Goethe et le germanisme

Goethe et le germanisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 721-752).
GŒTHE ET LE GERMANISME

Il est trop vrai qu’on ne lit pas les classiques. Je parle pour moi, bien entendu ! Du moins cette guerre nous aura-t-elle rendu le service de nous faire lire quelques classiques allemands. En ce moment, où les susceptibilités nationales sont, chez nous, à l’état suraigu, chacun éprouve le besoin de vérifier ses vieilles admirations, et, tout particulièrement, de réclamer leurs titres à ces grands hommes de Germanie que, depuis un siècle, nous exaltons de confiance. Il ne s’agit nullement de démolir les autels consacrés, si excusables d’ailleurs que soient, dans les circonstances actuelles, les excès d’un ressentiment même aveuglé par l’indignation. Il s’agit de regarder bien en face la figure du dieu, et, sans se laisser éblouir par son auréole, de le dévisager comme il faut, pour voir d’où il nous vient, à quelle famille ou à quelle race il appartient. Sous cette draperie si noble, quelle espèce d’âme se cache ? Les idées qui se pressent derrière ce grand front sont-elles en accord avec le plus pur de notre pensée française, et, en fin de compte, avec la pensée commune, depuis des siècles, à tous les civilisés ?

Parmi ces dieux, ou demi-dieux, devant qui nous fléchissons bénévolement le genou, sans y regarder de trop près, Gœthe, l’Olympien de Weimar, est sans contredit au premier rang, s’il n’est le premier de tous. Or, nos romantiques ont tellement épaissi autour de lui la fumée de l’encens que nous ne devinons plus que confusément sa silhouette[1]. Et comme son œuvre n’est pas facilement maniable, qu’il s’en dégage, de proche en proche, un long ennui, nous préférons garder de lui cette image confuse et faussée que de la confronter avec les textes.

Le moment est venu, ou jamais, d’écouter le dieu lui-même plutôt que les bavardages de ses hiérophantes et de ses sacristains. J’ai donc relu Faust, que je n’avais pas ouvert depuis plus de trente ans. Je l’ai lu comme un livre qui vient de paraître, y cherchant un intérêt tout actuel, et je n’ai pas été déçu. Eternelle jeunesse des chefs-d’œuvre : celui-ci m’a semblé écrit d’hier. Cela vient sans doute aussi de ce que ces livres, si riches de substance et si en avance sur leur temps, ont besoin de longues années pour manifester tout leur contenu et trouver enfin leur vrai public. C’est peut-être aujourd’hui seulement que le poème de Goethe est arrivé à maturité complète dans les esprits et que, dans l’ordre des faits, il développe ses ultimes conséquences.

Je l’ai lu enfin, — je n’essaie pas de le dissimuler, — avec les yeux et les préoccupations d’un Français de 1915. En face de l’Allemand, quel qu’il soit, nous sommes tous, à cette heure, sur le pied de guerre. Cela ne nous empêche point d’être justes envers notre ennemi. Pour l’instant, ce n’est pas son génie en lui-même que nous avons à considérer, c’est ce par quoi ce génie nous menace dans notre pensée, dans notre âme, dans notre être le plus intime. Si je lis Faust, aujourd’hui, c’est l’Allemand, c’est-à-dire l’ennemi de ma race, qui m’y intéressera par-dessus tout. Et ainsi, j’ai été amené à y chercher les origines du germanisme, tel que les armées du Kaiser nous le traduisent, en ce moment, à coups de canon.


Il n’y a nul paradoxe dans cette recherche. Le poète lui-même nous y convie. Avant que le rideau se lève sur son drame, dès le prologue, il nous dit sans ambages où il se propose de nous mener : en enfer. Mais peut-il deviner si longtemps d’avance que cet enfer, c’est celui du germanisme ?

Voici, en effet, le leit-motiv de cet immense poème symphonique formulé en une phrase d’une netteté lapidaire : « Parcourez, dit le poète aux spectateurs de son théâtre idéal, parcourez, dans cette étroite maison de planches, le cercle entier de la création, et, dans votre essor rapide et calculé, allez du ciel, par le monde, à l’enfer. » Ainsi, nous sommes avertis dès le seuil. Avant de nous engager dans le labyrinthe de ses symboles et de ses allégories, l’enchanteur nous met dans la main le peloton d’Ariane. Nous savons où nous allons : du ciel, par le monde, à l’enfer !

C’est la Divine Comédie renversée. Ce que le catholicisme latin avait mis en haut sera mis en bas par le panthéisme germain. Le progrès humain ne se développe plus en hauteur, mais en profondeur. Faust abandonne le ciel de la spéculation métaphysique pour le monde des réalités sensibles, au-dessous duquel sa pensée « rapide et calculée » poursuit son mouvement de descente vers les régions obscures des élémens naturels et des premiers principes : tel est son enfer à lui. C’est le monde des forces inconnues qu’étudie la science, l’abîme souterrain où s’enflent les sources du devenir. Notons que Flaubert, dans sa Tentation de saint Antoine, — vraisemblablement sous l’influence de Goethe, — a suivi une marche parallèle. Son anachorète, parti des suprêmes hauteurs théologiques, après avoir traversé les extravagances des hérésiarques, succombe finalement à une sorte de fascination du monde inférieur. Il aspire à se fondre dans le grand Tout, à devenir Matière, à « être la matière. » Faust, parvenu à son étape finale, aspire, il est vrai, à devenir Esprit. Mais ce n’est là qu’une question de mots. Au fond, le désir des deux héros est pareil. Spinosistes l’un et l’autre, ils croient à l’identité de l’Esprit et de la Matière, les deux faces de la substance unique, qui est divine.

Mais, après tout, qu’importe le point d’arrivée ! L’essentiel est de vivre, et, pour vivre intensément, de renoncer aux chimères de la spéculation, où se gaspille et se perd sans profit le meilleur de l’effort humain. Tout de suite, dès ses premières paroles, Faust ne nous laisse aucune illusion à ce sujet. Avec une franchise brutale, le vieux docteur désabusé envoie promener ses « bouquins rongés des vers » et toute la science universitaire. Il dit leur fait aux quatre facultés : « Hélas ! philosophie, jurisprudence, médecine, et, pour mon malheur, théologie aussi, j’ai tout approfondi avec une ardeur laborieuse et, maintenant, me voici là, pauvre fou, aussi sage qu’auparavant. Je m’intitule sans doute maître, docteur, et, depuis dix ans, de-çà, de-là, en long, en large, je traîne mes élèves par le nez, — et je vois que nous ne pouvons rien savoir. Voilà ce dont mon cœur est presque consumé. En effet, j’en sais plus que tous les sots, docteurs, maîtres, scribes et calotins. Aucun scrupule ne me tourmente. Je ne crains ni démon, ni enfer, et, grâce à cela aussi, toute joie m’est ravie. Je sais que je ne sais rien qui vaille… » Donc, au diable la scolastique et tout son vain savoir. Fermons nos livres et tournons-nous vers l’unique réalité, celle que voient nos yeux et que touchent nos mains. Occupons-nous des seules choses sérieuses, — les choses de la Terre !

Que l’équivoque des mots ne nous abuse point. Faust parle sans cesse des Esprits : « Maintenant, dit-il, pour la première fois, je reconnais la vérité de cette parole du sage : Le monde des esprits n’est point fermé. » Mais, sous le masque de la vieille phraséologie spiritualiste, il n’est question, ici, encore une fois, que des forces élémentaires du monde physique. En doutons-nous, quelques lignes plus loin, la pensée du docteur se précise de telle façon que l’équivoque n’est plus possible. Ravi dans une sorte d’extase naturaliste, il s’écrie : « Comme tout se meut pour l’œuvre universelle ! Comme toutes les activités travaillent et vivent l’une dans l’autre ! Comme les Forces célestes montent et descendent et se passent de main en main les seaux d’or, et, sur leurs ailes doit la bénédiction s’exhale, du ciel à la terre incessamment portées, remplissent l’univers d’harmonie… »

La magnifique image ! On ne peut qu’admirer ces beaux vers. Encore sied-il de n’en point fausser le sens. Malgré les pieuses métaphores du poète, nous ne sommes point sortis du ciel terrestre. Les Esprits qu’il invoque ne sont que des Forces : seulement, par un tour familier à la pensée germanique, il les divinise.

Pénétrer jusqu’à ces forces, les comprendre, autant que possible, dans le jeu infini de leurs actions et de leurs réactions réciproques, voilà l’œuvre du véritable initié, du savant qui sait réellement. Arrière les livres ! Contemplons la nature vivante ! « Quel spectacle !… dit Faust… Mais, hélas ! rien qu’un spectacle ! Où te saisir, ô nature infinie ? Et vous, mamelles, sources de toute vie, auxquelles se suspendent le ciel et la terre ? Vers vous se tourne le cœur flétri. Vous coulez à torrens, vous abreuvez le monde, — et moi, je me consume en vain ! » — Qu’est-ce à dire, sinon que, pour l’instant, Faust est las de toute spéculation, même la plus véridique, la plus nourrie de réalités et la plus exaltante. Il est las de contempler, il veut « saisir, » toucher ces réalités, il veut jouir de la vie, « être un homme, rien qu’un homme devant toi, ô nature. » Il sait de quel prix il va payer cette expérience et que toute volupté s’achève par une somme égale de douleur. Qu’importe ! la douleur aussi est dans la nature. L’homme doit souffrir, pour qu’avec sa souffrance s’épandent en lui la volupté et la force de la terre, pour qu’il communie réellement avec la terre : « Esprit de la terre, tu es proche ! Déjà, je sens mes forces s’accroître. Déjà, je sens en moi comme l’ivresse du vin nouveau. Je me sens le cœur de m’aventurer dans le monde, d’affronter la misère terrestre, le bonheur terrestre, de lutter avec les tempêtes, de ne pas sourciller dans la débâcle du naufrage… Esprit que j’invoque, dévoile-toi ! Ah ! quel déchirement dans mon cœur ! Vers de nouveaux sentimens tout mon être se précipite. Je sens que mon cœur entier se livre à toi… »

Cette invocation à l’Esprit de la terre, nous l’avons tous prononcée, avec des mots moins heureux sans doute, mais avec une égale ferveur, lorsque, au sortir des livres, la Vie nous apparut tout à coup si splendide ! Ce sont là mirages de la vingtième année. Gœthe le sait bien. Cependant, il laisse son héros s’y abandonner, parce que Faust doit être un homme complet. Ces erreurs aussi sont humaines. Qu’il vive donc, qu’il jouisse et qu’il souffre, en attendant l’heure des grands devoirs !

