Les Éditions des loisirs (p. 145-161).

XIV

LE SECRET DE GRAND’MÈRE

Cela se passa donc dans cette petite pièce où gisaient jadis, sur le plancher, pommes de terre et carottes, où pendait alors à des clous, le long des murs, la friperie de la maison, cette pièce transformée aujourd’hui, parce que Grand’Mère, comme elle parait aux yeux des enfants, est une sorte de fée qui de rien crée quelque chose : Avec des bouts d’indienne qui traînaient, des étoffes défraichies venues de la mercerie, des gravures nettoyées à la mie de pain, elle s’est arrangé un petit salon bien exigu où son pauvre lit pliant s’agrémente comme un canapé de quelques coussins.

Pour Sabine, ce logis de la pauvre femme est un sanctuaire plein d’une émotion qui vous assaille dès votre entrée…

Elles sont là toutes seules, l’énigmatique inconnue qui a vécu là quatre années sans que nul ne l’interrogeât sur le malheur immense de sa vie, et la jeune fille avide, toute frémissante d’amour, assoiffée de bonheur. Et c’est dans ce tête-à-tête, pour sauver l’enfant chérie, à qui elle doit la vie présente et une si douce vieillesse, qu’elle sacrifie son bien suprême, le seul qui lui demeure : son silence, son secret.

— Tu sais, Sabine, si j’ai connu la grande vie, la plus large, la plus luxueuse, je ne suis pas née non plus chez les riches de ce monde, et, comme toi, j’en ai souffert. Mon père, modeste employé d’administration, gagnait peu et devait, cependant avec ses quatre enfants mener une existence bourgeoise ornée d’un certain décorum, d’une façade. Ainsi habitions-nous un appartement assez joli dans une maison neuve en briques nues — mais hélas à Ménilmontant ! Ainsi avions-nous, à petit prix une jeune bonne qui faisait le marché et les courses, ma pauvre maman ayant assez que de confectionner elle-même ou de rafistoler les robes de ses filles et les vestes de ses garçons qui se mettaient en lambeaux au lycée voisin. Nous avions hérité, de nos grands-parents, quelques meubles Empire, ce qui permit de faire dans une petite pièce un vrai salon où le lundi, ma mère recevait ces dames de l’Administration à laquelle appartenait mon père. C’est à quoi se réduisait ma vie mondaine, lorsque j’avais ton âge, et que, dans une petite pension du quartier, je suivais les cours du brevet supérieur. Vers cinq heures, ce lundi, quand mes devoirs étaient achevés, j’allais au salon, alors que mes jeunes frères et ma petite sœur se chamaillaient en apprenant leurs leçons dans la chambre de mes parents. Les visites du lundi dont j’espérais toujours quelque amusement me laissaient attristée. Les femmes qui venaient voir ma mère étaient ternes et ennuyeuses, besogneuses au surplus. On parlait déjà de la cherté des vivres, du prix des étoffes et des chapeaux, des moyens de s’habiller soi-même.

« D’autre part, entre un devoir de style et un problème, j’attrapais quelquefois dans la bibliothèque d’acajou de mon grand-père le livre des « Salons de la Restauration » qui me donnait des visions d’élégance, de somptuosité, de succès mondains. C’est ainsi que dans un milieu qui t’eût semblé désirable, ma Sabine, je traînais mon ennui et mon envie du luxe des autres. Je rêvais d’être « quelqu’un », de jouer un rôle comme ces femmes célèbres qui faisaient des romans et surtout de la politique. Ensuite, à cette période d’orgueil s’en ajouta une autre de simple vanité. Je ne me trouvais ni mal venue, ni laide, bien que les connaissances de ma mère ne parussent pas s’apercevoir que j’étais mieux que le commun. Et j’enrageais de ne rencontrer personne pour apprécier justement ma grande taille, la forme de mes hanches fines, mes épaules, mon front qui me semblaient bien faits. J’enviais les femmes qui, l’hiver, vont se faire admirer dans les fêtes parisiennes ou à la Côte d’Azur, et, l’été, aux bains de mer, autant que je venais de jalouser les intellectuelles.

