Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 329-350).
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xvi.


Elles venaient de se passer les solennités de la Pentecôte que grand’mère nommait toujours les fêtes vertes, sans doute parce qu’elle couvrait ce jour-là tout le bâtiment avec des branches de bouleau. Il y en avait des feuillages en dehors et en dedans de la maison, en sorte que tout le monde s’y trouvait sous la verdure, même à table, et au lit. La Fête-Dieu, la saint Jean Baptiste passèrent aussi. Le rossignol ne chantait plus dans les buissons ; les hirondelles avaient emmené leurs petits de dessous le toit pour leur apprendre à voler ; un chaton du mois de mai était couché près des autres chats dans la chambre du poêle où Adèle se délectait à jouer avec lui. Sa poule noire se promenait suivie par ses poussins ; Sultan et Tyrl sautaient toutes les nuits dans l’eau pour attraper des rats ; ce qui fit pour les vieilles fileuses une occasion de raconter qu’auprès du petit pont, près de la « Vieille Blanchisserie » il y avait un ondin.

Adèle allait souvent avec Ursule conduire la vache au pâturage ; elle accompagnait aussi grand’mère quand elle allait cueillir des simples ; ou encore elle s’asseyait à côté d’elle dans la petite cour sous le tilleul, dont grand’mère faisait déjà sécher les fleurs, pendant que sa petite-fille lui faisait la lecture. Vers le soir, quand elles allaient à la rencontre des enfants, elles passaient à travers champs ; grand’mère examinait les chenevièvres ; puis elle aimait à considérer la vaste étendue des guérets du château, dont les riches épis se doraient alors très vite, et quand le vent agitait leurs ondes légères elle n’en pouvait détacher ses yeux. Elle disait toujours à Coudrna, qui en faisant sa tournée de garde-champêtre allait ordinairement la rejoindre : « Quelle joie de voir cette bénédiction du Ciel ! Oh ! Dieu épargnez-nous le malheur d’une grêle !

« C’est que nous avons une chaleur étouffante » dit Coudrna, en levant ses regards vers le ciel.

Quand ils passaient près des champs de pois, il n’oubliait jamais d’en jeter quelques cosses dans le tablier d’Adèle, se disant dans sa conscience que madame la princesse ne le trouverait point mal, à raison d’affection qu’elle portait à grand’mère et à ses petits-enfants. Barounka n’apportait plus à sa sœur Adèle de ces petites friandises, ou qu’elle aurait achetées pour son Kreutzer ou qu’elle eut reçu de ses camarades qu’elle aidait à faire leurs thèmes allemands. Aussitôt qu’une marchande de cerises s’était établie aux abords de l’école, on ne manquait guère de dépenser le Kreutzer pour en acheter.

Quand en revenant de l’école les enfants passaient par la chênaie, ils cueillaient des fraises. Barounka faisant une sorte de cornet avec de l’écorce de bouleau et le remplissait de fraises pour sa sœur, et quand les fraises ne donnaient plus, c’était le tour des airelles et des noisettes. Grand’mère de son côté rapportait des champignons, et apprenait aux enfants à distinguer les bons.

La fin du mois de juillet était venue ; la princesse, et avec elle, M. Proschek devaient arriver au commencement du mois d’août ; ajoutez à cette joie des enfants celle des vacances de leur école. Madame Proschek passait presque toutes ses journées au château pour veiller à ce tout y fût bien en ordre même dans les plus petits recoins. Le jardinier devait se donner beaucoup de mouvement pour prendre soin à chaque plate-bande et prendre garde à ce que chaque fleurette poussât de la manière dont il la désirait. Il devait voir aux gazons des pelouses, si des brins d’herbe, poussés plus épais et plus longs, n’avaient pas besoin d’être ramenés par les ciseaux à la longueur des autres. Il devait aller voir, de buisson en buisson, si les femmes de journée n’avaient pas laissé, de ci, de là, quelque chardon qu’il dût arracher et jeter par-dessus la haie. Tout était en mouvement dans l’attente de la grande maîtresse. Ceux qui n’avaient qu’à gagner à son arrivée s’en réjouissaient ; il s’en trouvait d’autres qui n’en étaient plus gais ! Le personnel de l’intendance courbait chaque jour la tête d’une palme de plus qu’il n’avait fait la veille ; et quand on entendit dire dans la cour : « C’est demain qu’ils arrivent ! » M. l’administrateur devint si humble, qu’il rendit le salut au maître-batteur ; chose qu’il n’avait faite de tout l’hiver, alors qu’il se trouvait être la première personne du château. Grand’mère souhaitait bien à madame la princesse tout le bonheur possible, elle avait prié pour elle chaque jour ; mais si à l’arrivée de la princesse ne s’était pas trouvé jointe celle de son gendre, il lui aurait été égal de la voir ou de ne la pas voir. Mais cette fois c’était avec impatience qu’elle l’attendait ; elle avait de la revoir un motif secret dont elle n’avait dit mot à personne.