Tel est le premier enseignement du poème. Impossible de prendre une position plus nette en face des vieux problèmes métaphysiques. Tandis que Kant réserve prudemment les droits du Noumène inconnaissable, Gœthe s’en désintéresse. Un pas de plus et nous tombons dans la négation radicale de Nietzsche, qui n’a pas assez de sarcasmes contre ceux qu’il appelle « les hallucinés de l’arrière-monde, » ou, comme disent les dévots, de « l’autre monde, — ce monde abruti et inhumain qui est un néant céleste. » Sans doute, le grand ordonnateur des fêtes galantes de Weimar supporterait mal ces grossièretés à la prussienne. Mais il reconnaîtrait sa plus chère et sa plus intime pensée dans cette exhortation de Zarathoustra : « O mes frères, restez fidèles à la terre de toute la force de votre amour ! Que votre amour prodigue et votre connaissance aillent dans le sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure, ne laissez pas votre vertu s’envoler loin des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels… »

Dans ces phrases et d’autres encore, plus agressives et plus tranchantes, Nietzsche ne fait que traduire l’axiome fondamental de la philosophie de Goethe. C’est bien, en effet, dans le sens de la terre que se déroule le fil conducteur, dont nous a muni, au départ, le poète de Faust : « Du ciel, par le monde, à l’enfer. »


Voici donc l’Homme, seul devant la Nature, dont il est la conscience éphémère et sublime. Voici Faust devant la Vie. Quelle Bible le guidera ? Un homme fort est à lui-même sa loi. Il sent assez sa puissance pour corriger les textes des antiques révélations et se substituer aux législateurs sacrés.

Le Docteur allemand ouvre l’Évangile, et, avec la sérénité d’un philologue de son pays accommodant à sa façon un vers de Virgile, il biffe d’un trait la leçon de l’Esprit-Saint, qu’il remplace par la sienne : « Je veux, dit-il, traduire une fois, en la simplicité de mon sentiment, l’original sacré, dans ma chère langue allemande… Il est écrit : « Au commencement était le Verbe. » Dès ici, je m’arrête. Qui m’aidera à aller plus loin ? Il m’est impossible de donner tant de valeur au Verbe. Je dois le traduire autrement, si la lumière spirituelle m’éclaire. Il est écrit : « Au commencement, était l’Esprit. » Réfléchis bien à cette première ligne, et ne laisse point ta plume se hâter. Est-ce bien l’Esprit qui fait et ordonne tout ? Il devrait y avoir : « Au commencement, était la Force. » Et cependant, en écrivant ceci, quelque chose me dit de ne point m’y tenir. L’Esprit vient à mon aide : enfin, je commence à voir clair, et j’écris avec confiance : « Au commencement, était l’action. »

Rien de plus caractéristique ni de plus suggestif que les pauses de cette méditation. Reprenons-la, en suivant pas à pas le Docteur.

L’Évangile avait dit : « Au commencement, était le Verbe. » Mais non, répond Faust, c’est une erreur ! « Il m’est impossible de donner tant de valeur au Verbe. » En effet, le Verbe, c’est la pensée parfaite, c’est l’Idée éternelle et réalisée qui domine le devenir. À ce titre, il répugne à tout ce qu’il y a d’anarchique, d’amorphe, et, au fond, d’anti-intellectuel dans l’âme germanique. Goethe lui refuse donc le rang primordial. Il descend un degré au-dessous, et, un moment, il hésite devant cette puissance indéterminée qu’il appelle der Sinn et que notre mot Esprit traduit mal, mélange confus d’intelligence et de sentiment, pure virtualité de pensée, à demi engagée dans la nature. Mais cela serait encore trop intellectuel. Descendons d’un nouveau degré : « Au commencement était la Force. » Ici, le Germain exulte, il se reconnaît dans cette Force. Voilà la véritable leçon du texte sacré : « Il devrait y avoir… » Mais il réfléchit, et sa réflexion le fait descendre d’un degré encore. Qu’est-ce qu’une force sans but, une force qui n’agit pas, qui ne se détermine point ? Or, par l’action, la force et la pensée même qui la guide, se soumettent à une fin pratique : elles deviennent créatrices de réalité. Le Docteur écrit avec confiance : « Au commencement, était l’action. » Nous voici maintenant au dernier terme de la descente. Plus de danger maintenant que la Pensée emprisonnée dans le « pratique » tente follement de s’en évader pour aller, comme dit Nietzsche, « battre des ailes contre les murs éternels. »

Au fond, c’est la faillite de l’intelligence, — le suicide de l’esprit. Nos romantiques, qui ont glorifié Faust au petit bonheur de l’inspiration, s’en seraient-ils doutés ? Cet étourdi de Musset aurait-il, sans le savoir, touché juste, lorsqu’il s’écrie, dans son apostrophe célèbre, au sénile amant de Marguerite :


La mort, qui t’escortait dans tes œuvres sans nom,
Avait, à tes côtés, descendu jusqu’au fond
La spirale sans fin de ton long suicide.


Grâce à l’Evangile des temps nouveaux, — l’évangile allemand, traduit dans « la chère langue allemande, » — l’homme est définitivement coupé du monde idéal. Le ciel chrétien, comme le ciel platonicien, lui est interdit. Il n’y a plus de Dieu transcendant, mais l’éternelle action immanente, la substance obscure, qui « travaille sur le bruyant métier du temps et tisse le manteau vivant de la Divinité[2]. »

Ainsi l’homme fort, l’homme allemand, a repétri la vieille Bible et l’a marquée à son empreinte. D’un bout à l’autre du poème, nous l’allons voir tout rejeter au moule pour le façonner à sa guise, rebrasser la matière des vieux mythes, des vieilles morales et des vieilles religions pour leur imposer despotiquement sa pensée. Il ressuscitera Hélène, mais il lui arrachera son âme et lui fera parler une langue barbare. Il évoquera la Vierge, les Saints et les Anachorètes, mais pour leur faire jouer une parodie panthéiste de la béatification catholique. Vains fantômes, qui ne reposent plus sur le terrain solide de l’histoire ou du dogme, qui sont suspendus au seul caprice de l’évocateur et qui s’évanouissent en fumée. Le Germain, comme le Sémite, est l’ennemi des dieux étrangers : il les abat, ou bien il les violente, les tord et les contraint d’exprimer ce qu’il lui plaît. Les siens, il les vide de toute substance et il leur insuffle sa volonté, qu’il finit par adorer sous leur nom. Catholicisme, protestantisme, chez lui, sont des formes illusoires, à l’abri desquelles se dissimule le gros instinct dévotieux de la bête mystique allemande, agenouillée devant « le vieux Dieu » de sa mythologie, le seul auquel elle croie, parce que ce Dieu, c’est elle-même divinisée.


La volonté, le vouloir-vivre éperdu, voilà, au fond, l’unique dieu de la race. Faust, en grand Germain, est d’abord, lui aussi, une volonté, une volonté d’où procède une intelligence presque divine, mais qui se soumet de plus en plus au triomphe pratique de la volonté. Dieu s’est réservé les lumières éternelles, et il n’a laissé à l’homme qu’une demi-clarté. Oui, sans doute, reconnaît Faust. Mais moi je veux ! Il veut d’une volonté allemande, c’est-à-dire « profonde et soutenue, » car c’est à ce signe que se reconnaît la volonté nationale : « Vous, dont l’ardeur soutenue et profonde vous assure la victoire, vous, fleur juvénile du Nord, vous, force charmante de l’Est ! » Ainsi chante Faust, saluant les valeureuses phalanges de la Germanie future. Pour lui, l’intensité continue de son vouloir va bientôt l’égaler au Tout-Puissant. « Il est temps, dit-il, de montrer par des actes que la dignité humaine ne le cède en rien à la grandeur des dieux. » Et déjà il se hausse jusqu’à eux par la force de son intelligence : « Esprit sublime, tu m’as donné tout ce que je te demandais. Tu m’as donné la puissante nature pour royaume, tu m’as donné de lire dans sa poitrine comme dans le sein d’un ami. » Si Faust n’est pas encore un dieu, du moins il s’élève très au-dessus de l’humanité par sa « résolution puissante de tendre toujours et sans cesse vers l’existence la plus haute. » Nietzsche n’a rien inventé. Non seulement la psychologie de son surhomme est déjà dessinée à grands traits par Goethe, mais le mot même qui désigne l’homme des temps nouveaux, — Übermensch, — figure en toutes lettres dans le poème de Goethe.

