Goethe et Charlotte de Stein
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 325-354).
GŒTHE
ET
CHARLOTTE DE STEIN

II[1]
LES VOIES DIVERGENTES

Nous avons laissé les amoureux de Weimar à l’apogée de leur paisible entente et de leur douce intimité de chaque jour. Par malheur, en 1785, un nouveau règlement de la cour ducale ramène à la table de sa femme le premier écuyer Josias de Stein, qui jusque-là était nourri à celle du souverain. On a dès longtemps souligné le désarroi que cet incident futile porta dans les relations de Gœthe avec la baronne et rattaché à ce petit fait le naufrage, peu après consommé, de leur amour. Les heures de repas étaient en effet les heures libres du ministre omniprésent de Weimar : le mari y fut désormais en tiers et la tendre habitude commença de se relâcher. — Et puis, nous conviendrons volontiers que Charlotte abusa sans doute de son empire à la longue. Son défaut, — noble imperfection, — était précisément d’exiger trop de perfection chez qui briguait le suffrage de son cœur. Nous l’avons vue reconnaître qu’elle avait longtemps trop demandé à ses amis : nous savons déjà que Stein n’avait pas résisté à pareille épreuve. Goethe à son tour se fatigua de la subir. Mme Schiller, qui considérait Mme de Stein presque comme une mère, lui appliquait plus tard à bon droit un mot que Pope a mis dans la bouche d’Héloïse, méditant sur ses relations passées avec Abélard :


And wished an angel when I loved a man !


« Et j’eus le tort de souhaiter un ange alors que j’aimais un homme. »

Durant les mois qui précèdent le voyage inopiné du poète en Italie, s’accumulent sous sa plume les expressions symptomatiques de son découragement et de sa fatigue. « Sois sans souci à mon égard, écrit-il un jour dans un billet caractéristique. Tout ce qui m’arrive me réjouit en effet parce que cela m’arrive à cause de toi. Je suis capable de souffrir le tourment le plus extrême parce que tu existes, et si tu n’étais pas en ce monde, j’aurais tout secoué depuis longtemps déjà ! » Voilà qui ne laisse pas d’inquiéter pour l’avenir, car de tels héroïsmes ne sauraient très longtemps durer. Dès la fin de 1782, il avait dû écrire de Leipzig qu’il restait à dessein éloigné de son amie, parce qu’il se savait devenu insupportable et que cette disposition fâcheuse ne voulait pas céder dans le voisinage de Charlotte : « Quand je n’ai point sans cesse de nouvelles idées à ruminer, ajoutait-il dans une confidence caractéristique, je deviens malade ! » C’est bien là en effet le besoin de distraction propre aux systèmes nerveux tyranniques. -— Au surplus, il est facile de constater que, depuis la fin de 1784, la correspondance des amoureux perd l’intérêt psychologique si soutenu qu’elle avait présenté pour nous pendant près de quatre années. Les simples billets sans grande signification y tiennent de nouveau une large place.

C’est aussi l’époque où, pour Gœthe, les désillusions politiques vont de pair avec la lente désaffection sentimentale. Le duc de Weimar échappe à son influence et tourne du côté de la Prusse militariste ses aspirations et ses espérances d’avenir. Enfin sa production poétique, si riche d’espérances à son départ de Francfort en 1775, n’est plus à ce moment qu’un vaste champ de ruines, selon l’heureuse expression de Bielschowsky. Il peut craindre que sa force créatrice ne se trouve épuisée par une trop longue inertie et il traverse une nouvelle crise de neurasthénie wertherienne. Il juge que l’auteur de ce récit illustre eut tort de ne pas se tuer à l’exemple de son héros, aussitôt après avoir achevé le roman, et ces années de 1785 et 1786 lui sembleront plus tard avoir été « pires que la mort. »


I

C’est au milieu de ces traverses et de ces tristesses que se précise dans l’esprit du ministre désabusé le projet de son voyage en Italie. Il n’était jadis entré au service du duc de Weimar qu’à la condition expresse de quitter à son gré ce service et, dans la lettre du 11 août 1781, déjà citée par nous, il écrivait à sa mère : « Toutefois, croyez-le bien, le joyeux courage qui soutient ma patience et aiguillonne mon activité tient en grande partie à ce que tous mes sacrifices sont volontaires. Je sais en effet qu’il me suffirait de faire atteler des chevaux de poste pour retrouver auprès de vous une vie aisée, agréable et tous les loisirs de la liberté. A défaut de cette perspective, et s’il me fallait, aux heures difficiles, me considérer comme un esclave, comme un manœuvre obligé de suffire au jour le jour à ses besoins, bien des choses me paraîtraient plus pénibles. » Une telle sensation de liberté au besoin et à volonté est en effet très souvent nécessaire aux tempéramens nerveux tels que le sien pour soutenir un effort de quelque durée. En 1786 de même que cinq ans plus tôt, il savait pouvoir rompre à son gré ses entraves et il se décida à faire usage de cette liberté salutaire. Mais pourquoi prit-il alors la direction de Rome ?

Il a raconté dans ses Mémoires comment son père, pour qui certain voyage de jeunesse en Italie avait été le grand, peut-être l’unique événement d’une existence méthodique et compassée, déroulait fréquemment, sous les yeux charmés de ses deux enfans, ce lointain mirage. Dans les projets du conseiller Jean-Gaspard Gœthe, le jeune Wolfgang devait, ses études terminées, faire un séjour à Paris, capitale intellectuelle du monde. — On a souvent pensé et avancé parmi nous que ce séjour-là avait manqué à la formation du grand homme pour qu’elle fût plus complète encore. — Puis, après la France, l’adolescent voyageur devait se rendre dans le pays de la beauté pure immédiatement avant de rentrer dans ses foyers, parce que, lui répétait son père avec insistance, quand on a parcouru la péninsule latine, on ne saurait plus être charmé de rien autre chose ici-bas ! Souvent l’écolier se faisait redire cette histoire anticipée de sa future jeunesse, récit merveilleux qui toujours s’achevait par une évocation enthousiaste du paradis italien et par un tableau rayonnant de la baie de Naples. La sécheresse habituelle au conseiller Gœthe semblait alors se fondre sous l’ardeur de ses souvenirs d’art ou de nature. Il se faisait, pour un instant, cordial et communicatif avec ses enfans.

