Grammaire des arts du dessin/IX archi

Librairie Renouard (p. 91-97).


IX

LA SÉVÉRITÉ DES SENTIMENTS QUE L’ARCHITECTURE INSPIRE EST EN RAISON DE LA PRÉDOMINANCE DES PLEINS SUR LES VIDES.

De même que l’art de distribuer dans un tableau les lumières et les ombres s’appelle, en peinture, le clair-obscur, de même l’art de distribuer dans un bâtiment les pleins et les vides peut s’appeler, en quelque manière, le clair-obscur de l’architecte. C’est là un des secrets de son éloquence ; c’est par là qu’il imprime à son œuvre un caractère léger ou imposant, gai ou sombre. Et ce clair-obscur, il a une double expression : il modifie la physionomie extérieure du monument aussi bien que son aspect intérieur. Si l’on multiplie les vides, c’est-à-dire les portes, les fenêtres, les arcades, les entre-colonnements, le spectateur du dehors semble invité à tourner ses regards vers un édifice que tant d’ouvertures l’ont paraître accessible et hospitalier. En y pénétrant par la pensée, il se représente un séjour égayé par l’abondance de la lumière, et des habitants qui n’ont voulu ni se séparer du monde ni fuir les rayons du jour. Au contraire, si les pleins dominent, si les vides sont rares, une certaine tristesse et même un vague sentiment de crainte s’emparent aussitôt du spectateur ; il est envahi par l’idée de l’austérité qu’il suppose à des hôtes si bien clos, si peu jaloux de voir et d’être vus. Et cette impression se fortifie à mesure que la construction se ferme, de telle manière que, si les vides disparaissent, si les fenêtres sont absentes, l’édifice, ou plutôt l’esprit qui l’habile cesse, pour ainsi dire, d’être en rapport avec l’esprit des passants. Soit que nous descendions l’échelle de nos impressions, du gai au sombre, soit que nous passions de l’obscurité qui rembrunit nos pensées à la douce clarté qui nous déride le front, les sentiments que nous inspire une architecture quelconque sont plus ou moins sévères suivant qu’elle diminue ou qu’elle augmente le nombre de ses ouvertures.

Partout où les hommes se réunissent pour le plaisir, l’édifice accuse franchement la prédominance des vides sur les pleins, ou du moins, chose remarquable, tout ce qui n’a pu être enlevé aux nécessités d’une construction solide est racheté alors par des vides simulés, succédant aux vides véritables. Dans les lieux de fête, dans les salles de danse ou de récréation, dans les cafés, dans les foyers de théâtre, on est porté à multiplier les glaces, non pas tant pour y offrir vingt fois de suite un miroir à la beauté, que pour élargir, pour égayer l’intérieur par des ouvertures factices, et substituer ainsi à la tristesse des pleins qui arrêteraient la pensée, les vides apparents qui laissent passer le regard. Un peuple que nous considérons comme frivole et qui est certainement très sensuel, le peuple chinois, a donné à tous ses bâtiments l’aspect de la gaieté par un système de construction où le bois, étant plus employé que la pierre, fait complètement dominer les vides sur les pleins. Percée à jour de toutes parts et n’ayant guère d’autre partie entièrement pleine que la toiture, la maison chinoise semble faite à l’image d’une volière d’oiseaux familiers. L’intimité domestique y est protégée, non par des murailles, mais par des stores, et, grâce à tant de légèreté, tout y respire un bonheur paisible, une vie riante et purement terrestre, dont la poésie ne s’élève pas plus haut que l’amour des fleurs. Observons, du reste, que, par un tact admirable, les Chinois ont rappelé la ligne droite dans presque tous les compartiments de ces cages humaines ; ils ont


exemple de la prédominance des vides sur les pleins.

(Maison d’un lettré en Chine.)


disposé en sens vertical et horizontal, même les purs ornements de leurs demeures, limitant les vides par des contours à angles droits, comme ailleurs on limiterait les pleins.

