Notice au Gorgias de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome III, 2e partiep. 89-103).

NOTICE



Le Gorgias a pour sous-titre : Sur la Rhétorique. Si l’on s’attendait, sur la foi de cette indication, à y trouver des vues sur l’art d’écrire, de parler ou de composer (comme dans le Phèdre, par exemple), on serait déçu : la Rhétorique est ici uniquement envisagée dans sa valeur politique et morale, et Platon la dénonce avec une rigueur impitoyable comme un art de mensonge, funeste aux États et aux individus ; le titre du dialogue pourrait être : Contre la Rhétorique.

Par certains côtés, le Gorgias fait pendant au Protagoras. Dans les deux dialogues, ce sont les deux prétentions essentielles de la sophistique contemporaine, celle de former l’homme instruit en général et celle de former spécialement l’orateur, qui sont prises à partie : les noms des deux grands sophistes correspondent chacun à l’une de ces deux tendances. Dans les deux dialogues, la doctrine de Platon est toute socratique : le Gorgias n’aborde pas plus que le Protagoras les théories proprement platoniciennes. Enfin la beauté littéraire est égale dans les deux ouvrages, quoique différente : le Gorgias n’a pas la variété de tons, les nombreux personnages, le pittoresque brillant, la grâce souple et vivante du Protagoras ; mais il abonde en raisonnements vigoureux et surtout en pages éloquentes où la logique passionnée s’unit à la poésie et au mysticisme pour créer une sorte d’émotion caractéristique du génie de Platon.

I

LE SUJET DU GORGIAS

Pour bien comprendre le sujet exact du Gorgias et l’ardeur intransigeante qui anime d’un bout à l’autre les jugements de Platon sur la Rhétorique, il faut se rappeler d’abord dans quelles circonstances et sous quel aspect la réalité la lui présentait.

On sait quel était, dans la constitution démocratique d’Athènes, le rôle des orateurs : il est très exact de dire, avec Fénelon, qu’à Athènes « tout dépendait du peuple » et que « le peuple dépendait des orateurs ». Dans les diverses assemblées, devant les tribunaux, la parole était souveraine. L’éloquence était donc, pour un citoyen ambitieux ou simplement désireux de tenir sa place dans la vie publique, un objet de première nécessité, pour ainsi dire. Or, jusqu’au milieu du cinquième siècle, le seul moyen d’apprendre à manier cette arme précieuse était de s’y préparer lentement par la pratique des affaires et par l’exemple des orateurs expérimentés. Mais à cette date tout changea : les sophistes d’une part, les rhéteurs siciliens de l’autre, commencèrent à tenir école d’éloquence et se firent fort, moyennant salaire, d’enseigner rapidement aux jeunes gens bien doués les secrets de l’art oratoire. Le salaire était élevé : raison de plus pour que la mode s’établît parmi les fils des familles riches de rechercher l’enseignement nouveau. La sophistique et la rhétorique furent l’objet d’un engouement général. On voit par une foule d’exemples avec quelle passion l’aristocratie athénienne se jeta vers ces études, qui avaient le double avantage d’offrir aux esprits curieux une forme attrayante d’éducation supérieure, et de préparer en outre la jeunesse à la vie publique, c’est-à-dire à la manière de vivre qui, pour la plupart des Grecs, était la plus digne d’un homme libre et, pour un homme de grande famille, la seule qui convînt à sa naissance. La rhétorique, ainsi entendue, devenait une formation totale de l’âme et engageait l’individu dans une voie décisive pour tout son avenir.

