Grammaire nationale/Préface

Simon, Garnier (p. i-iv).


PRÉFACE.


Dans un état où les places ne sont plus le partage d’un petit nombre de privilégiés, mais où chaque homme voit s’ouvrir devant lui la carrière des emplois, et par conséquent peut être appelé à élever la voix dans les tribunaux, dans les assemblées politiques ou dans les temples, c’est un devoir pour tous les citoyens de connaître leur propre langue et de savoir la parler et l’écrire correctement.

Mais où puiser cet art de parler et d’écrire ? Faut-il sur ce point consulter les grammairiens ? De ces gens-là que Dieu vous garde ! répondait un jour Buffon à madame de Genlis. L’art d’écrire n’est pas plus dans leurs livres que la beauté des fleurs dans les herbiers. Herbiers et grammaires sont également incapables de présenter une phrase et une fleur dans leurs formes gracieuses, avec leurs suaves couleurs, leurs mouvements et leur vie ; fleurs et phrases y sont mortes : on n’en trouve que la poussière et les noms. Aussi, qu’il avait bien raison le critique qui, dans son indignation, s’écriait : « Soumettez au grammairien la plus belle strophe : son œil, soyez-en sûr, n’y cherchera ni la pensée, ni les sentiments, ni l’art de l’écrivain ; non, mais il tuera cette phrase si brillante, il la déchirera pour y trouver des virgules et des points, des accents et des apostrophes, des nasales et des sifflantes, des gérondifs et des supins, et puis, tout fier de ses découvertes, vous le verrez écrire, dans le style le plus inintelligible, des classifications, des règles et des préceptes, prononcer entre les écrivains comme un juge en dernier ressort, et préconiser avec orgueil sa méthode grammaticale[1].  »

C’est une vérité maintenant incontestable, que la véritable grammaire est dans les écrits des bons auteurs. La science grammaticale se borne à l’observation et à l’appréciation des termes, des règles de concordance, des constructions adoptées par les grands écrivains. C’est dans leurs ouvrages qu’il faut chercher le code de la langue. En effet, où trouver mieux que dans ces régulateurs avoués du langage des solutions à tous les problèmes, des éclaircissements à toutes les difficultés, des exemples pour toutes les explications ? Est-il avis ou opinions qui puissent faire loi comme ceux qui émanent, pour ainsi dire, d’un jury d’écrivains d’élite ? Mais la tâche n’est pas facile à remplir.

Un auteur, quelle que soit sa supériorité, ne fait pas autorité à lui seul ; il faut donc compulser tous les chefs-d’œuvre de notre littérature, réunir une masse imposante de faits, et n’admettre que ceux qui ont été consacrés par l’emploi le plus général. Cet immense travail se complique encore de la difficulté de choisir des pensées intéressantes sous le rapport de la morale, de la religion, de l’histoire, des sciences, des lettres et des arts ; car on conçoit tout ce qu’offrirait de fastidieux un amas de ces phrases triviales dont fourmillent nos grammaires. L’éducation, d’ailleurs, est inséparable de l’enseignement, et il faut, autant que possible, élever l’âme et former le jugement. Sous ce point de vue, rien de plus consciencieux que notre travail. Les cent mille phrases qui constituent notre répertoire grammatical sont tirées de nos meilleurs écrivains ; elles sont choisies avec goût, il n’en est pas une qui ne révèle à l’esprit une pensée morale, ou un fait historique, scientifique, littéraire ou artistique. Montaigne, Pascal, Larochefoucauld, Fénelon, fournissent les préceptes de philosophie et de morale ; Chateaubriand prête aux idées religieuses l’appui de son style brillant et pittoresque ; Molière dévoile les secrets du cœur humain ; Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Lacépède, apprennent à lire dans le grand livre de la nature. Ainsi, tout en croyant n’examiner la langue que sous le rapport des faits grammaticaux, l’élève s’enrichit d’une multitude de connaissances variées. Ajoutez à ce premier avantage tout le charme que prête à l’étude jusqu’alors si aride de la grammaire l’étude même des faits, si supérieure à la vieille routine qui s’obstine à renverser l’ordre naturel en procédant des théories aux exemples.

Envisagée de cette façon, il nous semble que la grammaire n’est plus seulement un exercice de collége sur lequel s’assoupit la mémoire ; c’est l’histoire de la pensée elle-même, étudiée dans son mécanisme intérieur ; c’est le développement du caractère national dans ses intérêts politiques et ses sentiments religieux, analysé ou plutôt raconté par la nation elle-même, par les interprètes les plus éloquents de cette nation.