Si Celui qui existait dès l’origine des temps, si Dieu agit sans cesse, le surhomme, son fils, se distinguera par l’action dévorante et perpétuelle, frénétique et anxieuse au début, calme et sûre d’elle-même par la suite, épanouie dans la plénitude d’une force, qui marche toujours du même pas réglé, et à qui rien ne résiste. Faust est brûlé par la fièvre de l’action. Il ne se repose jamais, ou presque jamais. C’est déjà l’activité épuisante, le surmenage infernal du germanisme d’aujourd’hui. A mesure qu’il avance vers le terme de sa vie, ses périodes de contemplation deviennent de plus en plus courtes et de plus en plus rares. S’il consent à prendre du loisir ou du divertissement, il faut que sa force monstrueuse y trouve son compte, qu’elle se déploie en apothéose dans des fêtes à sa taille. Fêtes colossales et quelque peu pédantes, fêtes où le plaisir sans mesure se tourne tout de suite en fatigue pesante, où la liesse sensuelle ne tarde pas à dégénérer en orgie grossière. Le soudard et le rustre reparaissent sous l’habit brodé du gentilhomme : « Tourbe poudrée, avec tes paillettes trompeuses ! Les voici qui viennent, ils viennent rudes, ils viennent bruts, d’un pas hardi, d’un élan brusque. Ils viennent tous, épais et forts !… » Les pieds des Faunes et des Satyres déguisés scandent ainsi le chant sauvage, dans la mascarade que Faust et Méphistophélès ont machinée pour l’Empereur. La réjouissance finit par une catastrophe. Tout s’écroule et flambe en un incendie général. Ainsi finissent d’habitude les plaisirs du docteur. Quand ce n’est pas le feu, c’est l’assassinat ou la bataille qui les termine. Tels les ivrognes de la taverne d’Auerbach, qui, après leurs buveries et leurs divagations joyeuses, se prennent par le nez et s’assomment entre eux.

Mais qu’importent les horions, les rixes, le sang versé et les ruines fumantes ! A travers heur et malheur, la grande affaire est de vivre : « Vivre, voilà le devoir, ne fût-ce qu’un instant ! » dit Faust à Hélène. Agir pour agir, sans autre but que la perfection même de l’acte, telle est la loi du surhomme : « L’action est tout, la gloire n’est rien. » Jamais de relâche, fût-ce dans l’ivresse du triomphe. Jamais de défaillance, fût-ce au paroxysme de la volupté ou de la passion. Honte à celui qui se laisse prendre par la joie ou la beauté de l’heure, au point de vouloir arrêter la roue du temps et de s’écrier : « Instant, tu es trop beau ! » En avant, toujours en avant : il n’y a pas d’autre issue pour le forçat enthousiaste du vouloir, pour le damné bienheureux de l’action.

Rien ne doit limiter sa puissance, rien ne doit gêner l’expansion de sa riche nature. Que d’autres jeûnent et se mortifient. Lui, il repousse toute contrainte et toute diminution. En vain la morale du monde, comme celle du prêtre, lui corne aux oreilles : « Il faut te priver, te priver ! Il le faut ! » Faust, le surhomme, abomine la privation. Son devoir est de se réaliser dans la plénitude de ses appétits, de ses désirs et de ses aspirations. Et c’est pourquoi il a la haine du sacrifice, il est farouchement anti-chrétien. Il se rit des morales et des codes. Son champ d’action est situé par-delà le bien et le mal. Bon pour la canaille d’avoir une morale, la morale des esclaves : le surhomme ne connaît d’autre règle que sa volonté, mais il est assez intelligent pour respecter les préjugés de la multitude. Le peuple croit à la médecine : flattons sa manie, administrons-lui les potions qu’il demande, quitte à l’expédier dans l’autre monde par les voies les plus rapides. Ainsi en usait le propre père du docteur, le bonhomme Faust, qui jamais n’hésita à ingurgiter ses drogues aux patiens : « Ceux-ci mouraient, — dit le fils à son confident, Méphistophélès, — et personne ne demandait qui avait guéri. Dans les vallées et les montagnes de ce pays, avec nos mixtures d’enfer, nous avons fait cent fois plus de ravages que la peste. Moi-même à des milliers j’ai présenté le poison. Ils sont morts, et je survis pour entendre célébrer les hardis meurtriers. »

Ce cynisme, chez Faust, s’allie tout naturellement à une espèce de tartuferie transcendante. Entre libres esprits, on peut faire assaut d’impiétés et de sarcasmes contre l’Eglise : il convient cependant que le peuple ait de la religion. Aussi, lorsque les fils ou les proches de ces paysans, que Faust et son père ont empoisonnés par milliers, lorsque ces braves gens s’empressent autour du grand homme et l’acclament comme leur sauveur, l’illustre savant leur montre le ciel, en prononçant avec une pieuse humilité :

— « Prosternez-vous devant Celui qui est là-haut ! Lui seul enseigne à secourir, Lui seul est notre secours. »

C’est étrange comme ce petit sermon du docteur Faust rappelle certaines homélies impériales.

Ainsi préparé, muni de sa Bible à lui, de sa bonne Bible allemande, qu’il a revue et corrigée avec une critique judicieuse, adaptée aux exigences du monde comme à celles de sa raison pratique, il peut désormais se lancer hardiment dans la vie, dans la rude et inhumaine bataille de la vie telle qu’il la conçoit.


Mais, au sortir de ses livres et de sa science chimérique, il n’est d’abord qu’un homme, un pauvre homme désarmé et nu. Et pourtant son cœur déborde de convoitises. Où va-t-il trouver la puissance de les satisfaire ? — « En vain, dit-il, j’ai accumulé sur moi tous les trésors de l’esprit humain. Lorsque, à la fin, je me recueille, nulle force nouvelle ne jaillit de mon sein. Je ne suis pas d’un cheveu plus grand, je ne suis pas plus près de l’infini… Que sais-je donc, s’il ne m’est pas possible d’atteindre cette couronne de l’humanité, vers laquelle se pressent tous mes sens ?… »

Alors, une voix à l’accent railleur et trivial, qui n’est, en réalité, que l’écho de sa propre pensée, lui souffle à l’oreille les remontrances de la sagesse pratique. Oui, évidemment, l’homme ne peut pas grand’chose par lui-même ; mais, au lieu de gémir sur sa faiblesse, qu’il commence donc par tirer le meilleur parti possible de ses petits avantages : — « Que diantre ! tes mains et tes pieds, ta tête et ton derrière sont bien à toi. Et, parce que je me sers vaillamment d’une chose, est-ce donc à dire qu’elle est, par cela, moins à moi ? Si je compte six chevaux à mon service, leurs forces ne sont-elles pas les miennes ? Je les monte, et me voilà, moi pauvre homme, avec vingt-quatre jambes. Alerte donc ! Trêve de réflexions, et lance-toi avec moi dans le monde ! Je te le dis : Un drôle qui spécule est comme un animal qu’un esprit malin fait tourner sur l’aride bruyère, tandis que, tout autour, s’étendent de beaux et gras pâturages. »

Tel est le double conseil que lui donne Méphistophélès, son âme damnée : user hardiment des ressources de sa nature, et ensuite, au lieu de se perdre en sottes spéculations sur l’infini, accroître sa force de toutes celles que le monde tangible et visible peut mettre à son service. Si la science théorique ne sert ni ne mène à grand’chose, la science pratique nous permet de capter et d’employer à notre usage les puissances naturelles. Ainsi l’homme arrive à réaliser des prodiges, eu égard à sa faiblesse originelle. Cette science-là, Faust la désigne par un vieux mot peu orthodoxe : la magie. Elle est magique, en effet, selon le sentiment populaire, d’abord par les merveilles qu’elle produit, ensuite par ce qu’elle a de troublant pour la conscience. Elle est étrangère à toute morale. Elle fait le bien et le mal indifféremment et même plus souvent le mal que le bien.

Le secret en est révélé à Faust par ce Méphistophélès, qui se définit lui-même : l’Esprit qui toujours nie. Et aussitôt il ajoute, afin que le docteur n’en ignore : « Tout ce que vous appelez péché, destruction, le mal en un mot, est mon propre élément. » Il est l’âme des grandes catastrophes cosmiques et aussi le ferment des plus infimes pourritures et des plus lentes décompositions. Il est la grande puissance destructive de la nature, en conflit perpétuel avec cette autre grande puissance qui répare et qui reconstruit sans cesse l’unité et la beauté du monde. Puissance dangereuse, terrible en ses explosions, mais que l’homme peut maîtriser partiellement et faire collaborer à ses fins. Faust n’hésite pas à lier un pacte avec elle. Il n’a aucune illusion sur la valeur morale de son allié. Il sait parfaitement que Méphistophélès est l’Esprit qui me et aussi l’Esprit qui trompe, l’Esprit de fourberie, de méchanceté et de destruction, — l’Esprit du mal en un mot. Mais l’homme, qui aspire à se libérer, n’a pas le droit d’être difficile. Il a même le devoir d’accepter toutes les amitiés qui s’offrent, d’utiliser toutes les chances, pourvu qu’elles le conduisent au but.

Ecartons tout de suite une objection : c’est que Goethe ne saurait être rendu responsable ni des propos, ni des méfaits de son personnage. L’Olympien, hautement impassible et impersonnel, se borne à refléter, dans le pur miroir de son intelligence, l’image des choses et des êtres, et à les représenter par son art. L’objection serait valable, s’il s’agissait d’un de nos grands écrivains français, d’un Flaubert, par exemple. Nul ne s’est plus évertué que l’auteur de la Tentation de saint Antoine vers un art strictement objectif et impersonnel. Mais Goethe ?… Qu’il soit impassible, je le veux bien, c’est-à-dire indifférent à tout ce qui émeut le commun des hommes. Impersonnel, non pas. Autrement, il cesserait d’être Goethe. Rien ne l’intéresse que par rapport à lui-même ou à sa destinée, que ce qui peut servir à la culture de son moi. Ce qu’il poursuit, c’est moins la vérité en elle-même que la satisfaction d’un dilettantisme supérieur. Le monde ne saurait rien lui offrir de plus passionnant que le spectacle de son ascension vers les formes suprêmes de l’existence. Et ainsi, par une tendance naturelle de son esprit, ses personnages ne font que lui raconter à lui-même sa propre histoire. Et, comme il est un surhomme, cette histoire revêt, à ses yeux, une valeur exemplaire et en quelque sorte pédagogique, qui s’impose au reste de l’humanité.