Ces impressions déjà lointaines ressurgirent avec insistance dans l’esprit du ministre weimarien lors de sa seconde crise wertherienne, celle de 1786. Il pensa que l’Italie seule était capable de faire avec efficacité diversion aux sombres pensées qui l’envahissaient en ce temps, d’éclairer quelque peu ses perspectives, momentanément obstruées, d’avenir. Il est toutefois très singulier qu’il ait obstinément caché ce projet à Mme de Stein avec qui nous avons vu jusqu’où allait son ouverture de cœur, à propos des plus menus incidens de la vie ! Ce mutisme lui fut-il dicté par la prudence, par la crainte d’être retenu contre son gré, ou simplement par une appréhension superstitieuse, comme il l’affirmait plus tard à Eckermann ? Il est certain qu’à son avis, un projet annoncé avait la plus grande chance pour avorter dans l’œuf, et Charlotte écrira de lui, non sans quelque amertume, en 1797, alors qu’on lui prêtait le projet d’un nouveau voyage en Suisse : « Peut-être ne veut-il pas dire qu’il se rend encore en Italie, car il est dans son caractère de faire des secrets inutiles ! »

Quoi qu’il en soit des raisons de sa réserve, nous le voyons écrire de Carlsbad à son amie pour lui annoncer son départ, mais seulement à la veille de réaliser ce départ (en sorte qu’elle l’apprendra une fois la chose faite) et sans d’ailleurs lui indiquer en rien le but de son voyage, comme nous allons le voir. En outre, ses dernières lettres de Bohême sont assez maladroites dans le détail : « J’ai jusqu’ici, écrit-il le 1er septembre 1786, supporté bien des choses en silence et n’ai rien désiré si ardemment que de voir nos relations se régler de telle sorte que nulle puissance humaine n’ait désormais prise sur leur intimité. « Lui avait-il donc mis récemment le marché à la main et exigé sa séparation légale de Josias pour l’épouser, une fois rendue libre ? « Autrement, poursuit-il sous une forme assez tranchante, je n’aimerais pas vivre dans ton voisinage et je demeurerais plutôt dans la solitude éloignée du monde (?) où je me rends en ce moment. A la fin du mois, tu apprendras où tu peux m’écrire ! » — Puis le lendemain, 2 septembre 1786, c’est un adieu banal, après un court et inopportun bavardage sur les futiles incidens de la ville d’eaux ! Comment Charlotte n’aurait-elle pas été blessée jusqu’au fond de l’âme d’une si subite, si imprévue, si totale modification dans l’accent de son adorateur quotidien de onze années ? Il semble bien que le poète, affolé comme en 1774 par ses inquiétudes psychiques invincibles et par le besoin d’asseoir à tout prix sur des bases nouvelles son impérialisme vital, — à cette heure dépourvu de perspectives suffisamment toniques pour se maintenir en haleine, — n’ait plus été capable de mesurer ses gestes les plus décisifs et leurs trop certaines conséquences.

Mme de Stein ne se méprend nullement en effet sur la signification de ce départ, car c’est au lendemain de l’événement qu’elle copie, pour les ajouter à la collection des pièces lyriques manuscrites qu’elle tient de l’ami oublieux, les touchans vers français que voici :


De ce destin j’aurai joui.
La fortune pour mon partage
Me donna tous les biens du sage.
J’avais plus, j’avais un ami !

De l’amour j’ai senti la flamme,
Et les tourmens et les douceurs
Ont aussitôt rempli mon âme !
J’étais heureux : j’aimai : je meurs !


Et ces lignes tirées d’un autre morceau peut-être :


Tant qu’on reste belle on fait naître
Des désirs, des transports et des soins assidus.
Mais on a peu de temps à l’être
Et longtemps à ne l’être plus !


On a dit que les rigueurs persistantes de son amie et le besoin d’un amour plus complaisant à ses ardeurs décidèrent Goethe à ce brusque départ. Il est difficile de le croire quand on le voit mener, durant les premiers mois de son séjour italien, une vie de stricte continence, — et cela en vertu des plus vulgaires motifs de prudence hygiénique, — bien que les lettres du duc Charles-Auguste le poussent en avant sur la voie de la galanterie facile. En février 1787 seulement, il avouera au prince, dans un billet assez explicite, qu’il a enfin suivi sur ce point les conseils d’un docteur pourvu d’une si ancienne expérience en la matière, doctor longe expertissimus : « Vous parlez de ce sujet (de exercitio amoris) de façon si persuasive, ajoute-t-il, qu’il faudrait être un cerveau brûlé (cervello tosto) pour n’être pas attiré vers ces jardins fleuris, etc. »


II

Le 18 juin 1788, c’est la rentrée du voyageur à Weimar. Il y donne le spectacle de cette étonnante métamorphose qui surprit tant le cercle de ses amis. La Steifheit, la raideur guindée, tel sera désormais le caractère habituel des discours comme des attitudes de Gœthe, jadis si pleinement dégelé par sa période wertherienne, puis si heureusement assoupli à la politesse de cour par l’influence de Charlotte. Disposition en partie héritée de son père que cette apparence gourmée, qui est dès lors en voie de s’accentuer grandement chez lui avec les progrès de l’âge. Disposition plus d’une fois remarquée, au surplus, par ses amis dès le temps de sa jeunesse, mais que l’ivresse du succès avait un instant supprimée et comme fondue dans sa personne à l’heure de Gœtz et de Werther, en attendant que Mme de Stein lui eût appris à la combattre par la prévenance, la cordialité et la loquacité volontaires dans ses relations sociales.

Peut-être cette attitude traduisit-elle, pour une part, après 1788, l’embarras né d’une assez évidente palinodie morale et bientôt d’une fausse situation conjugale. Lui-même en expliqua plus tard la genèse en ces termes : « Mes amis, au lieu de comprendre mes regrets (de l’Italie) et de me consoler, me réduisirent au désespoir. Mon ravissement à propos d’objets éloignés, à peine connus d’eux, mes souffrances, mes plaintes, sur ce que je venais de perdre semblaient les blesser. Je fus sevré de toute sympathie : nul ne comprenait plus mon langage ! »

Et certes, ses amis purent manquer de ménagement, de véritable intelligence à son égard, mais on s’étonne que, de son côté, il n’ait pas très vite compris qu’il les froissait par ses plaintes, par ses regrets trop ouvertement exprimés, et qu’il n’ait pas tenté quelques efforts pour leur dissimuler que, désormais, ils ne suffisaient plus à son bonheur. — A Breslau, où il se rend, peu après son retour, pour accompagner le duc Charles-Auguste, un de ses interlocuteurs a noté son élocution difficile : impression si différente de celle que formulaient ses auditeurs de 1775, qui admiraient au contraire l’abondance et l’originalité facile de sa parole ! Il a trop à dire à la fois sans doute, nous explique ce témoin, malgré tout bénévole ; il faut le deviner, dans ses explications. Beaucoup plus tard, Charlotte réconciliée et de nouveau bienveillante à son ancien ami remarquera qu’en tout temps, avec la meilleure volonté du monde, il demeure un hôte affecté de quelque raideur, ein steifer Wirth.

En outre, six semaines seulement après son retour d’Italie, Gœthe a pris pour maîtresse Christiane Vulpius, et nous allons dire la répercussion de cet événement sur sa situation sociale à Weimar et sur ses relations avec Charlotte, qui n’apprit toutefois la chose qu’au bout de quelques mois. Mais, avant même que cette découverte fatale n’eût achevé d’exaspérer la baronne, la bonne intelligence ne put se rétablir entre elle et son ami de si longue date. Le poète vint encore une fois à Kochberg cependant, dans ce cadre agreste où il retrouvait tant de chers souvenirs, mais il n’y apporta que gêne et malaise à sa suite. Les dernières lettres échangées entre lui et Mme de Stein trahissent leur réciproque amertume. Il finit par signifier sans grand ménagement à la baronne que la mauvaise humeur dont elle ne peut décidément se départir à son égard provient sans doute de l’abus du café qui irrite ses nerfs et contre lequel il l’a, dit-il, depuis longtemps mise en garde ! — Interprétation toute matérielle d’un chagrin fort légitime, qui achève de la blesser jusqu’au fond de l’âme et dont nous verrons qu’elle n’oublia jamais l’injure. Elle souligna tout aussitôt cette phrase malencontreuse par un Oh ! d’indignation, écrit de sa main dans la marge de la lettre fatale qui rompit pour plus de dix ans toute relation amicale entre son auteur et sa destinataire.


