Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/— IIIe PÉRIODE. Renaissance, apogée et décadence des communes.

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 3p. 742-747).

— IIIe période. Renaissance, apogée et décadence des communes. Le caprice des hommes substitué à l’autorité des lois n’a jamais fondé d’édifice durable. La féodalité s’était constituée en usurpant, d’une part, les droits du prince, et en supprimant, de l’autre, les libertés des citoyens. Si fortement qu’elle fût organisée, elle devait succomber un jour sous les efforts réunis de ses deux ennemis naturels.

De quelles contrées devait partir le signal de la délivrance ? Évidemment de celles où s’étaient le mieux conservées les traditions de la liberté.

Plus qu’aucune autre province de l’empire, l’Italie avait été en proie aux invasions. Hérules, Ostrogoths, Lombards et Francs y avaient tour à tour amoncelé les ruines. Pendant cette période malheureuse, les villes destinées à exercer plus tard une grande influence sur la civilisation européenne n’ont pas même une histoire. Un trait commun à tous les guerriers venus du Nord, c’est qu’ils détestaient les villes. La vie sociale répugnait à leurs instincts demi-sauvages. Ils se sentaient mal à l’aise et comme en prison dans des murailles. Les villes furent démantelées, et, tandis que les campagnes se couvraient de châteaux fortifiés, les cités ouvertes offraient un butin facile aux Hongrois et aux Sarrasins. Aussi, à quel degré de misère et d’abaissement n’étaient-elles pas tombées ! Qu’on en juge par les suppliques des habitants de Brescia, de Vérone, de Modène, aux trois quarts dépeuplées, implorant comme une grâce, et souvent en vain, la permission de relever à leurs frais leurs murailles pour se garantir des incursions des Hongrois !

Cependant les souvenirs d’un passé glorieux se perpétuaient à travers la misère des temps. Rome n’était pas oubliée. L’idée de la patrie, cette image surhumaine que Rome gravait si profondément au cœur de ses citoyens, avait survécu aux désastres. Vainement les rois lombards avaient-ils substitué aux anciens consuls municipaux une sorte d’échevins (sculdaesi, schullein) analogues aux échevins des rois francs, et dépourvus comme ceux-ci de toute autorité réelle, les citoyens n’attendaient qu’une circonstance opportune pour se relever d’une longue déchéance. L’occasion se présenta enfin ; ils la saisirent avidement. De grands exemples les y avaient d’ailleurs préparés.

Ce n’est pas de l’ancienne capitale du monde devenue le centre de la chrétienté, ce n’est pas de Rome que partit le signal, bien que la liberté n’y eût pas sombré tout à fait. Nous avons vu le sage Théodoric restaurer les municipes et étendre leurs privilèges. Maîtres de l’Italie centrale, les rois lombards s’abstinrent d’entrer à Rome, on ne sait trop pourquoi. La conquête en était facile : les empereurs d’Orient, dont l’attention était absorbée par des périls plus rapprochés, abandonnaient à ses propres forces une ville qu’ils ne pouvaient plus défendre. Au VIIe et au VIIIe siècle, Rome présente un aspect singulier. Sous la souveraineté nominale d’un empereur inconnu, c’est une république gouvernée par des souvenirs plus que par des lois positives. Entre la noblesse et le peuple, tes pouvoirs sont mal définis. Au-dessus de tous plane l’élu de tous, le pape, que l’on peut, au point de vue municipal, considérer comme une espèce de défenseur de la cité, puisqu’il exerce le pouvoir modérateur, pacificateur et sans attributions précises, qui était l’essence de cette ancienne magistrature. Des choix heureux, une science profonde, des mœurs pures donnèrent aux papes, pendant deux siècles, un grand ascendant moral dont la liberté n’eut pas à souffrir. Sous le pontificat de Grégoire III (731-741), Rome est encore l’une des villes les plus libres et les plus heureuses de l’Occident. Mais le pape devient un souverain temporel, et soudain tout change dans la république de l’Église (c’est ainsi qu’elle se qualifiait elle-même). Avec le domaine éminent et le domaine utile de l’exarchat et de la Pentapole, le moine humble et pauvre qui occupait la chaire de saint Pierre se trouve être subitement l’un des plus riches et des plus puissants barons de la chrétienté. Il distribue à son tour des fiefs à son clergé, qui prend les mœurs farouches des gentilshommes. À Rome comme en France, le défenseur de la cité en devient l’oppresseur. Ce n’est plus l’austérité des mœurs, ce n’est plus le prestige de la science ni la grandeur du caractère qui crée des titres au rang suprême. L’intrigue fait les papes, et la galanterie quelquefois aussi. Deux courtisanes célèbres disposent pendant soixante ans du trône pontifical. À l’appel du chef, qui est un des leurs, les nobles quittent leurs châteaux et vivent en princes souverains dans une ville où il n’y a plus de lois. Personne ne réprime cette oligarchie turbulente. L’ancienne constitution est abolie (957). Jean XII conserve pour la forme deux consuls électifs et une douzaine de décurions pour représenter les douze quartiers de la ville ; mais il les subordonne à un patrice qu’il nomme lui-même et qui concentre la justice, la police et la force publique, c’est-à-dire tous les pouvoirs. L’esprit public ne cessa de protester contre cette innovation. En l’an 1144, après maintes tentatives avortées, l’officier papal fut remplacé par un patrice électif que secondait un conseil de cinquante-six sénateurs. Mais la liberté n’y gagna rien, et l’histoire de la cité romaine au moyen âge est remplie de troubles et de tumultes que termine, au XIVe siècle, une insurrection victorieuse suivie d’une réaction terrible et scellée du sang de Rienzi.

Mais la péninsule n’avait pas été envahie tout entière par les barbares. D’abord les lagunes de l’Adriatique avaient ouvert un refuge aux populations qui fuyaient devant les Huns et les Lombards. Là s’élevèrent des villes nombreuses, qui s’unirent sous la suprématie de Venise, la plus importante de toutes ; et l’an 697, dans une assemblée générale des lagunes, Paul-Luc Anaferte d’Héraclée était élu doge de la république vénitienne. Comment une démocratie très-large dans le principe aboutit à une oligarchie étroite, ombrageuse et jalouse, nous n’avons point à le rechercher. L’histoire de Venise, État souverain, n’appartient pas à notre sujet. Qu’il nous suffise d’avoir signalé les violents désirs de liberté que dut éveiller chez ses voisins de Gênes, de Pise et de Milan l’exemple de Venise et de sa rapide prospérité.

Protégée par ses montagnes, comme l’était Venise par ses lagunes, l’Italie méridionale presque tout entière reconnaissait encore la souveraineté des empereurs d’Orient ; mais, dès le VIIe siècle, les cités les plus puissantes, Amalfi, Naples et Gaëte, s’en affranchirent, et se constituèrent en républiques indépendantes, sous le gouvernement de deux consuls élus en assemblée générale. C’est, comme on voit, la vieille Rome qui se survit dans les débris de l’empire. Des relations étendues, un commerce florissant, l’énergie et l’audace que développe l’habitude des expéditions lointaines, tout contribuait à y entretenir un esprit de liberté qui contrastait singulièrement avec l’abaissement du reste de l’Europe. L’histoire doit une mention honorable à ces petites républiques. La civilisation moderne ne saurait oublier qu’elle est redevable aux Amalfitains de trois découvertes précieuses : la boussole, un exemplaire des Pandectes et un code maritime, dont les principes forment, aujourd’hui encore, la base du droit des gens.

En se détachant d’un empire qui glissait déjà sur la pente de la décadence, Amalfi, Naples et Gaëte avaient obéi à une heureuse inspiration. Elles échappèrent ainsi au dernier coup qui, en Orient, frappa les libertés municipales. Plusieurs édits les avaient déjà mutilées en enlevant aux citoyens le droit de nommer leurs magistrats, lorsque, au Xe siècle, l’empereur Léon le Philosophe supprima tout simplement les municipalités comme devenues sans objet et ne se rattachant à rien dans l’ordre politique. Jamais motifs plus dérisoires ne furent invoqués pour un acte plus despotique, et, ce qui est plus triste encore, l’histoire n’a pas enregistré une seule protestation.

Mais, tandis que la liberté rallumait son flambeau comme un phare sur les rivages de l’Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, quel était le sort de la haute Italie ?

Jusqu’à l’avènement d’Othon le Grand, elle n’avait eu que de mauvais gouvernements. Le règne des rois carlovingiens et des ducs de Frioul n’est que l’anarchie en permanence. Les révolutions y succèdent aux révolutions, comme les vagues aux vagues, sans apporter un principe de progrès. Pour y échapper, les hommes libres qui ont reçu à l’origine un lot dans le partage des terres fuient les villes et se cantonnent dans leurs châteaux, d’où les gentilshommes incultes et grossiers gouvernent les vassaux, les colons à redevances et les esclaves qui cultivent leurs terres. Dans les villes abandonnées règnent l’ignorance et la misère. Les lettres sont négligées, le commerce à peu près nul. La classe moyenne étant exclue du partage de la richesse territoriale, aucune illustration bourgeoise ne s’élève au-dessus du niveau commun, et les populations ont perdu jusqu’au goût des armes, triste et dernier effet de l’asservissement. Dans chaque ville, le comte choisit parmi les bourgeois, pour ses places particulières, quelques échevins, dont la seule fonction est d’acclamer les propositions du prince et de légaliser le despotisme en donnant l’exemple de la soumission.

C’est dans cet état que l’empereur Othon Ier trouva l’Italie. Les historiens allemands placent Othon le Grand dans leur estime au-dessus de Charlemagne, et nous devons convenir que, pour la justesse des vues comme pour la noblesse du caractère, le chef de la maison de Saxe n’est pas au-dessous de l’illustre petit-fils de Charles-Martel. Quant à l’Italie, sa préférence ne saurait être douteuse. Au chef franc, elle n’a dû que des malheurs ; à l’empereur germain, elle doit le premier de tous les bienfaits, la restauration des libertés municipales.

Fort heureusement, et par une coïncidence qui ne dura pas longtemps, l’intérêt de l’empire se trouvait en harmonie avec les aspirations des villes italiennes. Pour opposer une digue aux envahissements des comtes ses vassaux, Othon ne vit rien de plus sûr que de s’attirer l’affection des cités. Il ne leur donna point de chartes écrites ; il fit mieux. Il les laissa organiser elles-mêmes, sous son approbation tacite, leur propre gouvernement. Inspiration des plus sages. Les libertés octroyées ne valent pas les libertés conquises, et la reconnaissance des peuples les ramène trop souvent à la servitude. Quand, plus tard, on sommera les municipalités de produire leurs titres, elles invoqueront le plus haut de tous les droits, qui s’affirme et ne procède que de lui-même, la possession d’état, la prescription.

Tout contribuait à favoriser l’essor des communes, la bienveillance ou l’absence du souverain, la désertion de la noblesse, l’indifférence du menu peuple, et jusqu’aux discussions naissantes entre le sacerdoce et l’empire, qui, en rendant précieux à chaque parti le concours des cités, le faisait rechercher de toutes parts. Milan se constitua la première, Crème et Tortone suivirent. En moins d’un demi-siècle (961-1002), sous l’œil paternel de la maison de Saxe, la haute Italie se couvrit de municipalités si fortes, qu’elles purent, dès le siècle suivant, soutenir contre les empereurs, devenus hostiles, des luttes formidables. Il y aurait lieu de s’étonner de la spontanéité de ces créations et de l’esprit d’ordre qui y présida, si l’on ne savait que les anciennes cités romaines avaient conservé dans les corporations d’arts et métiers (collegia opificum) les principes élémentaires de la vie sociale. L’existence de ces institutions, qui avaient reçu autrefois des empereurs Valens et Valentinien la consécration légale, s’était perpétuée obscurément sous la domination barbare. À la renaissance de l’esprit public, les chefs et prieurs des arts formèrent tout naturellement le noyau du corps municipal, où ils apportèrent l’expérience des affaires et une longue habitude de la discipline. On les verra souvent depuis à Florence, sous le nom d’arts majeurs et d’arts mineurs ; en Flandre, sous la dénomination de grands et de petits métiers ; à Paris enfin, sous des noms divers, intervenir dans le gouvernement comme dans les dissensions des cités.

À la nature des magistratures créées comme à leur qualification même, on reconnaît tout d’abord la puissance des souvenirs. Les coutumes locales, la suite des temps, les rivalités, et, par-dessus tout, les troubles, amenèrent de nombreuses variations dans les fonctions municipales. À Bologne, par exemple, où domine l’influence universitaire, et malgré une constitution toute démocratique, l’influence des jurisconsultes fait pencher la balance en faveur de la noblesse ; à Florence, république industrielle et commerçante, l’aristocratie bourgeoise repousse également la noblesse et le menu peuple ; à Gênes, au contraire, on ne veut pour consuls que des gentilshommes ; mais, en prenant pour type la constitution primordiale de Milan, on aura une idée générale de toutes les autres.

