Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ALEMBERT (Jean LE ROND D’), géomètre, littérateur, et l’un des hommes les plus illustres du XVIIIe siècle

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 1p. 188-189).

ALEMBERT (Jean le Rond d’), géomètre, littérateur, et l’un des hommes les plus illustres du XVIIIe siècle, né à Paris, le 16 novembre 1717. Il était enfant naturel de Mme de Tencin et d’un commissaire d’artillerie nommé Destouches, et avait été exposé dès sa naissance sur les marches de la chapelle de Saint-Jean-le-Rond, près de Notre-Dame. Le commissaire du quartier le confia à la femme d’un pauvre vitrier, qui fut sa nourrice, et qu’il ne cessa jamais de considérer comme sa véritable mère. Au reste, son père répara autant qu’il le put cet abandon, en lui assurant, sans se dévoiler, une rente de douze cents livres. À douze ans, le jeune d’Alembert entra au collège des Quatre-Nations, pour y achever ses études. Parvenu à la classe de philosophie, il écrivit sur l’Épître de saint Paul aux Romains un commentaire qui fit sensation parmi ses maîtres, jansénistes ardents. Ils crurent avoir trouvé en lui le germe d’un nouveau Pascal, et s’efforcèrent de diriger ses facultés vers l’étude de la géométrie, sans doute pour compléter l’analogie. Mais son génie trouvant dès lors sa voie, il ne fut plus possible de le détacher de cette étude, et il abandonna pour jamais la théologie. Au sortir du collège, il revint auprès de sa nourrice. Il y vécut plus de trente années, dans la même simplicité, et cachant si bien sa gloire dans sa familiarité, suivant l’expression de Condorcet, que cette bonne femme ne s’aperçut jamais qu’il était un grand homme. Quant à la réponse qu’on lui prête : « Ma vraie mère, c’est celle qui m’a nourri de son lait ; je n’en connais point d’autre, » elle est vraisemblable, si l’on en juge d’après sa conduite noble et touchante ; pourtant il convient de dire que Mme de Tencin ne lui a jamais fourni l’occasion de prononcer cette parole, et n’a jamais revendiqué ses droits de mère. La nécessité de s’assurer une position dans le monde le décida à étudier successivement le droit et la médecine ; mais, heureusement pour la science, sa passion pour les mathématiques l’entraîna, et, prenant courageusement son parti sur la pauvreté qui l’attendait dans cette carrière, il s’y voua irrévocablement. Ses premiers pas furent décisifs et le placèrent au rang des maîtres. Un Mémoire sur le calcul intégral (1739) ; un autre sur la réfraction des corps solides (1741), où il examine le mouvement d’un corps solide qui passe, suivant différentes directions, d’un fluide dans un autre, firent admettre dans l’Académie des sciences le jeune géomètre, qui n’avait pas encore vingt-quatre ans. Deux années après, il publia son principal ouvrage, son Traité de dynamique (1743). Le problème de la composition des mouvements comprend deux cas distincts, celui où les mouvements composants se détruisent les uns les autres, et celui où, sans se détruire absolument, ils produisent un mouvement final. De là la statique et la dynamique : or, d’Alembert, considérant les forces en équilibre comme des mouvements empêchés, fit voir que la statique n’est qu’un cas particulier de la dynamique, le cas où, étant donnés plusieurs mouvements dépendant les uns des autres, on parvient à déterminer les circonstances ou les conditions qui les font aboutir à un mouvement nul. De cette façon les équations d’équilibre deviennent des équations de mouvement qui reposent sur le théorème suivant, connu sous le nom de Principe de d’Alembert : Si l’on considère un système de points matériels liés entre eux de manière que leurs masses acquièrent des vitesses respectives différentes, selon qu’elles se meuvent librement ou solidairement, les quantités de mouvement, gagnées ou perdues dans le système, sont égales. Les idées de d’Alembert amenèrent une révolution dans la science du mouvement, et les différents ouvrages qu'il publia n'en ont été que des applications. Voici la liste de ces ouvrages : Mémoire sur la cause générale des vents (1746), qui remporta le prix de l’Académie de Berlin, et dans lequel l’auteur recherchait l’influence que le soleil et la lune peuvent exercer sur la partie gazeuse de notre globe. — Recherches sur la précession des équinoxes (1749), où l’on trouve la première solution générale servant à déterminer le mouvement de rotation d’un corps de figure quelconque. — Essai sur la résistance des fluides (1752). — Recherches sur différents points importants du système du monde (1754). — Enfin un nombre considérable d’opuscules sur toutes les parties des mathématiques, parmi lesquels on doit particulièrement distinguer des essais de calcul intégral, et l’application qui fut faite de ce calcul à la Théorie des cordes vibrantes.

