel empire d'Allemagne. En 1648, les Allemands nous livrèrent l'Alsace couverte de ruines ; ils l'ont couverte de ruines avant de nous la reprendre en 1871. Entre ces deux dates néfastes, l'Alsace a connu, sous la domination française, deux cent vingt-deux ans d'admirable prospérité : elle s'en souviendra.

- Littérature. Bien que l'Alsace n'ait pas, à proprement parler, une littérature originale et que ses écrivains. nationaux aient tour à tour parlé la langue latine, la langue allemande et la langue française, l'activité intellectuelle de cette contrée offre des caractères si particuliers qu'il nous parait intéressant d'en retracer les différentes phases. Réfugiée d'abord dans les couvents, la littérature alsacienne est exclusivement religieuse ; elle s'affranchit peu à peu, et poëtes et chroniqueurs racontent ensuite sous diverses formes, en langue allemande, des légendes gracieuses ou terribles et les guerres sanglantes qui déchirent le pays. La Réforme arrive, et l'Alsace, qui embrasse ardemment les nouvelles doctrines, voit naître en foule de savants théologiens et d'éloquents prédicateurs ; bientôt après, les érudits, les philosophes et les archéologues, attentifs aux travaux de l'Allemagne, préparent les matériaux aux historiens qui vont naître. Enfin, l'Alsace devient française et, après un long travail de fusion, ne produit plus, au XIXe siècle, que des œuvres presque exclusivement françaises. Placée entre les deux nations dont elle parle également la langue, elle s'assimile les œuvres littéraires de l'Allemagne, les traduit ou les explique à la France. Tel est, rapidement, le tableau que nous allons essayer d'esquisser.

Jusqu'au milieu du XIIe siècle, l'Alsace resta sans littérature ; les traditions n'avaient pas encore eu le temps de se former ; on ne songeait qu'a la guerre. Ce n'est que dans quelques monastères, où se retirèrent de studieux solitaires, que l'on voit se produire par moments des manifestations isolées de la pensée. Ainsi c'est au fond du cloître de Wissembourg que le moine Otfried compose, vers 869, une paraphrase des Évangiles dans la langue du peuple. C'était une innovation hardie. Son poëme, intitulé le Christ, dans lequel il s'est abandonné à ses inspirations mystiques, est un des premiers monuments littéraires qui nous restent de l'idiome teutonique, à moins de remonter à la Bible d'Ulphilas et au serment prononcé à Strasbourg en langue vulgaire par Charles le Chauve. Dans le même couvent, un autre moine, du nom de Hederich, écrivait en latin des traités de théologie qui ne nous sont point parvenus. À cette époque, l'impératrice Richardis, femme de Charles le Gros, fondait l'abbaye d'Andlau pour les dames de haut rang fatiguées des vanités du monde, et s'y retirait elle-même quelquefois, pour composer des vers élégiaques pleins de grâce et d'autres poésies dans la langue de Virgile. Un peu plus tard, lorsque l'Alsace, sous les Hohenstauffen, s'est peuplée de monastères, les religieux qui s'adonnent à l'étude des belles-lettres sont de plus en plus nombreux, et l'on voit se produire en foule des travaux d'érudition et des imitations de l'antiquité. Le couvent de Hohenbourg ou de Sainte-Odile surtout fut illustré par deux femmes du plus grand mérite : l'une, l'abbesse Relindis, parente de l'empereur Frédéric Ier, vivait vers 1150 ; l'autre, Herrad de Landsperg, qui lui succéda, a laissé un Hortus deliciarum, qui est une encyclopédie poétique et historique, où la religieuse, à la fois érudite et créatrice, a déposé « le miel qu'elle avait butiné sur toutes les fleurs du savoir. »

Sous le règne de Frédéric Barberousse, la littérature commence à sortir du cloître, et l'on sent qu'une poésie nationale va éclore. À la fin du XIIe siècle, on cite déjà Frédéric de Husen, poëte chevalier qui, guerroyant loin de sa terre natale, rime des vers où il exprime les regrets de la patrie ; Luthold, de Haguenau, qui chante les fleurs, le mois de mai et l'amour pur du troubadour ; Henri, dit le Gleissner, qui reproduit avec des variations nouvelles le thème de maître Renard (Reineke Fuchs). Mais, bien au-dessus d'eux, vient se placer Godefroy de Strasbourg, l'auteur du vaste poëme de Tristan et Yseult, qui date, à ce que l'on croit, du commencement du XIIIe siècle. Godefroy est la plus grande illustration du moyen âge allemand ; sou poëme est le miroir des mœurs de la cour des Hohenstauffen et des princes de l'époque, avec les passions qui sont de tous les temps. D'autres poésies de Godefroy sur l'amour sont d'une pureté exquise. Après lui, viennent divers imitateurs, tels que Fuller de Hohenbourg, de la fin du XIIIe siècle, qui fait des vers en l'honneur du printemps et des dames ; le sire de Colmar, poëte didactique qui déplore, comme l'Ecclésiaste, la vanité des choses terrestres, et, dans le château de Gliers, en Sundgau, Guillaume de Montjoie, qui se livre à la poésie méditative. Haguenau était alors le centre où se réunissait la société élégante de l'Alsace, qui venait visiter dans leur splendide palais les empereurs d'Allemagne. Là se donnaient les tournois et les fêtes ; les dames y paraissaient avec leur cortège obligé d'adorateurs et de chantres de leur beauté.