Sous le rapport militaire, Milan était divisé en six quartiers, qui tiraient leurs noms des portes de la ville. À tous autres égards, les habitants étaient répartis en corporations.

Quatre pouvoirs distincts y étaient reconnus : 1° deux consuls annuellement élus ; l’un, consul de placitis, rendait la justice et administrait la cité ; l’autre commandait les milices ; 2° la credenza, conseil de confiance, conseil secret, peu nombreux, qui assistait les consuls et composait avec eux le pouvoir exécutif ; 3° un sénat électif de cent membres à l’origine, et plus tard agrandi ; le sénat faisait fonction de conseil d’État et préparait les décisions à soumettre à l’assemblée du peuple ; 4° l’assemblée générale des citoyens, qui, convoqués au son de la grosse cloche, sur la place publique, votaient les lois les plus importantes.

Au premier coup d’œil, on croit voir là une reproduction de la curie romaine ; mais l’analogie n’est qu’apparente. Il y a, au contraire, deux différences capitales. D’abord, les cités italiennes sont plus indépendantes. Elles pourvoient elles-mêmes, par leurs milices, à leur sûreté ; puis elles jouissent du droit de paix et de guerre, dont elles n’usent que trop les unes contre les autres ; enfin, avec sa noblesse impériale et son décurionat héréditaire, la curie constituait une oligarchie privilégiée. À Milan, l’extraction ne crée aucun titre, ne confère aucun droit. Tout artisan établi, même de la veille, est membre de la cité. C’est une démocratie bourgeoise ; avec toutes les qualités et tous les défauts de la bourgeoisie : le sentiment de la liberté, l’amour du travail, le génie des affaires, l’esprit d’ordre et l’instinct de conservation ; mais aussi le dédain des illustrations, le mépris du menu peuple, les rivalités mesquines et la petitesse des vues, qui s’oppose à la création des grandes choses et des grandes nations.

Quel admirable spectacle présentent dans le cours du Xe et du XIe siècle les cités italiennes sortant de leurs tombeaux ! À cette première période, toute d’enthousiasme, il n’y a point encore de place pour la méfiance et la haine. On jouit de la liberté dans sa plénitude ; on ne sent au-dessus de soi qu’un prince éloigné ou dont les rares apparitions ne sont que l’occasion de fêtes splendides. Tout habitant est citoyen, tout citoyen soldat. Les arts de la paix et les arts de la guerre suivent un développement parallèle. Sous la protection d’un pavillon partout respecté, les richesses de l’Orient viennent s’entasser dans les villes maritimes. À l’intérieur, les canaux et les grandes routes sillonnent un territoire fertilisé. La fabrication des armes et des étoffes de laine crée des capitaux de réserve qui vont débordant sur l’Europe, dont les banquiers sont des Lombards, dénomination qui subsiste encore de nos jours. La féodalité vaincue s’incline enfin devant les merveilles de la liberté, et le plus fier baron descend de son donjon pour venir demander son inscription sur les registres d’une municipalité.

Une telle prospérité pouvait-elle être durable ? Non ; elle était menacée par trois causes de ruine, dont une seule eut suffi à l’ébranler : les querelles du saint-siége et de l’empire, les rivalités de ville à ville, et dans la même ville des discordes sans cesse renaissantes.

On sait quelle perturbation causa dans toute l’Europe la fameuse querelle des investitures, suspendue plutôt que terminée par la paix de Worms, en l’an 1122. Dans ce conflit, les villes italiennes ne pouvaient rester neutres ; leurs intérêts comme leurs sentiments religieux s’y trouvaient très-directement engagés ; car, dans leur sein même, les évêques avaient conservé une certaine juridiction. C’est en leur nom que se rendait la justice, bien qu’ils n’y prissent aucune part. Ce sont eux qui frappaient les monnaies, non sans les altérer quelquefois. C’est à leur profit enfin que se percevaient les péages des portes. La source du pouvoir des évêques ne pouvait dès lors être indifférente. Les communes prennent parti, qui pour, qui contre l’empire. Deux ligues se forment ; d’un côté, Milan, Crème, Tortone, Parme et Modène ; de l’autre, Pavie, Crémone, Lodi, Novare, Plaisance et Reggio. Et alors commencent, entre des cités naguère amies, ces querelles insensées que prolongent dans tout le cours du moyen âge l’ambition des chefs et l’âpre jalousie des intérêts. Entre Pavie et Milan, entre Gênes et Pise, entre Pise et Florence, ce sont des guerres d’extermination dont la liberté finit par payer tous les frais, car le triomphe des unes comme la défaite des autres aboutit à leur commun asservissement.

Il y eut des trêves et même, à un certain moment, une occasion unique pour les cités italiennes de consolider leur liberté. Si les empereurs de la maison de Saxe avaient protégé les villes contre la féodalité, il n’en fut pas de même de la dynastie de Franconie. Les prétentions tardives des empereurs sur l’Italie se formulèrent l’an 1158, dans la célèbre assemblée de Roncaglia sur le Pô, où Frédéric Barberousse avait convoqué vingt-trois évêques et tous les princes, ducs, comtes et marquis de son parti. Là, d’après une consultation de quatre docteurs de Bologne, qui se croyaient encore en plein empire romain, Frédéric se fit attribuer tous les droits régaliens, ce qui réduisait à néant les prérogatives des municipalités. C’était le despotisme dans sa naïve insolence. Jamais position ne fut plus nettement dessinée. D’un côté, le césar germanique avec le cortège de sa haute noblesse presque toute gibeline, et le haut clergé qui n’avait pas oublié son origine féodale ; de l’autre, la bourgeoisie urbaine secrètement encouragée par le saint-siége, rival du Saint-Empire. Des armées nombreuses passèrent les Alpes et ravagèrent horriblement les contrées qu’elles venaient conquérir ou défendre. Milan, qui occupait le poste d’honneur, fit une résistance héroïque et ne succomba, l’an 1102, qu’après un siégé mémorable. La ville fut prise d’assaut et rasée. Menacées du même sort, les autres cités s’émurent, les petites jalousies s’effacèrent devant le danger commun, et alors se formèrent les ligues lombardes, alliance offensive et défensive où entrèrent Bergame, Bologne, Brescia, Crémone, Ferrare, Gênes, Mantoue, Milan, Modène, Padoue, Plaisance, Ravenne, Reggio, Tortone et Vérone. Toutes les forces de l’empire vinrent se briser contre cette digue libérale, et, l’an 1176, après neuf années de guerres sauvages, la ligue remporta un triomphe glorieux et décisif à la bataille de Legnano, près de Como. Vaincu et ruiné, Frédéric abandonna ses prétentions à la paix de Constance (1182), où les franchises des villes furent solennellement reconnues et confirmées. L’empereur ne s’y réserve que le droit illusoire de confirmer la nomination des consuls, et d’instituer dans chaque ville un juge d’appel pour les causes au-dessus de 25 livres (1,375 fr. de notre monnaie). Voilà tout ce qui reste de ces fameux droits régaliens et césariens pour lesquels tant de sang a été inutilement versé.

Après la paix, la ligue fut dissoute : faute irréparable ; dans l’enthousiasme d’une victoire inespérée, il eût été facile de resserrer le lien fédéral et de constituer la nationalité italienne. On eût avancé ainsi de sept cents ans les destinées de ce beau pays. Mais l’égoïsme local l’emporta sur l’intérêt général. Le patriotisme du bourgeois italien ne s’étendait pas au delà des murs de sa cité. Les guerres civiles reprirent leur cours, et lorsque, cinquante ans plus tard, un second Frédéric menacera de nouveau l’indépendance italienne, il trouvera les villes désunies et se battant déjà pour le choix de leurs tyrans plus que pour leur liberté.

Mais comment la bonne harmonie aurait-elle pu subsister entre les cités, quand chacune d’elles renfermait dans son sein des germes de discorde ? On y comptait trois classes distinctes : la noblesse, la bourgeoisie, les classes inférieures ; une noblesse turbulente, une bourgeoisie fière de ses richesses croissantes, une populace enfin accessible par son ignorance à toutes les mauvaises suggestions. À l’origine, il n’en était point ainsi : les populations urbaines étaient homogènes ; la noblesse habitait encore ses châteaux ; le temps n’avait pas encore créé ces grandes inégalités de fortune qui sont le péril des sociétés ; et si les bas artisans étaient exclus des fonctions publiques, ils s’en consolaient en dominant dans les assemblées générales. Or, qu’on remarque bien ceci : l’an 1039, la cité milanaise ouvre ses portes aux gentilshommes ; elle confie à ces capitanei le commandement de ses milices et jusqu’aux fonctions suprêmes du consulat. Eh bien ! deux années se sont à peine écoulées que l’insolence des nouveaux venus a provoqué une sédition terrible. Les nobles sont chassés. Ils assiègent la ville. Henri II vient à son aide et la paix se rétablit ; mais la guerre couve sous cette paix menteuse, et il suffira d’une étincelle pour la rallumer.

En introduisant à son foyer ses éternels ennemis, la bourgeoisie avait commis une grande faute. Qu’avait-elle à faire de leur concours ? Ils tenaient les campagnes, disent les historiens, et pouvaient affamer la ville. Crainte chimérique : la famine n’est pas à craindre pour qui possède la richesse et un commerce étendu. Avait-elle besoin des talents militaires des capitanei ? Mais les vertus civiques y suppléaient alors, et l’on sait avec quelle intrépidité les milices défendaient le carroccio traîné par des bœufs qui portait comme un palladium les armes et la bannière de la cité. Quand, dans le cours du XIIIe siècle, instruites par une cruelle expérience, Bologne, Padoue, Brescia, Pise, Gênes, Modène, Florence, Sienne et Pistoïa excluent les nobles des fonctions publiques, il est trop tard. Les tempêtes sont déchaînées. Les proscrits s’insurgent contre leur patrie ; ils font signe à l’étranger ; ils s’allient au bas peuple, ils s’enrôlent dans ses confréries, ils soulèvent les arts mineurs contre les arts majeurs, les ciampi contre les popolini grassi. Alors la confusion est au comble ; et comme si ce n’était pas assez de ces guerres de classes sociales, éternelles comme les classes elles-mêmes, voici que les bourgeois se divisent entre eux, et dans l’impossibilité de s’entendre appellent un arbitre qui ne leur rendra l’ordre et la sécurité qu’en échange de leur liberté. Les consuls cèdent le pas au podestat.

La création des podestats contenait en germe la tyrannie. C’est Frédéric Ier qui, en l’an 1158, l’avait imaginée comme un frein à la puissance des magistrats consulaires. Dans leurs dissensions, les cités l’imitèrent. Chaque ville voulut avoir son podestat. Et ce qui caractérise bien les méfiances réciproques, le podestat doit être étranger à la ville et n’y avoir ni parents ni amis. Le premier podestat de Florence est un Milanais, Gualfredotto. Plus tard ce sera Gauthier de Brienne ou Charles de Valois. Les pouvoirs du podestat ne sont pas définis ; c’est dire qu’il réunit tous les pouvoirs. C’est un podestat, que ce Galéas Visconti qui dresse des chiens pour la chasse aux proscrits ; c’est un podestat que ce terrible Ezzelino de Vérone, dont l’histoire, après six siècles, nous apparaît encore comme le rêve le plus monstrueux de la scélératesse en délire. Quand vingt années durant (1215-1235) on n’entend que les cris des victimes expirant dans les tortures, lorsque 11,000 hommes en un seul jour sont livrés aux supplices, on se demande où sont les consuls et ce que font le sénat et le conseil de credenza. Hélas ! il n’y a plus de sénat ni de consuls. Lasses des agitations de la liberté, les cités ont proscrit les magistratures populaires, et ce n’est plus le berger, c’est le loup qui gouverne le troupeau.

Au commencement du xive siècle, les communes italiennes sont populeuses et riches. La science administrative y est perfectionnée. ndus en donnerons une idée en reproduisant comme spécimen un budget de la ville de Florence de l’an 1315. Mais les temps héroïques sont passés. La grosse cloche de la maison de ville ne sonne plus que la fête du prince, et le carroccio pourrit dans un hangar. L’Italie a perdu ses vertus guerrières ; elle n’a plus de citoyens, partant plus de soldats. Le podestat n’enrôle à son service que des condottieri. Les empereurs d’Allemagne Henri VII et Louis de Bavière restaurent sans résistance le pouvoir royal. La papauté dégradée ne s’y oppose pas. Les municipalités enfin deviennent des principautés. À Milan, les Visconti ; à Vérone et à Vicence, les La Scala ; à Ferrare et à Modène, les d’Este ; à Mantoue et à Reggio, les Gonzague ; à Padoue, les Carrare ; à Bologne, les Bentivoglio ; à Florence, les Médicis, princes du comptoir, règnent en souverains absolus. Le despotisme couvre de son ombre le tombeau des grandes municipalités.