En tout cas, il prend parti ouvertement dans le conflit tragique qu’il nous expose. Si, parfois, son héros décline toute complicité avec Méphistophélès, s’il flétrit le cynisme ou la malfaisance de son associé, il ne décline jamais son concours. Advienne que pourra ! Quiconque emploie le Diable sait parfaitement que celui-ci ne peut jamais faire que de méchante besogne ! Quand, du moins, par ses maléfices, on obtient à peu près ce que l’on veut, on aurait mauvaise grâce à se plaindre ensuite. Pour le soulagement de sa conscience, Faust s’indigne bien, de temps en temps, contre les coquineries ou les scélératesses de son compagnon ; mais cela ne l’empêche pas d’en profiter. En esprit supérieur, il accepte de propos délibéré toutes les exigences de la raison pratique.

La leçon du docteur a été bien suivie par ses petits-fils. Si, après avoir étudié méthodiquement les moyens les plus rationnels et les plus expéditifs de terminer une guerre ou de détruire une race, ceux-ci les appliquent, aujourd’hui, sans sourciller, de quel droit Faust les en blâmerait-il ? Ce sont là les procédés habituels, c’est l’art infernal de Méphistophélès, — qui est, en réalité, l’autre moitié de son âme.


Mais il a un programme si vaste à remplir, ce conquérant des temps nouveaux ! Comment trouverait-il le temps de raffiner sur l’exécution ? Et pourquoi aussi s’embarrasser de vains scrupules ?

En dépit des railleries de Méphistophélès, il avoue son ambition : ceindre la couronne totale de l’humanité. D’abord être un homme comme tout le monde : jouir et souffrir, lever son verre avec l’ivrogne, être amoureux d’une grisette, comme le premier venu, faire toutes les folies d’un étudiant de Leipzig ou de Heidelberg. Après cela, ayant l’expérience des passions, il se rangera. Il se lancera dans les affaires, sera banquier, directeur de théâtre, littérateur, poète dramatique, occultiste et nécromancien. Puis les lauriers militaires le tenteront. Il s’improvisera général, gagnera une victoire, sauvera l’Empire et l’Empereur, deviendra Empereur lui-même, et, s’avisant un beau jour que l’avenir de son peuple est sur l’eau, s’assujettira la mer, les iles et les pays lointains. Enfin, il violera la neutralité d’un petit pays qui le gêne et qui est administré par deux sages vieillards, nommés Philémon et Baucis. Après ce bel exploit, il mourra de saisissement devant la splendeur et l’immensité de son œuvre. Ainsi, il aura été tout ce que l’on peut être, et même ce qu’il déteste le plus au monde : prédicant à l’occasion.

Par quel sortilège sa banale aventure avec Marguerite a-t-elle ravi l’immortalité ? Sans doute, il y faut ce charme, dont parle Renan, — le charme inexplicable du magicien barbare. Si l’amoureuse est touchante dans l’excès même de sa médiocrité, que le rôle de l’amant est piteux, en dehors de ses minutes d’exaltation sensuelle ou lyrique ! Méphistophélès ne se gêne pas pour le lui dire : « Vous voilà, comme s’il s’agissait de faire un cours, comme si vous aviez devant vous, en chair et on os, la Physique et la Métaphysique… Ah ! la robe du docteur vous tient au corps ! » Mais ce pédant est un homme pratique, rompu aux bonnes méthodes de son pays. Son égarement sentimental et voluptueux ne l’empêche pas de combiner très rationnellement la conquête de l’innocente Gretchen. La stratégie galante du docteur est calculée et organisée, comme l’investissement d’une place forte. Il est partisan, lui aussi, de l’offensive foudroyante. Tout est mis en œuvre pour amener la reddition de la pauvrette dans les vingt-quatre heures : traitement physique du barbon amoureux, cure de jeunesse et de beauté chez la sorcière, pression intensive par les cadeaux, recours à la classique entremetteuse, emploi judicieux des narcotiques. Heureusement que le philtre de la sibylle opère et lui restitue par momens, avec l’apparence juvénile, l’âme ingénue d’un bachelier ! Cependant, le breuvage magique ne lui donne pas la bravoure avec la jeunesse. Pour ce haut professeur d’université, le courage consiste à écraser l’ennemi, quand on est dix fois plus fort. Aussi, lorsqu’il se trouve en présence du soldat Valentin, le frère de Marguerite, son premier mouvement est de tourner casaque : « Là, là, monsieur le docteur, lui dit Méphistophélès, n’allez pas lâcher pied ! En garde ! serrez-vous près de moi, que je vous dirige ! Allons ! flamberge au vent ! Poussez seulement, moi je pare ! » Du moment qu’il a le diable et tous les engins infernaux à sa disposition, il reprend cœur à l’ouvrage, et, sûr d’assassiner son adversaire, il accepte le duel avec lui. Tout cela, c’est de la bonne psychologie allemande, notée avec finesse et précision.

Le plus pur germanisme triomphe dans la conception du caractère de Marguerite, si l’on peut parler de caractère, quand il s’agit d’une petite âme végétative comme celle-là, — une touffe de vergissmeinnicht au bord d’un lavoir. Elle ne sait qu’une chose, — encore en a-t-elle bien conscience ? — c’est qu’elle est faite uniquement pour céder à l’homme et l’aimer de tout son cœur et de tous ses sens. Elle remplit son destin, à la façon d’une plante, qui n’a plus qu’à mourir, après qu’elle a donné sa fleur et son fruit.

Et pourtant, cette Gretchen en tablier bleu, cette petite servante aux mains gercées a, dans la pensée de Goethe, une valeur représentative. Si elle ne symbolise pas précisément pour lui la Femme allemande, elle est le type de la Femme idéale, de même que Faust est le type de l’Homme idéal. Celui-ci est le Surhomme, celle-là est l’Eternel féminin, sans autre fonction, sans autre devoir, pour tous deux, que de vivre leur vie. La vie de Faust, c’est d’agir, en tendant sans cesse vers l’existence la plus haute ; la vie de Marguerite, c’est d’aimer, en tendant sans cesse vers un plus grand amour. Elle aime comme il agit, sans hésitation, sans défaillance et sans remords, — par-delà le bien et le mal. Et c’est ainsi, paraît-il, qu’elle fait son salut.

Oui, on nous dit qu’elle est sauvée. Comment ? Pourquoi ? Nous autres Latins, avec notre pensée nette, nos langues sans équivoque, nous n« pouvons pas comprendre cette duplicité verbale du Germain. Si les mots ont un sens, sauvé signifie le changement radical d’un être, son relèvement après sa chute. Or, Gretchen, bien loin de se relever, s’enfonce de plus en plus dans la faute. Non seulement elle sacrifie son innocence avec une facilité déplorable, mais elle cause la mort de son frère, elle étrangle sa vieille mère et elle jette à l’eau son enfant. Tout cela parce qu’elle aime son Henri. Emprisonnée, condamnée au dernier supplice, elle ne regrette rien, elle ne se purifie pas dans l’épreuve ; jusqu’à la minute suprême, elle ne songe qu’aux baisers du bien-aimé. Finalement, elle s’abandonne à la volonté divine, c’est-à-dire, toute logomachie mise à part, qu’elle se précipite, tête baissée, dans le trou noir de l’inconnu… — « Elle est sauvée ! » clament les fîgurans, des hauteurs du cintre. Oui, elle est sauvée parce qu’elle a vécu sa vie, parce qu’elle a été jusqu’au bout de son amour, à travers la fraude, le crime et la douleur, peu importe : « Vivre, voilà le devoir, ne fût-ce qu’un instant ! »

En vérité, c’est se moquer du monde ! Cette chute de plus en plus profonde de Marguerite, — puisqu’elle en arrive à perdre la raison, — cette chute nous est représentée comme une Assomption mystique. Encore une fois, ce qui est en bas est mis en haut. Marguerite est sauvée, en effet, s’il suffit, pour l’être, de développer sa nature, avec l’automatisme du germe qui perce la couche de terreau, ou du boulet de canon qui fauche tout sur son passage. Il y a là un beau cas de cette inversion si familière à la pensée germanique, un véritable « renversement des valeurs, » comme dirait Nietzsche. Mais il n’est que de s’entendre, ou d’avertir les gens. Désormais, nous le saurons : la lâcheté s’appellera héroïsme, la barbarie savante, culture supérieure, — et l’animalité sentimentale de Gretchen, candeur et vertu allemandes.


Après cette triste expérience amoureuse, qui vient de le mener jusqu’au pied du gibet, Faust, épuisé d’émotions et de fatigues, succombe à un sommeil réparateur. Il se réveille le plus innocemment du monde dans un cadre de nature imaginé, à souhait pour un convalescent de l’amour, ce que Goethe appelle modestement « un site agréable, » paysage de sensualité allemande, tout gazonné et doux-fleurant, qui porte beaucoup plus à la jouissance qu’à la contemplation. Il ouvre les yeux, au milieu des fleurs qui embaument, au son des harpes éoliennes. Le souvenir de la tragédie récente ne l’effleure même pas, ne peut pas, ne doit pas l’effleurer. Pas ombre de remords. Les petits Elfes lui versent l’énergie et l’audace, sans se préoccuper plus que lui-même d’interroger sa conscience :


Les petits Elfes, par essaims,
Vont où la douleur les convie
Et portent la force et la vie
A chacun sans distinction,
Qu’il soit innocent ou coupable !


