Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 164-168).

XXVIII


Après bien des réflexions, elle conclut que ce qui l’avait perdue, autrefois, c’était son désir de conquérir l’homme, de l’absorber, de le dominer.

L’âme du Nord ne peut s’amalgamer avec une autre. Elle reste une et indivisible. La louve blanche est une bête de solitude. Sachant cela, chaque membre du grand troupeau se cantonne dans sa steppe, sans chercher à empiéter sur celle des autres. Ils vivent ainsi en bon voisinage.

Survienne l’étrangère venue des doux pays où les âmes se mêlent comme des parfums de fleurs, et le conflit commence.

Ève admettait aussi que l’âme du Nord émigre souvent vers le sud, et qu’on la trouve répandue dans le monde entier, mais le grand pays de plaines glacées et de deux froids où elle se trouva pour la première fois face à face avec elle, était le cadre qui lui convenait par excellence.

Avec Grand-Louis, il n’y avait pas à se dé­fendre, à lutter, à dominer. Il n’y avait pas à redouter cette horrible sensation d’a­vancer sur un glacis, de gagner quelques pas pour reculer ensuite. Il n’y avait pas à dissimuler, à se plier à son humeur. Il était comme l’essence même du paysage, le granit sous les frivolités de la brume et du soleil. Il donnait comme lui une impression de permanence : il était l’homme éternel. Une âme féminine, hantée par l’idée de la mort, trouvait un refuge en lui.

Il s’abandonnait tout entier. La con­fiance ruisselait de son être. En même temps, une personnalité intangible s’abritait derrière le rampart de sa faiblesse même.

Sa douceur coulait comme un flot autour des galets rugueux et heurtés de ses paroles.

Il faisait des progrès cependant et ses phrases se soutenaient pendant quelques minutes. La fréquentation de l’abbé Alain lui avait donné une certaine maîtrise. Il était lent à adopter une expression nouvelle. Chacune d’elles était pour lui un domaine dont il faisait le tour avec précaution avant de s’y hasarder. Il ne pouvait d’abord la séparer de l’atmosphère à travers laquelle elle était venue à lui. Certain mot qui l’avait frappé et qu’Ève avait prononcé, semblait-il, pour la première fois, le visage à la fenêtre tourné vers la lande, s’était enregistré dans sa mémoire ayant lui aussi un visage à la fenêtre tourné vers la lande. Il conservait un goût de grand air et de crépuscule. Il ne lui reviendrait aux lèvres que dans le même cadre.

Il faisait souvent allusion au voyage à Paris, non qu’il lui en gardât rancune, car la rancune était pour lui un sentiment inconnu, mais parce que ce voyage brisait l’enchaînement des routines quotidiennes. Elle ne pouvait d’ailleurs lui en expliquer les raisons.

Un jour qu’ils étaient assis sur leur banc de pierre, à quelques pas de la maison, il y revint :

— Vous êtes partie…

— Je suis partie…

— Pourquoi ?

À court d’arguments, elle répondit :

— Pour être sûre de vouloir revenir.

— Vous m’avez laissé.

— J’ai laissé la maison aussi, j’étais certaine de la retrouver.

— J’ai été malade. Si j’étais mort ?

— Voyons, Grand-Louis, si vous étiez mort… Que serait-il resté ? La maison, la lande et moi. Est-ce que cela vous semble possible à vous : la maison, la lande, Ève, sans le Grand-Louis ?

Et comme en effet ils formaient un bloc puissant à eux quatre, le socle de la lande supportant le groupe humain : l’homme, la femme, appuyé à la maisonnette trapue, un tout concret qui tombait sous les sens, il conclut dans sa logique simple qu’elle avait raison, qu’elle ne pouvait pas se dégager de ce bloc, s’en aller pour toujours.

L’idée qu’elle eût pu se trouver seule, perdue dans cette lande, écrasée par cette maison, lui sembla manquer de proportion, en même temps qu’elle lui faisait ressentir une sorte de meurtrissure physique. Et comme pour matérialiser ce groupe qu’ils, formaient à eux deux, il passa son bras derrière son épaule.

Le geste était si nouveau chez lui, qu’il les surprit l’un et l’autre, les remplissant d’un émoi presque douloureux. Ils restèrent là sans faire un mouvement. La main de l’Illuminé reposait sur un cœur aux battements suspendus. Ils n’osèrent se séparer qu’après que la nuit eut tissé autour d’eux ses premières ombres.

Il lui arrivait aussi de se tourner vers elle avec un désespoir éperdu. Il ne pouvait alors maîtriser le tremblement de ses fortes lèvres.

— Je suis vivant, n’est-ce-pas ? Vous n’êtes pas un rêve. Ah ! comprendre, se rappeler… Il me semble qu’on m’a assommé, jeté dans un fossé, et que je ne peux en sortir ?

Elle luttait contre le frisson que ces paroles faisaient courir entre ses épaules. Elle ne pouvait lui dire qu’elle aussi, parfois, se demandait s’il n’était pas une légende de la lande, un fantôme qui se dissiperait avec la brume.

La rêverie ne leur valait rien. Elle se levait, l’entraînait dans l’action.

Ils passèrent un été de vagabondages insouciants et de pêches fructueuses. Ils devinrent deux êtres de plein air, alertes, bronzés, absorbant du soleil et de la brise par tous les pores.