Le XIVe siècle, sombre et rempli de terreur, fut peu favorable à la poésie ; les guerres désolaient le pays, et l'on attendait la fin du monde. Au milieu de ces tristesses, on était particulièrement disposé aux méditations mélancoliques et religieuses. Rulman Meerswin écrivait des lettres et des traités mystiques ; le dominicain Jean Tauler, s'adressant au peuple dans sa langue, attirait par son éloquence au pied de la chaire de la cathédrale de Strasbourg une foule frappée de la crainte de l'enfer ; une abbesse de Colmar, Catherine de Guebwiller, écrivait, vers 1325, la biographie des religieuses de son couvent. On commence à faire quelques chroniques. Déjà, sous Rodolphe de Habsbourg, Godefroy d'Ensningen avait raconté en latin les luttes des Alsaciens avec leurs évêques et avait eu les honneurs d'une traduction allemande ; au XIVe siècle, Closener, puis Matthieu de Neuenbourg relatèrent les événements du temps de Rodolphe de Habsbourg jusqu'à la mort de Charles IV. Voici enfin Gutenberg, qui, tandis qu'on se bat aux portes de Strasbourg, trouve dans cette ville l'idée des caractères mobiles et contribue puissamment au rapide développement des intelligences. À cette époque, la théologie et l'éloquence étaient cultivées de préférence en Alsace. Jean Creutzer attire à Bâle de nombreux auditeurs autour de sa chaire ; Eikhart Arzt, bourgeois de Wissembourg, raconte dans un style précis et pittoresque la lutte soutenue par sa ville natale contre Frédéric le Victorieux, et Pierre de Blarru, chanoine de Saint-Dié, célèbre en vers latins les guerres de Charles le Téméraire. En même temps s'établit à Schelestadt une école d'humanistes, qui va bientôt donner à lacontrée une foule d'hommes distingués par leur savoir.

Le règne de Maximilien correspond à la Renaissance qui, portant de l'Italie dans tous les pays de l'Europe le goût de la littérature classique, fut le vrai point de départ d'une civilisation nouvelle. L'administration sage et pacifique de Maximilien contribuait alors à répandre le goût des études en Alsace ; aussi y voit-on, à ce moment, une foule d'illustrations locales qui, comparées à celles qui honoraient les autres pays, ne brillent pas sans doute d'un bien vif éclat, mais dont la gloire relative rejaillit sur la contrée. La figuré du savant Jean Wimpheling , né à Schelestadt en 1450, domine cette époque. À la fois historien, poëte, humaniste, pédagogue, théologien, il exerça sur la littérature de son temps et de son pays une influence prépondérante. Deux sociétés savantes furent fondées par ses soins, l'une à Strasbourg, l'autre à Schelestadt. « Souvent persécuté, a dit de lui M. Louis Spach, parce qu'il ne connaissait point l'art de déguiser ses opinions et d'adopter un système de bascule, sa vie fut une longue lutte, où l'énergie et le courage de l'homme furent au niveau de l'érudit encyclopédique. En rapport avec toutes les illustrations littéraires de l'Allemagne, il s'attacha de préférence à Geyler, dont il devait être le biographe, à Érasme, dont il édita le Traité sur la folie, et à Jean Sturm, dont il pressentait les brillantes destinées. » Au-dessous de Wimpheling brillent les humanistes formés à la nouvelle école de Schelestadt. Nous voyons l'historien Beatus Rhenanus , Jean Malus, secrétaire intime de Maximilien Ier ; Beatus Arnoldi, le secrétaire de Charles V ; Vogler, le poëte latin lauréat ; Ottomar Nachtigall, l'helléniste ; Jérôme Guebwiller, de Horbourg , recteur de l'école de Schelestadt ; Matthieu Schurer, le grammairien ; les théologiens Matthieu Zell, Koepfel (Capito), Bucer, etc.