« Ce fut au plein de cette crise que je perdis mon père ; il n’avait pas cinquante ans, ne laissait à sa veuve qu’une maigre retraite, pas un sou de rente et quatre enfants mineurs,

« L’affreuse peine que j’eus alors submergea et de loin, le sentiment de la ruine qui accompagnait cette perte déchirante. Il me fallut travailler sur-le-champ. Et, bien que l’on conseillât à ma mère d’attendre que j’eusse passé mon brevet supérieur qui m’aurait ouvert la porte de l’enseignement (lequel ne me tentait guère), elle ne résista pas à l’offre d’un ancien camarade de lycée de son mari qui possédait sur le boulevard une des plus luxueuses chemiseries parisiennes de l’époque et me réclamait comme vendeuse. Je dois dire qu’il offrait des appointements royaux. Il mettait à prix, non pas mes capacités commerciales qu’il ignorait, mais une certaine allure que je tenais de ma grande taille et de la façon dont Dieu m’a faite qui, même au comptoir, dans la servilité du vendeur devant le client, devait me donner un air « femme du monde » propice au bon renom de la maison. Je devais m’occuper du rayon féminin.

« J’étais une vaniteuse, ma chérie, mais pas un monstre. Si le cœur déjà déchiré par mon deuil, j’entrai, la mort dans l’âme, dans cette fonction subalterne, je savourai, comme n’importe qui, la secrète jouissance d’apporter à la maison, à dix-huit ans, l’équivalent de la pension de veuve touchée par ma mère. C’étaient les frais d’éducation de mes frères et sœur désormais couverts. Le chemisier m’avait achetée en quelque sorte. Mais il payait le prix.

« Tout est relatif, Sabine. Tout se classe dans l’esprit : rang social, obligations, niveaux humains, différences d’habitudes, d’après le lit où l’on est né. Tout dépend de cette couche natale. De ce que tu as ouvert les yeux dans l’humble impasse Saint-Charles, le métier de coudre et de vendre de jolies blouses chez ta Mamy, parmi des objets de parure féminine, t’a longtemps paru enchanteur. Pour la petite bourgeoise étriquée que j’étais, la même fonction dans une des plus grandes maisons de commerce de Paris se trouvait être une déchéance cruelle. De degré en degré, dans l’échelle sociale, il en est ainsi. À tous les rangs, l’homme a cela de commun qu’il regarde plus haut que lui, avec une fureur envieuse, et plus bas, avec mépris — ce qui est bien déplorable.

« Dans ce magasin somptueux où jamais ne se voyait une faute de goût, où le propriétaire, artiste, réglait lui-même l’arrangement des étalages, où le coloris des foulards, des cravates d’hommes était à la fois chatoyant et sévère — relevé par quelques bijoux : boutons de manchettes, épingle de style — j’étais à la fois l’employée et l’ornement. J’en avais, à parts égales, du dépit et de la vanité. Les femmes élégantes auxquelles je vendais des « chemisiers » à la plus récente mode, des articles de sport et les bas de soie dont l’usage n’était pas alors vulgarisé, me traitaient comme l’une des leurs, m’adressaient un sourire quand je leur remettais, d’un visage impassible, leur carton ficelé par mes soins. Je sais que la clientèle me trouvait « distinguée ». J’étais assez satisfaite de donner au patron, ami de mon père, cet avantage. Mais je souffrais assez cruellement de ce rôle subalterne. Où avaient fui mes rêves d’autrefois ? Et les salons de Ia Restauration ? Et les images des grandes intellectuelles d’après l’Empire qui, par leur influence, commandaient les actes des hommes d’État ? Je me retrouvais à mon comptoir, pauvre « Demoiselle de magasin » subissant à l’occasion les caprices des clientes, forcée d’accepter leurs idées parfois saugrenues, et, chez certaines, de la hauteur ou du dédain visible, bien que ce fût assez rare.

« Il y avait dix-huit mois que je faisais ce métier, et la joie d’apporter à la maison ma grosse mensualité avait déjà, par l’habitude, cessé de m’être sensible ; je n’avais pas tout à fait vingt ans — quand je connus celui que je nommerai seulement le Vicomte Paul.

« Ce n’était pas un client de la maison. Il se servait d’ordinaire sur la rive gauche. C’est de m’avoir aperçue d’aventure, ce matin-là, arrangeant l’étalage sous les directives du patron, qu’il avait irrésistiblement poussé la porte pour acheter n’importe quoi. Je n’ai jamais oublié que ce furent des boutons de manchettes en argent pour chemisier de dame — et qu’il paya fort cher sans barguigner. J’étais subjuguée, il n’y a pas d’autre mot devant ce que le jeune inconnu avait de princier, de splendide. Un peu de nonchalance réveillée par la grâce du sourire. Ce quelque chose qui domine tout : les circonstances, les hasards, les gens et qu’on nomme l’aisance. Il paraissait vingt-huit ans. Lorsque pour payer à la caisse — pendant qu’humble vendeuse je lui tendais son léger paquet — il arracha son gant de cheval, j’aperçus sa main robuste mais effilée qui me parut admirable. Mes yeux alors remontèrent à son visage. À ce moment il appuyait sur moi si impérieusement le regard de ses yeux clairs sous les cils sombres, que, de ma vie, je n’avais connu pareil bouleversement.