C’est au commencement du mois d’août que l’on met les faux dans les blés, et dès le premier jour de la moisson madame la princesse arriva en effet avec toute sa suite. La fille de l’administrateur attendait son italien ; mais on lui eut bientôt donné à savoir que la princesse l’avait laissé à la capitale. Madame Proschek était rayonnante de joie ; les enfants revoyaient enfin leur père chéri ; toutefois le visage de grand’mère se rembrunit un peu, quand elle reconnut que sa fille Jeanne n’était point venue avec M. Proschek. Mais celui-ci était porteur d’une lettre, dans laquelle sa fille, après lui avoir fait mille compliments de la part de sa tante Dorothée et de son oncle lui mandait que la maladie de celui-ci l’avait empêchée de se mettre en route, attendu qu’il n’eut pas été aimable à elle de laisser reposer sur sa tante seule la conduite du ménage et tous les soins à donner au malade. Elle écrivait que son fiancé était un très digne homme, que sa tante agréait ce mariage ; qu’elle souhaite faire sa noce et entrer en ménage vers la sainte Catherine, et que l’on n’attendait plus que le consentement de grand’mère. « Quand nous serons l’un à l’autre, et qu’il nous sera possible de partir pour la Bohème, nous irons chère mère, vous demander votre bénédiction, en même temps que vous fournir l’occasion de connaître mon Georges, que nous appelons Joura. Il n’est pas tchèque d’origine ; il est né du côté de la frontière turque ; mais vous comprendrez son langage, je suis parvenu à lui enseigner la langue tchèque plus tôt que n’a pu faire Thérèse à son Jean. J’aurais bien voulu épouser un tchèque ; et je sais que vous en auriez été plus satisfaite ; mais que faire ? on ne peut toujours commander à son cœur : et moi, j’aime mon Croate. » C’était la fin de la lettre. Thérèse en donna lecture à voix haute.

Jean qui l’écoutait se disait à lui même ; « C’est comme si je l’entendais parler cette gaie Jeanne, c’est une excellente fille, et Joura un homme bien rangé ; je le connais ; c’est le premier ouvrier dans l’atelier de cet oncle, chez qui demeure Jeanne, et toutes les fois que j’allais à la forge chez lui, j’avais toujours plaisir à voir Joura. C’est un garçon de première taille, et un travailleur que l’on aime à voir fonctionner.

Ah ! oui, c’est comme cela. Allons ! Que Dieu les rende heureux ! dit grand’mère. Mais qui aurait pensé que ces deux bonnes gens se réuniraient de deux frontières si opposées. Et c’est Georges qu’il se nomme comme défunt mon mari. À ces mots grand’mère, qui essuyait une larme plia la lettre, et alla la serrer dans son coffre.

Les enfants étaient charmés de posséder au milieu d’eux leur père bien-aimé. Ils ne pouvaient se rassasier de le voir ; ils se coupaient la parole les uns aux autres pour lui raconter les histoires de l’année écoulée ; toutes choses qu’il savait déjà par les lettres de leur mère. « Mais tu resteras bien tout l’hiver avec nous, n’est-ce pas papa ? » lui demandait Adèle de sa voix caressante, en même temps qu’elle lui lisait sa barbe ; ce qui était leur suprême plaisir à tous.