L’activité de Faust va rebondir, — et, cette fois encore, — « par-delà le Bien et le Mal. » Debout, debout ! A quoi bon rêver au passé et pleurer les morts ? Par-dessus les cadavres, en avant ! — « Le sommeil n’est qu’une enveloppe, rejette-la bien loin. Ne crains pas d’oser ! Bon pour la multitude d’hésiter et d’errer au hasard. L’homme noble peut tout ce qu’il veut : rapide, il voit le but et s’en empare. » — Pourtant, cette prairie est si fraîche, cette herbe si moelleuse, tout ce paysage si plein de gemüth, si rafraîchissant pour le cœur ! Et l’action est si dure et peut-être si vaine, hélas ! Elle ressemble à l’arc-en-ciel, qui enjambe ce torrent, — image de l’écoulement éternel de tout. C’est pour colorer ce prisme illusoire, cette fantasmagorie éphémère que l’homme s’épuise !… Mais ne discutons pas ! C’est inutile : « Vivre, voilà le devoir, ne fût-ce qu’un instant ! »

Épaulé de son fidèle Méphistophélès, Faust va devenir le Juif-errant de l’action. C’est vrai qu’il ne sait rien du monde, lui qui n’a vécu jusqu’ici que dans son laboratoire, parmi ses livres et ses cornues. Mais, pour réussir, il suffit de croire en soi, quand on a l’audace et l’intelligence.

Le diable lui-même s’en porte garant : « Mon bon ami, tu arriveras à tout, dès que tu auras confiance en toi-même. » C’est le principe du bluff et le mot d’ordre du germanisme. Personne plus que le docteur Faust ne croit en son destin. Outre qu’il se sait très fort, n’a-t-il pas conclu un pacte avec l’enfer ? Aussi pour son début dans le monde, est-il introduit d’emblée à la cour de l’Empereur.

Pauvre Empereur et plus pauvre Empire ! Du moins, l’Empereur a cette excuse qu’il est un bon garçon. Faust lui rendra plus tard ce témoignage : « J’ai pitié de lui : il était si brave, si ouvert ! » Mais que penser de son entourage et des grands feudataires de sa couronne ? La corruption est partout, partout la révolte gronde, et les caisses publiques sont vides. Déjà, la banqueroute est imminente. C’est alors que Faust, inspiré par son terrible compagnon, s’avise d’une merveilleuse combinaison financière, qui va sauver l’Empire et l’Empereur. Avec son associé, il entreprend une formidable émission de papier-monnaie, garantie par de prétendus trésors enfouis dans le sol et qu’il ne s’agit plus que d’exhumer. Bien entendu, ces trésors n’existent que dans l’imagination des deux compères. Aussi le public, comme le souverain, se montre-t-il d’abord incrédule. Jamais à court d’expédiens, nos deux brasseurs d’affaires inventent de l’étourdir par une mascarade gigantesque, où Plutus en personne vient faire de la réclame par la banque Faust et Méphistophélès. Le tour est joué. L’Empereur signe le papier-monnaie, et cela devient une bénédiction. Bourgeois et gentilshommes, l’Église elle-même, pourtant si prudente et si soigneuse de son bien, tous se précipitent aux guichets de la Banque, avides d’y vider leurs coffres et de troquer leur bel or trébuchant contre le chiffon de papier revêtu de la griffe impériale, qui, en réalité, est la griffe du diable.

Triomphe ! L’opération réussit à merveille. Tout le monde devient riche, ou se croit riche, ce qui, provisoirement, est la même chose. L’Empereur, grisé par cette prospérité soudaine, ne songe plus qu’à jouir. Il donne des fêtes, il lui faut des palais, des cortèges splendides, qui se déploient dans d’immenses salles gothiques, hautes comme des cathédrales. Certainement, il a déjà la hantise du style « kolossal. » Faust, de son côté, pourrait se reposer sur ses lauriers, mais nous le savons, un homme de sa sorte ne se repose jamais. Comme l’opulence lui donne du loisir, il songe, pour s’occuper, à faire de la littérature.


On peut interpréter en ce sens le fameux épisode d’Hélène dans le Second Faust. Évidemment d’autres interprétations sont possibles. À travers ce tohu-bohu de réminiscences et de fantômes classiques, de larves allégoriques et symboliques, il est difficile de suivre la pensée du poète, en admettant qu’elle se développe logiquement : ce qui est peu probable. Comme il l’a dit ailleurs, je crois plutôt qu’il s’est borné, ici encore, à juxtaposer, selon certaines convenances esthétiques, ce qu’il appelle « de beaux fragmens de vie. »

En tout cas, l’idée centrale du morceau n’est pas douteuse. De même qu’au début de son poème, il a germanisé la Bible, il affirme, en cet épisode, sa volonté de germaniser l’art. Hélène, la beauté grecque, s’est prostituée en mille aventures. Voilà longtemps, d’ailleurs, qu’elle est morte. Ce n’est plus qu’un spectre blême, que la philologie allemande peut bien ranimer un instant, mais qui s’évanouit, dès qu’on essaie de le toucher. Faust le ressuscitera, il fera entrer Hélène dans son lit. Le vigoureux Germain fécondera l’Hellade décrépite. En d’autres termes, il n’y a de salut pour l’art qu’à la condition d’exprimer des pensées allemandes sous une forme antique.

Mais le grand théoricien de l’Action ne saurait s’amuser longtemps à souffler un semblant de vie à des fantômes. Arrière les mirages de l’art ! La réalité seule peut le satisfaire. C’est elle qu’il poursuit à travers les fictions. Selon l’expression de Schopenhauer, l’art n’est qu’un calmant destiné à endormir la volonté, qui s’efforce sans cesse vers la vie, vers la possession et la jouissance de la vie. Ce n’est qu’un expédient de l’impuissance pour se donner au moins l’illusion de posséder ce qu’elle convoite ou ce qu’elle rêve. La pure contemplation de la Beauté ne suffit pas au Germain. Tout de suite, son farouche instinct de domination et de jouissance le précipite sur elle pour s’en emparer et la soumettre à son désir.

Aussi l’hymen conclu entre la Pensée allemande et la Beauté classique, entre Hélène et Faust, est-il des plus éphémères. A peine sorti du berceau, le jeune Euphorion, leur fils, lance le chant de guerre, l’hymne à la force, qui va rompre la fragile union de ses parens. Son premier mouvement est de se jeter sur les jeunes filles du chœur et de les brutaliser : « Toutes vous êtes des biches agiles ! A de nouveaux jeux accourez d’alentour ! Je suis le chasseur, vous le gibier !… Allons ! à travers les bois, les arbres et les pierres ! Le bien qu’on a sans peine me répugne : celui qu’il faut conquérir par la force seul me réjouit… (serrant-une jeune fille dans ses bras) : J’entraine ici la petite sauvage, pour la forcer à se rendre à mes désirs. Pour mes délices, ma joie, j’étreins sa poitrine rebelle, je baise sa bouche mutine, je fais acte, en vérité, de force et de volonté… »

Ces petits jeux rustiques et divins ne peuvent être qu’un passe-temps pour le fils de Faust. Il lui faut le tumulte des batailles et les lauriers du conquérant : — « Eh quoi ? Rêvez-vous le jour de la paix ? Rêve qui peut rêver ! Guerre, c’est le mot d’ordre. Et victoire, c’est la chanson ! » — Finalement, il sombre dans un accès de mégalomanie éperdue. par-delà les eaux, une île prochaine le fascine. Qu’importe l’espace ! C’est par les voies de l’air qu’il s’abattra sur sa conquête. Des ailes le soulèvent. Le voilà en plein ciel ! Il plane, il tombe, il meurt écrasé contre le sol…


Ainsi le sourire de la Beauté n’a pu arrêter Faust dans sa course à l’abîme. L’art comme tout le reste a déçu son perpétuel besoin d’agitation. Alors il se retourne vers la grande consolatrice, vers cette nature, dont l’Esprit de la terre lui a donné le royaume, avec la faculté de lire en elle « comme dans le sein d’un ami. »

Devant les hautes montagnes, ses effusions lyriques sont brèves. Il n’a pas le temps de contempler, ni de rêver. Le souci du « pratique » le tourmente de plus en plus. Que des têtes creuses de poètes s’égarent dans les mondes chimériques de l’imagination : « ce globe terrestre offre encore assez d’espaces pour les grandes actions. Oui, quelque chose de prodigieux va s’accomplir. Je me sens fort pour une œuvre hardie… » Et le docteur s’exalte encore une fois. Il se bat les flancs avec fureur, pour s’entraîner à l’action. Il menace le monde entier : « Je veux conquérir la domination, je veux posséder. L’action est tout, la gloire rien ! » Parole vraiment allemande, jaillie des profondeurs mêmes de la race ! Gœthe, ici, fait écho à Luther : « La foi est tout, les œuvres rien ! » Sous une apparence contradictoire, c’est la même affirmation orgueilleuse du moi toujours agissant et supérieur aux formes changeantes de son activité.