L’Italie avait brillé comme un point lumineux dans les ténèbres du moyen âge ; et si nous lui avons assigné le premier rang, c’est qu’elle le méritait par la priorité de date comme par l’éclat de ses destinées. Ses petites républiques, ou plutôt ses grandes communes, avaient appris aux peuples à se passer de la tutelle aussi onéreuse que dangereuse des chefs d’empire. Le réveil sonné par le tocsin de Milan avait été entendu partout. Les beffrois d’Ypres, de Bruges, de Gand y répondirent les premiers. Et quand les révolutions du monde moral projetaient déjà leur ombre sur la contrée privilégiée qui deux fois fut le centre du monde et peut le redevenir encore, d’autres astres se maintenaient à l’horizon.

Les Flandres ont été appelées l’Italie du Nord : rapprochement plus ingénieux que vrai. Entre les puissantes communautés des rives du Pô et de celles de l’Escaut, toutes filles du commerce et de l’industrie, il existe sans doute plus d’une analogie facile à saisir. Mais les populations diffèrent essentiellement par le caractère. Ici la mobilité, là une opiniâtreté poussée jusqu’à la folie. Ici la ruse et l’intrigue, là une brutale franchise qui déconcerte toutes les menées de la diplomatie. À Florence, les ciompi ne se battent pas. À Gand, les blancs chaperons se font tuer jusqu’au dernier. L’Italie enfin, prise dans ses propres filets, se laisse enchaîner par une foule de tyranneaux méprisables, et ne saurait même nommer le champ de bataille où tombèrent ses derniers défenseurs. En Flandre une cité, une cité seule, abandonnée de ses sœurs, résiste à l’une des grandes puissances de l’époque, livre à son dernier jour un combat désespéré, jonche la terre de 40,000 cadavres, et mérite en tombant le respect et l’admiration du vainqueur.

L’origine des communes flamandes, comme l’histoire de la Flandre elle-même jusqu’au XIIe siècle, est enveloppée d’une grande obscurité. L’incendie des archives de Gand (1178), et de celles de Bruges (1280), a dû priver la science historique d’une foule de documents précieux. L’opinion la plus probable, c’est que la création de la plupart des villes, comme lieux de refuge fortifiés, fut due aux incursions des Normands (IXe et Xe siècles). Et c’est ce qui explique comment elles furent peuplées de bonne heure de personnes éminemment libres et possédant des biens-fonds dans les campagnes. Sous la dynastie des Baudouin, ses premiers comtes (860-1127), la Flandre avait déjà pris un accroissement remarquable. La tradition a conservé le souvenir d’un temps heureux où personne ne fermait ses portes et où chacun laissait aux champs en toute sécurité ses instruments aratoires. Elle a également consacré la mémoire de Baudouin à la Hache, ce terrible justicier qui faisait pendre les nobles pour avoir pillé les marchands, et qui, à Bruges, fit jeter tout armé dans l’eau bouillante un chevalier coupable d’avoir dépouillé une pauvre femme. Mais les communes n’apparaissent sur la scène politique qu’en 1127, à la mort de Charles le Bon. Notons en passant que cet autre Baudouin fut assassiné à l’église par ses vassaux et vengé par le peuple. On est en droit d’en conclure que la première dynastie des comtes de Flandre avait été populaire comme le fut la seconde pendant deux cents ans. À cette même date commence aussi la très-fâcheuse intervention de la France dans les affaires de la Flandre. Le comté est vacant : nombreux prétendants. Le suzerain du pays, Louis le Gros, roi de France, l’adjuge à son allié, Guillaume Courteheuse, duc de Normandie, lequel y descend comme un brigand dans un pays conquis. Gand, Lille et Saint-Omer s’insurgent, et Guillaume est chassé. Dans l’exposé des griefs du peuple, on remarque déjà le mâle et fier langage des bourgeois du XIVe siècle. « Si vous pouvez conserver le comté sans déshonneur pour le pays, nous voulons que vous le conserviez ; mais s’il en est autrement, si vous n’avez ni foi ni loi, quittez le comté et laissez-nous le confier à quelque homme capable de l’occuper. »

En 1128, à l’arrivée de leur nouveau comte, Thierry d’Alsace, s’ouvre pour les villes de Flandre une ère de progrès qui, en deux cents ans d’une paix à peine interrompue par une seconde intervention française, les élève au rang des premières puissances politiques de l’Europe ; prospérité sans exemple dans les fastes de cette époque et due à deux causes principales : le travail et la liberté d’une part, et de l’autre un gouvernement intelligent. Le travail y est organisé en corporations dont les sages règlements forment la principale législation du pays. Tisserands, fabricants de draps, foulons, teinturiers, marchands en gros, commissionnaires et détaillants, tanneurs, bateliers, poissonniers, bouchers, brasseurs, etc., tous ont leurs chartes, leurs chefs élus, leur bannière, leur police, et, dans une longue pratique de la vie corporative, ils acquièrent cette précieuse solidarité d’honneur qui est la religion du commerce et qui leur ouvre tous les marchés du monde. Jamais aussi princes ne prirent à cœur plus que les comtes de Flandre les intérêts de leurs peuples. Pendant que leurs voisins s’épuisent en fêtes somptueuses ou en guerres désastreuses, Thierry d’Alsace et son fils Philippe, surnommé le premier législateur des Flandres, publient des keures (chartes municipales), rendent la justice en personne, creusent des canaux, multiplient les ordonnances sur l’industrie, sur la batellerie, sur les tonlieux (péages) et font des traités de commerce avec les rois d’Angleterre, avec les archevêques de Cologne pour la navigation du Rhin et avec les villes hanséatiques. Philippe d’Alsace fut le Colbert du XIIIe siècle, et il méritait assurément l’honneur de devenir le tuteur de notre Philippe-Auguste, ce sage administrateur qui, en trente-quatre années d’un règne pacifique (1157-1191), fit de Damme, de Bruges, d’Ypres et de Gand l’entrepôt des richesses de l’Europe occidentale.

Les villes de Flandre, anciennes et nouvelles, datent du règne de Philippe d’Alsace leurs constitutions écrites (Ypres, 1174 ; Orchies, 1175 ; Gand, 1176 ; Audenarde, 1177 ; Damme, 1180 ; Bruges, Alert et Courtray, 1190) ; mais les franchises et les libertés dès villes remontent bien au delà de cette époque, et les chartes régulatrices ne font que confirmer un état préexistant. L’ancienne capitale du pays, la vieille cité des Atrébates, centre d’un grand commerce de tissus de laines et tribunal d’appel supérieur jusqu’à la réunion à la France de la Flandre wallone, Arras, municipe célèbre, n’avait jamais eu de charte ; et il est certain que Gand se gouvernait déjà par des échevins en l’an 1164. Nous notons cette date sinistre comme celle du premier soulèvement des classes inférieures contre l’administration municipale.

Avec le temps et à la suite de troubles nés de l’antagonisme des classes, les keures subirent de nombreuses modifications. Là comme en Italie l’activité prodigieuse de l’industrie avait entraîné dans son tourbillon une partie de la noblesse, et les frelons s’étaient enrôlés dans la ruche : première source de discorde. Puis on s’était divisé en grands et petits métiers, les uns éligibles, les autres exclus : autre distinction pleine de périls pour l’ordre public. Mais sans parler des XXXIX Gand et d’autres institutions éphémères, voici quelle fut la base de l’ordre politique dans les Flandres pendant tout le cours du moyen âge.

Simple vassal du roi de France et pair du royaume, mais souverain dans son pays, le comte de Flandre exerçait par indivis avec les communes tous les pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire et militaire. De là deux ordres de fonctionnaires distincts : d’un côté, les châtelains, écoutètes, baillis, maïeurs et autres officiers du comte ; de l’autre, les échevins, conseillers et trésoriers des villes, avec leur cortège de pensionnaires, de messagers et d’autres agents subalternes.

Les échevins représentaient la personne civile de la commune, en administraient la fortune et y rendaient la justice de concert avec les baillis. Avec le titre sonore de grands échevins de Flandre, les mandataires des cinq villes principales (Gand, Bruges, Ypres, Lille et Douai) siégeaient à la cour suprême féodale (cour des barons, cour de Flandre) à côté des fils du comte, des barons de premier rang et des grands officiers de la couronne. Administration sans contrôle, justice, force armée, droit d’alliances, de paix et de guerre, honneurs, dignités, pouvoirs, tout était prodigué à de simples bourgeois. Mais l’échevinage était un privilège. N’y étaient admis dans le principe ni les artisans ni les commerçants ; et comme l’aristocratie bourgeoise se perpétuait au pouvoir par le droit qu’avaient les échevins sortants de choisir leurs successeurs, il en résulta de graves abus dont Jacques d’Artevelde prévint le retour par une organisation nouvelle. À Gand, sous sa dictature, les habitants furent répartis en trois catégories : 1° les rentiers, 2° le grand métier des tisserands, 3° les cinquante-deux petits métiers, tous fournissant à la ville des échevins et des conseillers. Et ce règlement se trouva si sage que les comtes l’adoptèrent et le maintinrent, en le modifiant à peine, jusqu’au temps de Charles-Quint, qui l’abolit définitivement.

Vers la fin du XIIIe siècle, après le règne heureux de Marguerite de Constantinople, qui avait affranchi tous ses serfs, décrété la liberté d’enseignement, régularisé les monnaies, créé l’unité de poids et mesures et combiné un tarif de douanes dont la sagesse n’a pas été surpassée de nos jours, il n’était bruit en Europe que de la richesse des Flandres. Leurs échevins traitaient d’égal à égal avec les comtes de Hollande, avec les rois d’Angleterre. On recherchait leur alliance ; on les choisissait pour arbitres ; on invoquait leur garantie pour l’exécution des traités internationaux. C’est alors qu’une reine de France, humiliée par le luxe des dames de Bruges, s’écriait dans son dépit : « Je me croyais seule reine ici, et j’en trouve plus de six cents ! » — « Une telle opulence, jointe à une certaine hauteur de manières malséantes, dit Froissart, à vils roturiers, alluma la convoitise de la chevalerie française, aussi orgueilleuse que besoigneuse. » Philippe-Auguste avait déjà morcelé les Flandres. Philippe le Bel en rêva la conquête. La fortune semblait l’y convier ; par suite d’alliances de famille, le comté allait échoir à des princes français. Ici, avec la troisième intervention de ses puissants voisins, commence pour ce beau et riche pays la période de guerres terribles, funestes aux uns comme aux autres, où s’illustrèrent les Koninck, les Breydel, les d’Artevelde, les Hyons, les Ackermann, et qui se termina, à l’avènement de la maison d’Autriche, par l’anéantissement des libertés municipales.

Quand on jette les yeux sur la contrée qui fait face à l’Angleterre, et qui n’est séparée de la France que par une frontière imaginaire ; quand on voit naître entre les deux peuples qui, avec des génies différents, représentent les deux faces de la civilisation moderne, ces luttes de suprématie qui commencent à Crécy pour finir, après cinq cents ans, à deux pas de là, à Waterloo ; lorsque, enfin, on réfléchit que dans ces plaines déjà arrosées de tant de sang peuvent encore se jouer les destinées du monde, il y a lieu de s’étonner et de gémir de la folie qui semble avoir présidé dans les conseils de la cour de France depuis Philippe le Bel jusqu’à la Révolution. La Flandre étant un grand atelier de travail, le bon sens le plus vulgaire conseillait à nos rois d’ouvrir à ses produits, par des traités de commerce, le marché français. Les classes y étant divisées comme ailleurs par les inégalités de rang et de fortune, la sagesse commandait de s’abstenir de toute intervention dans leurs démêlés afin de se réserver le rôle de médiateur ; et fallût-il prendre parti, mieux valait se prononcer pour les communes laborieuses, riches et puissantes, qui contenaient en germe l’avenir des sociétés modernes, que pour une chevalerie errante et fainéante en qui s’éteignait la vitalité d’une société déchue. En plaçant les villes de Flandre sous la dépendance des princes de la fleur de lis, la fortune semblait convier nos rois à ce beau rôle d’arbitre qui, habilement exercé, se fût bien vite changé en celui de souverain. Tout au rebours et par une aberration étrange, les mêmes rois qui, dans leur pays, ont favorisé l’insurrection des communes contre la féodalité, déploient l’oriflamme contre les communes flamandes et les rejettent dans les bras de leur mortel ennemi où les attirait déjà le besoin de laines anglaises pour leur fabrication de draps. Et cette politique insensée des Valois a été si bien suivie par leurs successeurs, que la réunion de la Flandre à la France n’a jamais été que temporaire et présente aujourd’hui plus de difficultés que jamais.

