Goffin ou les Mineurs sauvés

Baudry (p. 3-11).


GOFFIN
OU
LES MINEURS SAUVÉS.

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Assez d’autres sans moi d’une orgueilleuse voix,
Rempliront l’Univers des victoires des Rois ;
Assez d’autres, vantant les malheurs de la terre,
Des Achille nouveaux deviendront les Homère ;
Laissons pour un moment les chants triomphateurs !
La guerre a ses beautés, mais elle à ses horreurs !
Un Héros, conquérant de la terre et de l’onde,
Souffre au fond de son cœur des maux qu’il cause au monde,
Mais il est des vertus, mais il est des succès,
Que le fiel des remords n’empoisonna jamais ;
Tel est ce noble trait, cette touchante histoire,
Dont Liège à jamais doit garder la mémoire.

 Dans ces vastes tombeaux, dans ces antres affreux,
Où l’homme tout vivant est séparé des Cieux,
Dans ces mines enfin où l’humaine industrie
Cherche tous les trésors au mépris de la vie,
Goffin, (c’est mon héros) maître des ouvriers,
Dirigeoit sagement ses nombreux ateliers ;
Sévère mais humain, courageux mais sensible,
Son équité rendait le travail moins pénible,
Chacun ne redoutait, ne chérissait que lui ;
Et s’il était leur maître, il était leur appui.
Son fils, son jeune fils, émule de son père,
Encor enfant, montrait un noble caractère,
Ses travaux nourrissaient et sa mère et ses sœurs,
Et cette douce idée en voilait les rigueurs !

 Un jour que des mineurs il partageoit les peines
Et sondait du rocher les routes souterraines,
Un ouvrier accourt, pâle, égaré, tremblant !…
Pour nous sauver, dit-il, nous n’avons qu’un moment,
L’onde au-dessus de nous entr’ouvrant un passage,
Porte déjà partout la mort et le ravage,
Encor quelques instants ! Nous sommes engloutis ?
À ces mots Goffin vole, il entraîne son fils,
Le met dans le pannier qui du sein de la terre

S’élevant chaque jour, les rend à la lumière,
Il s’élance après lui, se croit déjà sauvé,
Du plus affreux trépas son fils est préservé,
Il va revoir le jour, sa maison, sa famille,
Dans ses bras paternels presser encor sa fille,
Il s’arrête un moment, songe aux infortunés
Qu’à leur cruel destin il laisse abandonnés…
Il frémit ! Je pourrais trahir leur confiance,
Dit-il, et seul je suis toute leur espérance ;
Ils sont tous mes enfants, je dois les secourir
Et ne sors qu’après eux, les sauver ou mourir !
Il oublie aussitôt le sort qui le menace,
De lui, de son enfant un autre a pris la place,
Le panier vole, arrive et retombe à l’instant,
Goffin le charge encor et d’un pas diligent,
Son fils court et l’allarme en tous lieux est semée,
Autour de lui bientôt leur troupe est rassemblée,
Chacun les bras tendus veut être le premier
À sortir de la mine, à saisir le panier ;
On se presse, on se nuit, on s’accroche à la chaîne,
La crainte de la mort rend la mort plus certaine,
Imprudents ! Goffin veut en vain les contenir,
Il les voit s’élancer ; retomber et périr !
Cependant l’onde augmente et l’horreur avec elle,
Trois braves de leur maître imitant le beau zèle

À son sort pour jamais veulent rester unis,
Marchons, leur dit Goffin, suivez-moi mes amis,
Les endroits élevés nous offrent un asyle ;
Courage, activité, tout nous sera facile !
Votre maître et le mien ne vous oublira pas !
Vers la montée alors il dirige leurs pas,
Sa voix au moins hardi donne de l’assurance,
On frappe, on perce, on creuse, on défonce, on avance ;
Sous leurs coups redoublés le roc retentissant
Semble annoncer un vuide ; on espère un moment !
Le rocher écroulé doit offrir à leur vue,
Quelques sentiers nouveaux, quelque secrète issue ;
Mais ! Hélas ! Le mur tombe ! Ô revers ! Ô douleur !
Ils voyent avec lui s’abymer leur erreur !
Devant d’anciens travaux, des ruines affreuses,
De la nuit de la mort cavernes ténébreuses,
Immobiles ! D’horreur ils restent confondus !
Un jour entier a fui dans des travaux perdus !
La fatigue, la soif et les inquiétudes,
De pensers effrayants peuplant ces solitudes,
Tout ajoute à l’horreur dont ils sont pénétrés !
Ils portent autour d’eux des regards égarés !
Plus d’espoir !… La faim seule errant dans ces abymes,
D’un féroce regard y compte ses victimes,
Les pères autour d’eux rassemblent leurs enfants,

Et cherchent à mourir dans leurs embrassements !
Ils les couvrent de pleurs, les serrent, les bénissent,
De cris et de sanglots les voûtes retentissent :
On marche, on cherche, on court !… La mort ! Partout la mort !…
Tous accusent Goffin qui partage leur sort !
Ô que le désespoir est injuste et barbare !
Les malheureux ! La crainte à tel point les égare,
Qu’ils osent accabler de reproches affreux
Goffin, ce noble ami qui s’immole pour eux !
Un grand cœur accusé pardonne à l’injustice,
Aisément de ses jours il fait le sacrifice,
Mais sans pouvoir l’aider, contempler le malheur,
Voilà ses vrais revers, et sa seule douleur !
Vers un autre chemin Goffin veut les conduire,
Mais sur leurs cœurs flétris sa voix n’a plus d’empire,
Ils ont tout oublié ! Respect, raison, devoir !
Pour eux l’obéissance est morte avec l’espoir !
Vous voulez donc mourir, dit-il, votre courage
» Disparaît au moment d’éviter le naufrage !
» Ah ! je vous abandonne à voire lâcheté,
» Qui fléchit sous son sort doit l’avoir mérité ;
» Mais je ne verrai point votre indigne foiblesse : « 
À ces mots vers l’abyme où l’onde croit sans cesse,
Il court avec son fils pour trouver le trépas,