« Il me sembla, dès lors, que j’avais renoncé à moi-même et ne m’appartenais plus, que j’étais envoûtée par ce regard qui avait pesé sur moi plusieurs secondes, et que, dussè-je ne plus jamais revoir ce passant de hasard, son regard serait toujours devant moi jusque dans la vieillesse.

« Je ne pensai qu’à lui de tout le jour.

« Dès le lendemain, il devait, de nouveau, faire irruption dans le magasin. Je l’attendais, je te l’avoue, ma Sabine ; et c’est là, à ce moment qui était l’aube de ce terrible amour que je place, avec le plus de raisons, ma plus lourde culpabilité. Car j’étais grisée, surprise, déjà victime, certes, d’un début d’enchantement, mais pas dominée complètement. Un délai m’avait été accordé de vingt-quatre heures pour me ressaisir. Je possédais assez d’intelligence et de subtilité pour sentir que cet homme jeune et riche, si racé qu’on ne pouvait lui dénier son aristocratie — et la plus haute — appartenait à un monde tellement différent de ma petite bourgeoisie originelle, tellement éloigné de mon actuelle et subalterne situation dans une boutique (car aux yeux d’une personne du monde le luxe du commerce ne surclasse pas le métier), qu’il ne pouvait s’agir de lui à moi que d’un amour clandestin sans assurances ni sanction ; la grande faute, aux yeux de ma foi religieuse, le déshonneur, au point de vue de ma classe sociale. Je savais que ce conquistador me prendrait et ne m’épouserait pas (bien qu’au long de mes rêves, durant ces vingt-quatre heures, je me fusse dit à moi-même, mille fois : « Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? ») Et lorsqu’au soir du lendemain, le Vicomte Paul pénétra, de nouveau, dans la chemiserie du Boulevard où je me sentis défaillir dès qu’il m’eût clouée à ma place du rayon de ses yeux dominateurs, ma conscience s’en fut à la dérive. Déjà, je m’étais abandonnée en pensée. Je n’avais pas été surprise, cependant, puisque je l’attendais. Je subissais seulement la plus violente émotion de ma vie.

« Il vint à moi et me demanda de lui choisir un foulard pour dame (c’était alors la mode des foulards pour les élégantes), et le plus joli à mon goût. Et en prononçant ces mots si ordinaires, il me sourit. Il avait un sourire étrange qui vous donnait, comme celui d’un enfant, l’impression de voir jusqu’au fond de son âme. Je tremblais de tous mes membres en ouvrant les cartons bien carrés où dormaient ces grands mouchoirs de soie luxueux, et je m’arrêtai à l’un d’eux, écossais, qui avait des teintes paisibles d’automne. À quoi il murmura : « Je savais bien que vous aviez un goût parfait. »

« Pendant que je ficelais le carton, il trouva le moyen de me dire que son cocher l’attendait au coin du boulevard et de la rue voisine, et qu’il sollicitait l’honneur de me reconduire chez moi à la fermeture du magasin. Je ne sus que lui donner à mon tour l’adhésion de mon sourire.

« Une demi-heure plus tard, le garçon de boutique mettait les auvents à la devanture quand, toute frémissante et le cœur battant à coups déréglés, je suivis le trottoir jusqu’à la première rue adjacente. J’étais comme une somnambule qui agit sans discernement mais avec une parfaite assurance extérieure. C’était le mois de juin et le soleil dardait d’assez haut encore dans le ciel. D’un petit coupé où trônait un jeune cocher, le Vicomte Paul sauta sur le trottoir. Il me baisa la main, me demanda cérémonieusement à quelle adresse je désirais être déposée. J’indiquai seulement le carrefour du Père Lachaise. Alors il m’aida à monter, s’assit à mes côtés, ne me disant d’abord pas un mot. Durant le lent trajet vers le cimetière, il murmura pourtant : « À une personne comme vous, on voudrait éviter la moindre fatigue, la peine la plus légère. Permettez-moi de vous offrir ma voiture ainsi chaque jour ». Il était extraordinaire en tout. C’est par là qu’il me domina, qu’il m’anéantit. Cependant, sache bien, ma Sabine, que je porte toutes les responsabilités de ma faute. Pour me reprendre, j’eus tous les délais, tous les moyens. Il n’était, pour le fuir, aux premiers jours que de refuser cette voiture. Je savais bien vers quoi j’allais ainsi ! Mais l’imprudence m’épouvantait sans me faire reculer. Cela dura ainsi une semaine environ, peut-être quelques jours de plus, où j’étais environnée de ténèbres ardentes, ne sachant absolument rien de lui qu’une certaine grandeur qui émanait de sa personne et que l’amour sans limites qu’il me disait avoir pour moi. Enfin je connus son nom que j’avais lu naguère dans mon Histoire de France ; sa demeure : un vieil hôtel de la rue de Varenne, sa famille : il avait trois sœurs mariées, lui, fils unique, son rêve : il avait juré de m’épouser ! « Vous avez une allure de reine, me disait-il, vous porterez fièrement notre nom. » Ses alliances : sa mère se trouvait issue de germains avec une princesse régnante… Il aurait voulu me voir quitter mon métier de vendeuse. Mais, à cause de ma mère, de ma famille, je refusai catégoriquement, car il m’aurait alors fallu recevoir du vicomte Paul l’argent que je rapportais chaque mois à la maison. J’endurais un martyre et, en même temps, l’enivrement du plus grand amour.