Avec Marguerite de Constantinople (1280) s’était close en Flandre la série des comtes habiles et populaires. Avare et cupide, Guy de Dampierre qui lui succède ne songe qu’à tirer de l’argent de ses trop riches communes dont les libertés l’importunent. À son instigation, Philippe le Hardi, son suzerain, s’ingère d’ordonner aux échevins des communes de rendre leurs comptes aux officiers du prince. C’était se créer très-gratuitement des ennemis. À cette violation de leurs privilèges, Ypres, Bruges et Gand se soulèvent, et cette première sédition s’apaise par des concessions mutuelles. Mais, peu d’années après, Philippe le Bel reprend pour son compte une querelle intéressée, démasque ses projets, fait arrêter le comte Guy par trahison, confisque ses provinces et y lance ses armées. L’aristocratie des villes lui en ouvre les portes. À Gand, les leliaerts (gens du lis) sèment le trouble à son profit. À Bruges, la noblesse unie à la haute bourgeoisie l’accueille avec des fêtes somptueuses. Mais les petits métiers, qui n’ignorent pas les misères des basses classes en France, s’indignent de la lâcheté ou de la connivence des grands. Soulèvement général. Deux hommes de cœur, Pierre de Koninck et Jean Breydel, un noble et un tisserand, dirigent le mouvement. En une seule nuit tous les Français sont massacrés ; ce sont les Vêpres de Bruges (1301). Alors la guerre déchaîne toutes ses fureurs. On rit de la folie de ces porteurs de maillets qui osent se mesurer avec des chevaliers bardés de fer. On riait aussi dans le même temps de l’imprudence de ces pauvres pâtres suisses demi-nus, Furst et Melchtal, qui provoquaient le courroux de l’archiduc d’Autriche. Les deux armées se rencontrèrent sous les murs de Courtrai (1302). D’un côté, 10,000 lances ; de l’autre, 50,000 fantassins et… 10 chevaliers ! La noblesse française s’entasse dans des fossés fangeux et se fait assommer par les massues pointues des tisserands. 20,000 hommes y périssent. On ramassa au boisseau, comme à Cannes, les éperons dorés. Deux ans après, Philippe le Bel prend sa revanche à Mons-en-Puelle. Vainqueur à son tour, il propose un traité onéreux pour le pays. Le comte accepte, mais les villes refusent, et les villes sont les plus fortes. La réunion des Flandres à la couronne est manquée, manquée pour jamais, et, pour le malheur du pays, il s’y est créé deux partis irréconciliables, l’aristocratie qui a trahi sa patrie, et le peuple qui l’a sauvée.

À dater de ce moment, les hautes classes, qui possèdent encore le gouvernement, perdent peu à peu leur prépondérance. Tel est le résultat infaillible des positions fausses. Entre leurs comtes qu’elles détestent parce qu’ils les pressurent, et les bas métiers qu’elles redoutent, parce que la sédition y fermente, elles flottent, hésitent, vont et viennent du roi de France au roi d’Angleterre, lancent le peuple à la défense des privilèges menacés, le retiennent quand il dépasse le but, et sont toujours prêtes à l’abandonner pour faire leur paix à part. Il y parut à la bataille de Cassel (1326), où se déployèrent seules les bannières des petits métiers. Les tisserands, cette fois, furent écrasés, et l’aristocratie n’en prit pas le deuil.

Alors se leva un de ces hommes au coup d’œil d’aigle, au bras de fer et au cœur d’airain, qui, dans les situations confuses, se trouvent toujours comme à point pour en dégager le vrai, le possible, et précipiter la solution. Bien qu’enrôlé dans la corporation des brasseurs, Jacques d’Artevelde, noble de naissance, n’exerçait aucune profession. Ses instincts, ses goûts, son éducation le portaient à la cour du prince Louis de Nevers. Son patriotisme le fit descendre sur la place publique. Il vit clairement que, malgré le lien de vassalité qui rattachait la Flandre à la France, la constitution intime des deux pays différait trop dans son essence pour promettre une paix durable. D’ailleurs, disait-il, sans le roi d’Angleterre, on ne pouvait vivre ; car toute Flandre est fondée sur draperie, et sans laines on ne pouvait draper. Le comte et ses officiers sont chassés. Jacques d’Artevelde saisit hardiment le pouvoir, réforme la constitution, introduit dans la municipalité les petits métiers et gouverna le pays pendant sept ans avec une fermeté digne d’éloge. « Il n’y eut oncques, dit Froissart, en aucun pays, duc, comte, prince qui put avoir un peuple si à sa volonté comme celui-ci l’eust longuement. » Jacques d’Artevelde eut le sort de tous les grands révolutionnaires, et, presque à la même époque où Étienne Marcel tombait à Paris, victime d’une réaction populaire, le Marcel des Gantois mourait assassiné dans une sédition.

Vers la fin du XIVe siècle (1380), au moment où l’Europe, déchirée par un schisme religieux, n’est gouvernée que par des princes ineptes ou insensés, la Flandre, par ses richesses comme par ses libertés, tient toujours la tête de la civilisation. Ses quatre grandes communes, Gand, Ypres, Bruges et Le Franc (campagne de Bruges), ne reconnaissent guère d’autre souverain que Dieu. Heureuses si elles ne se divisent pas ! Mais ce n’est pas un prince comme Louis de Male, orgueilleux et prodigue, parjure et cruel, qui maintiendra l’ordre dans ses États. Tout d’abord il désunit Bruges et Gand à propos d’un canal qui, en déversant dans la Verze les eaux de la Lys, prive cette dernière ville de sa navigation. À bout de vexations, ses sujets se révoltent. À leurs suppliques, il répond par des supplices. Un riche bourgeois de Gand, Jean Hyons, organise pour la résistance la confrérie des blancs chaperons. Après deux ans d’une guerre sans nom, la ville de Gand, délaissée des autres, est bloquée par une armée formidable. La famine y sévit. Trente mille personnes y périssent de faim. La haute bourgeoisie veut se rendre. Les métiers s’y opposent. Dans sa détresse, le peuple invoque le grand nom dont l’ombre semble régner encore. De bourgeois paisible qu’il était, Philippe d’Artevelde, fils du célèbre Jacques, est devenu, non sans quelque hésitation, le chef de cette foule aux abois. Il prend avec lui cinq mille hommes. C’est tout ce qui reste de valide dans une cité de quatre cent mille âmes. Il sort de la ville qui lui fait ainsi ses adieux : « Ne revenez pas ; si vous êtes mort ou déconfit, nous bouterons le feu partout, et nous détruirons nous-mêmes. » D’Artevelde lance son bataillon sacré sur quarante mille chevaliers et bourgeois de Bruges, les écrase, s’empare de la ville défectionnaire à la cause populaire, ramène à Gand l’abondance, et le siège est levé. Bruges méritait un châtiment, mais le vainqueur était humain. Il défendit sous peine de mort la violence et le larcin. Et le chroniqueur indulgent de ces chevaliers, qui ne signalaient leurs victoires que par des égorgements, avoue comme à regret que jamais ville forcée ne fut si bien traitée.

Louis de Male s’enfuit à Paris. Le prince qui régnait alors en France n’était plus ce sage Charles V qui, loin de secourir son orgueilleux vassal, l’eût plutôt mis à la raison. C’était un enfant turbulent et déjà presque fou, sous la tutelle d’oncles avides et méchants. Paris fermentait. C’était le temps des maillotins. On y faisait ouvertement des vœux pour les Flamands. Internationales ou civiles, toutes les guerres du XIVe siècle, en Italie, en Fiance et sur le Rhin, portent le caractère de guerres sociales. Partout c’est le peuple aux prises avec la féodalité. Il fut donc résolu en conseil qu’on irait combattre les Parisiens en Flandre. L’oriflamme fut déployée comme dans les guerres contre les infidèles ; apparat superflu : on ne manquait jamais d’armée pour ravager le pays le plus riche du monde. La question avait d’ailleurs dépassé les proportions d’un simple conflit entre un prince et des sujets insoumis. En Angleterre même, la noblesse, si ardente à guerroyer en France, y vit clairement une question de caste et laissa écraser les communes à Rosebecque. D’Artevelde y fut tué des premiers, et, avec lui, tout le bataillon des Gantois. On sait le reste. Cinquante mille chevaliers et soldats d’aventure piétinèrent pendant longtemps ce sol plus riche à lui seul que la moitié de l’Europe. Cent mille pièces d’étoffes précieuses furent brûlées dans une seule ville. Les bandits ne voulaient que de l’or. Le pays des quatre métiers ne s’en releva jamais. La dévastation fut telle que le comte Louis de Male trembla pour Bruges, sa ville favorite. Hommes, femmes, vieillards, enfants refusèrent la vie. « Tuez-nous, disaient-ils, nos os se lèveront contre les Français ! » Ah ! ne nous étonnons pas trop de la répulsion si souvent manifestée par les Flamands pour leur réunion à la France. Et, à défaut de barrière naturelle entre les deux pays, il y eut désormais une barrière morale, un fleuve de sang, et les malédictions des victimes de Rosebecque.

Louis de Maie mourut exécré. Mieux avisé, son héritier Philippe le Hardi, duc de Bourgogne se rapprocha des communes et pacifia le pays. Au prix de fortes contributions, les bourgeois de Flandre obtinrent, au traité de Tournai, le maintien de leurs franchises municipales.

Les communes respirèrent sous les princes de la maison de Bourgogne, qui, toujours endettés, gardaient avec elles l’attitude douteuse et cauteleuse d’un maître qui a besoin de la caisse de ses sujets. Pauvres maîtres parfois, que leurs troupes abandonnaient sans façon en pleine campagne, la veille d’une bataille, sans qu’ils osassent se plaindre trop haut. Gand, la ville aux tempêtes, était particulièrement ingouvernable. Diverses séditions à propos de la gabelle ou des monnaies avaient nécessité dans sa charte des modifications peu sensibles. Mais, en 1453, la dernière prise d’armes eut pour résultat un changement capital d’où date la décadence de cette grande ville.

Depuis Jacques d’Artevelde, la ville était organisée ainsi : vingt-six jurés, dont treize pour administrer la cité et gérer les finances ; les treize autres, sous le titre d’échevins, rendaient la justice. Quant aux citoyens, ils étaient divisés en trois corporations principales, savoir : 1° les bourgeois (rentiers), dont le doyen était premier bailli de la ville ; 2° les tisserands, répartis en vingt-sept quartiers ayant chacun son doyen, et, au-dessus de tous, un chef unique, le grand doyen des tisserands ; 3° et enfin les cinquante-deux petits métiers, dont chacun avait son doyen particulier.

Tout doyen avait le droit de provoquer une assemblée générale. Il lui suffisait pour cela de planter sa bannière sur le marché, un vendredi, et de faire appel aux autres. Si l’on y répondait, s’il y avait concours notable de petites bannières, force était au grand doyen d’apporter la bannière commune, auquel cas la grosse cloche se mettait en branle, et le bailli lui-même, quoique plus ami du repos que les tisserands, ne pouvait se dispenser de mêler aux autres le drapeau de la ville. C’était, comme on le voit, le gouvernement houleux de la foule, et l’insurrection en permanence.

Pour y mettre fin, Philippe le Bon enleva au doyen des bourgeois l’office de grand bailli, afin de retenir sous ses ordres le premier magistrat de la ville. Sur quoi grande effervescence. Il n’en tint compte, et, se trouvant en veine d’audace, il ordonna coup sur coup une gabelle du sel inconnue jusqu’alors, et force taxes sur d’autres denrées franches, telles que les blés, les laines et les harengs.

Il n’en fallait pas tant pour provoquer un soulèvement. Mais le beau temps de Courtrai n’était plus. Dans le démêlé des Gantois avec leur prince, les trois autres grandes communes de Flandre, Ypres, Bruges et Le Franc, ne virent qu’une question locale et conseillèrent la soumission. L’Angleterre, déchirée par des guerres civiles, refusa d’intervenir. Le roi de France, Charles VII, trop heureux d’avoir, pièce à pièce, reconquis son royaume, n’offrit qu’une médiation suspecte. Les notables de Gand eux-mêmes s’en allèrent tremblants et à genoux implorer la clémence du prince. Abandonnés à eux-mêmes, les tisserands, les petits métiers et quelques bourgeois élurent pour grand bailli un ouvrier maçon du nom de Lievin Bouc, et la guerre fut déclarée. Elle se fit comme toutes les autres, sans pitié, et se termina, après diverses alternatives de succès et de revers, par la bataille de Gavre, où périrent, en se défendant à outrance, vingt mille Gantois, derniers défenseurs de la liberté des communes. Après quoi le bon duc Philippe enferma dans un sac toutes les bannières et ne gouverna plus la Flandre que par ses baillis.