Or, en face de ce mouvement presque universel, on sait comment Socrate se dressa en contradicteur ironique et redoutable : uniquement attaché à ce qui est pour lui le véritable bien, c’est-à-dire à la justice et à la vérité, indifférent aux biens extérieurs, dédaigneux de la foule et du succès, persuadé qu’on n’arrive à la possession du vrai bien que par un examen rigoureux et minutieux de toutes les opinions qui ont cours, il ne se borne pas à discuter avec les sophistes et leurs adeptes : il s’attache à former des disciples, et, à ceux qui veulent vraiment suivre sa voie, il ne se contente pas d’offrir un enseignement théorique ; il leur propose un nouvel idéal pratique, un nouveau genre de vie, qui les écartera des assemblées, des tribunaux, de l’influence et du pouvoir, mais qui leur donnera la satisfaction suprême de la conscience, celle d’avoir cherché la justice de toutes leurs forces en vue de la vie présente et de la vie future[1].

L’opposition de principe entre ces deux conceptions était radicale : mais il était inévitable que des essais de conciliation vinssent à se produire. Certains disciples de Socrate, comme Xénophon, furent aussi disciples de Prodicos ou de quelque autre sophiste, et leur socratisme tempéré se limitait à une teinte générale de sagesse et de modération dans leur pensée et dans leur vie : la conciliation, dans leur cas, était plus pratique que théorique. Isocrate, au contraire, prétendit faire vraiment la synthèse des deux méthodes, en créant une école de rhétorique qui fût en même temps une école de philosophie morale et qui réconciliât ainsi, dans une paix définitive, les deux maîtres dont il avait suivi et goûté les entretiens, Gorgias et Socrate.

Sur cette tentative, qui obtint d’ailleurs, comme on sait, une vogue considérable, Platon semble avoir professé deux opinions successives. Il a loué Isocrate dans le Phèdre et il lui a presque ressemblé dans le Ménexène. En revanche, il lui a consacré, à la fin de l’Euthydème, trois pages d’une critique mordante, sans le nommer, il est vrai, mais en le désignant avec une clarté qui ne laisse place à aucun doute dans l’esprit du lecteur.

Isocrate, de son côté, semble avoir toujours, depuis son discours Contre les sophistes jusqu’au Panathénaïque, éprouvé peu de bienveillance à l’égard de Platon et de ses méthodes.

Celui-ci a-t-il visé indirectement Isocrate dans le Gorgias ? Nous ne pouvons ni le nier ni l’affirmer, faute de savoir les dates de ses sentiments successifs et celle même du Gorgias. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il n’a certainement pas attribué à l’honnête Isocrate l’immoralisme de Calliclès et que, s’il l’a visé, c’est à travers Gorgias : mais d’autre part il n’est pas douteux que la rhétorique d’Isocrate tombe directement sous le coup des critiques exprimées par Platon dans le dialogue ; car Platon s’y montre d’une rigueur impitoyable et absolue.

II

LES PERSONNAGES ET LA COMPOSITION

La discussion est soutenue par quatre personnages : trois représentants de la rhétorique, Gorgias, Polos et Calliclès, qui entrent tour à tour dans le débat, et en face d’eux Socrate, qui, après ces trois engagements successifs, prend à son tour la parole d’une manière continue et conclut son discours par un mythe. Chéréphon, le vieil ami de Socrate, n’a qu’un rôle négligeable.

Socrate, Gorgias et Polos sont bien connus et gardent dans le dialogue leur physionomie traditionnelle. Socrate, dialecticien subtil et précis, puis mystique ; Gorgias, maître en son art, considérable et considéré, honnête homme et qui se garde avec soin des affirmations mal sonnantes ; Polos, plus jeune, plus tranchant, un peu ridicule par son infatuation, mais qui recule devant les conséquences dangereuses de ses théories. Quant à Calliclès, c’est l’enfant terrible de la rhétorique, l’immoraliste hardi qui va jusqu’au bout de sa pensée et qui, pressé par la dialectique de Socrate, n’hésite pas à jeter par-dessus bord toute la morale traditionnelle pour sauver la rhétorique du naufrage.

