Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 134-140).

XXIV


En dépit des pronostics, sa convalescence fut rapide. Il se laissait soigner comme un enfant. Chaque fois qu’Ève apparaissait avec le bol à fleurs, il se soulevait avec une hâte joyeuse. On eût dit qu’il comprenait que son rétablissement dépendait de sa bonne volonté.

Un jour, à son retour du village, elle le trouva levé, sur la lande où il faisait soleil, et quand elle voulut lui persuader de retourner à la maison, il manifesta ce tranquille et inébranlable entêtement qui était en lui. Il s’appuya à son épaule et alla jusqu’au bout du sentier. De la pointe, il aperçut son canot ancré à sa place habituelle, et cette vue parut lui faire plaisir.

— La pêche, bientôt, Ève, dit-il. Vous vous rappelez ?

Vous vous rappelez !… Cette parole mesurait le progrès accompli dans sa mémoire.

Cette nuit-là, tout à fait rassurée sur son compte, elle dormit profondément. Une fatigue pesante faisait le tour de son sommeil. À travers le rideau de l’alcôve, elle sentit que le jour était levé, qu’il devait faire clair dans la grande salle, que Grand-Louis réclamerait son déjeuner.

À sa surprise, elle entendit aller et venir dans la cuisine. Un reflet de flamme claire passait par la porte de communication et une odeur de café frais lui vint aux narines.

D’un geste hâtif, elle noua ses cheveux.

Grand-Louis parut, portant avec précaution le bol à fleurs rempli jusqu’aux bords.

— C’est vous la malade…

Il tenait ses yeux fixés sur le bol qu’il lui tendait.

Malgré elle, elle songea que l’âme du Nord s’humanisait. L’intention la toucha jusque dans ses fibres profondes et en prenant le bol, ses mains se posèrent un instant sur celles de l’Innocent, et leurs regards se confondirent.

M. de Pontbihan venait assez souvent passer la soirée à la lande, et elle avait plaisir à causer avec lui. Tant qu’il s’en tenait à des sujets impersonnels, il était charmant. Mais il risquait de temps en temps des incursions dans un domaine trop intime, et il fallait être sur ses gardes.

Ève eût représenté pour lui une aventure d’arrière-saison souhaitable. Elle était au-dessus de l’opinion : il ne courait pas le risque de la compromettre. Si elle avait accepté ses attentions, elle n’était pas femme à rejeter la responsabilité de ses actes.

Ce qui l’avait tenu dans le chemin de la vertu, depuis qu’il habitait Port-Navalo, était la crainte des scandales, des réclama­tions ou des jérémiades. Il veillait avec soin à ce que le repos de sa vie égoïste ne fût pas troublé. Cette préoccupation se lisait sur sa physionomie. Il avait toujours l’air de regarder à travers des persiennes pour voir si quelqu’un dans la rue ne menaçait pas sa quiétude.

Rien n’échappait à Ève de ses manœuvres où la hardiesse se mêlait à la prudence, où la brutalité des desseins se cachait sous la courtoisie des paroles, où une déclaration qui l’eût engagé finissait bien vite en plai­santerie.

Quand il comprit que son ambiguïté de propos, de regards, de gestes et en somme d’intentions, ne le mènerait à rien, il aban­donna la tactique. Il était philosophe. Cette femme intelligente, vivante, d’esprit original, était une précieuse relation dans le désert de Port-Navalo. Il ne voulait pas la perdre. Ils devinrent amis.

Il était agréable, au retour de la chasse, de passer le seuil de sa maison, d’y respirer une atmosphère différente, de venir allonger ses bottes devant le feu et d’être accueilli d’une parole plaisante, surtout quand il n’avait pas hâte de rentrer chez lui, les jours où l’humeur de la jeune servante sentait l’orage.

Ève n’avait jamais paru s’apercevoir de ses discours équivoques, ni prendre ombrage de son attitude, de sorte qu’il n’y eut ni sentiment de gêne d’un côté, ni rancune de l’autre. Elle l’accepta comme un bonhom­me bienveillant vis-à-vis du monde en géné­ral, susceptible de bonté, un peu hypocrite, un peu faible, et qu’il lui plaisait de deviner sensible à son charme.