Au surplus, les villes de Flandre ne faisaient que participer à la décadence de l’esprit communal en Europe. En France, où leur existence avait été moins brillante, les communes avaient aussi accompli leur œuvre, dont la royauté recueillait les profits. Quelle part avait-elle prise à la révolution communale ? Quelle avait été, au contraire, vis-à-vis des villes émancipées, l’attitude de la noblesse et du clergé ? La science historique est aujourd’hui fixée sur ces deux points, et nous allons l’exposer brièvement.

Nous avons vu en France les cités, administrées par leurs décurions d’abord, par des échevins ensuite, perdre une à une, de fait sinon de droit, sous la tyrannie féodale, toutes leurs libertés. Quand le mal fut à son comble, la réaction commença.

Lorsqu’un grand mouvement s’opère dans les sociétés, il serait d’un esprit étroit de n’y assigner qu’une cause unique. Que la renaissance de la liberté en Italie ait réveillé en France, dans la partie méridionale surtout, le vieil esprit municipal, moins étouffé qu’ailleurs ; que, dans le Nord, l’habitude des associations jurées, venues des pays scandinaves et connues sous le nom de guildes, ait préparé les esprits à l’association communale ; que la querelle des investitures, qui remua toute l’Europe, ait affaibli dans les âmes le respect pour les grands feudataires de l’Église, tout cela est incontestable ; mais le mouvement fût né tôt ou tard de la force même des choses. Les habitants des villes qui se livraient au commerce et à l’industrie, et qui, malgré mille entraves, avaient acquis un peu de bien-être, commencèrent à se compter. Et, qu’on le remarque bien, la révolution du XIIe siècle ne prit naissance ni dans les campagnes ni dans les grandes villes. Chez les unes, l’isolement fait la faiblesse ; ou si l’extrême misère pousse à bout les populations, il s’y produit une agitation désordonnée, une jacquerie dont les tendances sont un retour à la barbarie. Quant aux grandes agglomérations, comme elles se protègent par leur propre masse, elles éprouvent moins que d’autres, étant moins foulées, le besoin de réagir. Paris, Lyon, Orléans, Tours n’eurent jamais de communes. C’est dans des villes de second ordre, industrielles et commerçantes, telles que Beauvais, Saint-Quentin, Laon, Soissons, en relations suivies avec des municipes plus anciens (Arras, Lille, Tournai, Cambrai) qu’éclatèrent les premières insurrections.

Nous ne mentionnerons qu’en passant les soulèvements prématurés qui y avaient préludé, les tentatives d’union des paysans de Normandie et leurs plaintes étouffées dans les supplices, la prise d’armes des Manceaux et leur commune éphémère abolie par Guillaume le Bâtard. L’heure n’était pas venue. Elle vint enfin, et, pour la première fois, les sujets trouvèrent des souverains disposés, sinon à les seconder activement, du moins à les laisser faire. Louis VI et ses successeurs n’ont ni créé ni émancipé les communes. Ils ont tout simplement, en leur donnant des chartes, légalisé ou prévenu les insurrections et sanctionné des faits accomplis.

L’attitude, favorable d’abord, mais bientôt ambiguë, des rois de France vis-à-vis des villes insurgées, décèle les embarras de leur propre situation. Que les chartes communales aient été dictées par le sentiment du bien public et par une haute idée des devoirs de la royauté, on ne saurait le nier, et il n’est que juste d’en faire honneur à nos rois. Voyez les motifs invoqués et consignés en tête des ordonnances : Pro nimia oppressione pauperum. (Charte de Mantes, 1150.) Ob enormitates clericorum. (Compiègne, 1153.) Propter injurias et molestias a potentibus terræ. (Abbeville et Dourlens.) Et pourquoi des chartes ? Ut sua propria melius defendere possint... Ut homines communiæ cum omnibus rebus suis liberi permaneant, etc., etc. Voilà des motifs graves et des intentions fort louables assurément. Mais il est permis de croire que l’intérêt du monarque n’était pas étranger à ses résolutions. Quand le royaume n’était plus qu’un théâtre de brigandages impunis, quand le roi lui-même n’osait plus se risquer sans une forte escorte à deux pas de sa demeure, il ne pouvait voir que d’un bon œil l’énergie des cités appuyer ses premiers essais de répression. De la création des communes il recueillait d’ailleurs trois avantages positifs : une première somme d’argent d’abord, prix de la concession, puis des redevances annuelles, et enfin le service militaire. Une armée et des finances, n’est-ce pas le pivot de tout gouvernement ?

Mais, tout en souriant aux coups portés à la féodalité par les milices bourgeoises, Louis VI, Louis VII, Philippe II et Louis IX lui-même entendent bien rester juges du camp, toujours prêts à jeter leur sceptre entre les combattants pour mettre fin à la lutte, car ils n’oublient pas, après tout, qu’ils sont les premiers gentilshommes de leur royaume. De là leurs hésitations qu’augmentent encore des scrupules religieux. Souvent une somme d’argent jetée à propos dans la balance la fait pencher d’un côté ou de l’autre. À Laon, moyennant 700 livres promises plutôt que données par l’évêque, tandis que les bourgeois n’en offrent que 400, Louis le Gros se prononce contre la commune. À Beauvais, à Reims, Louis le Jeune condamne également le parti populaire. À Orléans, il châtie rudement la forsennerie de ces musards qui, pour raison de la commune, veulent se rebeller et dresser contre la couronne. C’est que, dans la première effervescence des cités, et plus encore peut-être dans le calme plein de force et de grandeur qui y succède, la royauté croit démêler déjà une certaine tendance à se soustraire à toute autorité supérieure. Or ce n’est point pour créer en France de petites républiques, comme il en existait en Italie et dans les Flandres, que Louis le Gros a délivré aux habitants de Noyon les premières patentes d’émancipation. Aussi, tant que la féodalité reste debout, puissante et menaçante, les communes lui font contre-poids ; mais, dès que l’ennemi commun, décimé, dégradé et ruiné, n’est plus à craindre, le contre-poids tombe de lui-même. La royauté reprend aux communes des concessions qu’elle-même avait déclarées temporaires, confisque à son profit exclusif le service de leurs milices et finit par leur enlever toute juridiction.

L’ennemi commun, avons-nous dit, il y en avait deux, tantôt unis, tantôt divisés : la noblesse et le clergé.

Au XIIe siècle, il y avait peu de villes qui n’appartinssent à un baron ou à un évêque, et parfois à tous deux (Amiens, Auxerre, etc.) ; y créer une commune, c’est-à-dire s’affranchir de la servitude personnelle, s’arroger le droit de justice et s’armer pour le défendre, c’était dépouiller les seigneurs de leurs principaux privilèges. La commune devait donc, avant de s’établir, se heurter à des résistances opiniâtres. Il serait injuste cependant de ranger parmi les ennemis des communes tous les barons du moyen âge. Bon nombre d’entre eux octroyèrent spontanément des chartes qui furent même les plus libérales. À l’instar des comtes de Flandre, les comtes de Toulouse firent de leur capitale une espèce de petite république qui traitait directement de ses intérêts avec des puissances souveraines. Deux motifs atténuaient la résistance des seigneurs : le besoin d’argent et leurs propres rivalités avec les évêques. Les barons ruinés se firent marchands de chartes. Les seigneurs laïques s’unirent au peuple pour saper le pouvoir du clergé. Une seule concession répugnait à l’orgueil des gentilshommes. Accorder à des vilains, serfs de la veille, le droit de porter les armes, c’était presque niveler les rangs. Aussi avec quel mépris la chevalerie française ne cessa-t-elle de traiter les milices bourgeoises ! Préventions injustes et même coupables ! À Bouvines, les bannières des communes de Reims et du Beauvoisis poussèrent aussi avant que l’étendard royal dans le centre de l’armée impériale. Et si, la veille d’Azincourt, la noblesse hautaine n’eût pas repoussé le concours des milices parisiennes, nos annales compteraient peut-être un désastre de moins.

L’implacable ennemi des communes, c’est le clergé : « Commune ! nom nouveau, nom détestable ! s’écrie, dans son aversion, l’abbé de Nogent ; par toi les censitaires sont affranchis de tout servage ! » De tout servage, soit ! mais non de toutes redevances, car l’Église trafique des chartes comme tout le monde, à cette différence près que, possédant le privilège de s’absoudre elle-même du parjure, elle manque à la foi solennellement jurée. Le malheureux évêque Gaudry, de Laon, avait déjà reçu deux fois le prix de la même charte, lorsqu’il rompit le pacte de paix et déchaîna sur son pays les horreurs d’une longue guerre civile, en s’attirant à lui-même une fin déplorable. Sans doute il y eut d’honorables exceptions. Plus d’un vénérable prélat, ému des souffrances des peuples, prit de lui-même l’initiative de l’affranchissement : de ce nombre, les évêques de Noyon et d’Amiens. Mais, à y regarder de plus près, il se trouve que ces pasteurs populaires sortent eux-mêmes de la race asservie. Chez les prélats grands seigneurs, au contraire, l’orgueil de la caste parle plus haut que la douceur et la sainteté de la mission. Les plus intraitables sont un archevêque de Reims, frère d’un roi de France ; un évêque de Liège, allié à la maison de Bourgogne. Aussi est-ce autour des grandes cathédrales, à Cambrai, à Reims, à Liège, à Lyon, que se sont livrées les plus terribles batailles. Et c’est un évêque de Liège, un prince de l’Église, qui traverse l’histoire, marqué au front du surnom de Jean sans Pitié.

On ne se fait plus de nos jours une idée juste du faste et de la puissance de l’Église au moyen âge. Elle réunissait, outre d’immenses domaines en toute propriété, les pouvoirs spirituel, politique, civil, administratif, judiciaire et militaire. Tel archevêque avait sa garde de jour, sa garde de nuit, ses forteresses, ses prisons, ses maréchaux, ses sergents, ses bourreaux, son sénéchal, son juge mage, son juge des appeaux, ses prévôts, ses baillis, ses viguiers, son chancelier, son audiencier, son trésorier, ses tabellions, ses chambellans, ses écuyers, ses bedeaux, et jusqu’à un roi des ribauds ! Impôts excessifs, péages arbitraires, confiscations, lois honteuses, immorales, voilà le gouvernement théocratique. Que dire de ces apôtres de la pauvreté qui comptent parmi leurs épaves le grabat mortuaire du pauvre, n’y en eût-il pas d’autre dans la chaumière ! (Ce cas exceptionnel fut à la vérité controversé.) Et avec quelle âpreté jalouse le clergé défendait le plus minime de ses droits ! Douter de son autorité était un crime, l’attaquer un sacrilège. Au pouvoir spirituel, pour se défendre, toutes les armes sont bonnes. Les 6,000 bourgeois qui tombèrent à Lyon sous les forteresses de Saint-Just et de Pierre-Scize avaient été excommuniés la veille du combat ; et, avant de livrer la bataille de Hasbain, si funeste aux libertés de la commune, de Liège, Jean sans Pitié avait damné en masse tous ses sujets.

En résumé, la courageuse persévérance de la bourgeoisie, secondée par la bienveillance de la royauté, triompha de tous les obstacles, et de leur concours sortirent les communes.

Qu’est-ce qu’une commune ?

Un municipe ? non ; mais un pacte juré, une conjuration, une association créée pour la sauvegarde des franchises municipales. La commune, c’est le municipe sous les armes. On dirait de nos jours une garde nationale. Soit qu’ils accordent des chartes aux villes sur leur demande, soit qu’ils légalisent après coup les constitutions que les habitants se sont données, les princes n’ont pas en vue de créer des droits nouveaux, mais de restaurer des droits anciens, paralysés, plutôt que détruits par la tyrannie féodale. » Nous voulons, disent-ils, rétablir en votre faveur et confirmer à vos descendants vos anciens usages et coutumes, afin qu’ils ne puissent plus être violés impunément. » Quant à l’administration proprement dite, au municipe, qu’il ne faut pas confondre avec la commune, il en tire toute sa force et sa garantie, mais il n’en fait point partie intégrante et nécessaire. Beaucoup de villes, Paris entre autres, n’eurent jamais de commune, et, sauf la substitution du prévôt royal aux échevins dans l’ordre judiciaire, la suppression de cette institution dans les villes qui l’avaient possédée n’entraîna pas

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de changement Dotable dans les formes de l’administration.