Supposons maintenant que tant de châssis délicats se changent en murailles, que les vitrages soient remplacés par des pierres, le sentiment du spectateur va devenir grave à mesure que la construction deviendra massive. Lorsque des hommes désenchantés de la vie se réunissent dans un lieu solitaire pour vivre sans famille, prier et méditer en silence, leur premier soin est d’élever un rempart entre eux et le monde. Ensuite, non contents de fuir les bruits du dehors, ils se défendent même contre les bruits du cloître en se bâtissant des cellules qui les séparent les uns des autres. Ici l’architecture va présenter beaucoup de surfaces pleines et peu d’ouvertures, même au dedans, de sorte que le voyageur séculier qui apercevra de loin le monastère ou qui voudra le visiter, recevra une impression de recueillement religieux et se sentira gagné un instant par le goût de la vie contemplative, silencieuse et murée.

Revenus des lieux écartés où s’élève l’architecture monastique, au milieu du mouvement qui anime les cités actives, nous y rencontrons des bâtiments de toute espèce, indiquant les divers besoins inventés par le génie de la civilisation : ici une douane, là un théâtre, plus loin un tribunal, une prison, une caserne, un musée… et chacun de ces édifices, suivant que les vides l’emporteront sur les pleins ou les pleins sur les vides, nous procurera une première sensation, douce ou pénible, et devra nous suggérer les idées de liberté et de plaisir, ou bien celles de force, de compression, d’austère justice. Si nous approchons d’un musée, nous en serons avertis par la multiplicité des fenêtres, qui perceront quelquefois jusqu’à la toiture ; si nous passons sous les murailles d’une prison, les fenêtres ne seront plus que des baies étroites, plus larges que hautes, et dont la rareté sinistre annoncera l’obscurité des cachots ; si c’est une douane, le caractère massif et rude de l’édifice manifestera une pensée hostile à la liberté de la circulation et des échanges, c’est-à-dire un autre genre de prison ; si c’est un fort, les ouvertures ne seront plus que des meurtrières, tout juste assez grandes pour laisser passer l’œil d’une sentinelle ou le canon d’une arme à feu.

Les architectes antiques avaient parfaitement compris cette expression des pleins et des vides. Les monuments les plus graves, les plus imposants de leur architecture sont les temples égyptiens, qui n’admettent le plus souvent d’autre ouverture extérieure que la porte, percée entre deux énormes massifs de pierre ou de granit appelés pylônes et semblables à des tours carrées. Des escaliers conduisent aux plates-formes établies sur le sommet des pylônes ; mais ces escaliers ne sont pas visibles du dehors : ils prennent jour sur les cours intérieures. Un mystère s’élève ainsi entre le sanctuaire et le peuple : impénétrable aux regards du passant, le temple ne reçoit la lumière que par des ouvertures supérieures ; il est hypæthre, ce qui veut dire découvert par en haut ; il n’a de vue que sur le ciel. Même caractère dans les temples grecs. Lorsqu’ils sont entourés d’une colonnade, l’œil n’aperçoit au travers


exemple de prédominance des pleins sur les vides.

(Prison d’Aix en Provence construite par Ledoux.)


qu’un mur plein sans fenêtres, et les deux portes qui ouvrent sur les façades de l’orient et de l’occident. Là, c’est encore le plus souvent par une percée, pratiquée dans le faite, qu’est éclairé le lieu saint où s’élève l’image du dieu. Ainsi l’extrême rareté des ouvertures semble d’accord avec la sévérité du monument, et si un portique en facilite l’accès en offrant au peuple un abri sous le fronton ou sous les ailes du temple, derrière ce portique se dresse une muraille infranchissable.

Au moyen âge, les églises catholiques présentent, il est vrai de grandes surfaces toutes percées de vitrages qui sembleraient devoir diminuer l’austérité de l’architecture ; mais, pour atténuer l’effet que produirait ici l’abondance du jour, l’architecte a su amortir l’éclat de ses verrières sous des rouges intenses, des bleus violents, des verts profonds, de sorte que la fenêtre, colorant au passage les rayons du soleil, devient à demi obscure et rétablit au dehors la gravité de l’édifice, tandis qu’elle répand dans l’intérieur la mélancolie de ses sombres lumières.

Dans les temps modernes, un des hommes qui ont le mieux senti l’expression sévère que peut obtenir l’architecture par la sobriété des vides, est l’architecte Ledoux, qui fut en réputation au siècle dernier. Tout ce qu’a produit cet artiste est marqué à l’empreinte d’une simplicité forte et du plus rigide caractère. C’est lui qui éleva autour de Paris ces barrières qu’on vient de détruire presque toutes, et dont quelques-unes étaient des chefs-d’œuvre à leur manière. Un philosophe qui aurait voulu habituer les esprits à l’abolition des octrois n’eût pas mieux conçu son architecture. De quelque point de l’horizon qu’il se dirigeât sur Paris, le marchand, du plus loin qu’il apercevait ces pleines et lourdes murailles, ces portes basses, flanquées de colonnes trapues, et ces très rares fenêtres par où il se sentait surveillé, songeait tout de suite à payer la rançon de l’industrie et du travail. Partout l’architecte avait atteint son but en variant l’application du même principe.