Grand-Louis et lui ne s’aimaient guère, et ce sentiment était tout instinct chez l’Innocent.

Chez le docteur, il y avait une jalousie irraisonnée contre celui qu’il enviait d’être jeune encore et à qui il en voulait de sa condition même qui lui attirait le cœur des femmes.

Il affectait d’oublier son nom, de l’appeler le grand gaillard, de parler de lui en sa présence comme on parle d’un absent. Il avait alors la prudence de presser le débit, de choisir des termes un peu obscurs, con­vaincu que l’homme de rêve s’y perdrait. Ils étaient deux à balbutier.

Mais ce qui n’échappait pas à celui-ci, c’était le sarcasme du ton, la malveillance subtile du regard.

Ève remit peu à peu les choses au point comme elle l’avait fait dans son propre cas. Elle n’avait pas à feindre. Elle avait tou­jours traité le Grand-Louis comme un hôte mystérieux et presque sacré. La dignité qu’il apportait dans chacun de ses actes le mettait en garde contre la familiarité. Son mutisme était du mystère et on ne savait vraiment ce que recouvrait ce masque de douceur et de rêverie. Les gamins du village n’avaient jamais tenté de faire de lui un objet de risée.

Quand le docteur eut compris qu’il n’y avait rien à entreprendre contre cette forte­resse, Grand-Louis, il le laissa tranquille, et bientôt même il s’intéressa à lui, lui enseigna quelques jeux de cartes qui, disait-il, pouvaient développer sa mémoire.

Un soir il apporta des cigares, lui en offrit un. On ne l’avait jamais vu fumer.

Ève observait.

Il le retourna un instant, le huma, en détacha le bout d’un coup de dent, l’appro­cha de l’allumette que le docteur lui tendait, et se mit à fumer avec un air de contentement. Au bout d’un instant, il sembla chercher quelque chose. Elle avança vers lui un cendrier.

Il se tenait debout, adossé à la cheminée, le torse remarquablement droit.

Elle évoqua une autre silhouette, celle-là autoritaire, à l’aise dans l’habit. Le Grand-Louis porterait bien l’habit.

Encore une fois, qui était cet homme ? Elle avait souvent remarqué la délicatesse avec laquelle il maniait la porcelaine fragile d’une tasse à thé, la cuiller d’argent, le naturel avec lequel, la première fois, il avait ouvert le piano.

Elle revint de sa rêverie en se moquant un peu d’elle-même.

— Bien sûr, c’est un prince ! fit-elle à demi-voix.

Elle ferait mieux de conclure, tout simplement, que Grand-Louis avait déjà fumé un cigare et bu une tasse de thé.

Elle l’acceptait tel qu’il était. Elle l’ai­mait tel qu’il était. Elle n’était même pas loin de désirer qu’il restât toujours l’homme qui lui était apparu en cette nuit d’hiver avec sa tête de Christ grisonnant et ses yeux de visionnaire.

L’idée d’une opération qui le rendrait peut-être pareil aux autres et renouerait le lien avec un passé auquel elle était étran­gère lui fit peur.

Certains soirs où M. de Pontbihan se présentait à la maison, Grand-Louis se sauvait et à le voir arpenter la lande, on songeait à la croyance bretonne de l’âme en peine revenant sur la terre.

Pour mettre un terme à son tourment, elle fit espacer les visites. Son « malade », nerveux, avait besoin de ménagements. Il n’était pas sociable.

La compagnie de Madec lui valait mieux. Les deux hommes firent de silencieuses parties de dames, tressèrent ensemble leurs paniers d’osier, et Grand-Louis interrogeait l’autre, à sa manière, sur les événements de la côte.

D’ailleurs ils prirent, elle et lui, le prétexte des jours plus longs et plus tièdes pour sortir après le souper, et à l’heure où ils rentraient, le vieux M. de Pontbihan avait déjà, certes, prié la servante acariâtre de lui aider à retirer ses bottes.

Il fut un épisode dans leur vie. Ève le sacrifia sans hésitation. Ils retombèrent dans leur solitude.