Nous ne saurions analyser ici toutes les chartes communales. Entre les premières (Noyon, Beauvais, Saint-Queutin, Lann, Soissons, Ardres, Vervins, etc.) qui servirent de type à beaucoup d’autres, et toutes celles qui furent promulguées pendant deux siècles, de même qu’entre le Nord et le Midi, nous aurions à relever des différences notables. Toulouse et RouenT par exemple, exerçaient le droit de haute justice qui n’avait pas été concédé à d’autres. Mais la teneur générale de tous les statuts, peut se réduire à cinq objets principaux : l° la rédaction des coutumes ; 2° la juridiction municipale ; 3° les franchises et privilèges ; 4° les réserves faites au profit des seigneurs lésés ou dépossédés ; 5° les charges et redevances.

Après le serment d’union prêté par les membres de la commune, ce qui importait d’abord, c’était de fixer la législation civile et criminelle altérée par les désordres de l’âge précédent. Les coutumes locales, jointes aux anciennes maximes du vieux droit romain, flottantes pour ainsi dire dans l’air et recueillies par la tradition, constituèrent le droit nouveau. Les villes de création récente se réglèrent sur leurs voisines. Les magistratures populaires recouvrèrent, sous le régime des chartes, une juridiction- plus ou moins étendue, et c’est ce qui distingua essentiellement les communes des villes de simple bourgeoisie, régies en prévôté, où la justice se rendait au nom du roi par ses représentants.

Mais, de tous les droits reconquis par les habitants des cités et garantis par les chartes, le plus précieux était celui qui se définit le moins, parce qu’il résume tous les autres, la libt.-té, Echapper à la servitude personnelle ; disposer de soi-même et des siens ; marier ses enfants à, son gré ; se déplacer et circuler librement ; trafiquer, acquérir et léguer ses biens ; se soustraire aux prêts forcés, aux dons gratuits, aux droits de prise, aux corvées et à mille autres exactions, c’est-à-dire à la ruine, «t, pour la défense de tous ces droits, construire des forteresses, s’armer et combattre sous des chefs librement élus, c’était une conquête qui valait bien quelques sacrifices, et les villes rachetées ne marchandèrent pas trop le prix de leur rançon. Rien ne fut gratuit, ni dans la concession, ni dans la jouissance. Au contrat synallagmatique où ils intervinrent, rois, seigneurs et prélats stipulèrent à leur profit force redevances, outre le service militaire ou l’ost et la chevauchée, dont un souverain ne saurait dispenser ses sujets. Avec le temps, les charges devinrent même si lourdes pour les petites villes ou pour les grandes villes ruinées par les guerres, que les citoyens, renonçant d’eux-mêmes à leur droit de commune, en sollicitèrent la suppression.

I En ce qui concerne enfin la constitution des agistratures urbaines, elle varia infiniment, selon les temps et les lieux ; mais le principe général qui y domine, c’est le plus fécond de tous, l’élection. À l’exception de quelques villes, telles que Rouen et Falaise, où le corps municipal était choisi par le roi sur une liste de présentation, on ne voit partout que magistrats élus : maires, échevins, préposés, jurais, pairs de ville dans le Nord ; consuls, syndics, prud’hommes, viguiers et capitouls dans le Midi. Partout les mêmes fonctions et à peu

firès les mêmes attributions. Toutefois, dans a Provence et le Languedoc, où l’autorité royale, toujours contestée, se faisait moins Sentir, les, pouvoirs locaux se donnent plus ample carrière. Vrais souverains de la ville, les capitouls de Toulouse élèvent leur bannière à.la hauteur de celle du comte, et ne s’inclinent même pas devant l’autorité du parlement.

Telle fut au moyen âge la commune française. Fortede toute la faiblesse de la royauté, elle franchit d’un bond les limites du municipe romain, et, si elle n’atteignit pas au degré de splendeur des grandes communes de Flandre et d’Italie, du moins n’en subit-elle pas les cruelles vicissitudes. De nos jours, où la subordination des intérêts locaux à l’intérêt général est poussée à l’excès, on a peine à concevoir cette multitude de petits États souverains, auxquels il ne reste qu’un pas à faire, un pacte à conclure, pour constituer une république fédérative. Nous ne proposerons pa.s nos anciennes communes pour modèles ; mais ce qui serait aujourd’hui un retour à l’anarchie était pour l’époque un progrès. En l’absence de toute grande autorité tutélaire et protectrice, les cito3-eus ne devaient-ils pas pourvoir eux-mêmes à leur salut ? Oui, c’était un état de guerre, une situation violente, qui ne pouvait durer plus longtemps que la lutte, et la royauté victorieuse aspirait au moment de congédier ses auxiliaires devenus à leur tour dangereux pour elle. Au-xvio siècle, ii n’y aura plus de communes, il y aura une nation.

Mais cette grande figure de la nation, si lente à" se dessiner qu’on l’entrevoit à peine à

j la lueur des tempêtes, qui donc la représente au xm» siècle, sous le règne calamiteux des Valois ? Ce ne sont pas les Campagnes. Malgré les affranchissements opérés depuis Louis VI jusqu’à Louis X, la condition des serfs y est misérable, et l’esprit public absolument nul ; ce n’est plus une noblesse, toujours fastueuse et brave, mais fanfaronne

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et indisciplinée, qui ne sait plus que perdre des batailles ; ce n’est pas encore la. royauté. Le roi Jean est prisonnier à Londres. Le Dauphin, ce pâle jeune homme qui a ramassé le sceptre tombé sur le champ de bataille de Poitiers, le trouve trop lourd pour sa main débile, et le dépose sur la table des états généraux. À l’ouverture de ces états, la noblesse, anéantie et comme écrasée sous le poids de sa honte, déclare son impuissance. Anglais, Navarrais, troupes de chevaliers et compagnies d’aventure ravagent le territoire. La consternation est universelle. Qui donc sauvera l’État ? Les communes. Là, dans ces asiles fortifiés, et mieux défendus encore par le courage de leurs habitants que par leurs murailles, se sont réfugiés les lumières, les richesses, le patriotisme, !a vie. La on sent encore battre le cœur de la France. À Reims, la ville sainte où l’on sacre les rois, les bourgeois repoussent pendant deux mois les assauts de l’année anglaise, préparent sa ruine prochaine et effacent à demi la tache d’e Poitiers. Pour la première fois, enfin, apparaît sur la scène politique une ville qui n’en disparaîtra plus. Sans posséder le titre de commune, Paris est la commune par excellence. La cité reine, qui a grandi pendant une longue minorité sous la tutelle de nos rois, se déclare majeure enfin, et devient, à elle seule, un nouveau pouvoir dans l’État, pouvoir très-irréguUer sans doute/mais très-réel, qui dans les crises supplée à tous les autres, mais avec iequet tous les gouvernements devront compter désormais.

Vectigal dans le principe, et municipe vers la fin du ivc siècle seulement, Paris, sous l’empire, était compris dans la province Lyonnaise, et ne jouissait alors d’aucune des prérogatives propres à favoriser le développement d’une cité. Son accroissement n’en fut pas moins très-rapide, grâce à sa position insulaire au sein d’un fleuve navigable qui traverse de riches territoires. Au vio siècle, son importance était déjà telle, que, dans le partage des États de leur père, les quatre fils de Clotaire l’r laissèrent indivise entre eux cette ville exceptionnelle et s’interdirent même la l’acuité d’y entrer isolément. L’an 884, Paris devint fief héréditaire d’un comte, et ne fut réuni à la couronne de France que cent cinquante ans après, sous le règne de Henri l’r. 13e cette dernière époque date sa merveilleuse prospérité.

La plus ancienne organisation municipale de Paris était un corps de commerçants {marchands de l’eau, nautee parisienses, et, plus tard, hanse parisienne). Le chef de cette corporation prenait le titre de prévôt des marchands. Il avait la police des ports, et présidait un siège de justice, dit le parloir aux bourgeois, ou la maison de la marchandise. Mais la riche et puissante cité devenant ta capitale définitive du royaume et la résidence ordinaire du roi, la magistrature populaire du prévôt des marchands, plus commerciale d’ailleurs que politique, dut céder le pas à une institution supérieure, qui relevât plus directement de l’autorité royale. Le prévôt de Paris était un grand personnage. Il avait hérité de tous les pouvoirs des anciens comtes, et ne reconnaissait d’autre chef hiérarchique que le roi lui-même et son conseil, et, plus tard, le parlement. À ce poste de haute confiance ne parvenaient que des hommes d’un mérite reconnu et d’une fidélité non douteuse. Depuis ces temps reculés jusqu’à nos jours, l’administration de Paris n’a cessé d’être régie par des lois particulières.

Les rois de France aimaient alors leur fille aînée, cette bonne grande ville de Paris, si industrieuse, si riche et si docile, que jamais un murmure n’y avait troublé leur repos. Philippe-Auguste favorise lahanse parisienne. Il lui construit des ports et des entrepôts ; il lui concède un péage sur la navigation ; il lui cède les criées et la petite justice ; il appelle volontiers dans ses conseils les bourgeois de Paris, et, quand il part pour la croisade, c’est à leur probité qu’il confie sa fortune personnelle. Au siècle suivant, sous le despotisme intelligent de Philippe le Bel, Paris, siège d’un parlement déjà redoutable et d’une savante université, n’est plus une ville comme une autre ; c’est la tète d’un corps politique, c’est le cerveau de la France, où fermentent les idées de l’avenir. Vienne une occasion^ un grand danger, une de ces tourmentes ou la main d’un pilote inexpérimenté laisse tomber le gouvernail, c’est Paris qui le ramassera. Nous verrons alors Paris roi de France, et parfois un simple bourgeois roi de Paris : royauté d’un jour, passagère comme la tempête, mais qui, dans les grandes crises, maintient l’unité nationale et sauve le pays.

En l’an de malheur 1355, le prévôt des marchands s’appelait Étienne Marcel, et ce nom, illustre entre tous, était porté par un homme aux idées larges, aux vues supérieures, aussi hardi dans le conseil que résolu dans l’exécution. Avec Étienne Murcel, c’était la bourgeoisie en personne, c’était la commune de Paris qui présidait les états généraux. En le plaçant à. leur tête, les quatre cents députés des villes avaient en quelque sorte cburonné dans son héroïque représentant le pouvoir municipal.

Il y parut bien lorsque les états, effrayés des graves mesures qu’ils avaient votées, résignèrent leur mandat ; lorsque la commission des Trente-Six, bien qu’émanée de la portion la plus énergique dos états, désurta sou poste.

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Dans cette confusion extrême, il n’y eut plus qu’un seul souverain, le prévôt des marchands.

Arrêtons-nous maintenant sur cette figure imposante, sur ce précurseur des grands révolutionnaires d’une époque récente, et tellement semblable au-plus fier d’entre eux que, dans la perspective fuyante des âges, on pourrait les oonfondre. On a souvent comparé notre Marcel au Marcel flamand, Jacques d’Artevelde, qui, peu d’années auparavant, dans des circonstances non moins critiques, avait, lui aussi, usurpé le pouvoir souverain et élevé à la hauteur d’un trône le banc d’un magistrat municipal ; et si le succès décidait du mérite, l’avantage resterait, il faut en convenir, au héros gantois, dont l’œuvre survécut à Sa chute ; mais si d’Artevelde était à la hauteur de son temps, Marcel dépassait le sien de quatre siècles. Et puis, quelle différence dans les situations ! Lorsque parut le fameux brasseur, les villes de Flandre, quoique vaincues à Cassel, tressaillaient encore d’orgueil au souvenir de Courtrai. Des deux rois qui se disputaient leur pays, les Flamands en avaient un dans leur alliance, et ce n’était pas alors le moins puissant. Unies jusqu’alors par l’identité de vues, d’intérêts et de périls, les grandes communes du Nord s’étaient de plus exercées depuis longtemps a la pratique de la liberté dans les orages de la vie politique, et ce n’était plus une nouveauté pour elles qu’une révolte contre le souverain légitime. Enfin, pour asseoir solidement son autorité, il suffisait au réformateur gantois d’en élargir la base en l’étendant jusqu’aux extrêmes limites dé la démocratie. Kn France, les difficultés étaient bien autres. Poiliers avait été précédé de Crécy, et le découragement avait gagné les plus intrépides. Ce n’était pas un roi seulement que Marcel avait à combattre, c’étaient deux rois, et même trois, car il faut bien compter aussi parmi ses ennemis ce méchant roi de Navarre, cet allié de hasard qui l’abandonna et causa sa perte. Les villes de Flandre avaient formé entre elles une ligue puissante. Paris restait isolé, et l’autorité de Marcel ne s’étendit jamais au delà des faubourgs. Les tisserands de Gand avaient déjà essayé plus d’une fois leurs maillets sur les cottes de mailles ; les. paisibles artisans de Paris ne connaissaient pas encore la force de leurs chaînes et de leurs barricades. Enfin, il s’agissait bien ici de libertés municipales à sauver ! C’était un État, un grand État qu’il fallait tirer de l’abîme, une société disloquée à reconstituer politiquement du faite à la buse. Cette tâche surhumaine, à laquelle s’usa plus tard, et dans un temps plus éclairé, toute une génération d’athlètes, Étienne Marcel osa l’entreprendre tout seul, en pleine anarchie, en pleines ténèbres : c’est sa gloire ; et, s’il y échoua, c’est qu’on ne fait pas impunément violence à l’histoire, et que, de son temps, aucune puissance humaine n’y eût réussi.