« Et n’est-ce pas, papa, ajoutait Guillaume, que lorsque sera venu le temps d’aller dans les traîneaux tu nous emmenèras dans les plus beaux et que tu mettras des grelots aux chevaux. Notre bon compère de la ville en a une fois envoyé un exprès pour nous. Nous y sommes montés avec maman, sans grand’mère qui n’a point voulu venir. Et ça allait et ça sonnait, là faire sortir des maisons le monde de la ville, pour savoir qui arrivait. Or le père ne put encore répondre à toutes ces questions, parce que Jean continuait déjà : « Sais-tu bien, père, que je deviendrai chasseur ? Quand j’aurai fini de fréquenter l’école, j’irai demeurer en montagne chez monsieur Beyer, et Orel, viendra lui à Riesenbourg. « C’est bien ! mais jusque là sois bien appliqué en classe, lui répondit son père, qui voulait laisser à son fils la liberté de choisir sa vocation. »

Arrivèrent bientôt aussi les chers amis du nouvel arrivant, pour le saluer, le meûnier et le chasseur. Il en régna donc plus de gaieté encore dans la petite maison. On vit aussi Sultan et Tyrl s’élancer comme transportés d’une joie sauvage qui ne leur était point habituelle au-devant d’Hector, comme pour lui communiquer la nouvelle. Leur maître les avait toujours aimés, et ils n’avaient plus renoué connaissance avec le fouet depuis le jour où ils avaient tué les canards ; et toutes les fois qu’ils revoyaient leur maître, ils en recevaient des caresses sur la tête.

En les voyant si joyeux graud’mère fit la réflexion que les animaux discernent parfaitement bien quand on leur veut du bien, et qu’ils s’en souviennent bien.

« Et la comtesse, est-elle complètement rétablie ? » demanda la femme du chasseur qui était aussi arrivée pour complimenter l’ami de son mari. »

« On dit qu’elle l’est ; mais je pense qu’elle ne l’est pas. Il faut qu’elle ait quelque chagrin. Elle a été toujours fort délicate, mais à présent elle n’a plus que le souffle, et ses regards sont déjà comme éteints. Je pleurerais bien quand je la vois ; pour moi c’est un ange. Madame la princesse en est toute chagrine, et depuis que sa fille adoptive est tombée malade, les divertissements ont cessé dans la maison. Juste avant de tomber malade elle allait être fiancée à un comte, issu d’une famille riche, avec laquelle madame la princesse est au mieux, aussi souhaite-t-elle beaucoup ce mariage. Je ne sais pas trop comment cela finira », ajouta M. Proschek, avec un signe de tête qui marquait son peu de confiance en la réussite du projet de mariage.

« Et qu’est-ce que le comte en dit », demandèrent les femmes ?

« Et qu’est-ce qu’il en pourrait dire — ? Il faut bien qu’il se résigne à attendre le rétablissement de la jeune fille ; que si elle meurt, il pourra en être bien chagrin, s’il l’aime vraiment. On dit qu’il veut suivre la princesse en Italie.

« Et la demoiselle aime-t-elle le comte, » demanda grand’mère ?

Qui est-ce qui peut le savoir ? Si elle n’a pas le cœur épris déjà d’un autre, celui-ci a de quoi plaire, c’est un bel homme, » répondit Jean.

« Oui, mais-c’est la condition, qu’un autre ne lui ait déjà pas plu davantage, » dit le meûnier qui tendait sa tabatière ouverte, à M. Proschek. Des goûts on ne dispute pas. C’était on le sait son proverbe favori.

« Voyez notre petite cabaretière ; elle serait déjà mariée et ne serait pas comme aujourd’hui noyée dans les larmes ; si ces diables ne lui avaient pas emmené celui qu’elle aime. Tout en disant cela le meûnier présentait sa tabatière à la ronde, et prisait lui même, en clignant de l’œil du côté de Christine, qui était aussi là, présente.

« Je vous ai plaints tous deux, quand Thérèse m’en a écrit, » dit M. Proschek en regardant la jeune fille toute pâle.

« Enfin Mila s’arrange-t-il un peu de son nouvel état ? »

Il le faut bien, quoique ce soit pénible. Et qu’y peut-il faire, le pauvre garçon ? répondit Christine, en se tournant vers la fenêtre pour cacher ses larmes.

« Je le crois aussi, dit le chasseur, enfermez un oiseau dans une cage qui soit en or ; et la liberté de la forêt lui paraîtra encore préférable.

« Et davantage encore, quand sa petite femelle y soupire après lui, » dit le meûnier en souriant.

« J’ai été aussi soldat, » reprit M. Proschek. Et alors un sourire se joua autour de sa belle bouche ; et en même temps, ses yeux se tournèrent vers sa femme.