Quelques savants grammairiens, entre autres MM. Lemare et Boniface, avaient bien entrevu cette manière d’envisager la grammaire ; et si les livres qu’ils ont publiés étaient plus développés et moins systématiques, s’ils faisaient mieux connaître les véritables lois qui régissent notre langue, ils eussent rendu d’incontestables services à l’enseignement. Mais ce ne sont que des aperçus, souvent pleins de profondeur, sur des questions de métaphysique, bons pour ceux qui aiment à se bercer l’intelligence dans de vaporeuses généralités, et assez peu utiles à ceux qui veulent apprendre. Et puis M. Lemare, loin de coordonner d’après les faits le système qu’il voulait établir, a eu le grave tort de courber les faits à son système, ce qui détruit complètement l’autorité de ses doctrines. On peut également reprocher à l’estimable M. Boniface d’avoir donné pour base à ses principes des faits qu’il a lui-même inventés, forgés. Mieux que personne pourtant il devait savoir que ce n’est que dans les ouvrages de nos grands écrivains qu’il faut chercher ses autorités, et qu’il est ridicule à un grammairien, quelle que soit d’ailleurs sa supériorité, de prétendre dicter à tout un peuple les lois du beau langage.

Liberté pleine et entière à chacun de conserver son rituel et son rudiment, de s’imposer des règles, d’y croire et de les suivre. Ce qui n’est plus permis, a dit M. Charles Nodier, c’est de les prescrire tyranniquement aux autres. Le réseau de Restaud et de Lhomond est devenu trop lâche et trop fragile pour emprisonner l’esprit de nos écrivains.

C’est dans le but de régénérer la grammaire, en lui donnant un nouvel aliment par l’observation de la nature et à l’aide d’une étude plus soignée des faits, que cet ouvrage a été entrepris : nous avons voulu fonder un enseignement national, en remplaçant enfin toutes ces grammaires des grammairiens par la grammaire des grands écrivains. Aussi, avec quelle ardeur, quel enthousiasme ne fut pas accueillie la Grammaire Nationale, non seulement dans toutes les parties de la France, mais encore à l’étranger ! C’est que cet ouvrage, bien différent de tous ceux qui l’avaient précédé, n’établissait pas de règles a priori ; c’est que, pour la première fois, il montrait le génie de la langue se développant sous la main de nos grands hommes ; c’est qu’il était comme l’écho vivant de l’usage. Personne ne s’y est trompé, et si nous avions pu douter un seul instant du succès de notre livre, l’éloge qu’en ont fait les organes de l’opinion publique, les suffrages dont l’ont honoré la plupart des sociétés savantes, auraient suffi pour dissiper nos craintes, et nous convaincre que nous avions atteint le but que nous nous étions proposé[2]. Mais un accueil aussi flatteur ne nous a pas aveuglés sur les imperfections de notre livre.

Dans cette dernière édition, nous nous sommes efforcés d’en améliorer tout à la fois le plan de l’exécution. Plusieurs parties ont été complétées ; d’autres ont été refondues en entier. Quant aux citations, nous avons préféré nous priver de certaines phrases, plutôt que de citer des ouvrages éphémères, ou d’admettre des noms indignes à la compagnie de Voltaire, de Rousseau, de Bossuet, de Racine et de Fénelon. Nous avons également supprimé tout ce qui touchait à la polémique, car nous vivons dans un temps où la jeunesse a trop de choses utiles à apprendre. En un mot, nous n’avons rien négligé pour donner à notre œuvre tous les perfectionnements dont elle était susceptible ; nous avons voulu offrir à la France un ouvrage digne d’elle, un livre éminemment français, en un mot une grammaire nationale.

Aujourd’hui que l’on commence à rougir tout à la fois des écarts de la pensée et des erreurs du style ; que les livres qu’enfantait l’esprit déréglé de quelques écrivains ont passé de mode ; qu’on en est revenu à la nature, à la vérité, au bon goût, cet ouvrage, destiné à ramener la langue dans les limites raisonnables que nos grands écrivains ont su respecter sans rien perdre de leur essor et de leurs prodigieux avantages, ne peut manquer d’obtenir les suffrages universels, et il restera, nous en avons l’espoir, comme le monument le plus imposant qu’on ait jamais élevé à la gloire de notre langue.

  1. M. Deshoulières.
  2. La Grammaire Nationale a été approuvée par l’Athénée des Arts, la Société des Méthodes, la Société Grammaticale de Paris, la Société d’Émulation pour le perfectionnement de l’instruction primaire en France, etc.