Sous la vigoureuse impulsion de Marcel, les états généraux, s’érigeant en assemblée constituante, avaient décrété l’égalité politique, l’abolition des privilèges, l’universalisation de l’impôt, l’armement des citoyens en masse, la permanence des assemblées nationales et une réforme complète de la justice et de l’administration. C’était toute une révolution. Quand on se reporte au chaos des temps, on tombe de stupéfaction à voir des bourgeois, fils de serfs, s’élever d’un bond à une si haute conception du droit public ; mais restait la mise en œuvre. Or ici, il faut bien le dire, était-ce une conception organique sérieuse et surtout opportune que cette fameuse ordonnance de 1357, qui désarmait la royauté siins la remplacer, au moment où le salut de l’État dépendait de la plus énergique concentration de pouvoirs ? Non. Les meilleurs remèdes appliqués à contre-temps tuent le malade, et les réformes prématurées du xivc siècle n’étaient que l’inspiration du désespoir.

Trois ordres divisés d’origine, d’intérêts, de sentiments, d’opinions ; des états provinciaux contrecarrant, par esprit de localité, les mesures générales ; un peuple ivre de misère et de fureur, errant comme des bandes de loups affamés et rendant guerre pour guerre, victimes pour victimes, étaient-ce donc la des éléments de gouvernement ? Non ; et le prévôt des marchands n’eut pas la folie d’y croire. Malgré ses méfiances trop justifiées, et même après l’avoir humilié de son chaperon bleu et rouge, c’est au dauphin qu’il se rattache ; c’est avec son protégé frémissant de rage qu’il essaye encore de gouverner. Le dauphin s’enfuit de Paris et casse ses propres ordonnances. Marcel appelle le Navarrais : mesure imprudente, mais qui témoigne encore de son respect pour le principe monarchique et d’un vif sentiment de l’unité politique. Charles le Mauvais le trahit et passe à l’ennemi. C’est alors, alors seulement, que l’indomptable prévôt, abandonné des états, suspect à la haute bourgeoisie, sans appui, sans vivres, sans garnison, se met en pleine révolte, redouble d’activité, fait tendre les chaînes, creuser des fossés et se retranche enfin dans sa dernière forteresse, la maison de ville, en conviant Paris au salut de la France. C’était une faute. Paris n’avait pas encore conquis sur les provinces assez d’empire pour leur imposer sa volonté. Et si, par l’esprit étroit d’égo’i’sme local qui régnait alors, chaque ville eût imité la capitale, la nationalité française eût couru de grands hasards. Marcel s’y trompa, et après lui bien d’autres, et les Cabochiens et la Ligue et la Fronde. Mais le bon sens populaire

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ne suivit pas le chef dans sa tentative aventureuse. Les mêmes bourgeois, qui avaient juré de viure et mourir à bonne fin avec le prévôt, l’abandonnèrent, et il succomba ; mais ce ne fut pas sans avoir imprimé à l’esprit public une secousse qui se fit sentir longtemps.

Nous ne décrirons pas la réaction et l’affaissement qui suivirent la chute du prévôt des marchands. Paris consterné ne se releva de sa stupeur qu’à la mort de Charles V ; mais il fut vaincu une seconde fois et sans avoir combaftu. Les franchises municipales de Paris et des autres grandes comntunes tombèrent avec les bannières flamandes aux champs de Rosebecque. Cette fois, la réaction tint de la rage. Prévôt, échevins, greffiers, centeniers, quarteniers, dizainiers, syndics des corporations, tout fut supprimé à la fois au bruit des supplices. En 1407, Jean sans Peur restitua aux bourgeois de Paris leurs franchises, qui furent compromises de nouveau, cinq ans après, par le triomphe passager des Armagnacs. Mais déjà l’histoire de Paris est devenue l’histoire de France, et on ne saurait plus voir dans la Capitale du royaume une simple municipalité.

Au xvic siècle, l’esprit communal, éteint en Italie, affaibli dans le Nord, lutte péniblement en France contre les empiétements du pouvoir absolu. Il en est de même dans l’Europe continentale. Nous allons, pour compléter le tableau, jeter un coup d’œil sur l’Allemagne et sur la péninsule ibérique.

Jusqu’au xe siècle, les villes furent rares en Allemagne. Seules les provinces autrefois romaines, les bords du Rhin, l’Alsace, l’Helvétie et les contrées au sud du Danube avaient conservé quelques vestiges de leurs anciens municipes. Deux grandes cités, Cologne et Strasbourg, étaient dans ce cas. On possède encore une charte de cette dernière ville de l’an 9S0, en lis articles, dont les sages dispositions feraient honneur à un grand État. La population est divisée en vingt-deux tribus, dont deux de nobles et vingt de bourgeois et artisans, divisés en corps se métiers : organisation qui a résisté n bien des crises, parce qu’elle assurait la prépondérance-aux classes chez lesquelles s’incarne l’instinct d’ordre et de conservation.

Mais, dans les pays jadis indomptés, Bavière, iSouabe, Francouie, Saxe (entre le Rhin et l’Elbe), Frise (côtes de la mer du Nord et de la Hollande), la population, tout aux occupations agricoles, vivait soit dans des villages ouverts, soit dans des fermes isolées, comme on en trouve encore en Westphalic. L’Allemagne avait à cette époque pour limite orientale le cours de l’Elbe, de la Saale, de l’Inn et la forêt de Bohême. Au delà do cette frontière habitaient les Slaves (Wendes au nord, Windès au sud, Tchèques en Bohême), dont lus postes avancés atteignaient Lunebourg en Hanovre, Altenbourg en Thuringe et Bumberg on Franconie.

On considéra en Allemagne le roi Henri l’Oiseleur, de la maison de Saxe (919-930), comme le fondateur des villes. Il ne fit cependant qu’attirer par des privilèges les populations dans les lieux fortifiés pour se garantir des incursions des Madgyares. Ces ennemis une fois domptés par lui et par son fils Othon le Grand, les villes auraient cessé d’être, si d’autres causes n’avaient prolongé leur existence.

Le commerce s’était relevé de sa longue décadence. En Italie et en Flandre, on voyait poindre l’ère des grandes communes. Les Anglo-Saxons émergeaient de la barbarie. Lo

Nord Scandinave s’ouvrait peu à peu au christianisme et à la civilisation. À l’est de la Baltique, enfin, l’empire russe venait d’être fondé. Placée entre ces contrées, dont les unes commençaient à produire et d’autres à consommer, l’Allemagne, qui ollrait d’ailleurs une certaine unité de gouvernement et une tranquillité relative, devint la route naturelle des échanges, d’autant plus que l’anarchie féodale éloignait de la France le commerce de transit. De plus, l’industrie s’y était créée aux leçons d’artisans étrangers attirés par des évêques intelligents. Peu à peu l’Allemagne devint le centre d’un commerce immense qui suivait trois routes principales : de la Lombardie en Flandre et en Angleterre, par le Rhin ; de la Vénétie à la mer Baltique, par le Tyrol, Augsbourg, Nuremberg, Brunswick et Liibeck ; de Bavière en Hongrie, par le Danube. Ce mouvement profita aux villes existantes et en créa de nouvelles. Outre celles que nous venons de citer, Bâle, Worms, Cologne, Aix-la-Chapelle, Lunebourg, Francfort-sur-le-Mein, Dortmund en Westphalie

devinrent de bonne heure des villes libres et de grands centres de civilisation.

La querelle du sacerdoce et do l’empire eut pour résultat, en Allemagne comme en Italie, l’indépendance des cités ; mais, tandis que dans la péninsule les grandes communes, pour la plupart, soutinrent le saint-siége, en Germanie elles se déclarèrent pour l’empereur. Worms et Cologne prirent la tête du mouvement, et soutinrent vigoureusement Henri IV Contre Rome et le clergé. Elles en furent récompensées par le privilège de ne relever que de l’empereur (d’être immédiates, en termes de droit germanique). Ce privilège s’étendit parla suite à un grand nombre de villes et même à de simples villages, et la bourgeoisie des cités libres et impériales resta fidèle h ses traditions jusqu’à l’époque où, avec les Hohenstauffen, tomba l’antique monarchie allemande. Le rôle de l’empereur, vis-à-vis dos communes,

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avait été, avec plus de sincérité peut-être, analogue à celui des rois de France. Mais, dans la période suivante, depuis le milieu du xme siècle jusqu’à la Réforme, les empereurs, h de rares exceptions près, ne se considérèrent plus comme magistrats justiciers, et cherchèrent à étendre leur pouvoir dynastique aux dépens des cités comme des princes de l’empire. Alors se rompit la vieille alliance de la bourgeoisie et de la couronne, et, dans la décomposition générale, les villes cherchèrent leur salut dans dos confédérations. Peu après l’émancipation des cantons suisses, on put croire que les villes du sud-ouest triompheraient des princes et do la noblesse, A cette époque où la féodalité, partout aux prises avec les commîmes, les écrase à Cassel et à Rosebecque, la ligue des cités rhénanes soutient contre elle une lutte d’un demi-siècle, où la victoire resta indécise. La noblosse put troubler le commerce des cités, mais non le détruire. C’est même à dater de ce moment que la Ligue hanséatique prit les plus gigantesques proportions.

Lu hanse était une alliance offensive et défensive des villes unies par les intérêts de leur négoce. Elle s’étendit bien au delà des villes de l’Allemagne : Bergen en Norvège, Danzig, Riga, Novogorod y étaient affiliées, de même que Cologne, Louvuin et d’autres villes de l’intérieur des terres. La confédération avait ses Hottes, ses années, ses trésors communs. Ses assemblées se tenaient généralement à Liibeck, ville aujourd’hui décime, mais qui était alors la plus puissante des places maritimes, et qui dominait tout le commerce avec les pays slaves et Scandinaves. On la voit encore au commencement du xvie siècle en guerre avec le Danemark et décidant par ses flottes les destinées du Nord.

Mais la guerre de Trente ans devait anéantir la gloire et la puissance des villes libres. À l’exception de Cologne et d’Aix-la-Chapelle, restées catholiques, et d’Augsbourg, qu’on peut considérer comme mixte, toutes les grandes communes immédiates avaient adopté la réforme religieuse. Le commerce s’enfuit do l’Allemagne, théâtre d’une guerre dévastatrice, et prit le chemin de la France, où l’attirait une sécurité plus grande, à l’ombre du despotisme monarchique. La Hollande et l’Angleterre héritèrent de la Ligue hunséatique, dont la dissolution avait été prononcée dans une dernière assemblée tenue à Brème en 1G30. Brème. Hambourg, Liibeck et Danzig y restèrent seules fidèles à l’antique union. Novogorod, la grande commune slave, Novogorod la Sainte, l’asile de la liberté dans le Nord, était tombée sous les coups d’Ivan Wasilievitch, après avoir perdu sur la brèche ou par la famine les trois quarts de ses habitants. Strulsund, Riga, Weimar étaient dovenues suédoises. Quand Magdebourg, détruite par Tilly, se releva de ses ruines, ce ne fut plus comme ville libre, mais sous la domination brandebourgeoise. Augsbourg, qui avait compté 90,000 habitants, était réduites à s,000, et Nuremberg complètement ruinée.

Pour terminer sans l’interrompre ce rapide aperçu historique, nous devons ajouter que la révolution politique inaugurée par les traités de Westphalie fut loin de profiter aux libertés communales. Une fois l’autorité impériale réduite à un vain fantôme, les princes allemands, dont les territoires s’étatont arrondis et la domination consolidée, portèrent les derniers coups aux villes libres. Worms et Spire furent détruites par les armées de Louis XIV. Manheim recueillit leurs dépouilles. Strasbourg et les autres villes impériales de l’Alsace se détachèrent de l’empire, et, jusqu’à la Révolution française, les communes n’ont plus joué de rôle en Allemagne. Elles végétèrent plutôt qu’elles ne vécurent jusqu’au jour où les jeux de la conquête vinrent les incorporer aux territoires princiers.

Mais telle est la force des traditions libérales, que l’annexion aux États souverains des villes autrefois libres, si misérable que fût devenue leur existence, fut d’une grande valeur pour ces États eux-mêmes : elle apporta un précieux élément d’indépendance, fruit d’une longue autonomie, et dont il serait facile, aujourd’hui encore, de reconnaître l’origine.