« Sabine, tu peux me croire, je n’avais pas reçu de lui un seul autre baiser que celui qu’il appuyait sur ma main nue, dans la voiture qui me ramenait chez moi chaque soir, lorsqu’il se mit en tête que sa mère me connût. C’était une folie. Son sentiment pour moi allait jusqu’à égarer son intelligence. Il aurait dû savoir l’inutilité d’une démarche si pénible pour moi et qu’il fallut entreprendre, par surprise, comme l’attaque d’une place forte. Nous fîmes tous deux irruption — ou plutôt, il me traîna tremblante et prête à défaillir, un soir de juillet, dans le petit salon de sa mère, rue de Varenne, la veille du jour où elle partait pour les eaux. Elle se trouvait dans la pièce voisine au milieu de ses femmes de chambre et de ses malles. Elle arriva, petite, étonnée, mais vive et enjouée.

— Maman, laissez-moi vous présenter avant votre départ la jeune fille que j’ai résolu d’épouser.

« Ma chérie, cette scène qui fut une tragédie terrible pour moi, cette femme toute légèreté et tout sourire n’en vit que le côté bouffon :

— Oh ! oh ! mon cher Paul ! je sais que tu aimes à braver les usages. Mais ce soir, tu exagères un peu. Oui, tu me sembles pousser l’originalité jusqu’à l’excès. Ton histoire est même un peu trop drôle…

« Et comme me regardant enfin, elle me voyait livide, paralysée, incapable de tirer de ma gorge un mot d’excuse, qu’elle était sensible, compréhensive, avec un grain de cet esprit chevaleresque dont son fils était pétri, elle eut, je crois, pitié de la situation où m’avait mise le vicomte inconsidéré.

— Par égard pour Mademoiselle qui est charmante, tu aurais pu ne pas bousculer ainsi tous les protocoles et user de plus de ménagements, je ne dis même pas envers moi, mais envers elle.

— Mère, pardonnez-moi. Il fallait que vous la connaissiez.

« À ces mots prononcés avec une énergie inexprimable, elle dut sentir dans son fils passionné un de ces mouvements terribles, irrésistibles dont il avait coutume d’être victime. Un esprit de défense s’empara d’elle. Elle changea. Je vis s’ériger une figure de femme altière. Sa petite taille prenait l’offensive et en semblait grandie. Son regard sur moi se fit glacial :

— Mademoiselle, tous mes regrets si je suis dans l’impossibilité de vous recevoir.

« Hélas ! je n’avais que trop compris ! Je fis un mouvement de recul vers la porte. Le vicomte Paul entendait résister encore. Il se savait très puissant sur sa mère. Il aurait aimé argumenter longtemps encore avec elle :

— Tout ceci m’est égal, lui disait-il. Désormais il n’en reste pas moins que vous avez été à même de contempler, de juger, d’apprécier celle que j’ai choisie…

— Monsieur ! interrompis-je enfin, assez nerveuse, n’insistez pas, pour l’amour de Dieu ! Du moins laissez-moi me retirer !

« Il se décida là-dessus, et, ensemble nous quittâmes l’appartement de sa mère.