Ce Calliclès est d’ailleurs inconnu ; c’est sans doute une création de Platon, un personnage fictif en qui s’incarnent tout un ensemble de théories ou de tendances que Platon voyait grandir autour de lui dans la société athénienne. Il est représenté comme un homme encore jeune, un citoyen riche et ambitieux qui aspire à jouer un rôle dans la politique et qui s’y prépare en écoutant les sophistes étrangers, reçus par lui dans sa maison. Socrate le traite d’assez haut, mais Calliclès, qui s’impatiente, qui s’irrite, qui feint de vouloir rompre l’entretien, cède pourtant aux prières de Gorgias et discute jusqu’au bout pour la forme, avec une mauvaise humeur assez plaisante. De là quatre parties distinctes dans le dialogue, chacune ayant son objet limité et aboutissant à une conclusion partielle[2] :

1o Socrate et Gorgias. — Recherche d’une définition de la rhétorique par la détermination de son office propre : la rhétorique est une ouvrière de persuasion, mais non à la manière de la science, qui distingue le vrai du faux : la rhétorique ne produit que la croyance, tantôt vraie et tantôt fausse.

2o Socrate et Polos. — La rhétorique n’est donc pas un art véritable fondé sur la connaissance du vrai ; elle n’est qu’un empirisme routinier, inventé en vue de la flatterie et du plaisir.

3o Socrate et Calliclès. — Qu’importe, dit Calliclès, si le plaisir est le vrai bien pour l’homme et par conséquent le but suprême de la vie ? Socrate établit que le plaisir est trompeur dans la vie présente et funeste dans la vie future.

4o Monologue de Socrate et mythe de la vie future.

Nous voyons, par le commentaire d’Olympiodore, que les anciens disputaient déjà sur l’unité de ces quatre parties et sur le vrai sujet du dialogue ; s’agissait-il avant tout, dans le Gorgias, de la rhétorique, ou de la morale ou d’une doctrine de la vie future ? Nous ne nous arrêterons pas à ces subtilités assez puériles. Il est trop évident qu’il s’agit bien de la rhétorique, mais considérée dans sa valeur pour le bonheur de l’homme, et que cette valeur dépend essentiellement, selon Platon, de la solution donnée aux questions agitées dans les trois dernières parties. La liaison intime des quatre parties, au point de vue de la pensée, est donc incontestable, et en outre elles sont liées dramatiquement par le progrès de l’émotion qui va croissant du commencement à la fin, puisque la discussion, commencée sur une question qui semblait purement technique, l’objet de la Rhétorique, s’achève par les considérations les plus hautes et les plus éloquentes sur toute la destinée humaine.

Mais d’autres problèmes se posent sur la relation des théories de Calliclès avec les deux premières parties, et il est nécessaire d’en dire quelques mots, bien qu’ils aient été généralement négligés par les commentateurs.

Ces théories, qui donnent tout d’un coup au dialogue un intérêt si puissant et si nouveau, sont-elles une suite logiquement nécessaire des deux discussions précédentes, et, si elles n’en sortent pas nécessairement, pourquoi Platon les y a-t-il rattachées ?

Que l’immoralisme de Calliclès ne soit pas impliqué expressément dans les conceptions de Gorgias et de Polos, c’est ce qui est assez évident. Gorgias et Polos n’admettent nullement cet immoralisme pour leur propre compte, et ils ne commettent en cela aucune faute de logique, à en juger selon les règles du sens commun, c’est-à-dire du jugement appliqué à la conduite de la vie ordinaire. Si la rhétorique produit uniquement la persuasion, non la science, et si la persuasion peut parfois persuader le faux, il ne faut pas le lui reprocher trop sévèrement ; car il y a des circonstances où une décision immédiate est nécessaire et, dans ce cas, il faut bien se contenter de la vraisemblance, faute de mieux ; le philosophe lui-même, quand il doit agir, s’en contente, et s’il ne s’en contentait pas, il devrait renoncer à toute action, ce qui ne vaudrait pas mieux que de courir un risque inévitable. La persuasion peut tomber juste, et, à côté des choses prouvées, il y a des opinions vraies, de l’aveu de Platon lui-même ; or, dans bien des cas, l’opinion vraie, inspirée ou non par une sorte d’intuition divine (θεία μοῖρα), est la seule ressource de l’intelligence pratique et agissante.