Ses trois braves amis s’attachent à ses pas ;
Nous mourrons avec toi, disent-ils ; ô bon maître !
Nos cadavres sanglants attesteront peut-être,
Que pénétrés pour toi d’un tendre attachement,
Chacun de nous t’aima jusqu’au dernier moment !
Embrasse-nous, Goffin, notre ami, notre père,
Puisse le Ciel sur nous épuiser sa colère
Et protéger après nos malheureux enfants !
Tout-à-coup ! Ô prodige ! Ô célestes accents !
Une voix rassurante et qui semble inspirée
Raffermit de chacun l’âme désespéréé !
Est-ce un Génie, un Dieu qui vient à leur secours !!
Non, c’est un faible enfant qui doit sauver leurs jours !
C’est toi jeune Goffin qui réchauffe leurs âmes,
Êtes-vous, s’écrie-t-il, des enfants ou des femmes !
Vous pleurez ! Et mon père est encore avec vous !
Ne vous l’a-t-il pas dit, on travaille pour nous !
Ces mots et son regard suspendent les allarmes,
Animent tous les cœurs, sechent toutes les larmes ;
Il se leve, s’avance, et la troupe le suit,
C’est un Héros, un Ange, un Dieu qui les conduit !
Ils parviennent enfin sur une autre montée ;
Là, quel bruit vient frapper leur oreille enchantée !
On distingue aisément les travaux des Mineurs,
On vient vers eux, on vient terminer leurs douleurs,

Ces sons inespérés les rendent à la vie !
Goffin sait profiter d’un moment d’énergie,
Il se met à leur tête, et d’un bras courageux,
Il leur montre l’exemple et travaille avec eux !
Noble et brave Goffin, ton âme généreuse,
D’un espoir fugitif est un moment heureuse,
Tu crois que tes efforts seront récompensés ;
Mais de ces malheureux les corps sont épuisés !
Cinq jours sans aliments, tant de soins inutiles,
Des travaux accablants rendent les vœux stériles !
Le pic tombe des mains une seconde fois,
Tes freres, tes amis restent sourds à ta voix !
Ô comble de revers ! Une lueur tremblante
Dans l’ombre dirigeait leur marche chancelante…
Elle s’éteint !… Tout meurt, tout cède, tout s’enfuit,
Ils n’ont plus autour d’eux que la mort et la nuit.
Mais l’âme d’un Héros toujours infatigable,
Dans son désespoir même est encore secourable !
Toujours actif, Goffin ne songe pas à lui,
Et son plus grand tourment est le malheur d’autrui !
Il ordonne, il supplie, il menace, il implore,
Quelques-uns ranimés vont travailler encore,
Goffin les encourage, il suit, presse leurs pas,
Son fils, Héros enfant, lui prend souvent le bras,
Et sentant sous ses doigts battre encore son artère,

Lui va bien[1], s’écrie-t-il, bon courage, mon père !
Il l’anime, il le serre en ses bras caressants,
Il rend son cœur plus fort, ses travaux plus puissants !

Tout Liége cependant plongé dans la tristesse,
De ces infortunés partageait la détresse,
Près de ce lieu fatal des Mineurs sont conduits,
Tous voudroient employer et leurs jours et leurs nuits ;
On commence, on se trompe, on retourne, on espère,
Abymés de fatigue et couverts de poussière,
Aucun d’eux ne veut prendre un instant de repos,
Des chefs intelligents conduisent les travaux,
Font espérer un fils à la mère égarée,
Promettent un époux à l’épouse éplorée.
Tant de vœux et d’efforts ne sont point superflus,
Les cris des malheureux viennent d’être entendus !
Il ne reste à franchir qu’une faible barrière,
Elle tombe !!… et leurs yeux revoyent la lumière !
Quel triomphe, Goffin ! Quel moment pour ton cœur !
La gloire rarement nous donne le bonheur ;

Mais la tienne est si pure et si loin de l’envie,
Qu’elle doit embellir le reste de ta vie !
Maître de l’Univers dont il est le vainqueur,
Le plus puissant des Rois d’un regard protecteur
Observait tes efforts ! Son plus noble apanage
Est de récompenser les vertus, le courage !
Des marques d’un Héros il va te décorer,
Portes-les, brave Hubert ! Tu les dois honorer !

 Que ce Signe chéri des Fils de la Victoire,
Devienne pour toujours l’étoile de ta gloire !
Que son brillant éclat annonce à nos neveux,
Que le champ de l’honneur est ouvert à leurs vœux ;
Qu’ils apprennent par toi, qu’un grand Roi récompense
Tous les cœurs généreux, que sa reconnoissance
Est pour le Citoyen comme pour le Soldat,
Quand tous deux sont la gloire et l’appui de l’État.

  1. Je laisse à juger au Lecteur si j’ai bien fait de conserver les propres paroles du jeune Goffin ; il m’a fallu faire une faute de français, ou perdre ce beau mouvement qui peint la grandeur et le sang-froid du courage de ce généreux enfant.