« Que te dirai-je encore, Sabine ? Ce qu’il advint, tu le devines. Un mois plus tard, notre amour était devenu plus puissant que tout, jusqu’à me faire renier mes affections, mes devoirs, mon honneur, jusqu’à me faire marcher sur les êtres chéris dont j’étais le soutien. Car le vicomte Paul se montrait assez fou que de me contraindre à le suivre sur la Côte d’Azur « où nous nous marierons nous-mêmes », disait-il. Et je lui obéis sans un regard en arrière. Laissant ma mère, mes frères, ma chère petite sœur sans presque de regrets, nous partîmes clandestinement, un soir d’août, pour le cap d’Antibes. Pas un adieu à qui que ce fût. Le notaire de Paul devait seulement servir, de ma part, une rente mensuelle à ma mère — qui d’ailleurs la repoussa royalement. Je n’avais plus de volonté, plus de conscience, plus d’âme. J’étais une chose entre les mains de ce jeune noble.

« Pourtant, ce n’est que là-bas, sur cette terre ocrée et brillante de la presqu’île provençale chargée de pins aux longs fûts roses, que je devins la femme du vicomte Paul. Ce fut alors un atroce bonheur dans cette villa carrée, au toit de tuiles rouges, enguirlandée de peinture, face à la mer. Si subjuguée et anéantie que je fusse, sous le pouvoir mystérieux de cet homme, la pensée des miens se mit à me déchirer. Il ne m’avait permis à l’égard de ma pauvre maman qu’une lettre d’adieux sans précisions ni adresse. Tout pour que le monde entier ignorât notre retraite. Sa frayeur demeurait toujours qu’on ne vînt me chercher, qu’on ne m’arrachât à lui. Nous portions un faux nom ; nous possédions de faux papiers, une personnalité d’emprunt ; nous menions notre existence dans une atmosphère factice. Une seule chose était vraie : son immense amour et le mien qui lui répondait. Mais notre bonheur aussi était fallacieux. Je me souviens encore de la mélancolie qui me serrait le cœur au crépuscule, sur les rochers de la pointe du Cap qui s’enfonçaient, couleur de corail, dans la mer irisée du soir. J’étais alors comme ces animaux qui, à la même heure, dans la campagne, lancent un appel déchirant vers leur bauge, leur étable ou leur écurie. Je me souvenais du petit appartement de Ménilmontant, du salon empire et je voyais ma mère en pleurs. Mais dès que le vicomte Paul dans sa stature si belle et si impérieuse me rejoignait pour m’entourer de tous les signes délicats de son adoration, je retombais éperdument en son pouvoir.

« C’est là, Sabine que je mis au monde mon petit garçon ».


Ici Grand’Mère s’arrête comme si le degré d’émotion où elle est parvenue à ce point de sa confidence, lui ôtait le pouvoir d’aller plus avant. Sabine qui est assise à ses côtés, sur le canapé que simule le pauvre lit, voit deux plis profonds se creuser aux deux pointes de sa bouche. Sa lèvre tremble. Elle avait donc un fils, cette grande solitaire perdue dans le monde immense ? Grand’Mère avait été mère. Et, rien qu’au rappel de son enfant, elle si vaillante jusque-là dans son récit, semble perdre cœur. Sabine elle-même qui a oublié, pour un instant, son drame personnel en demeure chavirée. Elle passe sa main douce et potelée d’adolescente sur la main cordée et noueuse qui pend sur la robe noire.

— Grand’Mère, c’est vrai ? Vous avez eu un enfant ?

— Oui, ma chérie. Il s’appelait Alain et me ressemblait beaucoup, disait-on. Lui seul apaisait un peu le remords dont j’étais déchirée en pensant à ma faute, en pensant à ma mère. J’avais abandonné ma mère, la laissant faible et seule se débattre avec trois enfants dans les difficultés d’une existence pauvre. Mais, au moins, j’avais appelé à la vie ce petit être qui me créait aussi un austère devoir. Cet enfant, le vicomte Paul ne voulut pas le reconnaître devant la Municipalité d’Antibes, à cause de notre nom d’emprunt. Il mûrissait un projet qui lui était un constant souci, je le voyais bien.

« Jusqu’ici, à Paris, ses parents semblaient s’être cantonnés dans une rancune indignée et ne faire aucun effort pour le rechercher. Quand il eut ce bel enfant, Sabine, je le vis changer, devenir inquiet, soupçonneux, émotif. Un pas sur le sable dans le jardin de la villa, et il courait pour soulever le rideau de la vérandah. Il tressaillait aux coups de sonnette. Je compris qu’il tremblait que son père, renseigné par quelque agence policière, n’eût eu l’avertissement de cette naissance du petit Alain et ne s’employât à en protéger la pureté de sa lignée. Il recevait des lettres qu’il ne me faisait pas lire malgré cette passion si délicate qu’il me montrait toujours. Souvent, il se rendait à la poste. Je ne l’interrogeais pas sur ces démarches insolites. Trop fière et aussi trop confiante pour commettre une indiscrétion envers ce compagnon bien-aimé.