III

Quelques mots maintenant sur cette Christiane Vulpius qui acheva de séparer Gœthe de Mme de Stein et que certaine critique contemporaine oppose volontiers à cette dernière comme sa vivante antithèse, avec une sympathie qui s’explique surtout à notre avis par le néo-romantisme ambiant et par nos conceptions si singulièrement élargies sur le fas et nefas en matière de relations amoureuses. Oui, c’est un fait que l’on se montre aujourd’hui indulgent toujours, favorable souvent, parfois véritablement dévot à cette Christiane qui rendit, assure-t-on, grand service au génie de Goethe par l’existence physiquement normale qu’elle lui permit de mener après 1788. Parmi ses plus fervens amis, s’inscrit le professeur Engel, ce brillant historien de la littérature dont nous savons l’aversion pour la mémoire de Charlotte. La grisette, devenue pour le grand homme quelque chose comme une servante-maîtresse pendant dix-huit ans, avant d’être épousée par lui au lendemain de la bataille d’Iéna, nous est présentée par M. Engel comme la femme destinée par la Providence à fournir au grand poète ces satisfactions légitimes, ces soins matériels attentifs, ce repos d’esprit et de corps qui convenait à l’épanouissement définitif de sa personnalité littéraire. Il a été ainsi opéré au profit de Christiane, vers la fin du siècle romantique par excellence, le XIXe, une de ces réhabilitations ou « sauvetages » (Rettungen) qui sont de mode au delà du Rhin.

Rappelons que « Demoiselle Vulpius, » — pour parler comme Goethe le fit dans son journal quotidien jusqu’à l’époque de son mariage, — était la fille d’un modeste employé de chancellerie, qui mourut alcoolique en laissant les siens dans le dénuement. Christiane, orpheline, dut gagner sa vie dans une fabrique de fleurs artificielles. Ayant eu l’occasion de présenter à Gœthe un placet en faveur de son frère (qui avait reçu de l’instruction et devint par la suite un romancier fort lu), elle retint l’attention du ministre honoraire par la fraîcheur de son minois chiffonné, par la rondeur appétissante de sa personne menue, en un mot par la « beauté du diable » qui faisait l’attrait de ses vingt-deux ans. La vulgarité de son apparence devait s’accentuer notablement avec les années ; elle ne rebuta pas le poète au lendemain de ses amours romaines dont un modèle d’atelier avait surtout fait les frais. Il l’établit chez lui après quelques entrevues préliminaires, et elle lui donna neuf mois plus tard un fils qui fut Auguste de Gœthe.

Certes, quelques témoignages du temps lui sont jusqu’à un certain point favorables. La Conseillère Gœthe lui fut bienveillante par aveugle affection à l’égard de son illustre fils, même après qu’elle eut fait la connaissance personnelle de Christiane : le petit-fils fit agréer la bru de la main gauche dans la vieille maison du Hirschgraben. — En outre, lorsque Goethe perdit sa mère en 1808, il envoya sa femme à Francfort pour y régler les questions d’intérêt dont il voulait éviter le souci. A cette occasion, un parent du poète qui eut affaire avec Christiane a vanté son attitude libérale et digne. Mais ce témoin souligne, lui aussi, la vulgarité de sa personne. La comtesse Reinhardt, une patricienne de Hambourg, lui accordait quelque dextérité comme ménagère, mais la comparait, dans sa culture et dans ses manières, à une camériste de bonne maison, ce qui n’est qu’à demi flatteur, on en conviendra. Enfin elle fut accueillie, choyée et prônée par Mme et Mlle Schopenhauer, mère et sœur du philosophe bien connu. Mais ces deux dames, arrivées à Weimar dans le temps même où Goethe épousait enfin sa compagne, ne mirent guère, dans leur bienveillance affichée pour celle-ci, qu’un calcul intéressé ; elles souhaitaient d’attirer par là dans leur salon l’homme illustre. Nouvelles venues dans le pays, sans attaches avec la société aristocratique du lieu, elles pouvaient plus facilement que personne adopter cette attitude protectrice à l’égard de Christiane. Gœthe leur en sut gré en effet, et c’est pourquoi la baronne de Gœthe trouva chez les Schopenhauer la seule maison honorable qui se soit jamais franchement ouverte devant elle.

En revanche, que de témoignages hostiles ou dénigrans dont, avec la meilleure volonté du monde, il est bien difficile d’oublier la précision accablante. Celui de Schiller avant tout, si familier dans la maison du Frauenplan : « Gœthe écrit trop peu maintenant, dit-il à Kœrner, le 6 août 1800, c’est-à-dire après six ans d’intimité presque quotidienne avec son illustre émule... Son esprit n’est pas assez tranquille. Sa misérable situation domestique qu’il n’ose point modifier, tant il est faible sur ce point, le remplit d’amertume ! » Et Kœrner de répondre avec conviction : « On n’offense point les mœurs impunément. Il aurait pu trouver dans sa jeunesse une épouse digne de lui. Combien son existence serait aujourd’hui différente ! Le sexe féminin a une mission beaucoup trop haute pour se voir ainsi dégradé, réduit au rôle d’instrument de plaisir... Gœthe lui-même ne peut estimer la créature qui s’est d’abord donnée à lui sans conditions : il ne peut obliger les autres à l’estimer... Une telle situation doit, à la longue, énerver l’homme le plus fort. » Avec la comtesse Schimmelmann, Schiller sera même plus explicite : « Il serait à souhaiter que je pusse justifier Goethe sur sa vie domestique comme je le fais avec confiance pour sa vie littéraire et sociale. Malheureusement, ses idées fausses sur le bonheur domestique et une funeste aversion pour les liens du mariage l’ont engagé dans une liaison qui pèse sur lui, qui le rend malheureux dans sa propre maison et dont il n’a ni la force, ni le courage de se débarrasser. C’est le seul défaut que je lui connaisse : encore ce défaut ne porte-t-il préjudice qu’à lui-même et tient-il à un autre côté très noble de son caractère. » Il s’agit sans doute, dans la pensée de Schiller, du sentiment que Gœthe a de ses devoirs envers Christiane et envers le fils qu’elle lui a donné. Mais son jugement d’ensemble est excellent : il n’y a nulle raison pour récuser un tel juge à notre avis, et seules les tendances contemporaines que nous avons mentionnées plus haut, associées à cette disposition hagiographique qui est celle du romantisme comme de tous les grands mouvemens mystiques à l’égard de leurs champions principaux, ont pu inciter quelques critiques à remettre une pareille sentence en question de nos jours.