Qu’est-ce que Faust va donc accomplir de si prodigieux ?… Il va se battre avec la mer, grande force stérile qui occupe des espaces immenses. Ces espaces, il les lui arrachera, il les conquerra sur elle, pour en tirer des richesses dormantes et ouvrir à l’homme un vaste champ d’action : « Atteindre à cette jouissance suprême de chasser du rivage la mer arrogante, de resserrer les bornes de la plaine humide et de la refouler au loin sur elle-même, pas à pas j’en suis venu à calculer tout cela. » Et, se tournant vers son diabolique compagnon : « Voilà mon désir ! Ose le seconder ! »

Mais, au loin, des tambours battent, des clairons sonnent : la guerre est déclarée. — « Encore la guerre ! dit Faust, avec humeur : c’est un bruit que le sage n’entend pas volontiers. » Nous avons là le sentiment même de Goethe : il est certain, — toute sa conduite l’a prouvé, — qu’il n’aimait pas la guerre. Différence profonde avec Nietzsche. Mais la raison de Faust tient en échec ses répugnances. Le sage lui-même n’a pas le choix des moyens. Et, bien vite, Méphistophélès le munit d’argumens propres à tranquilliser sa conscience : « Bah ! lui dit-il, la guerre ou la paix, qu’importe ! Il est habile de travailler à tirer parti de chaque circonstance. On guette, on saisit des yeux l’instant propice. L’occasion est là, Faust ! sache la saisir. »

Et le docteur n’hésite pas à partir en guerre, bien résolu à gagner la bataille, à ne rien négliger pour s’assurer la victoire. Que faut-il pour cela ? Une armée solide, une marine audacieuse, prête à tous les coups de main, une artillerie invincible, des services techniques admirablement organisés, enfin, dans le peuple et dans l’armée, le moral qui convient pour une entreprise belliqueuse. Des personnages de condition inférieure sont chargés par le poète d’expliquer au public les nécessités et aussi la psychologie spéciale de la guerre. Leurs maximes se distinguent par une belle franchise. Voici trois soudards qui s’avancent : « Si quelqu’un, dit le premier, me regarde dans le blanc des yeux, je lui lance mon poing dans la gueule. Et le lâche qui veut fuir, je l’empoigne par ses cheveux de derrière. — Les vaines querelles ne sont que fariboles, dit le second : on y perd sa journée. A prendre seulement sois infatigable. Pour le reste, ne t’en informe qu’après ! — A la vérité, prendre est fort bien, dit le troisième, mais conserver est mieux encore. » Et le premier soudard conclut par cette déclaration explicite : « A la valeur des légions impériales doit s’allier la soif du butin. »

De tels propos mettent en joie les compagnes de ces valeureux guerriers. L’une d’elles, qui porte un nom significatif (Eilebeute, celle qui hâte le pillage), se jette au cou du soldat, le cajole et l’embrasse : « Bien que je ne sois pas mariée avec lui, dit-elle, il n’en reste pas moins le drille que je préfère. Voilà les fruits qui mûrissent pour nous ! La femme est terrible quand elle prend, sans pitié quand elle vole. A la victoire donc, et tout est permis ! » A quoi Méphistophélès réplique, quelques pages plus loin : « Pourvu qu’on ait la force, on a le droit. On demande pourquoi et non comment. Je veux ne rien connaître à la navigation, si la guerre, le commerce et la piraterie ne forment pas une trinité inséparable. » N’insistons pas. On sait trop quelle fortune, retentissante l’Allemagne contemporaine a faite à tous ces axiomes.

Pour commencer, l’armée impériale se met à razzier de droite et de gauche. Un des trois vaillans se fait fort de déménager la tente du généralissime ennemi. Et sans doute il n’oubliera pas, dans le butin, les provisions de bouche, ni surtout les bouteilles de vins fins. A Leipzig, avec ses amis, les pochards de la taverne d’Auerbach, il a tant rêvé de faire couler le Champagne à flots : — « Je veux du Champagne, et qu’il soit bien mousseux encore ! Un bon Allemand déteste les Français, mais il boit leurs vins volontiers. » — Par la bouche de l’ivrogne, c’est Gœthe lui-même qui parle ici : agréable souvenir de la campagne de France !… Et puis la bataille s’engage, tout de suite atroce et horriblement meurtrière, grâce à la stratégie diabolique de Méphistophélès, qui conjure les deux élémens opposés, l’eau et le feu, contre l’armée adverse. Il détourne les rivières, il noie l’ennemi dans ses tranchées. Ensuite il fait donner l’artillerie : « Envelopper l’ennemi de ténèbres profondes, lui rendre chaque pas incertain, puis l’éblouir de tous côtés par des feux follets, par une subite splendeur, tout cela est charmant, mais il faut encore un bruit qui jette l’épouvante. » Le canon tonne, les vieilles armures décrochées par Méphistophélès dans les salles des palais impériaux, s’entre-choquent avec un fracas effroyable… Pourquoi ces vieilles armures, toute cette ferblanterie désuète ? L’intention symboliste du poète paraît assez claire. Si l’âme guerrière et féroce du moyen âge est bien morte, s’il n’en reste plus que la carapace dans les panoplies des musées, un chef avisé saura, quand la nécessité l’exige, sortir toute cette défroque de ses catacombes, et, immédiatement, au contact du grand air et de la lumière, la carapace vide retrouvera son âme belliqueuse des anciens jours. Tous les vieux instincts destructeurs des siècles abolis ressusciteront. Un gouvernement qui a le génie de l’organisation, ne doit pas négliger ce sûr moyen : autant qu’il le pourra, il réveillera dans la multitude la barbarie ancestrale, qui sommeillait au fond des cœurs.

Le résultat ne se fait pas attendre. Faust lui-même en est émerveillé : « Les armures creuses sorties des nécropoles des salles se sentent ravivées au grand air. En haut, c’est un cliquetis, un fracas, une musique à me déchirer les oreilles. … Admirable ! il n’y a plus moyen de les retenir. Déjà ces volées chevaleresques font retentir l’air comme au bon vieux temps. Brassards et cuissards, en guise de guelfes et de gibelins, renouvellent vaillamment l’éternelle querelle. Fermes dans les sentimens héréditaires, ils se montrent irréconciliables. Déjà, le vacarme résonne au loin. En définitive, dans toutes les grandes fêtes de l’enfer, c’est la haine des partis qui apporte le plus beau contingent d’horreurs. Cela tonne d’une manière effroyable, panique, en même temps perçante, aiguë en diable, et jette l’épouvante dans la vallée… »

Un vainqueur, un rescapé de cette terrible fournaise en est comme frappé d’hébétement ; il ne sait plus où il en est : « C’est bizarre, je ne sais comment vous dire la chose ; il a fait si chaud toute la journée, l’atmosphère était si pesante, si chargée d’angoisses ! On trébuchait et frappait à la fois. A chaque coup un ennemi tombait. Vous sentiez flotter comme un brouillard devant vos yeux. Ensuite, c’étaient des bourdonnemens, des tintemens, des sifflemens d’oreilles… Nous voici maintenant, et nous ne savons pas nous-mêmes comment cela s’est fait. »

Il doit y avoir de beaux monceaux de cadavres dans la plaine. Des équipes de paysans sont occupés à les enterrer : « N’importe ! dit l’Empereur : nous avons gagné la victoire.


Une seconde fois, Faust a sauvé l’Empereur et l’Empire.

Le souverain lui-même, mous le savons, ne lui inspire qu’une médiocre estime : c’est un bon garçon, voilà tout ; crédule, sans volonté ni intelligence, uniquement occupé de plaisir. Aussi les grands vassaux de la Couronne sont-ils en révolte plus ou moins ouverte contre lui. Sans cesse, ils cherchent à lui susciter quelque concurrent, à dresser en face de lui un Anti-Empereur, pour affaiblir sa puissance. D’ailleurs, il est entre les mains des prêtres, à qui il finit par abandonner niaisement presque toute la richesse du pays. En vain Faust et Méphistophélès ont-ils rempli ses coffres, grâce à leur habile subterfuge financier : le plus clair de cet or diabolique s’est déversé dans la caisse de l’Eglise, où il se sanctifiera. Tout ce passage du poème est plein d’allusions à l’Allemagne contemporaine de Goethe : on y sent son mépris pour ce Saint Empire romain germanique, livré à l’influence de Rome et aux intrigues cléricales, ce faible gouvernement qui n’a su donner à l’Allemagne ni l’unité, ni l’hégémonie européenne. Qu’attendre d’ailleurs d’un souverain, qui, sur le trône, ne songe qu’à profiter agréablement du pouvoir ? Comme si l’on pouvait régner et jouir de la vie en même temps !

Mais si Goethe méprise l’Empereur, il a presque de l’adoration pour l’Empire. De quel ton exalté il en parle ! Quelles sonorités ce mot d’empire met sur ses lèvres ! Il suffit de lire dans ses Mémoires sa relation du couronnement de Joseph II à Francfort, au mois d’avril 1764, pour deviner l’impérialiste fervent qu’il cachait au fond de son cœur. Tout ce qui touche à l’Empire est, de sa part, l’objet d’une véritable dévotion. Il s’émerveille à décrire les cortèges d’électeurs et d’ambassadeurs qui, dans Francfort ébloui, se déroulèrent alors du matin au soir, qui tinrent la ville en effervescence continuelle pendant les semaines et les mois que durèrent les cérémonies compliquées des fêtes impériales ! Les insignes mêmes de l’Empire le jettent dans une sorte d’extase. C’est avec un battement de cœur qu’il contemple de loin le globe, le sceptre et la couronne, déposés sur un coussin de velours, dans un coin de la salle du banquet, à l’hôtel de ville. Quelques jours après, on les exhibe au populaire, et le père de Goethe n’imagine pas de plus belle consolation pour son fils, accablé par un chagrin d’amour, que de l’emmener voir cette exposition.

Quel dommage que ces insignes de la domination ne soient que des hochets dérisoires entre les mains débiles de l’actuel Empereur ! Gœthe ne manque pas de noter que le jour de son couronnement, Joseph II parut comme écrasé sous le poids de la dalmatique carlovingienne, toute raide de broderies et de pierres précieuses, et qu’on avait dû rembourrer la couronne de Charlemagne, « notre grand Charles, » trop large pour la tête de ce frêle souverain catholique. Quand donc les hommes allemands auront-ils un Empereur digne de leur fidélité, de « leur volonté profonde et soutenue, » — un Empereur allemand, libre de tout pacte avilissant avec Rome ?… En attendant, ses regards se tournent avec complaisance et comme un obscur frisson d’espoir, vers l’ambassadeur du roi de Prusse, ce rude baron de Plotho, qui, par ses brutalités et ses goujateries, s’amusait à humilier, au nom de son maître déjà triomphant, le pauvre monarque autrichien. Mais la Prusse n’en est encore qu’à ses coups d’essai. Jusqu’à ce qu’elle puisse s’en emparer, le globe, le sceptre et la couronne ne sont, pour les yeux allemands, que des objets de curiosité, des pièces de musée étalées sur le velours d’une vitrine.