« Enfin, il m’avertit un jour que nous allions partir pour la Hollande à bord d’un yacht amarré depuis quelque temps au port d’Antibes, et dont il avait connu le propriétaire au Casino. C’est alors qu’il me confessa ouvertement cette crainte dans laquelle il vivait au sujet de notre enfant, auquel il voulait donner son nom sans compromettre pour autant son incognito — ce qui lui serait plus aisé en pays étranger.

« Alain avait six mois. Un enfant splendide qui montrait, sous les proportions délicieuses d’un bébé, la robuste carrure de son père, et qui, de n’être jamais quitté par moi, donnait des signes bien prématurés de connaissance. L’existence extérieure, en regard de mes deux grands amours, comptait si peu pour moi que je quittai sans le moindre regret cette sorte de rêve qu’on vivait au Cap.

« Un beau voyage. Des escales sur la côte d’Espagne, sur la côte française. Une mer bleue et unie, un petit enfant dans mes bras qui ne sembla pas s’apercevoir qu’il avait quitté la stabilité du sol, un compagnon dont ces nouvelles péripéties de notre aventure semblaient avoir, par leur romanesque, avivé l’amour : ce furent des jours de joie indescriptible, Sabine ; des jours que je ne méritais pas de vivre, moi qui avais marché sur tant de cœurs, sur tant de lois divines et humaines pour les goûter !

« Notre nouvel ami hollandais nous amena, sans encombre, au port d’attache de son petit bâtiment luxueux, port qui était voisin de La Haye, ’Scheveningen.

« C’est là que le vicomte Paul décida aussitôt de résider. Il y loua une villa bien plus exiguë que celle du Cap d’Antibes, mais douée de cent fois plus de commodités et d’aisances. C’est là qu’il reprit son glorieux nom français et qu’il le donna à notre enfant. C’est là que j’allais vivre dans cette sorte de béatitude imméritée, de bonheur usurpé, de félicité fondée sur le malheur des autres, de tranquillité dédaigneuse des cris de ma conscience.

« Le témoignage d’une mère passionnée comme je le fus compte peu, ma chérie ; cependant, tu peux me croire, Alain fut un petit enfant délicieux. Son père et moi, dans une sorte d’admiration extasiée, nous recherchions, sans parvenir à le trouver, un défaut en lui. Plein de calme d’ordinaire, avec des mouvements de vivacité charmante. Ne cédant jamais à l’attrait des choses défendues : jeu, fleur, gâteau prohibés. Il suffisait qu’on lui eût dit : « N’y touche pas ! » En même temps, la tendresse même. Racé comme un petit prince, des accès de gaité folle et, souvent, dans ses yeux de trois ans, de quatre ans, une pensée intense que personne ne pouvait pénétrer.

« Son père, oisif dans ce pays étranger, s’attachait à la vie d’Alain comme un artiste à son œuvre. Il avait pour son enfant des patiences, des abnégations de nourrice, sans cesse occupé de lui, de ses jeux, de ses premières connaissances. Il ne quittait même pas ’Scheveningen pour la capitale hollandaise si proche, tant son fils l’absorbait. J’aurais aimé, moi, visiter avec lui ce pays si petit par son étendue métropolitaine, si important par son domaine colonial et qui, pour l’art, demeure le Musée de l’Europe. Il n’en fut jamais question. Cependant, à mesure qu’Alain grandissait, il l’amenait parfois avec lui en tramway jusqu’à La Haye, me laissant seule à la maison. Si je me reportais en arrière, je ne retrouvais plus le compagnon follement passionné qu’il avait été pour moi. À table, c’était de son fils qu’il s’occupait, à son fils qu’il s’adressait. On aurait dit que ma personne, ma pensée, mon âme, mon existence s’évanouissaient peu à peu à ses yeux comme un mirage et que restait seul devant lui ce jeune être dans lequel il se retrouvait. Les jours où la grise mer du Nord se montrait houleuse, il enveloppait lui-même son fils dans de chauds vêtements et l’emmenait, sur la digue, pour lui donner sa part de spectacle, comme chez les bêtes le mâle gave lui-même son petit.

« Et moi, je me voyais décroître, diminuer peu à peu, m’évanouir même dans les pensées de cet homme pour qui j’avais, un temps, représenté le bonheur même. Chose étrange ! avoir été comme une source de vie pour un être, son animatrice, la cause de tous les mouvements de son cœur, et se sentir disparaître à ses yeux comme un fantôme !