Les tenans de Christiane expliquent, il est vrai, l’hostilité de Schiller par les relations étroites qui unissaient Mme Schiller à Charlotte de Stein. La baronne ayant endoctriné son amie, celle-ci prévint à son tour l’esprit de son mari ; et de là les sévérités prodiguées par le second des grands poètes allemands au faux ménage du premier de tous ! Mais encore une fois, Schiller était l’hôte presque quotidien de la maison de Gœthe : ce serait vraiment faire quelque tort à sa mémoire que de lui refuser à ce point toute capacité d’appréciation personnelle des faits. Au surplus, l’Anglais Robinson, un des premiers gœthéens anglais, se fait de son côté l’écho de l’opinion la plus répandue en Allemagne vers 1800 lorsqu’il écrit à cette date que Gœthe manque de délicatesse morale dans ses écrits, — allusion aux Élégies romaines, aux Xénies, et même à certaines pages de Wilhelm Meister, — et qu’il montre dans la vie pratique un véritable défaut d’élévation et de tenue : « Sa maîtresse, écrit crûment l’insulaire, est une femme basse et vulgaire ! »

Admettons que Mme Herder, bien que renseignée sur place, aille trop loin lorsqu’elle reproche à Christiane d’avoir pratiqué la galanterie avant sa liaison avec Gœthe. Reconnaissons que nulle infidélité ne saurait lui être attribuée avec certitude après le début de cette liaison, bien que l’opinion de Weimar lui en ait prêté plusieurs. Mais ses habitudes d’intempérance, déplorable héritage de son père, ne peuvent malheureusement faire aucun doute. On en trouverait un témoignage amusant et frappant dans ces Lettres à Fritz de Stein qui ont été publiées il y a quelques années par M. Rohmann[2], car on y lit sous la plume de Charles de Stein, fils ainé de Charlotte, à la date du 22 mars 1803, ces lignes significatives : « Gœthe ne se montre pas beaucoup au dehors. Stein-Nordheim (maître des forêts à la cour de Weimar) en use de façon singulièrement libre avec lui. Au dernier bal costumé, il lui a dit : Renvoie donc à la maison ta créature (dein Mensch), je l’ai grisée. (Et ce dernier mot est plus fort dans le texte allemand !) Là-dessus Gœthe va trouver la pauvre Vulpius qui était tout à fait dans son sang-froid et lui ordonne de rentrer à la maison ! » Cette exécution sommaire n’en dit-elle pas bien long sur l’opinion qui était à la fois celle du public et celle de Gœthe lui-même à l’égard de sa compagne, bien que Christiane ait été pour cette fois victime de la plus mauvaise plaisanterie ?

Danseuse passionnée, elle ne pouvait satisfaire ce goût que dans les bals plébéiens ou dans les réunions d’étudians et de comédiens. Elle fréquentait donc assidûment ces lieux de plaisir. Charlotte de Stein écrit en 1798 à Mme Schiller : « Récemment elle (Christiane) rencontra dans un bal à Lobeda la Lœwern de ma mère (la cuisinière de Mme de Schardt). Elle lui demanda sa visite à Weimar, surtout au profit de sa sœur, qu’elle met, dit-elle, de son mieux en garde contre les hommes... La pauvre fille doit souvent pâtir, car elle serait bien plus à l’aise avec une nature vulgaire qu’avec un homme de génie ! » — Une fois épousée, Christiane ne cessa pas de donner matière aux commérages. Elle eut un « attrapage » célèbre avec Bettina d’Arnim qui finit par lui jeter à la face l’épithète assurément discourtoise de Blutwurst (boudin gonflé !). Gœthe prit le parti de sa femme et rompit impitoyablement avec son admiratrice exubérante et passionnée.

Elle avait quarante-cinq ans qu’elle fréquentait encore à Iéna les bals d’étudians où Charlotte de Stein nous assure qu’on lui faisait toutes les polissonneries imaginables. Auguste de Gœthe, alors âgé de vingt-deux ans et d’esprit assez fruste cependant, était tout honteux d’accompagner sa mère en pareil lieu, pour la livrer aux brocards des jeunes gens de son âge. Un pamphlet du temps rapporte que les étudians eux-mêmes furent enfin choqués d’une pareille tenue chez la femme du plus grand écrivain de langue allemande. Ils projetèrent donc de lui donner une leçon en lui faisant un jour la conduite en cortège sur la route de Weimar, tous montés à dos d’âne. Elle n’évita cette avanie qu’en quittant précipitamment Iéna par une autre porte que celle où l’attendait la burlesque manifestation. « Quel démon lui accola pareille moitié ! » soupire encore Mme Schiller en parlant de Goethe à cette date.

Elle mourut de la plus triste façon, dit Johanna Schopenhauer (pourtant si bien disposée à son égard), entre les mains de mercenaires, presque dépourvue de soins. Ni son mari, ni son fils ne l’assistèrent à sa dernière heure : « Nulle main amie ne lui a fermé les yeux, écrit Mme Schopenhauer. Son intempérance dans toutes les jouissances de la vie durant une période qui est très dangereuse pour notre sexe lui avait préparé le plus terrible des maux, l’épilepsie ! » Peut-être s’agissait-il plutôt de crises d’alcoolisme aigu, en raison de son hérédité et de ses propres excès.

Il nous paraît que toute tentative de réhabilitation trop ambitieuse se heurtera nécessairement à des textes aussi précis que les précédens. Ajoutons que Bielschowsky, le biographe si modéré de Goethe, reste sévère à « Demoiselle Vulpius. » Elle ne se façonna jamais, dit-il. Goethe ne crut rien lui devoir en matière de fidélité conjugale : sa médiocre administration du ménage et les soucis qui en résultaient pour le poète auraient même été l’une des causes déterminantes de la grave maladie dont il fut atteint en 1800[3]. Nous voilà loin d’une Christiane apportant à son compagnon la paix du foyer. Nous ajouterons qu’à notre avis la mort de sa femme fut pour Gœthe une véritable délivrance, en dépit des quelques larmes qu’il lui donna de loin lors de son décès. Car le veuvage du poète lui permit seul par la suite cette attitude de patriarche plein de dignité sereine dans laquelle Eckermann l’a fixé sous le regard de la postérité, malgré tout soucieuse de tenue morale chez ses génies directeurs. Imagine-t-on Christiane, encore alourdie et vulgarisée par l’âge, intervenant en tiers à tout propos dans les Entretiens fameux ? Le Gœthe qui n’avait plus à ces côtés cette associée si peu décorative est celui qui survit dans la mémoire des hommes.

Enfin, quoi qu’on puisse penser, en bien ou en mal, de l’influence exercée par la Vulpius sur le caractère et sur le talent de son époux, il est trop certain qu’elle transmit une hérédité viciée à sa descendance. Auguste de Gœthe, ce goujat (der rohe Mensche, comme l’écrit M. à S. Chamberlain dans son récent Gœthe), fut le seul qui vécut des cinq enfans qu’elle donna au poète, les quatre autres étant morts quelques heures après leur naissance. Il avait dans le sang l’intempérance de son grand-père maternel et Charlotte de Stein, qui l’aimait pourtant, comme nous le dirons, put constater en lui cette inquiétante propension dès l’enfance. Il mourut à la fleur de l’âge isolé des siens durant son agonie comme l’avait été sa mère et sans laisser après lui plus de regrets. Quant aux petits-enfans de Gœthe, leur destinée fut peut-être plus lamentable encore. Entravé dans son choix par son origine irrégulière, Auguste avait fait un mariage hasardeux en épousant cette attrayante mais bizarre Ottilie de Pogwisch : elle lui donna une fille qui devait mourir adolescente et deux fils qui vécurent célibataires l’un et l’autre. Il faut lire dans les souvenirs sincères de la baronne de Gustedt[4] la triste vie de ces » Tantalides « écrasés par une hérédité psychique accablante.