Elle sourit aussi en disant : « Oui, tu as été un héros ! »

« Allons ! n’en ris pas tant, Thérèse ; quand tu es venue du côté des bastions avec ma tante Dorothée, pour voir comme je faisais l’exercice, vous avez pleuré toutes les deux. »

Et toi, tu as pleuré avec nous, lui répondit en riant madame Proschek. « Mais à ce moment là, il n’y avait guère sujet de rire, excepté peut-être pour ceux qui nous regardaient. »

« Je dois avouer, » dit l’excellent maître de la maison qu’à ce moment il m’était parfaitement indifférent qu’on me regardât comme une poule mouillée, ou comme un héros. Je ne demandais pas autant d’honneur. Les quinze jours que j’ai été soldat je n’ai fait que pleurer et soupirer, et sans avoir d’appétit ni de sommeil, de sorte que je n’étais que l’ombre de moi-même au moment où je fus libéré.

« Yous n’avez été soldat que quinze jours ? dit le meûnier. Ah ! Mila serait bien content, si on lui comptait, aussi ses jours de service pour autant d’années. »

« Ah ! Je n’aurais certainement pas eu tant de chagrin si j’avais su d’avance qu’un bon ami pourvoyait à mon remplacement et que mon frère me remplacerait ! Mais cela m’est arrivé tout d’un coup. L’état militaire plaît à mon frère, et il s’y sent heureux. Ne pensez pas pour cela que je sois un lâche. S’il fallait défendre ma famille et mes foyers je serais le premier en ligne. Mais nous ne sommes pas tous pareils : celui-ci convient mieux à un état ; celui-là, à un autre. N’est-ce pas celà, Thérèse ? » Et cela disant, M. Proschek posa la main sur l’épaule de dame Thérèse et regarda droitement dans les yeux de sa femme.

« Oui, oui, Jean, vous n’appartenez qu’à nous, » répondit grand’mère à la place de sa fille ; et tous d’approuver car, tous connaissaient la délicatesse de caractère du maître du logis.

Au moment où les amis sortirent, Christine entra dans la chambre de grand’mère, et tirant de sa poche une lettre dont le cachet portait l’empreinte d’un bouton militaire, elle lui dit à voix basse : « C’est de Jacques ! » Eh bien ! c’est joli de sa part ! Et que t’écrit-il ? dit-elle d’un ton qui marquait qu’elle s’en conjouissait avec Christine.

Celle-ci ouvrit la lettre et lut lentement : « Ma chère Christine ! Je te salue et t’embrasse cent fois. C’est bien inutile d’écrire cela ! J’aimerais mieux t’embrasser une fois en réalité que mille fois sur le papier ; mais une distance de trois milles nous sépare. Je sais que tu te demandes bien des fois dans une journée : Qu’est-ce que fait Jacques ? Comment se porte-t-il ? J’ai assez d’ouvrage ; mais quel que soit le travail, je m’y mets de corps et mes pensées sont ailleurs. Je suis malheureux. Si mon cœur n’était qu’à moi, si j’étais libre comme Vítek Tonda, peut-être que j’aimerais l’état militaire ; mes camarades commencent à s’y accoutumer déjà ; et dans peu de temps ils ne trouveront plus rien de pénible. J’apprends aussi tout comme les autres ; je ne murmure pas contre mon sort… ; mais rien ne me réjouit ; et au lieu de m’y accoutumer, je me sens de jour en jour plus malheureux. Depuis le point du jour jusqu’au crépuscule du soir, c’est à ma chère colombe, c’est à toi que je pense ; et je me contenterais pourtant de te savoir en bonne santé, de recevoir de toi un petit mot de salutation. Quand je suis de garde à l’extérieur, et que je vois des oiseaux prendre leur vol de ton côté, je me prends du regret de ne pouvoir les charger de mes compliments pour toi ; et mieux encore j’aimerais être petit oiseau moi-même, ou ce petit rossignol pour voler auprès de toi… Est-ce que Grand’mère des Proschek, ne t’a pas encore rien dit ? Que signifiait son dernier mot, que peut-être notre séparation ne serait pas de longue durée ? Ne sais-tu rien de plus ? Pour moi, quand je me sens plus malheureux, je me rappelle ses dernières paroles ; et comme si le bon Dieu fut venu à moi, je me sens ranimé par l’espérance de la réussite dans ce que nous devrons faire. Ce n’est pas en vain qu’elle dit une parole. Adresse moi quelques lignes seulement pour me consoler ; tu trouveras bien quelqu’un qui écrive pour toi. Dis-moi tout, entends-tu ? Avez-vous recueilli du foin bien sec ? Qu’en est-il de la moisson ? On commence aussi à moissonner ici. Quand je vois partir les moissonneurs, je voudrais aller avec eux. Je t’en prie, ne va pas seule en corvée. Je suis sûr qu’on te poserait des questions, qu’on te rendrait le cœur gros. — N’y va pas ; et ce bavard d’écrivailleur… » À ces mots, Christine interrompit la lecture pour dire quelque peu fâchée : « Où Mila a-t-il donc le sens ? Il a peut-être peur que » Puis reprenant sa lecture, elle continua ainsi : « Et ce bavard d’écrivailleur ne te laisserait pas tranquille. Ne t’en rapporte qu’à Thomas ; c’est lui à qui j’ai demandé de te protéger. Salue-le, ainsi que sa femme Anna. Va aussi chez les miens ; salue mes parents, et les tiens cent fois de ma part. Je salue aussi grand’mère, ses petits-enfants, ainsi que tous les amis et les connaissances. J’aurais tant de choses à te dire qu’il ne suffirait pas pour cela d’une feuille de papier, grande à couvrir toute la montagne de Žernov ; mais aussi bien est-il temps déjà que j’aille monter ma garde. Si c’est de nuit que je me trouve de faction, je me prends toujours à chanter : « Vous, mes belles étoiles, que vous êtes petites ! Nous avons dit cette chanson ensemble la veille de notre séparation, et elle t’a fait pleurer. Mon Dieu, c’est vrai : ces petites étoiles nous ont tant réjouis. Dieu seul sait si elles ne nous réjouiront plus ! Je te laisse avec un : « Dieu te garde ! »