Pourquoi donc Platon a-t-il rattaché, comme il l’a fait, les théories cyniques de Calliclès aux théories innocentes de ces deux honnêtes gens, Gorgias et Polos ? Et pourquoi cette ardeur passionnée contre la rhétorique prise en bloc ?

Il semble que l’explication doive en être cherchée d’abord dans les faits qu’il avait sous les yeux. L’Athènes de son temps lui paraît profondément immorale. L’image qu’il trace de la démocratie dans les pages du Gorgias où il étudie l’influence des orateurs sur le peuple montre qu’il croit à une décadence ininterrompue. La condamnation de Socrate, à laquelle il est fait plusieurs fois allusion dans le dialogue comme à une chose prévue et inévitable, n’était pas de nature à corriger son pessimisme. Puisque les orateurs étaient les éducateurs du peuple, c’est donc qu’au fond de leur doctrine politique, et fût-ce même à leur insu, se cachait un principe malfaisant et pernicieux.

Philosophe, il avait le droit de dégager ce principe, même latent et inexprimé, et d’y rattacher les misères présentes. Il crut le trouver dans l’immoralité foncière d’un art qui prétendait à gouverner les hommes et qui n’avait pas pour objet essentiel la connaissance du vrai bien. Cet art est la Rhétorique, qui n’exclut pas, dans la pensée d’un Gorgias ou d’un Isocrate, l’étude du vrai bien, c’est-à-dire de la justice, mais qui n’en fait pas son unique affaire et se contente à ce sujet des notions communes. Or cette étude, aux yeux de Platon comme à ceux de Socrate, est la grande affaire de la vie, la seule importante. La philosophie n’est pas une occupation destinée à satisfaire la curiosité de l’esprit : elle est la recherche patiente et obstinée de la seule chose qui puisse assurer à l’homme le vrai bonheur dans cette vie et dans l’autre. Elle est une religion au sens moderne du mot ; non plus un ensemble de rites et de croyances d’un caractère national et relatif, mais un absolu qui réclame tout l’homme et n’admet pas de partage. La rhétorique, qui prétend aussi à la domination totale de la pensée, est l’ennemie, la rivale qu’il faut poursuivre sous toutes ses formes : malheur aux adversaires et aux tièdes. Platon, pontife de la philosophie, excommunie sans pitié la rhétorique. C’est ce qui fait la grandeur du Gorgias, et parfois son injustice.

Cependant, Platon ne condamnerait pas, en théorie, un orateur qui, étant coupable, se servirait de la Rhétorique pour s’accuser lui-même et aller ainsi au-devant de l’expiation méritée et désirable ; ni un homme qui, avant d’aborder l’étude de la rhétorique, aurait acquis par la philosophie la science du bien. Mais cette double réserve est évidemment de peu d’importance, car la première hypothèse est plus ironique que sérieuse, et la seconde se réalise rarement. En fait, ceux qui s’adonnent à la rhétorique renoncent, sciemment ou non, à la recherche méthodique de la vérité, et leur imprudence ne serait logiquement admissible, aux yeux de Platon, que si les théories de Calliclès étaient vraies.

Platon motive cette condamnation de la Rhétorique d’abord par des raisonnements abstraits, ensuite par l’examen de l’œuvre politique des hommes d’État athéniens.

Sur le premier point, répétons seulement ce que nous disions tout à l’heure, que Platon lui-même, dans d’autres dialogues, reconnaît à côté de la science proprement dite l’existence d’une « opinion vraie », dont l’importance au moins pratique et provisoire est incontestable, tandis qu’ici nulle allusion formelle n’est faite à cette manière d’atteindre la vérité. C’est là un signe frappant de la passion combative apportée par lui dans le développement de sa thèse. Le Gorgias est d’inspiration foncièrement polémique.