IV

Telle est donc la femme dont Charlotte apprend, au début du printemps 1789, la cohabitation significative avec Gœthe, — leur intimité étant même déjà vieille de plusieurs mois à cette date. — Sa fierté se cabre aussitôt sous l’injure. Se voir remplacée par une créature de cette sorte auprès de l’homme qui lui promit sa foi éternelle et qui a été sur le point d’adopter légalement son fils Fritz ! Elle rompt aussitôt de façon absolue, dans les circonstances que nous avons dites et, bien que la vie de cour dans le cercle étroit de Weimar la remette souvent en présence de Goethe, leur brouille dure une douzaine d’années environ à l’état aigu.

Pour excuser l’aigreur dont témoigne la correspondance de Charlotte pendant cette période de sa vie, il faut songer que sa santé, de tout temps délicate, acheva de se gâter sous l’influence d’un si rude coup du sort, et poussa décidément son esprit vers le pessimisme théorique. Elle vivra près de quarante ans encore, mais dans un martyre physique quasi perpétuel, torturée par des maux de tête qui lui donnaient l’impression d’avoir dans le cerveau quelque bruyante machine en activité perpétuelle : « Imaginez, écrit-elle un jour, le plus incroyable tapage, des sifflemens et des chocs ininterrompus. Mes propres paroles me font un vacarme insupportable, si bien que je ne suis plus sûre des mots que j’emploie et que je voudrais bien entrer à la Trappe où l’on n’a plus rien autre chose à dire que le fameux Memento mori ! « Dans ses meilleurs momens, elle se déclarait prête à répondre comme un courtisan de Weimar, interrogé sur sa santé par le duc, l’avait fait quelques années plus tôt : « Grand merci, Altesse. Des douleurs supportables partout ! »

C’est durant ses heures les plus chagrines qu’elle écrit, pour épancher son amertume, cette âpre tragi-comédie de Didon que Schiller, sans doute mal renseigné sur le passé de l’auteur et sur les allusions qui remplissent la pièce, fit profession d’admirer de bon cœur et lui conseilla d’imprimer sans délai. Ces pages ne furent pourtant livrées au public que de longues années après la mort de Charlotte, alors que l’attention publique eut été attirée sur elle par la publication des lettres de Goethe à son adresse. Citons quelques passages caractéristiques de cet ouvrage. On y lit que le poète Ogon (pseudonyme de Gœthe), soumis aux directions de l’aimable Élissa (Mme de Stein), a marché pendant quelque temps dans les voies de la vertu, mais que ces ‘voies lui ayant bientôt paru mal commodes, il les a délaissées pour des sentiers plus fleuris. La nature, allègue cependant pour se justifier, sous la plume ironique de Charlotte, cet adepte caricatural du mysticisme esthétique, la nature n’a pu réaliser son idéal que dans certains individus d’exception : « Ceux-là seuls, précise-t-il, ont été l’objet de ses efforts et nous autres, poètes philosophes, nous sommes parmi les gens dont elle se flatte d’avoir réussi au mieux la façon. Le reste est simple bétail, bon à être foulé aux pieds sur notre passage. J’ai tenté une fois tout à fait sérieusement de gravir la pente de la vertu. Je me croyais déjà, ou plutôt je voulais devenir l’élu des dieux sur cette voie difficile, mais cela ne convenait nullement à ma nature. Je me faisais si maigre à ce régime ! Voyez maintenant au contraire mon double menton, mon ventre bien arrondi, mes mollets bien garnis. « Notons ici qu’en effet Goethe engraissa considérablement de 1790 à 1800, pour revenir ensuite à une corpulence normale dans sa vieillesse. Les lettres de Charlotte et celles de son fils aîné Charles plaisantent souvent cet embonpoint disgracieux et il est un certain portrait de Gœthe par son ami et commensal, le peintre Meyer, qui est un témoignage fort réaliste de cet empâtement, ainsi que de l’expression inquiète et assombrie qui était celle du poète en 1795.

« Tenez, poursuit cependant Ogon dans Didon, je vais vous faire une confidence intéressante. Les sentimens élevés procèdent à mon avis d’un estomac rétréci. Aussi ce que je vous en ai dit tout à l’heure à propos des élus des dieux ne s’applique-t-il nullement à moi, pour dire vrai. Je préfère de beaucoup me compter parmi le bétail vulgaire et c’est en effet dans sa compagnie que je vis le plus volontiers, car je suis un bon compagnon, sans nulle vanité. » Ceci est la flèche du Parthe : c’est l’évocation de Christiane et des siens, devenus les commensaux du grand homme. Elissa riposte cependant, avec beaucoup plus de détachement que n’en montrait Mme de Stein à cette heure : « Je me suis d’abord trompée sur ton compte. Aujourd’hui, en dépit de tes cheveux bien peignés et de tes souliers bien façonnés, je vois sur ta personne les cornes du bouc, les sabots et autres attributs des satyres. A ces êtres-là, aucun vœu ne saurait demeurer sacré ! » Allusion au vœu quasi conjugal de 1781, si parfaitement oublié en effet par celui qui le signa de son nom.

Enfin voici, pour conclure, — in cauda venenum, — un écho de la malencontreuse phrase de Gœthe sur l’abus du café qui avait achevé, quelques années plus tôt, sa rupture avec Charlotte et mis pour longtemps un point final à leur correspondance : « Ces vues sans solidité, reprend en effet Ogon avec détachement, te viennent à coup sûr d’une boisson malsaine pour toi et dont je t’ai toujours déconseillé l’usage. Accorde-toi donc plutôt quelques rasades du vrai sang de la terre, je veux dire du jus de la vigne et, bientôt, tu te réconcilieras sans peine avec l’image mythologique que tu te fais de moi (celle du satyre), si j’en juge par tes derniers mots ! — Je ne voudrais pas me mettre entre tes mains, puisque ta morale dépend de ta cuisine, » riposte Elissa, au comble de l’irritation ironique ! — Sur quoi Ogon conclut avec un tranquille cynisme : « Tu sais combien je t’aimais jadis. Eh bien ! il est difficile de dire la vérité sans blesser, mais la nature humaine est sujette à des mues périodiques ainsi que le serpent. J’ai rejeté loin de moi une peau désormais hors d’usage, tout simplement ! » Encore une métaphore familière au poète en effet ! Et telle est l’aigreur avec laquelle Mme de Stein interpréta, pendant dix ans, — mais non sans excuses, il faut le reconnaître, — la trahison dont elle se jugeait la victime et les trop faciles amours de Gœthe avec Christiane Vulpius.