Christine replia la lettre, et ses yeux interrogeaient le visage de grand’mère.

Allons ! tu as de quoi être contente, c’est un brave garçon ; salue-le de ma part, et écris lui qu’il espère en Dieu ; que tout n’est pas si mal, que du bien ne puisse en venir, et que le soleil le réjouira. Mais pour te dire précisément : « les choses tourneront de telle ou telle manière, » je ne le puis, tant que je n’aurai pas de certitude. Mais va à la corvée, quand il le faudra ; je serais contente que ce fût toi qui, à la fête des moissonneurs présentât la couronne à madame la princesse ; fais la corvée pour le château, c’est le moyen d’éviter qu’une autre que toi la présente.

Ces paroles de grand’mère apportaient assez de consolation à la pauvre Christine qui lui promit de suivre en tout ses conseils. Comme Jean était de retour, il fut facile à sa belle-mère de s’informer quand madame la princesse était d’ordinaire chez elle, et quand elle sortait ; autant de questions dont M. Proschek fut assez étonné, grand’mère n’ayant jamais eu la curiosité de savoir ce qui se faisait au château. « Jusque là, se pensait-il, le château pour elle était comme s’il n’était pas ; et maintenant elle fait questions sur questions au sujet du château. » Mais grand’mère ne dit rien ; on ne voulut pas l’interroger, et comme on ne savait rien, on imputa ses questions à curiosité.

Quelques jours après M. et Mme Proschek avec tous leurs enfants allaient faire une excursion jusqu’en ville. Ursule et Betka étaient dans les champs, et grand’mère restait seule à garder la maison. Selon sa coutume, elle alla avec son rouet s’établir sous le tilleul de la petite cour. Comme elle réfléchissait à quelque chose de sérieux, elle ne chantait point ; seulement, par moments, elle faisait de la tête des signes affirmatifs, jusqu’à ce qu’enfin, sa résolution étant prise, elle dit : « Oui ! C’est comme celà que nous ferons ! »

Au même instant elle aperçut la comtesse, qui descendait la côte, alentour des fourneaux, et vers le petit pont. Elle portait une robe blanche ; un large chapeau de paille couvrait sa tête ; elle glissait le long du chemin, légère comme une nymphe, avec ses petits pieds chaussés de satin qui effleuraient simplement la terre. Grand’mère se trouva bien vite debout pour l’accueillir avec une joie bien grande ; mais elle eut le cœur serré de voir les joues pâles et comme transparentes de la jeune fille dont le visage offrait une telle expression de douceur, en même temps que de douleur profonde, qu’on n’eût pu la regarder sans en ressentir de la compassion.