Même caractère dans les jugements si curieux et si uniformément sévères sur les hommes d’État athéniens. Un seul trouve grâce à ses yeux, Aristide ; tous les autres, y compris les plus illustres, un Thémistocle, un Cimon, un Périclès, sont condamnés.

Faut-il voir, dans cet ostracisme universel, la manifestation d’un esprit de parti aristocratique ? non, car Aristide, qu’il admire, était démocrate : nous savons aujourd’hui, par la Constitution d’Athènes, d’Aristote, qu’il était le chef du parti populaire. C’est donc une condamnation purement philosophique et morale, où la politique de parti n’a rien à voir, ou peu de chose. Que reproche-t-il aux hommes d’État, en effet ? Avant tout, d’avoir flatté les instincts belliqueux du peuple, de lui avoir donné des navires, des arsenaux, des murailles, et d’avoir pratiqué ce qu’on appellerait aujourd’hui une politique « impérialiste », au lieu de s’appliquer à le rendre plus juste et plus tempérant. Cette condamnation est prononcée en bloc, sommairement, sans distinction entre les guerres offensives et défensives, sans égard aux circonstances particulières qui ont pu motiver les décisions des politiques. La grande preuve invoquée pour établir qu’ils furent de mauvais chefs, c’est que plusieurs d’entre eux, notamment Cimon et Périclès, furent condamnés à la fin par ce même peuple dont ils avaient été les idoles montrant ainsi qu’ils n’avaient pas su apprivoiser ses caprices et ses fureurs. Platon, qui compare les chefs d’État aux gardiens de troupeaux et aux dompteurs de chevaux, ne se demande pas si le meilleur écuyer n’est pas exposé à être parfois désarçonné.

Une pareille sévérité est d’autant plus surprenante que Périclès, en d’autres dialogues, a été jugé très différemment. Dans le Phèdre, par exemple, Socrate lui-même vante la hauteur de son intelligence et l’efficacité de son action (τὸ ὑψηλόνουν τοῦτο καὶ τελεσιουργόν), ce qu’il attribue à ses relations avec Anaxagore. Rappelons aussi, à ce propos, que Thucydide louait en particulier, chez ce prétendu flatteur du peuple, une autorité morale qui lui permettait de résister victorieusement aux caprices de la foule.

Que conclure de tout cela ? Uniquement ceci, que Platon, dans le Gorgias, s’installe au cœur de l’absolu, et que, du point où il se place pour juger les contingences, il ne parle ni en homme de parti ni en homme pratique, mais en défenseur passionné d’un idéal qui est une religion.

De là viennent, avons-nous dit, et les injustices du Gorgias et certaines de ses beautés ; nous avons essayé de montrer les injustices, voyons maintenant les beautés. Celles-ci résultent d’abord de la noblesse même du rêve de Platon, qui voudrait voir régner sur la terre une justice sans défaillance, en vertu de laquelle les individus et les États n’auraient d’autre souci que celui de se rendre sans cesse meilleurs. Elles résident aussi dans les qualités purement littéraires qui découlent de cet idéal et qui font que certaines pages du Gorgias sont parmi les plus belles que Platon ait écrites.

III

LA VALEUR LITTÉRAIRE DU GORGIAS

Notons d’abord en passant, sans y insister, les qualités habituelles des dialogues de Platon, le ton naturel de la conversation, l’atticisme partout répandu, la variété des caractères et la convenance de chacun à son rôle, l’habileté avec laquelle les grandes articulations du dialogue sont rendues sensibles au lecteur, les repos de la discussion, les fausses sorties, les reprises et les épisodes.

Deux morceaux surtout doivent nous arrêter, à cause de leur valeur singulièrement originale : le grand discours de Calliclès et celui de Socrate à la fin du dialogue.