Faust, qui ne peut prévoir encore ce moment-là, a donc quelque raison de désespérer. D’ailleurs son désespoir est de courte durée. L’Empire est sans Empereur. Eh bien ! Faust, cet ancien professeur d’université, se proclamera Empereur lui-même. Il ne faut pas que l’interrègne se prolonge et que la volonté de la Race soit déçue. Seulement, lui, il sera un Empereur qui régnera pour régner et non pour jouir : « L’homme destiné à gouverner doit trouver le bonheur suprême dans le gouvernement. Sa poitrine est pleine d’une sublime volonté. Ce qu’il veut, il n’est donné à personne de l’approfondir. Ce qu’il souffle à l’oreille de ses confidens s’accomplit sur l’heure, et le monde est dans l’étonnement. Ainsi, il sera toujours le premier entre tous, le plus digne. » Hegel n’a rien écrit de plus fort pour la divinisation de l’Etat. Mais dans ce sursaut d’orgueil, comme s’il prévoyait que la tare de la Race sera la cause de sa perte, il conclut par ce dur apophtegme, asséné avec la roideur d’un coup de poing : « La jouissance abrutit. »


Voyons à l’œuvre le docteur couronné.

En échange de ses services, l’Empereur-fantôme lui a concédé une bande de rivage, un vaste territoire stérile, envahi par les sables et sans cesse menacé par le flot marin. A la vue de ce domaine désolé, il est repris par son vieux rêve : conquérir la mer, la refouler bien au-delà de ses limites naturelles et faire sortir des eaux un véritable royaume. Cette hantise de la mer, n’est-ce pas étrange chez un fonctionnaire du petit duché de Saxe-Weimar, et près de cent ans avant qu’il y eût des pangermanistes ?

Tout de suite, avec l’indomptable énergie de sa volonté, il se met au travail, et, comme le diable s’en mêle, le résultat ne tarde pas à dépasser ses espérances. Réellement, le docteur Faust, a fait sortir des eaux une terre nouvelle, que son industrie a su peupler et féconder avec une rapidité miraculeuse. Les vieillards, anciens habitans de cette pauvre région sablonneuse, ont peine à s’y reconnaître. Ils s’effarent de cette transformation et de cette prospérité si soudaines : « La vague s’éloigna. Les hardis ouvriers de maîtres sages creusèrent des fossés, élevèrent des digues, refoulèrent les droits de la mer, pour devenir souverains à sa place. Voyez, dans la verdure, prairie contre prairie, pâturages, jardins, villages et bois !… Cependant, au loin glissent des voiles. Elles cherchent pour la nuit un refuge assuré : — Les oiseaux connaissent leurs nids, — car, maintenant, là-bas, est un port. Ainsi, vous n’apercevez plus qu’au loin, dans l’étendue, l’ourlet azuré de la mer, et de droite et de gauche, s’ouvre, à la ronde, un espace où les habitans se pressent… »

Mais quel labeur, quelle dépense de forces et de vies humaines, pour en arriver là ! — « Le jour, les serviteurs travaillaient à grand bruit : la pioche et la pelle résonnaient coup sur coup. Où de petites flammes serpentaient la nuit, une digue s’élevait le lendemain. Le sang humain se répandait en sacrifice. Les ténèbres retentissaient de cris d’angoisse, l’onde incandescente ruisselait du côté de la mer : à l’aube, un canal était ouvert… »

Oui, ce nouvel Empire a coûté cher ! Mais, comme l’autre Empereur, Faust pourrait répondre : « Qu’importent les victimes ! J’ai gagné la victoire. » Son ambition tenace a triomphé : il a maintenant des ports, une marine, un vaste empire colonial au-delà des mers. Méphistophélès lui-même en est ébahi. En parfait courtisan, et aussi en hommes d’affaires, qui sait dresser un bilan et résumer une situation, il en complimente l’heureux docteur : « Ta sagesse sublime est couronnée, le rivage réconcilié avec la mer. La mer prend de bon gré le navire au rivage, pour l’entraîner en une course active. Avoue donc que d’ici, de ton palais, ton étreinte embrasse le monde. C’est de cette place que tout est parti : ici, s’éleva le premier bâtiment. Un petit fossé fut creusé là, où maintenant la rame fait jaillir le flot. Ta haute pensée, l’activité des tiens ont su conquérir la terre et la mer !… »

La terre et la mer ! Après cela, Faust n’a plus qu’à mourir ; le rêve allemand est devenu une réalité.


Pourtant, une préoccupation ridicule mine la conscience du docteur et lui gâte la joie de son triomphe. A deux pas de son palais, il y a une petite enclave de terrain, que possède un vieux couple, Philémon et Baucis, dernier vestige des antiques habitans du pays. Avant que Faust vint tout bouleverser et tout transformer à son usage, lorsque la mer battait encore la dune, au pied de leur cabane, ces bonnes gens étaient gardiens de phare. Ils montraient la route aux vaisseaux égarés, ils recueillaient les naufragés et les voyageurs, ils étaient les apôtres de l’hospitalité, ne connaissant d’autre bonheur que celui de faire le bien. Sous le voile d’un léger symbole, qui ne devinerait, ici, la vieille religion détrônée par l’évangile des temps nouveaux, ce catholicisme, qui, lui aussi, pendant si longtemps, montra la route aux peuples et consola les malheureux ?

Ces bons vieillards sont devenus inutiles, depuis que Faust a éteint leur phare, en supprimant le danger de la mer. Cependant ils continuent à vivre d’une petite vie chétive. Ils cultivent leur jardinet, dînent sous les tilleuls centenaires qui ombragent leur cabane et, à l’occasion, hébergent encore quelque voyageur attardé. Le soir, par une ancienne habitude, ils sonnent la clochette de la chapelle rustique, où ils vont prier leur « vieux dieu[3], » avant de s’endormir.

Tout cela est intolérable à Faust. Les hautes cimes des tilleuls lui bouchent la vue du côté de la mer. La clochette imbécile l’exaspère. Et puis, enfin ce passé moribond, qui s’obstine à vivre, qui s’étale comme un anachronisme et comme un défi au milieu de son œuvre, toute cette décrépitude doit recevoir le coup de grâce. En vain le vieux couple se fait-il bien humble, se montre-t-il bien soumis au nouveau maître : « La résistance et l’opiniâtreté, dit Faust, empoisonnent la plus riche possession, et c’est pour sa peine et sa torture qu’on s’épuise à vouloir être juste. » Finalement, il se décide à exproprier Philémon et Baucis : « Pourquoi te gêner ? lui dit Méphistophélès. N’entre-t-il pas dans tes plans de coloniser ?… On va les enlever, les déposer. Avant qu’ils aient eu le temps de se retourner, ils seront installés ailleurs. La violence une fois subie, la beauté de leur nouvelle habitation les réconciliera. » N’est-ce pas charmant, car le surhomme se montrera magnanime. Dans sa clémence, dans sa bonté, il veut bien indemniser les deux vieux en leur donnant « un joli petit bien. » On abattra leurs tilleuls et leur cabane, ce qui permettra à Faust d’élever un admirable belvédère, « d’où l’œil plongera à l’infini. » Déjà, il s’attendrit sur sa belle action, et, avec une ineffable hypocrisie, il en vient à se persuader lui-même qu’il va faire le bonheur des deux vieillards : « De là, j’apercevrai aussi le nouveau logis de ce vieux couple, qui, dans le sentiment de ma pitié généreuse, coulera paisiblement ses derniers jours. » Vous verrez, il faudra que les pauvres évacués lui disent merci.

En conséquence, l’ordre est donné de déménager Philémon et Baucis par les voies les plus expéditives. Mais un étranger, qu’on n’avait pas prévu, se trouve là, par hasard, pour les défendre. Comment ! Ils ont l’audace de résister ? Qu’à cela ne tienne ! Les sbires de Faust vont tout mettre à feu et à sang : « Nous revenons au grand trot, dit Méphistophélès. Pardonnez ! Les choses ne se sont point passées de la meilleure grâce. Nous avons frappé, nous avons cogné, et jamais on ne nous ouvrait Alors, nous ébranlâmes la porte, nous heurtâmes, et le vieux bois moisi tomba sur le carreau. Nous avions beau appeler à grande voix, menacer, on faisait mine de ne pas nous entendre… Mais nous, sans perdre de temps, nous t’avons débarrassé lestement du couple, qui ne s’est pas beaucoup débattu. Tout de suite, ils sont tombés, pâmés de frayeur. Un étranger, qui était là, a voulu se rebiffer ; nous l’avons étendu raide mort. Et, pendant ce court espace du combat furieux, les charbons ont allumé la paille dispersée alentour. Maintenant, cela flambe librement comme un bûcher préparé pour eux trois… »

L’incendie a tôt fait d’anéantir cette petite oasis de paix et de beauté. Les magnifiques tilleuls, la maisonnette, la chapelle gothique ne sont plus qu’un monceau de cendres. Du haut de sa tour, le gardien du palais décrit copieusement le désastre, et sa description s’achève par cette phrase, qui sonne comme un ricanement barbare : « Le paysage agréable aux yeux s’en est allé rejoindre les siècles ! »

D’abord, Faust s’irrite, proteste contre cette destruction sauvage. Il la désavoue, en rejette la faute sur son état-major, qui a outrepassé ses ordres. Mais immédiatement, après ce rapide éclair de pitié, la certitude que la volonté allemande est infaillible rentre dans sa conscience et l’apaise. Le chœur entonne l’hymne national de la Force supérieure au Droit : « L’antique Parole, la Parole dit : Obéis de gré à la force. Autrement, si tu es assez hardi pour soutenir l’assaut, risque ta maison, ton foyer et toi-même. » Les pauvres vieux ont tout risqué : ils ont perdu. Qui les plaindrait ? C’est la loi du plus fort.