« Seule ici, et avec un pareil silence ? demanda Hortense, après avoir salué grand’mère tout cordialement.

« Oui, seule, toute seule ! Ils sont tous partis en ville. Les enfants ne peuvent se rassasier de la présence de leur père, après avoir été si longtemps sans le voir, dit grand’mère, tout en essuyant avec son tablier le banc, pourtant déjà propre, et en invitant la comtesse à s’y asseoir.

« Assurément, il y a longtemps, et c’est moi qui en suis la cause. »

« Mais, comment donc ? Vous, mademoiselle la comtesse ? Quand c’est Dieu qui envoie la maladie, qu’y peuvent faire les hommes ? Nous vous plaignions tous ; et tous, nous priions pour que Dieu rendît la santé à mademoiselle la comtesse. La santé est un grand trésor que l’on ne sait apprécier qu’après l’avoir perdu. Votre perte eut été un grand dommage ! Vous êtes si jeune encore ! Puis, madame la princesse en aurait eu beaucoup de chagrin.

« Je le sais, » dit la comtesse en soupirant, et en reposant ses mains jointes sur un bel album, qu’elle avait déjà mis sur ses genoux.

« Vous êtes si pâle, mademoiselle, qu’avez-vous ? » demanda grand’mère avec un grand intérêt à la jeune fille, qui, assise auprès d’elle, semblait être la tristesse en personne.

« Je n’ai rien, grand’mère, » répondit la demoiselle, avec un effort pour sourire qui n’en fit que ressortir encore davantage la douleur de son cœur.

Grand’mère n’osa se risquer à demander plus ; mais elle observa très bien que le mal de la demoiselle, était encore autre que physique. Après un moment de silence, la comtesse demanda des nouvelles de la santé de tous les habitants de la maison s’informant si les enfants s’étaient quelquefois souvenus d’elle ; toutes questions, auxquelles grand’mère s’empressa de répondre agréablement, et en demandant, à son tour, des nouvelles de la santé et des occupations de madame la princesse.

« Elle est allée en voiture à la vénerie, » répondit la comtesse ; « je l’ai priée de me laisser pour dessiner la petite vallée, et vous aller voir. Madame la princesse s’arrêtera ici pour me prendre. »

« C’est comme si le bon Dieu l’envoyait, se dit grand’mère dans la joie de son âme. Il faut que j’aille mettre un autre tablier. Avec le rouet, on reçoit trop de poussière. Ayant dit cela, grand’mère rentra au logis où elle ne fut pas longtemps, et revint avec un tablier blanc, et un autre fichu sur la tête et sur le cou ; elle apportait du pain blanc, du miel, du beurre, et de la crème.

« Ne plairait-il pas à mademoiselle la comtesse de couper elle même un morceau de ce pain cuit d’hier ? Nous pourrions nous établir au verger où il y a plus de verdure. Le tilleul donne assez d’ombre, il est vrai ; et j’aime aussi m’asseoir sous son ombrage, parce que d’ici je vois tout autour de moi, la volaille courir, grater et s’ébattre. »

« Alors, restons ici, où je me trouve très-bien du reste, dit vite la jeune fille, en acceptant le goûter apporté par grand’mère. Elle coupa sans faire la moindre minauderie un morceau de pain, mangea et but sans gêne, sachant bien que grand’mère eut été contristée de ne la voir toucher à rien. Elle n’en avait pas moins ouvert son album pour montrer à grand’mère ce qu’elle avait dessiné. »

« Hé ! mon Dieu, voilà toute la petite vallée d’au-dessus de la digue, les prés, les rampes, les bois, la digue ; et c’est la vérité, voici bien aussi Victoire, » s’écria grand’mère tout étonnée.

« Elle fait très-bien dans le dessin de cette solitude, dit Hortense. Je l’ai rencontrée sur la côte, elle est bien vieillie. N’y a-t-il pas de remède à son état ? » continua-t-elle avec une expression de compassion. »

« Ma chère demoiselle, on pourrait peut-être venir en aide au physique ; mais cela même lui servirait-il beaucoup, quand la chose principale, la raison, lui manque ? C’est peut-être un bienfait du bon Dieu, qu’il lui ait ôté la mémoire de ses anciennes souffrances qui ont dû certainement être affreuses. Si elle recouvrait le sens, peut-être tomberait-elle dans le désespoir qui serait la perte de son âme comme… Allons, dit grand’mère en s’interompant, Dieu lui pardonne si elle a péché ! Elle a assez souffert pour cela. »

Grand’mère venait de tourner une page. Nouvel étonnement pour elle !