L’entrée en scène de Calliclès est d’un grand effet. Jusque-là, c’est-à-dire pendant la discussion de Socrate avec Gorgias d’abord et ensuite avec Polos, il était resté à peu près silencieux, sauf quelques mots de bon accueil au début, par lesquels il introduit Socrate et Chéréphon dans sa demeure, auprès des deux sophistes et des assistants venus entendre Gorgias. Grand admirateur de la rhétorique, il avait senti sa bile s’amasser peu à peu devant les concessions de Gorgias et de Polos. La contradiction où celui-ci finit par se voir embarrassé grâce à la dialectique de Socrate le fait brusquement éclater. Il se jette alors dans le débat avec une audace de pensée et une verve de langage qui font de son intervention un coup de théâtre. La discussion semblait près de finir : elle rebondit avec une vigueur nouvelle. Calliclès est jeune, riche, confiant en lui-même ; il étale son immoralisme avec l’assurance hautaine d’un néophyte qui prend en pitié la prudence timorée de ses maîtres et qui d’ailleurs se croit tout permis. Il se plaît à outrer sa propre pensée, à la rendre aussi scandaleuse que possible, naïvement convaincu qu’il va décontenancer son adversaire. La morale que prêche Socrate est une morale d’esclaves ; c’est la morale des moutons en face des lions. La vraie morale, celle de la nature et non de la loi humaine, c’est la morale de la force ; au plus fort tous les avantages ; le reste est niaiserie.

Nous reconnaissons là l’opposition entre la nature et la loi, chère aux sophistes, mais Calliclès y met un accent et un éclat tout personnels.

Ce caractère de Calliclès, impétueux et vaniteux, est soutenu jusqu’au bout avec une admirable vérité, sous des formes diverses. Battu par Socrate, il n’est pas de ceux qui reconnaissent leur défaite. Ne sachant plus que répondre, il est prêt à laisser là son adversaire dont il affecte de mépriser les arguties. Retenu par Gorgias, il consent à rester, mais il laissera Socrate argumenter dans le vide, et ne lui répondra que pour la forme, en lui faisant sentir à chaque fois qu’il dédaigne de l’écouter sérieusement.

Tout le rôle est une création dramatique pleine de vie, à la fois par la représentation d’un caractère toujours semblable à lui-même et par la verve amusante de l’expression.

L’attitude de Socrate, devant cet étourdi plein de jactance et qui se croit très fort, est de toute beauté, d’abord par l’aisance de son ironie, ensuite par la hauteur sereine de son inspiration, qui s’élève sans effort jusqu’aux plus hautes pensées.

Il commence par des arguments, et c’est merveille de voir avec quelle facilité il renverse le grand argument de Calliclès, à savoir que la loi, œuvre des faibles contre les forts, des moutons contre les lions, est en opposition avec la nature qui veut le triomphe des lions et des forts. Si les faibles, dit Socrate, ont imposé leur loi aux forts, c’est donc qu’ils sont en réalité les plus forts ; mais alors la loi et la nature sont d’accord. Calliclès réplique par des distinctions que Socrate dissèque et détruit les unes après les autres, et la discussion dialectique se poursuit ainsi avec une subtilité que notre goût moderne trouve parfois excessive, mais à laquelle on ne peut refuser une efficacité redoutable. Calliclès enfin est vaincu et le laisse voir en cessant de discuter sérieusement.

On demande alors à Socrate de prendre seul la parole et d’exposer d’une manière suivie les idées qu’il a déjà laissé entrevoir sur la vie présente et sur la vie future. Socrate consent. Il parle d’abord de la vie du juste sur la terre, puis, sous forme mythique, de la destinée réservée au juste après la mort. On lira ces pages, que nous n’avons pas à résumer ici ; mais il convient peut-être de rappeler en quelques mots ce qui fait la beauté unique de l’éloquence de Socrate (ou de Platon) dans les morceaux de ce genre.