Depuis la chute de l’empire romain, les destinées des peuples européens sont tellement solidaires que leurs annales ne forment pour ainsi dire qu’une seule histoire. Il ne s’y produit nulle part un grand événement qui n’ait aussitôt et partout son retentissement. Un seul pays fait exception à la règle générale. Séparée des autres États, moins par l’épaisseur des Pyrénées que par le caractère particulier do ses habitants, 1 Espagne, jusqu’au xvie siècle, ne participa point au mouvement général du continent. Tout en conservant jusqu’à un certain point l’originalité de leur physionomie, les autres peuples en ont adouci ou modifié lus traits au frottement des relations sociales. L’Espagnol de nos jours est encore le Celtibère des Romains. Les institutions romaines ont glissé sur lui sans l’entamer. Les lois visigothes n’y ont pas jeté de profondes racines. Bien plus, huit siècles de domination arabe y ont passé comme un fait accidentel, comme les vagues qui, en se retirant, ne laissent aucune trace sur le rivage des mers. L’Espagne enfin a eu aussi ses chartes municipales ; mais ses commîmes ne procèdent pas de la même origine que les autres. En Italio la première commune est un comptoir ; en COMM

Fjandre un atelier ; en Espagne, c’est un camp retranché.

Après la bataille de Guadalète (507), les flots de l’invasion arabe étaient venus se briser au pied des Pyrénées. À dater de là, l’histoire de l’Espagne n’est que le récit d’un reflux très-lent qui expire à la reprise de Grenade J1195). C’est dans cet intervalle de temps qu’ont vécu ses communes. À chaque pied de terrain reconquis des Pyrénées au Tage, il se créait une ville tortillée, création pacifique et non tumultueuse comme en France, parce que ce n’était point contre un ennemi domestique qu’on s’unissait en communauté, mais contre l’étranger. Les communes espagnoles ont eu aussi leurs orages, mais du moins ce n’est pas à leur origine : entre le prince et les sujets qu’il appelait à se grouper en pob/aciones, il n’y avait qu’émulation de patriotisme, et point de sujets de division.

Trois groupes principaux de populations composaient les anciennes Espagnes, et leurs types mal fondus ensemble se retrouvent encore dans la nation actuelle. Chez les Catalans, le génie du commerce poussé jusqu’à la recherche des aventures ; en Aragon, le sentiment de la gloire et de la liberté politique ; en Castille, une fierté, grave et sombre, avec l’instinct violent d’une liberté individuelle absolue et presque sauvage. Avec le temps, l’opiniàtreté castillane devait absorber la mobilité catalane, et, dans les premiers guerriers qui s’établissent à Burgos, on pressent déjà le génie de Philippe II et de l’inquisition.

Au x<s siècle, les montagnes de l’Espagne centrale étaient déjà couronnées de eastillets, et c’est de ces nids d’aigle que la contrée a pris son nom. À part les serfs, peu nombreux, les populations, clair-semées, se composaient de deux classes d’hommes également libres, savoir : les nobles (hidalgos, ricoshombres), et les artisans et cultivateurs. Les commîmes possédaient des biens immenses, et l’organisation en était si libérale, qu’on ne voit guère ce qui restait à faire au prince pour gouverner le pays, si ce n’est de réunir des troupes pour tenter quelque expédition contre les Arabes. Aussi n’exigeait-il des communes que de légers subsides dont s’exemptait même quiconque possédait, un cheval de guerre. Sans charte écrite, — la commune s’administrait elle-même. Avec l’assistance d’un conseil municipal très-nombreux, l’alcade, ’annuellement élu, gérait tout, police, finances, justice. Le pouvoir central était représenté par un adelantado, gouverneur politique et militaire qui veillait passivement à l’exécution des lois et n’intervenait pas dans l’administration.

Les premières chartes (fueros) datent du commencement du xie siècle. La plus ancienne, si souvent invoquée dans la suite, est le fameux fuero vicjo de Castella, édicté par le comte Sancho el Mayor pour servir tout à la fois de code pénal à la noblesse et de code municipal h Burgos, d’où il s’étendit à toute la Castille. Vibrent ensuite les fueros de Léon (1020), de Nnjera (1039), de Sepulvéda (1076), de Logrono (1095), de Tolède (uis), d’Oviedo (n-15), etc., etc. Ces constitutions presque identiques ne contenaient aucune disposition qui ne fût déjà en vigueur dans la pratique. Ce qui y domine, c’est le respect de la dignité humaine et de l’indépendance individuelle. L’Aragon eut aussi ses fueros ; mais dans les montagnes OÙ la royuuté se trouvait mieux assise et plus disposée aux empiétements, on tenait m’oins de compte de la liberté de l’individu que de l’indépendance du corps politique vis-à-vis du souverain. On connaît la célèbre formule àragonaise. Elle résume parfaitement l’idée que des hommes libres doivent se faire de l’origine du pouvoir et de ses conditions d’existence. En Catalogne, enfin, les fueros furent plutôt des lettres patentés commerciales o^ue des Charles de municipalité.

C’était alors l’âge d’or "des communes espa, gnôles.- Leurs députés étaient admis aux assemblées nationales (covtès). Oh y comptait de puissantes villes, telles que Barcelone, Tolède, Coiiloiie, Séville et Ségovie. L’union régnait entre le prince et les sujets, de même qu’entre les comuneros. Il y avait à cela une excellente raison, c’est que les Maures, souvent vaincus, niais toujours menaçants, tenaient en alerte les uns et les autres. Le péril passé, la désunion se mit parmi les classés. D’électifs qu’ils avaient été, les offices tendaient à devenir viagers et même héréditaires. Les caballeros en repoussaient le menu peuple, La noblesse, iîère de sa gloire militaire et jalouse des richesses de la bourgeoisie, prétendit l’exclure des fonctions publiques. Mais deux ligues se tonnèrent en Aragon (12(50) et en Castille (1295). et les caballeros vaincus gardèrent de leur défaite un long ressentiment qu’ils expièrent plus tard par la perte de leurs propres libertés.

Les trônes s’étaient affermis partout sur les débris de la hoblesse et des commune*. En Espagne spécialement, la réunion sur Une seule téta des couronnes d’Aragon et de Castille avait, en consommant l’unité politique, frayé la voie au pouvoir absolu. Pour l’exercer, il ne manquait plus qu’un prince jeune, "ambitieux, habile, politique et guerrier. Il se présenta. Ce fut Charles-Quint.

Flamand d’origine, Flamand dans ses goûts, hautain dans ses manières, .le nouveau roi plut médiocrement à une noblesse non moins eltière et peu habituée h se courber sôus lîn

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maître en qui elle ne reconnaissait que le premier des caballeros. Il plut moins encore à une bourgeoisie commerçante et riche, qui vit très-clairement que l’empereur d’Allemagne, proconsul plutôt que roi d’Espagne, sacrifierait à ses rêves de grandeur et de monarchie universelle les trésors et les armées du pays. Les villes tirent des remontrances. Charles-Quint n’en tint compte, et, peu confiant dans la fidélité de ses nouveaux sujets, il les fit gouverner par ses Flamands : autre sujet de plainte qui finit par déterminer une insurrection générale.

Au début, la noblesse prit parti pour les communes et envoya des députés à la junte centrale de Tolède ; mats elle ne se fourvoya pas longtemps dans cette échauflburée démocratique dont l’issue heureuse n’eût pas-tourné à son profit. Un vieux levain de jalousie qui fermentait toujours, et ses intérêts ’de caste, la rapprochèrent du trône ; peut-être même n’avait-elle visé qu’à se faire acheter sa fidélité. Les communes restèrent seules, ’et l’on put constater une fois de plus l’immense supériorité d’un pouvoir centralisé et s’appuyant d’un droit monarchique incontesté sur les forces dispersées d’une confédération peu certaine de la justice de» sa propre cause. Er. rante de ville en ville, l’armée des comuneros ; qui se fondait de jour en jour, fut atteinte par les troupes royales à "Villalar (1521), et se dispersa honteusement sans résistance. Le chef de l’insurrection, Padilla, se fit tuer dans la bataille, et les fueros municipaux furent ’ abolis.

Pour résumer en quelques mots l’histoire des communes dans l’Europe continentale du xiû au xvie siècle, on les voit naître partout spontanément de ce besoin d’ordre et de sécurité qui anime les petites sociétés comme les grandes, et chercher en elles-mêmes une protection que ne pouvaient leur accorder encore des pouvoirs politiques mobiles et contestés. Les communes contenaient les nations en germe. Quand les nations apparaissent, les communes s’effacent ; quand les États se consolident, les libertés locales sont menacées ; quand la.féodalité succombe, elles tombent avec leur ennemi. Sous prétexte de les protéger, lorsqu’elles n’ont plus besoin de l’être, le pouvoir absolu les écrase de Son poids. Si l’Angleterre seule présente un spectacle différent, c’est parce que le despotisme ne réussit jamais k s’y établir d’une manière durable. La royauté, tenue en échec par l’aristocratie, a dû lui opposer et maintenir le contre-poids des communes. Toute la raison de la différence qui Subsiste encore aujourd’hui entre la commune anglaise et la municipalité française repose sur cette considération.

Lorsque le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard, entreprit l’invasion dé l’Angleterre, peu sûr de son droit, malgré l’investiture pontificale, moins sûr encore de l’accueil des populations, il eut besoin de nombreux auxiliaires et ne fut point avare de promesses à leur égard. Aux aventuriers qui se pressaient sous ses drapeaux, il ne se présenta point comme un souverain dépossédé qui va chasser un usurpateur, mais il leur offrit l’Angleterre comme une proie à dépecer et à dévorer. Aussi eut-il moins de génie et d’habileté à dépenser pour accomplir sa conquête que pour la défendre contre ses auxiliaires. Il leur livra les campagnes et se réserva les villes. C’est sur deux anciens muhicipes, deux cités déjà puissantes, Londres et York, qu’il prit son point d’appui. Sa vie, si agitée, se passa tout entière à créer une forte discipline parmi ses barons, et ; s’il passe pour un despote, c’est moins aux yeux de ses nouveaux que de ses anciens’ sujets.

Campés plutôt qu’établis dans leurs domaines, entre un chef absolu et des populations frémissantes, les envahisseurs sentirent plus que partout ailleurs la nécessité de former un corps Compacte et étroitement uni pour résister à cette double pression. C’est l’origine de l’aristocratie anglaise. On voit à quel point elle diffère de toutes les autres. En France, la féodalité n’avait jamais été qu’une multitude de petits souverains isolés et destinés à succomber les uns après les autres sous les coups combinés et répétés de la royauté et des communes ; en Angleterre, c’était un corps collectif jaloux de ses privilèges et assez fort pour les défendre. Mais, par une conséquence nécessaire, la puissance de la féodalité y suscita une puissance rivale, celle des communes.

Les successeurs de Guillaume, fidèles à sa politique, se montrèrent favorables aux cités et aux bourgs. Henri Ier donna une charte à la cité de Londres. Sous Richard Ier, ces sortes de règlements furent rares, mais ils se multiplièrent sous le roi Jean, et c’est de là que date en Angleterre le régime des chartes : constitutions bizarres, étranges, confuses, et qui échappent à l’analyse. Ce qui en ressort de plus clair, c’est une grande indépendance, mais c’est la liberté à l’anglaise, c’est-à-dire hiérarchisée, car les communes ont eu aussi, et de bonne heure, leur aristocratie, qui, plus tard, sous le nom de whigs, se fait jour dans l’histoire ; voici pourquoi : l’industrie et le commerce aidant, les communes anglaises prirent un rapide développement dans le cours du xiie et du xme siècle. Mais leur population ne se composait pas uniquement des anciens habitants autochthones. Parmi les conquérants, qui.n’étaient.pas tous.de haut lignage, ceux qui n’avaient obtenu dans le

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partage du butin que des lots restreints s’étaient agrégés aux communes, en les renforçant d’un énergique appoint. Les simples chevaliers, repoussés par la haute noblesse, devinrent l’aristocratie des communes et s’en attribuèrent tous les offices. Pour consolider leur liberté, il ne leur restai t plus qu’à s’élever au rang de pouvoir politique. En 1264, sous Henri III, Simon de Montfort, comte de Leieester, chef de la noblesse révoltée, accomplit cette révolution en faisant admettre deux députés de chaque ville dans le Parlement, qui ne s’était composé jusqu’alors que des pairs et prélats du royaume. Il est vrai que, pendant longtemps, les représentants des communes ne furent appelés qu’à voter les impôts et subsides ; mais, quand on tient la clef des ressources d’un État, on est bien près d’en saisir le timon. La puissance des communes anglaises n’a fait que s’accroître, et, au moment où cette institution s’affaisse sur le continent, elle n’a pas encore jeté, par delà le détroit, sou plus vif éclat.