Au début du XIXe siècle, un rapprochement se produisit toutefois entre les amis trop longtemps séparés, rapprochement dont la première occasion fut, chose singulière, le propre fils de Christiane, Auguste Gœthe. En raison de l’amitié qui unissait à ce moment les deux pères, cet enfant était le compagnon de jeux du jeune Charles Schiller. Or, la mère de ce dernier. Lotte de Lengefeld, était d’autre part l’amie la plus intime, presque la fille d’adoption de Mme de Stein. Les deux enfans visitaient donc parfois de compagnie la vieille dame qui avait toujours pour eux quelque friandise ou quelque gâterie. Charlotte retrouvait alors dans le petit bâtard les traits et surtout les façons de son père, — ce qui ne laissait pas de l’attendrir, — mais parfois aussi quelques vulgaires habitudes, fruits de l’éducation donnée par la mère, — ce qui la choquait profondément en revanche. L’affection prit le dessus avec le temps. De même que jadis Gœthe cherchait la ressemblance de son amie dans le jeune Fritz de Stein qu’il avait pris sous son toit et projetait de faire son héritier, ainsi Charlotte s’habituait à trouver quelques réminiscences émues du passé dans la physionomie du petit Auguste et le père se montra touché de ce sentiment.

Il en remercia la baronne sur un ton de réserve délicate ; de là naquirent des relations d’abord assez embarrassées de part et d’autre, mais qui se firent avec le temps de plus en plus fréquentes et cordiales. Les anciens amis en vinrent à échanger comme autrefois, bien qu’à de plus longs intervalles, des billets gracieux, de petits cadeaux ou des victuailles. Et si l’amertume se fait parfois jour encore dans les lettres de Charlotte à des tiers, du moins sait-elle en contenir le plus souvent l’expression vis-à-vis du poète. Non sans conserver son franc parler toutefois, comme ce jour où elle avait fait remarquer, dans la conversation, que le peintre Meyer, vivant sous le toit de Gœthe, semblait prendre avec lui de la ressemblance : « Le diable m’emporte, madame, répondit le grand homme, en veine de suffisance ce soir-là : je voudrais voir que quelqu’un vécût continuellement avec moi sans venir à me ressembler quelque peu ! — Certes, riposta-t-elle choquée de ce ton que lui rappelait le wertherien sans gêne de 1775, mais on n’imite guère que vos incongruités (Ruchlosigkeit) ! »

Dans une lettre de 1813 à Fritz de Stein, Charlotte conte une anecdote qui nous a toujours paru profondément caractéristique de ses relations de vieillesse avec son ancien dévot. Pour le jour de naissance de Gœthe (31 août), elle avait projeté cette année-là de lui offrir en cadeau un ananas. Assez tard dans la soirée d’été, elle sortit donc, escortée de sa femme de chambre, afin de porter elle-même cette offrande savoureuse à son adresse. Il faisait un beau clair de lune sur les arbres séculaires du parc ducal qu’elle devait traverser. Elle y aperçut de loin le grand homme assis sur un banc, en compagnie de la cantatrice Engels, une de ces galanteries de ce temps ; la jeune femme lui chantait des romances en s’accompagnant de la guitare. A la vue de cette scène qu’elle jugeait peu digne de l’âge et de la situation du poète, la vieille dame reçut, dit-elle, un tel coup au cœur qu’elle résolut de s’éloigner sans se montrer. Mais, auparavant, elle s’approcha silencieusement par derrière jusqu’auprès de Gœthe, absorbé par la mélodie. Elle poussa l’ananas à ses pieds avec les plus grandes précautions : après quoi elle se retira sans avoir éveillé l’attention du couple sentimental.

Cette scène muette n’est-elle pas étrangement pathétique ?. Elle nous paraît résumer excellemment les relations qui unirent ces deux êtres de choix, car elle indique dans le grand poète la faculté de rajeunissement, la tendance vers l’épicurisme mesuré, de même qu’elle souligne, chez Charlotte, cette délicatesse, cette vulnérabilité presque excessive du cœur qui fit d’abord sa force et plus tard sa faiblesse dans ses relations avec son ami : peut-être, en outre, si l’on y tient, ce trait d’étroitesse puritaine qui marqua jusqu’au bout la mentalité de la baronne.


V

A une pareille femme, faut-il donc, avec le savant mais paradoxal professeur Engel, refuser tout à la fois la tête et le cœur, en expliquant uniquement par les prestiges de l’illusion amoureuse l’enthousiasme si prolongé de Gœthe pour cette tête et pour ce cœur-là ? Faut-il la juger, d’une part, médiocre, insignifiante et bornée parce que l’atmosphère d’une cour aurait de bonne heure étouffé toute originalité dans sa pensée ; d’autre part, dominante, acariâtre, querelleuse et parfois méchante, dans ses rapports avec sa famille aussi bien qu’avec ses amis ? — L’attaque est franche autant qu’impitoyable. Elle porterait à dépasser également la mesure dans la riposte. Efforçons-nous. d’y répondre par le seul témoignage des faits.

La valeur intellectuelle de Charlotte n’avait rien de précisément exceptionnel, nous en conviendrons tout d’abord sans ambages, mais nous ajouterons aussitôt que le goût de la culture ne l’abandonna jamais et que, toute sa vie durant, à l’exemple de son illustre ami, elle travailla en vue de meubler son esprit d’acquisitions nouvelles. L’astronomie, surtout, ne cessa d’attacher passionnément son imagination emportée vers le monde des astres : elle l’étudiait encore à quatre-vingt-deux ans dans des traités nouveaux et c’est pourquoi Gœthe, à la veille de sa propre fin, semble avoir voulu immortaliser, dans la Makarie du second Wilhelm Meister, cette disposition d’esprit de sa vieille amie. — On la voit applaudir, dans sa correspondance, à l’entreprise d’un protecteur de son fils Fritz en Silésie, le comte Hoym, qui s’est mis à travailler les mathématiques dans un âge avancé, quoique, dit-elle de façon caractéristique, il n’en puisse plus faire à son âge aucune application morale. Mais, ajoute-t-elle à ce propos, — dans une appréciation profondément gœthéenne en vérité des vertus de l’activité humaine, — « tout ce par quoi nous avons exercé ici-bas nos facultés intellectuelles nous demeure acquis pour une existence future. A tout le moins, c’est une consolante persuasion que de le penser ! » — Oui certes ! On pourrait même ajouter que c’est là une transposition, dans l’ordre purement intellectuel en effet, du paradis chrétien, créé pour récompenser des mérites d’autre nature puisqu’il s’ouvre de préférence aux pauvres d’esprit. Et ce fut bien de ce paradis-là, on le sait, plutôt que du paradis chrétien que Goethe ambitionna toute sa vie la conquête. Mais une telle pensée sous la plume d’une femme n’est-elle pas haute et digne d’admiration ? — Ajoutons qu’après sa Didon, si fort admirée de Schiller, elle écrivit encore quelques comédies, de mince valeur sans doute, mais qui témoignent néanmoins de son amour des lettres et de la facilité de sa plume.