Jésus, mon Sauveur ! dit-elle : Voici la Vieille-Blanchisserie, la petite cour, le tilleul… et me voici ; voilà les enfants, les chiens : tout y est. Mon Dieu ! Comme je suis charmée de ce que je vois ! Et si les nôtres pouvaient voir cela, s’écriait-elle à tout moment !

« Je n’oublie jamais, dit la comtesse, ceux que j’aime ; et pour que leurs traits restent plus clairement fixés dans mon souvenir, je fais leurs portraits. J’en peux dire autant des paysages qui me retracent les lieux où j’ai passé des jours heureux. Et ce vallon-ci est délicieux. Si tu y consentais, grand’mère, je te peindrais, pour que les enfants eussent un souvenir de toi.

Grand’mère rougit et objecta non sans y mettre un peu de façon. Oh ! à mon âge ; cela ne m’appartient pas, mademoiselle !

Laisse-toi faire, pour tes petits-enfants du moins ! je viendrai pour faire ton portrait, quand tu seras seule à la maison.

« Puisque vous y tenez, mademoiselle, eh bien, soit ! Mais, je vous-en prie, que personne n’en sache rien ! On dirait que grand’mére donne dans la vanité. Tant que je suis en vie, ils n’ont pas besoin d’avoir mon portrait. Quand je ne serai plus, qu’il en soit ce qu’on voudra ! Et la demoiselle d’approuver le dire de grand’mère. »

« Mais où avez-vous appris la peinture ? Je n’ai jamais entendu dire qu’une femme sût peindre ; » ajouta grand’mère, en retournant une nouvelle page de l’album.

« Il nous faut apprendre beaucoup et beaucoup dans notre position, afin de savoir comment passer le temps. » — J’ai un attrait tout particulier pour la peinture, » répondit la comtesse.

« C’est un très joli talent, » dit grand’mère qui considérait une petite peinture qui se trouvait dans l’album. Elle représentait un rocher dont le sommet était ombragé ; mais dont le pied était battu par les vagues de la mer. Sur ce rocher était un jeune homme avec un bouton de rose à la main, et les regards fixés sur la mer, qui laissait voir au loin les voiles déployées d’un bateau. »

« C’est vous, mademoiselle qui avez peint cela ? »

Non ; c’est un tableau que j’ai reçu du peintre qui m’a donné des leçons, » répondit la comtesse à demi-voix.

« Et c’est peut-être lui qui s’est peint sur le tableau ? »

La comtesse ne répondit pas. Mais une rougeur couvrit son visage. Elle se leva en disant : Il me semble que madame la princese va arriver.

Grand’mère devina : elle savait maintenant ce qui manquait à la comtesse. La princesse n’arrivait pas encore. La comtesse se rassit et grand’mère après avoir fait dériver la conversation sur d’autres sujets, en vint à celui de Christine et de Mila ; elle confia à la comtesse qu’elle voudrait bien en toucher un mot à la princesse. Et la comtesse, approuvant son dessein, promit de l’appuyer auprès de la princesse.

Celle-ci arrivait par le sentier, tandis que sa voiture suivait encore le grand chemin. Elle salua grand’mère fort cordialement, tendit à Hortense un bouquet en lui disant : « Tu aimes les œillets sauvages ! En voici que j’ai cueillis en chemin. »

La comtesse s’inclina, baisa la main de la princesse et mit le bouquet à sa ceinture.

« Ces œillets barbés s’appellent les petites larmes, » dit grand’mère en les regardant.

« Des petites larmes ? » dirent les deux dames avec étonnement.

« Oui, » reprit grand’mère : « les larmes de la Vierge Marie, et voici ce qu’on en raconte : Comme les Juifs menaient Jésus au Calvaire, la sainte Vierge, l’y suivit, quoique son cœur se fendît. Apercevant en chemin les traces sanglantes des plaies du Christ elle pleurait amèrement, et de ces larmes de la Mère de Dieu, mêlées à ces gouttes du sang de son Fils, crurent dit-on, tout le long de la Voie douloureuse, ces petits bouquets tout faits d’œillets rouge sang.