C’est une éloquence qui a pour caractère essentiel, suivant le mot de Pascal, de se moquer de l’éloquence. Rien ne ressemble moins au discours d’un rhéteur ou même d’un orateur de profession. Nul ornement, nulle figure de rhétorique, nul mouvement extérieur de passion. Ce ne sont que mots très simples dans des phrases tout unies. Mais, sous ces mots et sous ces phrases, on sent courir le frémissement d’une pensée qui s’avance d’un mouvement régulier vers une fin très haute. Il semble que celui qui parle ainsi écoute en lui-même une voix divine qui l’appelle, et que toute son âme soit comme enivrée d’une vision de plus en plus prochaine. Quand on passe des choses de la terre à celles de l’autre vie, de la réalité au mythe, le discours, avec plus de poésie, garde la même force intime et profonde. C’est toujours le même mouvement régulier et doux, le même frisson d’extase devant la beauté du spectacle, la même netteté de vision et la même certitude intellectuelle, qui saisit le lecteur à la suite du voyant et qui l’entraîne toujours plus haut. Rien n’est plus vraiment divin que cette éloquence, qui est précisément celle que nous admirons dans toute la fin du Gorgias.

IV

DATE OÙ L’ENTRETIEN EST CENSÉ AVOIR LIEU

À quelle date l’entretien raconté par Platon est-il censé avoir eu lieu ?

Il est fait allusion dans un passage (p. 503 c) à la mort récente de Périclès (νεωστὶ τετελευτηκέναι). Or Périclès est mort en 429. Si l’on songe que Gorgias est venu à Athènes pour la première fois en 427 comme ambassadeur de Léontium et que cette ambassade fut pour lui un triomphe mémorable, il est naturel de supposer que l’entretien chez Calliclès se rapporte à cette date. L’âge attribué à l’ami de Calliclès, Démos fils de Pyrilampe (p. 481 d), conduit à la même conclusion. Mais d’autres passages du dialogue font allusion à des faits dont la date est connue et qui sont postérieurs, quelques-uns même de beaucoup, à l’année 427. Le plus important est la présidence de l’Assemblée par Socrate (p. 473 e), qui survint en 406 seulement, après la bataille des Arginuses. On a noté aussi que cet Archélaos, tyran de Macédoine, dont Polos vante le bonheur, ne prit le pouvoir qu’en 413, et que l’Antiope d’Euripide, à laquelle il est fait plusieurs fois allusion, ne fut représentée que dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse. En raison de ces faits, beaucoup de savants assignent à la scène du Gorgias une date voisine de 405.

Ces arguments seraient très forts si Platon avait eu le souci d’éviter les anachronismes. Mais la vérité est qu’il n’a aucun souci de la chronologie, quand il lui plaît, pour une raison littéraire ou philosophique, de brouiller les dates. Il suffira de rappeler ici, à titre d’exemple, le Ménexène, où Socrate (condamné en 399) est censé prononcer l’oraison funèbre des guerriers tombés dans la guerre de Corinthe (en 396), oraison funèbre qu’il a recueillie des lèvres d’Aspasie ! Xénophon du reste en use de même : il ne craint pas de prêter à Socrate, dans l’Économique, un éloge des jardins de Cyrus le jeune qu’il avait visités lui-même lors de son expédition en Asie, mais que Socrate à coup sûr n’avait jamais vus même en songe.

Pour en revenir au Gorgias, disons que l’époque où l’entretien est censé se dérouler est une époque vague, indéterminée, qui se rattache avant tout au souvenir de l’ambassade de Gorgias, mais où la fantaisie de Platon a fait entrer sans scrupule, malgré les dates, tout ce qui pouvait servir à illustrer sa pensée et à embellir son œuvre.

V

DATE DE LA COMPOSITION DU DIALOGUE

Il serait plus important de savoir à quelle date Platon a composé le Gorgias. Faute de témoignages extérieurs, qui seuls pourraient nous donner à cet égard des indications positives, nous en sommes réduits à des conjectures, assez vraisemblables d’ailleurs et sur lesquelles on s’accorde généralement.