« Ne va pas croire, ma chérie, qu’il cessât d’être bon, qu’il se montrât effectivement dur ou cruel pour moi. Il avait gardé, à mon égard, ses charmantes déférences. Mais il ne me voyait plus. Sa passion était morte. Son fils seul existait.

« Le vicomte Paul, vois-tu, Sabine, subissait une loi impérieuse des milieux humains qui veut que le couple soit assorti jusque dans son passé, dans sa formation, ses habitudes d’enfance, son comportement en toutes choses. J’avais été certainement une jeune fille bien élevée dans ma modeste petite bourgeoisie. Mais rien de commun avec l’éducation, les idées, les habitudes qui avaient façonné le vicomte Paul. Un homme a bientôt fait de mesurer toutes les différences qui se marquent entre lui et celle qu’il aime. J’étais aussi loin, à ses yeux, de sa mère que les femmes de chambre de celle-ci. Je sentais que je manquais à lui apporter ce qu’une femme de son monde lui eût donné. Et de son côté, à chaque instant, il me choquait par les préjugés de sa caste. Les différences de nos milieux s’opposaient, dans toutes les circonstances, à l’union de nos deux esprits. La touche de la vie commune nous avérait à toute minute étrangers l’un à l’autre. Il n’y a pas de pire épreuve pour un grand amour. Ses raffinements, par exemple, me semblaient risibles. Ses exigences pour le service — nous n’avions qu’une seule domestique — me révoltaient. De mon côté, je devais, quels qu’eussent été les soins de mon éducation bourgeoise, le froisser à chaque instant. Il était fatal qu’il rêvât quelquefois, inconsciemment, d’une autre union plus normale…

« À la vérité, ma joie, ma gloire de posséder mon petit garçon bien-aimé étaient telles que je prenais à peine conscience de ce qui se passait en moi à l’égard du vicomte Paul. Je le revois encore, mon petit Alain, courant dans le jardin au milieu des fleurs avec ses boucles brunes flottant sur son grand col blanc… »


Ici la vieille femme s’arrêta pour un court silence. Sabine, assise à ses côtés, vit sa main se crisper sur ses genoux. Il y eut deux ou trois soubresauts légers dans sa poitrine. La jeune fille, témoin de sa souffrance, aurait voulu lui dire : « Arrêtez-vous, Grand’Mère, vous vous faites mal pour moi. Ne m’en dites pas plus. » Mais elle ne le put pas, trop avide d’en savoir davantage, trop captivée par ce roman vivant, trop frémissante de se retrouver, elle-même, dans cette amoureuse qu’avait été, en sa belle jeunesse, cette Grand’Mère admirée. Et puis, dans ce cas romanesque, elle recherchait avec le sien mille analogies — mais aussi les circonstances qui les différenciaient et lui donnaient des raisons d’espérer encore pour sa propre aventure.

Enfin Grand’Mère reprit :

— C’était un vrai petit prince de légende pour la beauté, la gentillesse, la perfection. Ses caresses, la caresse de sa petite main potelée sur ma joue, je la sens encore aujourd’hui, au bout de quarante ans ! Si je m’effaçais devant le père en présence de notre enfant, je n’étais pas moins passionnée que lui… Mais il faut que tu saches la fin de tout, ma Sabine. Ce fut si brutal ! si horrible ! Les parents du vicomte Paul, à force de recherches, avaient réussi à retrouver sa trace au Cap d’Antibes, d’abord, en Hollande ensuite… Alain avait sept ans et demi, lorsque son grand-père débarqua à Scheveningen. C’était un homme terrible. Lui aussi avait pour son fils la passion que possédait celui-ci pour Alain. Il y eut, entre eux, des scènes violentes, dont je fus exclue — car j’en étais l’objet. Toutes portes et fenêtres fermées, j’entendis, pendant trois jours, le bruit de leur dispute qui retentissait dans la pièce du milieu, à la villa. Enfin le père triompha. Il emmena son fils. Et Alain qui, ayant été reconnu en dehors du mariage par son père, lui appartenait, me fut ravi lui aussi !

« On me l’enlevait, Sabine ! On me l’arrachait ! J’ai oublié les adieux que me fit le vicomte Paul, ainsi que ses tristes excuses. Je crois qu’il me dit à peu près : « Si tu m’aimes, fais-moi ce nouveau don comme tu m’avais fait le premier. Jure-moi de te résigner, si tu m’aimes. » Je ne me souviens que du geste de ce vieux gentilhomme inexorable qui saisit violemment mon enfant cramponné à mes épaules de ses deux petits bras.

« Je ne l’ai plus jamais revu.