Chrétienne et même portée vers le mysticisme piétiste au temps de sa jeunesse, en raison des enseignemens reçus de sa mère, Charlotte perdit sa foi évangélique sous le faix d’une vie difficile, ainsi que sous l’influence du « paganisme » romantique de son illustre ami. Il l’a laissée de la sorte plus démunie peut-être contre les assauts de la mauvaise fortune qu’il ne l’avait rencontrée, tandis que lui-même, empruntant quelque chose de la nourriture morale substantielle que lui présenta si abondamment son amie, demeura fortifié et comme engraissé de cette manne pour la vie entière. Mais n’est-ce pas ainsi que procède d’ordinaire le génie sur sa voie vertigineuse ? — La philosophie de Charlotte mûrie fut donc de nature héraclitéenne, selon son expression favorite, et se résuma dans un pessimisme résigné que ne vint éclairer nul rayon. Pessimisme fort acceptable en psychologie, certes, vue sans illusions de la nature humaine qui est une condition d’équilibre et de rectitude au cours de notre vie ; mais en outre, pessimisme moral qui serait excessif parfois si la ferme raison de la baronne n’en venait corriger à propos l’amertume. C’est ainsi que, certain jour, elle eut avec Schiller une controverse fort animée au sujet des célèbres lettres qu’il venait de publier Sur l’éducation, ce bréviaire d’un mysticisme esthétique tout pénétré de stoïcisme grave qui en fait la plus noble doctrine : « Nous nous sommes, écrit-elle à Fritz, fatigués l’un et l’autre à discuter sur le genre humain qu’il croit possible de rendre meilleur, mais moi non ! Enfin il dut me concéder que la nature humaine n’est pas susceptible d’une transformation radicale, bien que l’effort vers quelque chose de plus haut lui soit propre. Ce que je concédai à mon tour parce que l’homme peut s’élever en effet dans la sphère morale ! » On ne saurait mieux dire et c’est, à notre avis, l’expression même de la sagesse et de la vérité. Mais ce second membre de phrase, que nous approuvons, contredit le pessimisme excessif du premier. Il est possible d’améliorer le genre humain si chaque homme en particulier peut s’élever dans la sphère morale. Il n’est même pas douteux que, dans l’humanité supérieure, cette élévation-là né se soit déjà largement réalisée.

Charlotte continue cependant le récit de cette conversation théorique si intéressante : « Schiller, écrit-elle, voulait encore me soutenir que les hommes se trouvent rehaussés par les inspirations esthétiques (c’est le fond même de l’ouvrage sur lequel portait la discussion, comme on le sait). Il me semble que l’expérience prouve le contraire : les sentimens esthétiques refroidissent le cœur. » Oui, c’est là un aphorisme qu’elle a plus d’une fois énoncé sous des formes diverses, mais qui, tout en se réclamant de l’ « expérience » sans épithète, procède surtout de son expérience personnelle avec Gœthe, il faut l’avouer : expérience interprétée par son ressentiment, jusqu’à un certain point légitime, et par ses regrets passionnés. Délaissée en effet, sans excuse valable à son avis, par un artiste du premier rang, elle se prit à inculper d’une congénitale froideur de sentiment tous ceux qu’elle nomme les beaux-esprits (à la mode française), — ce qui n’est pas plus vrai de ceux-ci que de tout autre lutteur pour la vie au surplus, et ce qui aurait dû l’être moins que jamais à l’aurore du romantisme, ce mysticisme si expressément appuyé sur le culte du « sentiment » et sur l’apothéose du « cœur sensible. » — En réalité, si la beauté est définie non par la u nature » et par l’obéissance à l’instinct, comme le proposait Jean-Jacques, mais par l’ordre, la mesure et l’harmonie, comme Schiller était venu à le faire sous l’influence des portions rationnelles du kantisme, à l’époque où se place cette suggestive discussion avec la baronne, le sentiment esthétique est bien, comme il l’a soutenu, un élément du progrès social, au même titre que l’expérience morale proprement dite.

A Mme Schiller qui lui avait parlé de nouvelles découvertes anatomiques dans le cerveau humain, Charlotte répondait encore par ces lignes intéressantes. « Je voudrais que vous m’en eussiez dit davantage sur cette raie jaune rougeâtre, qui serpente dans la masse cérébrale et qui serait le siège de la raison. Manque-t-elle chez les animaux ? Mais la raison n’est qu’un résultat et je ne puis donc croire qu’elle soit visible quelque part dans notre tête ! » Encore une parole profonde. La raison étant essentiellement l’expérience matérielle et sociale accumulée de l’espèce, Charlotte est en droit de penser que cette faculté n’est peut-être pas essentiellement humaine, comme le prouve la question qu’elle pose à propos du cerveau animal. Le privilège humain consisterait surtout dans une capacité de synthèse rapide qui nous a permis une bien plus large et plus souple accumulation de nos expériences vitales.

Nous ajouterons qu’elle a su exprimer elle-même avec esprit les hantises théoriques qui remplirent sa vie de méditation solitaire. Ayant un jour demandé à son vieil ami Knebel de rédiger pour elle une épitaphe caractéristique, celui-ci répondit qu’il se récusait et la priait d’assumer cette tâche en personne : « Voici donc mon épitaphe, reprit-elle sans se faire prier davantage[5] :


Celle qui est ici sous la terre ne put jamais rien comprendre alors qu’elle était dessus. — Sans doute a-t-elle compris, maintenant qu’elle est si profondément enfoncée (vertieft).


Le jeu de mots allemand n’est malheureusement pas traduisible en français, vertieft ayant le sens propre d’ « enfoncé, » sous la terre, et la signification métaphorique d’enfoncé, plongé dans des méditations absorbantes. — L’une de ses lettres d’extrême vieillesse au même Knebel[6] souligne encore sa constante habitude de la méditation, méditation plus morale que purement intellectuelle : « Ma terrible surdité me renferme en moi-même, et je me promène çà et là dans mon existence ancienne pour voir si, de mon expérience actuelle, je ne pourrais pas tirer quelque chose qui fût susceptible de rendre meilleure une existence future ! Par malheur, des mais viennent sans cesse à la traverse et je ne puis triompher de ces obstacles ! » Cela n’est-il pas bien profond dans sa forme concise ?

Que de traits charmans on pourrait d’ailleurs glaner çà et là sous sa plume à travers sa vaste correspondance ! Mais la traduction en ferait évanouir le charme. Citons pour exemple unique celui qui se rapporte à Mme de Staël, lors de la première visite à Weimar de l’illustre étrangère. Le mot est d’allure philosophique, comme il arrive souvent avec Charlotte et s’appuie sur les idées de métempsycose si chères au mysticisme romantique, à titre de substitut moins précis du paradis chrétien : « Cette femme, écrit donc Charlotte, possède en elle un esprit prodigieusement multiforme. Dieu sait combien d’individualités ont dû périr pour préparer la formation de la sienne et dans quelle quantité de cerveaux ces esprits devront être à nouveau réincarnés après sa fin ! » — Délicate apologie qui aurait assurément flatté la visiteuse, si elle en avait eu connaissance. Nous croyons que quiconque prendra la peine d’étudier les lettres de la baronne ne lui refusera pas l’esprit naturel, la formule piquante et souvent le trait profond.


VI

Était-elle pourtant moins douée sous le rapport du cœur que sous celui de l’intelligence, comme nous avons vu qu’elle en fut trop souvent accusée ? M. Bode, son dernier biographe allemand, fait remarquer avec raison qu’elle ne se connut jamais un ennemi de son vivant. Les adversaires lui sont nés longtemps après sa mort, lorsque son influence sur Gœthe eut éclaté au grand jour par la publication des lettres ou billets du poète, risquant de troubler certaines opinions préconçues quant à l’évolution morale du grand homme divinisé.