Telles sont les œuvres capitales de d’Alembert en géométrie. Bientôt, entraîné par Diderot, il entra dans une voie plus large, sans abandonner cependant les études qui lui étaient chères et sans cesser d’enrichir les recueils d’académie de ses admirables dissertations sur les questions de mathématiques et d’astronomie. Associé à Diderot pour la fondation de la grande Encyclopédie, il en écrivit le Discours préliminaire, admirable morceau où il montrait l’esprit humain marchant par sa propre force à la conquête successive de toutes les connaissances, et où, appuyant sa démonstration sur l’histoire, il esquissait à larges traits le progrès des sciences dans le mouvement de l’humanité. Il rédigea en outre un grand nombre d’articles scientifiques ou philosophiques pour l’Encyclopédie, et se chargea d’en revoir toute la partie mathématique. Entraîné dès lors dans le grand courant du siècle, philosophe sceptique en religion et en métaphysique, il garda cependant une réserve qui avait quelque chose de la prudence de Fontenelle ; il pensait, suivant les expressions de Condorcet, qu’au lieu d’attaquer de front des préjugés dangereux, il vaut mieux élever à côté d’eux des vérités dont la fausseté de ces opinions est une conséquence facile à déduire. Le fond de sa pensée, entrevu déjà dans ses ouvrages philosophiques et littéraires, ne parut bien à découvert que dans sa volumineuse correspondance avec Voltaire, qui fut publiée plus tard par Condorcet. Néanmoins, ses véritables sentiments éclataient assez, malgré sa tolérance et sa modération, pour lui susciter de nombreux ennemis en même temps que sa renommée grandissait dans toute l’Europe. Ces ennemis répétaient, avec plus de mauvaise foi que d’esprit, qu’il était un grand géomètre parmi les littérateurs, et un bon littérateur parmi les géomètres. La postérité n’a point ratifié cette saillie paradoxale, et nul ne conteste aujourd’hui que d’Alembert ne fût au premier rang parmi les géomètres de son siècle. S’il ne s’est élevé qu’au second en littérature et en philosophie, il n’en brille pas moins par sa passion pour la recherche de la vérité, par des pensées ingénieuses et souvent élevées, et par un style sobre, limpide et précis. Ses principaux ouvrages en ce dernier genre sont les suivants : Mélanges de philosophie et de littérature ; Essai sur les gens de lettres, vigoureuse attaque contre les littérateurs qui se font les familiers des grands ; Éléments de philosophie, où il cherchait à appuyer la morale sur la certitude géométrique, et où il émettait ce principe, qu’un homme ne doit pas regarder comme légitime l’usage de son superflu, lorsque d’autres sont privés du nécessaire ; des Mémoires sur Christine de Suède, sur la Suppression des jésuites, des Éléments de musique, etc. — Sa querelle avec Jean-Jacques Rousseau à propos de son article Genève, où il déplorait la proscription portée par les calvinistes contre les théâtres, offrit le spectacle singulier d’un mathématicien prenant parti pour la liberté des arts contre un littérateur couronné au théâtre et qui s’élevait contre les spectacles.

Entré en 1754 à l’Académie française, il en fut nommé secrétaire perpétuel en 1772, et écrivit alors ces Éloges historiques des académiciens morts de 1700 à 1770, qui forment une suite naturelle à l’ouvrage de Pellisson et d’Olivet.

Le caractère de d’Alembert était honorable et pur, indépendant et droit. Malgré la médiocrité de ses revenus, il ne se lassa jamais de venir au secours de toutes les infortunes. Parvenu au faite do la célébrité, membre de toutes les académies, lié avec les hommes les plus illustres, en correspondance suivie avec des souverains, il continuait de vivre avec la même simplicité, soutenant sa vieille nourrice, et n’abandonnant après de longues années le logis étroit et le quartier malsain qu’elle habitait que chassé par la maladie et par l’ordre formel des médecins. Frédéric le Grand avait en vain voulu le fixer à Berlin, et n’était parvenu que difficilement à lui faire accepter une modique pension. Le philosophe avait également refusé les offres brillantes de l’impératrice Catherine, autant par simplicité de goûts que par indépendance de caractère. L’étude et l’amitié suffisaient à sa vie. On connaît sa longue liaison avec Mlle de l’Espinasse, qu’il avait connue chez Mme du Deffand. L’inaltérable affection qu’il nourrit pendant vingt années pour cette personne aimable et spirituelle, mais d’un esprit romanesque, fut pour lui la source de cruelles souffrances, dont Marmontel était le seul confident. Non-seulement il essuya avec la plus admirable constance ses froideurs, ses injustices et ses amertumes, mais encore il ferma les yeux sur ses faiblesses et poussa le dévouement pour elle jusqu’à l’oubli de sa propre dignité, jusqu’à aller chercher lui-même, dès le matin, les lettres qu’elle recevait du marquis de Mora, pour les lui présenter à son réveil. Sa mort (1776) le plongea dans un désespoir qui aggrava dans ses dernières années les souffrances de la maladie. Il mourut de la pierre, dont il n’avait pas voulu se laisser opérer, le 29 octobre 1783, après avoir institué pour ses exécuteurs testamentaires Watelet et Condorcet. Ce dernier prononça son éloge à l’Académie des sciences. C’est un des plus beaux morceaux qui soient sortis de la plume de ce grand écrivain.

La meilleure édition des œuvres littéraires et philosophiques de d’Alembert est celle de Bossange, Paris, 1821 : on y trouve, outre plusieurs morceaux jusqu’alors inédits, sa correspondance avec Voltaire et Frédéric. Ses œuvres scientifiques n’ont malheureusement jamais été réunies en collection complète.