N’avais-je pas raison de prétendre que le poème de Faust semble écrit d’hier ? Cette lamentable histoire, n’est-ce pas tout près de nous qu’elle vient de se dérouler ?


Pas plus que le cadavre de Marguerite, ceux des vieillards ne sauraient barrer la route à la marche triomphale du surhomme. Etant au-dessus du bien et du mal, il est au-dessus du remords. Mais il est homme pourtant, et, comme tel, soumis à la nécessité de l’usure physique et de la mort. Il se fait vieux, son corps s’affaiblit, et, en même temps, sa volonté se trouble, son esprit est moins lucide. Il en vient à douter de lui-même et de son œuvre, une tristesse vague l’envahit : le souci pénètre dans son cœur… Défaillance passagère. Il se ressaisit aussitôt, et, dans un sursaut de toute son énergie, il défend à la Tristesse dissolvante d’énerver son vouloir : « O souci, quelque grande, quelque délétère que soit ta puissance, je me refuse à te reconnaître. »

Sur l’heure, il est puni de son outrecuidance, de sa folle témérité : il devient aveugle. Mais, au lieu de l’abattre, cette épreuve ne réussit qu’à exaspérer sa fureur d’activité. Il s’écrie : « Autour de moi, la nuit se fait de plus en plus profonde. Mais, au dedans, une clarté sereine m’illumine. Ce que j’ai pensé va s’accomplir. La parole du maître a seule du poids. Debout, mes Serviteurs ! Debout l’un après l’autre ! Faites que ma pensée hardie se réalise glorieusement. Allons ! tous à la pelle, à la bêche, à l’ouvrage !… Que l’œuvre la plus grande qui soit au monde s’accomplisse ! Un esprit suffit pour diriger mille bras. » Ainsi délire, dans sa mégalomanie insatiable, ce moribond, dont on creuse déjà la fosse.

Les fossoyeurs sont là, tout près de l’aveugle, qui entend les coups sourds de leurs pioches, mais qui les prend pour les pionniers de son grand œuvre. Dans sa pensée qui s’égare de plus en plus, c’est comme un mirage édénique. Éperdu d’orgueil, Faust salue, en phrases prophétiques, le monde nouveau qui va sortir de ses mains : « J’ouvre des espaces à des myriades d’êtres, pour qu’ils y viennent habiter, non dans la sécurité sans doute, mais dans la libre activité de l’existence. Partout, des campagnes vertes et fécondes ! L’homme et les troupeaux, à l’aise sur le nouveau sol, s’installent le long des collines, où se rue une population hardie, industrieuse. Ici, à l’intérieur, c’est un paradis. Qu’à l’extérieur le flot tempête jusqu’au bord ! S’il lui prend fantaisie d’abattre avec violence, de toutes parts la foule se presse pour fermer la brèche. Oui, je me sens voué tout entier à cette idée, fin dernière de toute sagesse… Dans le pressentiment d’une telle félicité sublime, je goûte maintenant l’heure ineffable. »

Ebloui par son œuvre, Faust, pour la première fois de sa vie, vient de se déclarer satisfait. Ce qu’il a entrepris de réaliser est « la fin de toute sagesse. » au-delà de cet idéal, il n’y a plus à rêver, il n’y a plus de raison d’agir. Du moment qu’il se repose, même seulement en pensée, Faust va mourir. Les Lémures sont derrière lui, prêtes à le coucher dans sa tombe. Méphistophélès triomphe à son tour : « Celui qui me résista si vaillamment, le temps l’emporte. Le vieillard gît là sur le sable, — l’horloge s’arrête. »

Mais un personnage de sa sorte ne peut sortir du monde sans un déploiement de pompes protocolaires dignes de son rang. Pour célébrer sa rentrée dans le grand Tout, un nombreux personnel de figurans mystico-naturalistes est convoqué par le poète. Ce n’est pas en plein ciel, c’est dans une solitude terrestre, au milieu des ravins, des rochers et des bois, que se déroule l’apothéose de celui qui a rendu aux hommes le sens de la Terre. Tandis que Dante, le pèlerin du Paradis, ne s’arrête que devant le Soleil des âmes, l’éternel Amour, « qui meut aussi le soleil visible et les autres étoiles, » — l’amant de Marguerite s’enfonce dans les crevasses des hautes montagnes, où se blottissent les anachorètes, symboles des forces élémentaires. Comme les servantes d’Hélène, il restitue au creuset universel sa matière périssable. Seule, « la part immortelle » de sa nature est sauvée, emportée par les anges du panthéisme vers les régions supérieures de l’air. C’est-à-dire que le meilleur de son effort va se fondre dans l’Effort divin, qui crée sans cesse l’harmonie et la beauté du monde.

Et c’est pour cela qu’il a tant peiné, pour aboutir à cette survie métaphorique, à ce néant déguisé ! Il s’est torturé lui-même, il a jonché sa route de victimes et de ruines. Par son activité sans mesure et sans répit, il a notablement augmenté dans le monde la somme des douleurs. Quel cauchemar que l’avenir tel qu’il le rêve ! Quelle géhenne que cet univers condamné aux travaux forcés perpétuels ! Quel épouvantable bonheur que celui du Damné de l’action ! Et que nous voilà loin des Hellènes et de tous ces Méditerranéens, qui furent les maîtres de l’action harmonieuse ! Faust a beau faire le brave, il y a un goût de mort dans tous ses plaisirs. C’est une tristesse acre, une sombre désespérance qui s’exhale de cette glorification voulue et frénétique de la vie.


Nous touchons maintenant le fond de cette œuvre hautaine et dure, au sens si net et si positif, qui, par une sorte de pudeur, a tenu à s’envelopper de mystère. Aujourd’hui, le mystère est dissipé. Eclairée à la lumière des faits contemporains, elle prend un aspect sinistre et une signification révoltante pour quiconque s’honore de rester fidèle, je ne dis pas seulement à l’enseignement du Christ, mais à la vieille tradition humaine de l’Occident. Avant Nietzsche, et quelles que soient les apparences et les équivoques dont il se leurre peut-être lui-même, en dépit de ses prétentions à rénover la culture gréco-latine, Gœthe a rétrogradé, par-delà le christianisme et le paganisme hellénique, jusqu’à la vieille barbarie germaine. Traîtreusement, sous le masque des plus nobles figures et des plus nobles fictions du passé, il a magnifié l’antique instinct destructeur de sa race. C’est peu que la pitié soit exclue de son poème, comme la bonté, la conscience et la liberté. Cette Action, qu’il a mise à l’origine des temps, cette Force dévastatrice, qui ne connaît d’autre règle et d’autre joie que son expansion sans limite et sans but, il l’a divinisée. Maintenant, c’est fini de nous tromper. Le temps des paradoxes et des gentillesses littéraires est passé. Les cadavres et les ruines sont là, qui portent témoignage contre son œuvre : ceci est sorti de cela. Son génie n’est pas une excuse. Au contraire, c’est à cause de ce génie même qu’il a été si docilement écouté et obéi de son peuple. Parmi les grands Germains responsables de cette barbarie pédante, qui est une menace pour le monde, il est certainement le plus coupable, parce qu’il est le plus grand. En vain Faust désavoue-t-il Méphistophélès : il a non seulement accepté la complicité de ce louche collaborateur, mais il a profité de ses maléfices. Il est l’associé du Méchant. Pis que cela : il a justifié cet acoquinage par des raisons profondes et montré par quel biais l’homme supérieur peut accorder son action avec celle des plus vils instrumens. Si Méphistophélès est un bandit, il est juste que Faust soit marqué au front avec lui.

Désormais, pour nous, le poème de Faust est en interdit. C’est un de ces lieux maudits, un de ces endroits frappés par la foudre, où les anciens jetaient des épines et qu’ils entouraient d’une barrière. Qu’on ne vienne plus nous parler de l’humanité de Goethe ! — « Vous êtes un homme, monsieur Goethe ! » — Oui, un homme allemand, et rien qu’allemand. Sinon, c’est abuser outrageusement des mots. Depuis les temps homériques, ce beau mot d’humanité a, pour nous Européens, un sens limpide, qui ne prête à aucune équivoque. Si Achille est humain lorsqu’il laisse la vie sauve au père de son plus mortel ennemi, comment Faust le serait-il aussi, qui justifie par des sophismes atroces l’assassinat de deux vieillards inoffensifs ? En réalité, le chef-d’œuvre de Gœthe est en dehors de la grande tradition généreuse de l’humanité occidentale. Humaniste peut-être, mais humain non pas. Sous une forme classique, c’est un poème barbare.


LOUIS BERTRAND.

  1. A défaut de Gœthe lui-même, il conviendrait assurément de relire l’Essai sur Gœthe d’Edouard Rod, qui, un des premiers chez nous, a su juger l’Olympien avec autant d’indépendance que de justice. Cet Essai a paru en plusieurs articles dans la Revue en 1895, 1896 et 1897. Il a été depuis publié en volume à Paris, Librairie académique, et à Lausanne, Payot, éditeur.
  2. Dans un très bel article de l’Amitié de France, M. Georges Dumesnil écrit ces lignes : « L’avenir de la civilisation européenne, et en particulier de la civilisation française, est rigoureusement lié à la doctrine de la transcendance de Dieu. Faute de cette doctrine, clé de voûte de toutes les autres, l’homme se divinise. Or, dirai-je, « qui fait le dieu fait la bête. » Le signe de la Bête marquera le peuple qui ne croit plus à la transcendance de Dieu. » (Numéro de février 1915 p. 28.)
  3. Notons que cette expression n’est pas particulière à Guillaume II, comme on semble le croire, chez nous, dans la presse. Elle est très ancienne en Allemagne, et appartient à la langue courante.