« Je demeurai en Hollande où l’on me laissait, dans une banque, un dépôt de 10.000 florins. J’étais hors de la vie, dans un horrible cauchemar, ne voyant personne que ma domestique bien dévouée, grignotant chèque après chèque ma provision bancaire. Quand je fus lasse de pleurer sur place, je résolus de venir souffrir ma peine à Paris. De rechercher ma mère, surtout ! Mais ma mère était morte, ses enfants dispersés. Alors je me mis à rôder, rue de Varenne, autour de l’hôtel où vivait mon fils. Je ne voyais pas un jeune garçon dans cette rue sans le dévisager, mais jamais je ne découvris Alain. D’ailleurs, l’hôtel semblait inhabité. J’avais juré au vicomte Paul, dans le dernier élan de mon amour désespéré, de ne jamais troubler sa vie, de ne jamais déclencher un scandale. Je n’allai donc jamais au delà de ces recherches anonymes. D’autre part, anéantie dans ma douleur, sans courage pour tenir une maison, pour organiser ma vie de femme seule, je résidais dans un misérable hôtel de Montmartre, épuisant les derniers restes de mon pauvre capital. Lorsque j’en fus à mon ultime billet de cent francs, j’essayai de chanter dans un music-hall, utilisant pour m’habiller les robes faites naguère à La Haye. Mais je n’obtins que quelques maigres cachets. Alors… il se passa des choses dont j’ai honte et que je ne te dirai pas, mon enfant…

« Puis, ayant trop souffert de la faim, du froid, je tombai malade et passai deux cruelles années dans un hôpital parisien. La seule douceur : une vieille dame visiteuse qui venait me voir, tous les jeudis, et qui, sachant tout de moi, voulut cependant bien m’accorder son amitié. Elle m’a empêchée de sombrer complètement et m’a redonné le désir du travail.

« Guérie, installée, grâce à elle, dans une petite chambre à Auteuil, j’ai cherché des journées de ménage et j’en ai trouvé. Croirais-tu que la pensée de mon Alain me soutenait toujours ! De l’abîme où j’étais tombée, je suivais en rêve sa jeunesse. Je le voyais à seize ans faisant ses études. À vingt, son service militaire. Puis, se mariant. Il me semblait que ma misérable condition lui achetait du bonheur. Lorsque je frottais les pavés ou lavais la vaisselle chez de modestes bourgeois sans domestiques, je croyais sentir que cet humble labeur me purifiait de mes fautes passées. Malheureusement, j’eus alors un accident : une jambe cassée en tombant dans mon misérable escalier. À soixante ans et plus, ce fut l’hôpital à nouveau. J’y traînai six mois. Après quoi, j’avais perdu mes clientes. À cet âge, il est difficile de retrouver le travail qu’on a laissé échapper. C’est alors que la noire misère commença pour moi. La misère, celle du porte-monnaie jointe à celle du cœur, cela vous vieillit vite. Comme ménagère, on préférait des femmes jeunes. Une malchance continue. Je commençai à ne plus pouvoir payer le loyer de ma chambre. On peut ne pas acheter, à l’occasion, sa livre de pain quotidienne et s’arranger avec soi-même pour se coucher à jeun. Mais, avec le propriétaire, l’accord ne se fait pas si bien. J’avais déjà reçu plusieurs menaces. Que devenir en pareil cas, lorsqu’on est isolé dans le grand Paris, dans le grand univers ? Le secours de l’Assistance publique m’empêcha un temps de mourir de faim. Mais je reçus des menaces de mon propriétaire et je connus un bizarre affolement où je ne me retrouvais plus moi-même. Une journée entière, j’ai tourné en rond dans ma misérable chambre d’où l’on devait m’expulser le lendemain. Le soir, j’ai demandé pardon à Dieu et je suis partie pour Javel… Tu sais de quelle manière Dieu m’a prise en pitié et t’a mise sur ma route, mon enfant bien-aimée… »


Dans le cagibi, il se fit alors un grand silence. La vieille femme semblait brisée par l’effort d’avoir recréé ainsi sa vie ; la jeune fille, en proie à une brutale réalité qui succédait à son rêve. Du cas de ce vicomte Paul à celui de Christian de Saint-Firmin, la transposition s’accomplissait toute seule. La Grand’Mère n’eut garde d’insister. Dans cette petite pièce perdue au fond d’une impasse où tout bruit mourait, il naissait, pourtant, de ce silence absolu comme un bourdonnement dramatique…

La Grand’Mère finit par dire :

— Il faut aller te coucher, Sabine.

Alors l’enfant, sans ajouter un mot, se jeta éperdument dans ses bras…