« Alors, ce sont les fleurs de la douleur et de l’amour, » dit la princesse.

« Les amants ne s’en offrent jamais l’un à l’autre ; ils croiraient qu’ils devraient alors beaucoup pleurer, » dit grand’mère en offrant à la princesse un petit verre de crème qu’elle la priait humblement de vouloir bien accepter ; et la princesse n’eut garde de lui refuser.

« Mon Dieu », dit-elle, « en reprenant le fil du propos commencé, » on a toujours assez de sujet de pleurer, même sans avoir cueilli des petites larmes de sainte Marie : l’amour apporte avec lui le chagrin avec la joie. Que des fiancés goûtent le bonheur, d’autres y viennent leur verser l’absinthe.

« Chère princesse, grand’mère veut implorer ta protection en faveur de deux amants malheureux ; exauce sa prière, je t’en prie, et leur viens en aide, chère princesse ! Et joignant les mains, elle regardait la princesse d’un air de supplication.

« Parle, chère vieillotte. Je t’ai dit une fois déjà, de t’adresser à moi qui aimerai toujours à écouter tes demandes ; je sais que tu n’en ferais pas pour des indignes, » dit la princesse, qui caressait les beaux cheveux de sa fille adoptive, tout en jetant sur grand’mère des regards pleins d’aménité.

« Je ne m’intéresserais jamais auprès de vous notre gracieuse princesse, en faveur de gens que je saurais ne point le mériter. »

Puis elle raconta l’histoire de Christine et de Mila ; et comment celui-ci se trouva angarié au recrutement ; la seule chose dont elle ne dit mot, ce fut cette poursuite perpétuelle dont Christine était l’objet de la part du directeur des biens, à qui elle ne voulait pas nuire par des révélations inutiles à son dessein.

« C’est cette jeune fille et ce jeune garçon qui ont été en différend avec Piccolo ? »

« Oui, madame la princesse, ce sont les mêmes. »

« Est-elle donc si jolie, que les hommes se la disputent à ce point ? »

« Oui, madame la princesse, elle est jolie comme une fraise ; à la fête des moissonneurs elle présentera la couronne à madame la princesse qui aura là occaision de la voir. Il va sans dire que le chagrin n’ajoute pas à la beauté. Quand un chagrin d’amour tourmente la fille, elle penche la tête comme une fleur languissante. Christine n’est plus que l’ombre d’elle même ; mais il suffirait d’un seul petit mot pour ranimer son ancienne fraîcheur. Mademoiselle est aussi très pâle ; si Dieu permet qu’elle revoie son pays natal et ce qui est cher à son cœur, il faut espérer que ses joues redeviendront fraîches et vermeilles comme des feuilles de rose. Et en prononçant ces mots : « ce qui est cher à son cœur, » grand’mère y avait mis une telle énergie d’expression que la jeune comtesse en fût dans l’embarras, et d’autant, que la princesse jeta un regard rapide d’abord sur la jeune fille, puis sur grand’mère. Mais celle-ci qui ne voulait plus rien laisser voir, avait atteint tout son but, c’était de rendre la princesse attentive. « Si elle tient à faire le bonheur de cette jeune fille, elle fera le reste, » se pensa grand’mère.

La princesse se leva après un moment de silence, et posant la main sur l’épaule de grand’mère, elle lui dit d’un ton de voix agréable : « Nous prendrons soin des fiancés.

Mais toi, chère vieillotte, viens me voir demain à cette heure-ci ; » ajouta-t-elle à demi-voix.

Chère princesse, » dit la comtesse en mettant l’album sous son bras ; grand’mère a consenti à ce que je la tirasse en portrait ; seulement elle veut que ce soit un secret, tant qu’elle vivra. Comment faire ? »

« Tu n’as qu’à venir au château, vieillotte : Hortense fera ton portrait, qui restera chez moi jusqu’à la fin de tes jours. Elle peindra aussi tes petits-enfants ; et tu garderas ce tableau, grand’mère, pour leur souvenir, quand ils seront grands. »

Telle fut la décision de la princesse qui, après avoir salué grand’mère, remonta en voiture avec Hortense.

Et grand’mère rentra toute heureuse dans l’intérieur de la maison.