Le caractère tout socratique de la doctrine du Gorgias, où n’interviennent encore aucune des théories propres à Platon, est une raison très forte d’en placer la composition dans la première partie de sa vie. On a souvent remarqué en outre les allusions si précises et si émouvantes à la condamnation de Socrate, que celui-ci semble annoncer comme inévitable. Cette sorte de prophétie grave et pathétique convient à une date où Platon devait être encore sous l’impression plus ou moins voisine de l’événement. L’âpreté de ses attaques contre les orateurs et les flatteurs du peuple s’expliquerait alors d’autant mieux qu’à la force des raisons théoriques s’ajouterait ainsi pour lui le sentiment profond et douloureux de l’injustice récemment commise par ceux qu’il attaque dans le dialogue. Ajoutons enfin que cette rigueur de doctrine et cette sorte d’intransigeance est un des traits, semble-t-il, de sa pensée dans la première partie de sa vie, et que ses derniers ouvrages, en général, indiquent une tendance à mieux mettre en lumière la complexité des choses.

Toutes ces raisons ne sauraient aboutir à la détermination d’une date précise. Bornons-nous donc à dire que, selon toute vraisemblance, le Gorgias est à peu près contemporain du Protagoras, et que tous deux appartiennent sans doute aux années qui suivirent le retour de Platon à Athènes après ses grands voyages, c’est-à-dire à la période comprise entre 395 et 390 environ.

VI

LE TEXTE

Les principaux manuscrits sont, pour le Gorgias, le Bodleianus (B) et le Venetus (T) ; mais quelques bonnes leçons nous ont été conservées par des manuscrits secondaires ou plus récents (recc.) : j’ai collationné de nouveau, sur photographie, le Vindobonensis, suppl. gr. 21 (Y), qui a conservé en plusieurs endroits la meilleure tradition, ainsi que le Vindobonensis, suppl. gr. 7 (W), et j’ai adopté, à la suite de Burnet et d’après sa collation, quelques leçons excellentes du Vindobonensis 55, suppl. gr. 39 (F). En outre un papyrus d’Oxyrhynchus, déjà utilisé également par Burnet, reproduit un passage du dialogue (507 b-508 d) et nous atteste l’ancienneté de certaines leçons qui ne sont pas toutes bonnes.

Au total, le texte, ici comme dans le Protagoras, se rapproche davantage de la tradition manuscrite que celui de Schanz, trop hardi selon moi, dans l’adoption de certaines corrections conjecturales. Toutes ces divergences d’ailleurs portent sur de menus détails qui ne modifient pas gravement le sens.

Je dois signaler en terminant une correction que j’introduis de mon propre chef dans le fragment de Pindare cité à la p. 484 b, et qui exige quelques explications trop longues pour trouver place dans l’apparat critique. Je les ai données dans un article de la Revue des Études grecques (1921, p. 125). En voici le résumé.

Les derniers éditeurs lisent : Νόμος… ἄγει δικαιῶν τὸ βιαιότατον, d’après une citation d’Aelius Aristide (or. 45, II 68 Dind.). Les mss. donnent ἄγει βιαίων τὸ δικαιότατον, ce qui n’a pas de sens. J’écris ἄγειν δικαιοῖ τὸ βιαιότατον en m’appuyant sur le passage des Lois (715 a) où ce fragment est visé et qui est ainsi conçu : ἔφαμέν που… τὸν Πίνδαρον ἄγειν δικαιοῦντα τὸ βιαιότατον. Ce texte, remis en style direct, devient ou bien : Π. ἄγει δικαιῶν τὸ βιαιότατον, ce qui est absurde ; ou bien : Π. ἄγειν δικαιοῖ τὸ βιαιότατον, ce qui est notre correction même et présente un sens excellent. Je considère donc comme hors de doute que tel est réellement le texte que lisait Platon dans son exemplaire de Pindare.



  1. Cf. Gorgias, 522 d‑e.
  2. Il s’en faut cependant qu’il y ait plein accord sur ce point. On lira avec intérêt le chapitre consacré à la question par H. Bonitz dans ses Platonische Studien3, Berlin, 1886.