La poésie nationale est représentée dans cette période par deux écrivains célèbres : Sébastien Brandt et Thomas Murner. Le premier, né à Strasbourg, a poursuivi de ses sarcasmes, dans la langue vigoureuse du peuple, les vices de son temps. Son Esquif des fous, édité, interprété, imité et traduit dans toutes les langues de l'Europe, est une œuvre de haute valeur. Quant au second, Thomas Murner, s'il eut de son temps une célébrité égale à celle de Sébastien Brandt, son émule, qu'il imita dans la Conspiration des fous, sa réputation s'est évanouie aujourd'hui. Ses satires sont amères et sans tact ; il n'a pas le coup d'œil d'ensemble du philosophe, ni l'émotion généreuse de celui qui frappe, non par rage, mais pour guérir.

Au magnifique épanouissement littéraire de la Renaissance succéda une période d'accalmie, où l'on ne trouve que peu d'hommes remarquables. Cependant, si le mouvement intellectuel se ralentit, il serait injuste de nier son existence. Sous l'intelligente impulsion de Sturm, l'instruction publique est organisée en Alsace, et l'on voit se fonder, en 1538, la haute école qui deviendra plus tard le gymnase de Strasbourg, d'où sortiront d'habiles dialecticiens et de savants philosophes, défenseurs des doctrines de Luther. La Réforme, en effet, tournait toutes les intelligences du côté de la théologie et des discussions métaphysiques. Le luthéranisme donnait naissance à une poésie en langue vulgaire, cultivée par les pasteurs du nouveau culte, qui composaient à l'usage de leurs paroissiens des hymnes imitées des anciens chants d'Église, ou des cantiques modernes inspirés par la méditation et le désir d'édifier les jeunes paroisses. Au nombre de ces poëtes hymnologues est le moine Matthieu Gretter ou Greiter, qui, un moment protestant, rentra dans le sein de son Église ; puis Oswal Welbel, chatelain de Hohenack, qui, sur les hauts plateaux des Vosges, se livrait au culte des muses saintes. Parmi les poëtes latins de cette période, n'oublions pas Jérôme Guebwiller, l'auteur de la Panegyris Carolina , composée à la gloire de Charles-Quint. Il faut aussi donner une mention à la littérature populaire qui sortit du mouvement de réaction contre la Réforme ; elle ne fut point cultivée en Alsace par des talents éminents, mais nous ne devons pas néanmoins passer sous silence les noms de Georges Wickram, de Colmar, auteur de drames, de romans et collecteur d'anecdotes ; Valentin Rote, qui écrivit des drames représentés avec succès en Suisse ; Jérôme Bouer, traducteur de beaucoup d'auteurs anciens ; Michel Herr, médecin à Strasbourg, traducteur élégant d'ouvrages classiques latins sur l'agriculture, l'hygiène, la géographie, l'histoire naturelle ; Jean Schott, traducteur de Plutarque, de Sénèque et des auteurs comiques latins. Parmi les historiens, successeurs et émules des beaux noms de l'école de Schelestadt, figure Berler, de Rouffach, disciple de Jérôme Guebwiller. Il se fait l'annaliste des évêques de Strasbourg. À côté de lui est Jean-Philippson Sleidanus, Irlandais naturalisé citoyen de Strasbourg, qui se fit l'historien de la ligue de Smalkalde et des réformateurs. Citons encore Bernard Hertzog (1550), généalogiste ; Guillimann (1618), historien des évêques de Strasbourg, et Osée Schadaeus, qui a décrit la cathédrale et continué Sleidanus. Quant aux jurisconsultes, ils abondent en ces temps de litiges, et les théologiens continuent à disputer entre eux. Strasbourg , ville protestante par excellence, était même le lieu où se réfugiaient de préférence ceux qui avaient été chassés de leur pays pour leurs opinions religieuses ; ils trouvaient commode d'y faire imprimer leurs livres et de lancer de l'autre côté des Vosges tantôt leurs mémoires justificatifs, tantôt leurs écrits véhéments.

On le voit, quoiqu'il y ait eu moins de noms éclatants et de réputations brillantes au XVIe siècle qu'au XVe, le mouvement intellectuel fut cependant remarquable en Alsace durant la Réformation, Malheureusement, la guerre de Trente ans, qui désola la contrée au commencement du siècle suivant, fut peu favorable au développement littéraire. Si l'on excepte le jésuite J.-J. Balde, qui composait des odes latines ; le pasteur Spener et quelques chroniqueurs , comme le pharmacien strasbourgeois Saladin, le bourgmestre Petri, de Mulhouse, et F. Annibal de Schauenberg, qui voulaient laisser à leurs enfants, en manière d'exemple et de leçon, le récit des événements terribles dont ils avaient été les acteurs ou les témoins, on ne trouve, à cette époque, que bien peu d'hommes capables de conserver au milieu du sang, et des larmes le culte des belles-lettres.