Il faut citer encore, comme un exemple frappant de l’expression des pleins en architecture, la prison construite à Aix en Provence sur les dessins du même artiste. L’édifice est un quadrilatère aux quatre faces égales et pareilles. Chacune se développe sur une grande ligne et présente une surface nue et lisse, percée de quelques ouvertures très étroites et très rares. Aux deux angles s’élèvent deux corps de bâtiment qui ne font point saillie sur le nu du mur extérieur, mais qui se distinguent par un couronnement triangulaire sans aucune moulure, sans aucun vide apparent ou réel. Au milieu de ces sombres façades s’ouvre un petit péristyle de colonnes serrées et courtes : il semble de loin que le prisonnier n’y pourra passer qu’en baissant la tête. Par sa beauté sauvage, son aspect farouche, ce monument est un modèle du genre.

On le voit, du moment que les pleins gagnent sensiblement sur les vides, la physionomie de l’architecture change à vue d’œil. Le kiosque devient maison, la maison devient cloître, le cloître devient forteresse ; puis, en continuant de degré en degré, nous descendons du fort à la prison, de la prison au mausolée… Là tout est fermé, et c’est le plein de la pierre qui exprime la mort. Cependant une ouverture y est parfois ménagée, comme pour laisser un passage au souvenir ou marquer une issue à la délivrance de l’âme.

On peut vérifier la force de cette impression et combien elle est infaillible, par une facile contre-épreuve. Le vide, disons-nous, semble exprimer dans l’architecture le besoin de lumière et un constant rapport entre les habitants de l’édifice et les spectateurs, en d’autres termes, la vie de relation, la vie même. Cela est si vrai, que rien n’est plus triste pour le regard comme pour l’esprit que ces fenêtres ou ces portes murées, que le langage populaire, dans son énergie saisissante, appelle des portes condamnées ! On dirait que les habitants ont été chassés ou qu’on leur a disputé la lumière et la respiration, ou bien qu’ils ne sont plus. Ce sentiment, il a été compris sans doute par les architectes musulmans qui ont bâti dans l’Inde, près d’Allabad, les mausolées de sultans que Daniell y a dessinés (Indian Scenery), car on y voit des fenêtres dont la baie simulée est toute pleine, comme si elle eût été bouchée avec des pierres après l’ensevelissement du mort.

Chose étrange ! cet artifice de l’architecture qui consiste à prodiguer les ouvertures ou à les épargner est doublement expressif, mais d’une seule manière. À l’extérieur, il est vrai, ce sont les pleins qui reçoivent la force du jour et qui sont clairs, tandis que les vides se manifestent par des profondeurs obscures, à moins que la lumière n’y soit à certains moments réfléchie par des vitrages. De sorte que la construction devrait, ce semble, impressionner le spectateur du dehors tout autrement qu’elle n’impressionne celui qui habile ou qui regarde l’intérieur. Toutefois c’est l’effet contraire qui se produit, non seulement parce que l’imagination rétablit les ombres derrière les murs et que la pensée doit pénétrer le jour par les fenêtres, les arcades ou les portes, mais encore parce que les surfaces de pierre, lorsqu’elles sont élargies et dominantes, nous marquent ou l’égoïsme de ceux qu’elles abritent, ou la mélancolie de ceux qu’elles cachent, ou le malheur de ceux qu’elles emprisonnent.

Oui, les pleins et les vides sont les longues et les brèves de cette prosodie muette qu’on appelle l’architecture. Les répartitions de l’espace y jouent à peu près le même rôle que dans la musique les intervalles des sons, la succession vive ou lente des mouvements rythmiques.

Tout véritable architecte doit se souvenir de ce principe quand il dessine les plans d’un édifice public ou privé. Il doit savoir qu’en distribuant les lumières et les ombres dans l’intérieur de son œuvre, il en détermine déjà le caractère extérieur ; qu’en un mot, les vides et les pleins sont les dactyles et les spondées de sa poésie.