Il faut aller jusqu'au XVIIIe siècle pour retrouver en Alsace l'activité littéraire et des écrivains de renom. Alors le calme est rétabli, la contrée est devenue française et un fécond travail de fusion commence à s'accomplir. Sous Louis XIV, la question grave et vitale avait été celle du culte ; on s'était efforcé de catholiciser le pays. Dès 1682, les ordres religieux étaient rentrés à Strasbourg et la ville avait vu affluer des prédicateurs, des controversistes, des convertisseurs. L'école des jésuites fondée à la fin du XVIe siècle à Molsheim par l'évêque Jean de Manderscheid, pour contre-balancer l'influence de la haute école luthérienne, fut transférée aussi à Strasbourg et installée dans un bel édifice, construit à cet effet sur la place du Dôme, près du palais épiscopal. La théologie, les langues, l'histoire, le droit canon, étaient enseignés dans cette haute école catholique, dont le Père Laguille était l'un des professeurs les plus distingués. Son Histoire d'Alsace est lucide et élégante. À côté de lui on remarquait le Père Baegert, de Schelestadt ; le Père Guillaume, d'Isenheim, qui écrivit une histoire des ducs de Lorraine, etc. Controversistes habiles et éloquents, ces jésuites entraînaient dans les rangs de l'Église plus d'un luthérien. Aussi est-ce à la nécessité de lutter avec ces rivaux redoutables par l'érudition qu'il faut attribuer l'éclat de l'université protestante de Strasbourg pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Fondée en 1566 par Maximilien II, cette université existait en germe depuis 1538 comme simple gymnase. Elle fut dirigée avec éclat par le recteur Jean Sturm de Heyde, aussi célèbre comme diplomate que comme écrivain et pédagogue. L'impulsion qu'il donna aux études du gymnase fut si puissante que, dès les premières années, les élèves affluaient de très-loin. L'acte impérial du 30 mai 1566 conférait à l'académie de Strasbourg le privilège de délivrer des diplômes. En 1621, Ferdinand II éleva l'académie au rang d'université. Cette haute école réunissait en 1770, sous la surveillance d'un recteur et de trois scholarques, une vingtaine de professeurs. Là régnait le savant Schoepflin, qui, le premier, remit en honneur les chartes poudreuses et forma, dans son Alsace illustrée, son Alsace diplomatique et son Histoire de la maison de Zaehringen, un trésor de faits où les historiens de France et d'Allemagne iront toujours chercher des matériaux précieux. Auprès de Schoepflin nous trouvons deux jeunes professeurs, Oberlin et Koch, dont la renommée va bientôt grandir et qui seront, au commencement du XIXe siècle, l'honneur de l'Alsace. Schweighaeuser, le futur éditeur de Polybe, d'Appien et d'Hérodote, préludait par des opuscules académiques à sa gloire philologique et réchauffait le culte presque oublié des muses grecques et de l'histoire de la philosophie. Brunck sans faire partie du corps académique, cueillait aussi dans le champ de la philologie grecque des palmes méritées. Ses belles et ingénieuses éditions de Sophocle, d'Anacréon, d'Aristophane illustrèrent à la fois son nom et la typographie strasbourgeoise. Grandidier, Strobel, etc., se livraient également aux études sérieuses. Lorey, sec et froid, mais érudit, expliquait les historiens et les auteurs latins. À la Faculté de médecine on remarquait Ehrmann, Lobstein et Spielmann ; à la Faculté de théologie, Reuchlin exerçait une toute-puissante influence. On le voit, l'université de Strasbourg était, en 1770, entièrement prospère ; aussi, c'est l'époque où une élite de jeunes hommes venus de Russie, du nord et du midi de l'Allemagne et, en partie, de l'intérieur de la France, se pressait autour des chaires des professeurs. Le plus célèbre est Goethe, qui, à peine âgé de vingt et un ans, réunissait autour de lui un cénacle de compagnons et d'hommes plus âgés qui étaient suspendus déjà à ses lèvres éloquentes. C'est à Strasbourg qu'il conçut la première idée de Faust, l'œuvre capitale de sa vie ; c'est près de là aussi, au village de Sessenheim, que son cœur reçut les premières atteintes d'un amour qu'il a immortalisé. Avec Goethe, l'université comptait parmi ses élèves Jung-Stiling, le mystagogue le plus naïf de l'Allemagne ; le poëte Lenz, etc. Herder, déjà en possession d'une certaine renommée, y vint aussi.

La Révolution interrompit ce brillant développement. Pendant ces années de luttes, les écoles furent fermées, et le salon de Mme Louise de Dietrich , femme du maire, dans lequel Rouget de L'Isle chanta pour la première fois la Marseillaise, fut le seul lieu de rendez-vous où se réunirent à Strasbourg quelques amis fidèles des lettres et des arts.