Reconnaissons toutefois qu’il y eut souvent quelque rudesse dans l’énergie concentrée qui demeure le trait le plus saillant de sa personnalité morale. A son père, à son mari, à son second fils Ernest qui mourut adolescent d’une tuberculose des os, elle souhaita franchement la mort lorsqu’elle les vit souffrir sans espoir de guérison, et cette sincérité ne laisse pas de choquer au premier abord notre sensibilité quelque peu conventionnelle. Mais, en fait, combien de gens foncièrement bons, foncièrement religieux même, n’ont-ils pas formulé à l’occasion des souhaits de ce caractère ? Flaubert, le « bon » géant pour ses amis, relate dans sa correspondance avec Louise Colet une exclamation qui lui échappa, dit-il, quelques heures avant la mort de sa jeune sœur, phrase partie comme un cri du cœur, explique-t-il, et qui a néanmoins révolté tout le monde autour de lui. On parlait de la douleur qui allait torturer sa mère, la plus véritable de ses affections au cours de sa vie entière : « Si elle pouvait mourir aussi, » clama-t-il, et il pense encore, à la réflexion, n’avoir jamais rien dit de plus tendre !

Le professeur Engel reproche en outre à Charlotte la froideur presque ironique avec laquelle elle note, au cours de sa correspondance, les nombreux deuils qui atteignirent Gœthe dans la personne des enfans, presque tous mort-nés, de la Vulpius. Mais nous savons assez pourquoi elle perdait sur ce point son sang-froid, et nous avons déjà dit qu’Auguste de Gœthe fut au contraire aimé d’elle, en dépit de ses origines. — Enfin, son fils aîné Charles, avec qui elle n’avait pas grande conformité de caractère, et qui tenait plutôt de son père Josias, Charles de Stein, un cœur excellent, mais un franc original, accuse dans certaines lettres de 1797 et 1798 l’humeur difficile de sa mère, et vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des gens qui la servent. Là encore les excuses en faveur de Charlotte sont nombreuses et sérieuses, sans même qu’il soit nécessaire d’invoquer l’état de sa santé détruite. D’une part, elle croyait à ce moment que son second fils Fritz avait été désavantagé au profit de l’aîné dans leurs partages de famille, ce qui l’indisposait contre Charles. D’autre part, demeurée veuve avec trois mille cinq cents francs de revenu environ, elle s’obligeait à la vie la plus étroite pour réaliser quelques économies au profit de ce Fritz, établi au loin dans la Silésie : économies qu’elle pratiqua de façon, stoïque jusqu’à vouloir se faire apporter ses modestes repas du dehors. Or cette héroïque parcimonie rendait nécessairement ses relations difficiles avec des serviteurs peu payés et en conséquence assez médiocres. Au surplus, Charles de Stein, l’involontaire garant de cette accusation nouvelle, accorde bien souvent à sa mère en revanche les plus affectueux certificats de tendresse et de délicatesse de cœur[7].

« C’est une impression délicieuse que d’aimer quelqu’un, écrit-elle un jour à Fritz[8]. Je prétends même quelle est plus agréable encore que l’impression d’être aimé. » Est-ce là le mot d’un cœur sec ? Citons une autre confidence, adressée au même correspondant et qui explique pourquoi elle sentit un jour se tarir en elle, jusqu’à un certain point, les sources de l’amour. « De notre ancien ami (Gœthe), écrit-elle en 1792[9], j’ai de nouveau appris quelque chose de déplaisant (schlecht, sans doute à propos de ses relations avec Christiane et les siens). Si je pouvais seulement l’effacer de ma mémoire... Pouvoir aimer n’est-ce pas là le plus beau des sentimens ? Il est vrai que toi, tu as été trompé par un ami de très bonne heure (il s’agit toujours de Goethe dont nous avons dit la quasi-paternité d’un temps à l’égard de Fritz)[10]. Après tout, mieux vaut l’être plus tôt que plus tard où la blessure ne saurait jamais se fermer ! »

Ajoutons que ce Fritz, qu’elle adora jusqu’à son dernier souffle, était un caractère honnête et droit, mais un cœur foncièrement froid, non sans quelque vernis d’égoïsme. Des deux mariages qu’il contracta successivement en Silésie, où il s’était fixé dans l’espoir d’un avancement plus rapide qu’à Weimar, le premier finit par la mort prématurée de sa jeune femme, dont il n’avait pu gagner l’affection confiante, le second par la retraite rapide de sa nouvelle compagne, qui retourna vers les siens, désespérant de trouver près de son époux le bonheur. Dans un rêve singulièrement caractéristique, sa mère (à qui Gœthe lui-même reconnaissait le don des songes prophétiques) le vit certaine nuit entièrement revêtu de plâtre, — symbole assez frappant de son attitude à travers la vie ! Par sa transplantation lointaine, il avait déçu le rêve qu’elle caressait de vieillir côte à côte avec l’enfant de sa prédilection, et cet abandon ne diminua nullement l’affection passionnée qu’elle lui avait vouée sans retour.

Une justification plus certaine encore du cœur de Charlotte, ce sont les sentimens de ses amis à son égard. Et, tout d’abord, ceux de la sévère, rigide et froide duchesse Louise de Weimar, l’héroïne de 1806 qui tint tête à Napoléon et sauva sa petite patrie de la ruine. Cette femme, de haute valeur morale, remplaça en quelque façon Gœthe auprès de Mme de Stein, — pour l’attitude adoratrice tout au moins, — aussitôt après les événemens de 1788. Pendant quelques années, on voit en effet cette princesse accabler Charlotte de lettres qui rappellent véritablement celles du poète par leur accent de dévotion amicale. Et pourtant, la baronne de Stein aurait pu, par son âge, être la mère de sa souveraine : « La vertu, lui écrit cependant la duchesse en 1792, n’est le propre que de peu de gens et ne deviendra jamais générale. Heureux ceux qui la rencontrent sur leurs pas dans la vie ! Pour moi, j’ai eu le bonheur de la rencontrer en vous, et cela me rend bien heureuse... J’ai toujours remarqué qu’il m’était impossible de vivre sans vous ; vous me manquez partout... Donnez-moi donc moyen de vous aimer moins que je ne fais, car je vous tourmente sans cesse et vous importune par ma folle affection. Je dois vous paraître quelquefois étrange et bizarre, mais je vous donne ma parole que cela changera et que, ma méfiance étant dissipée par votre retour du château de Kochberg (où Charlotte s’attardait trop longtemps, au gré de son auguste amie), je vous dirai tout ce que j’ai sur le cœur et me sentirai dès lors entièrement guérie.. En attendant, excusez ma susceptibilité sur tout ce qui touche à votre amitié pour moi, car si je ne vous aimais pas autant que je le fais, il me serait indifférent que vous m’aimassiez plus ou moins de votre côté. Vous êtes la plus chère de mes amies. Je n’ai jamais aimé de la sorte et cela ne m’arrivera point non plus par la suite. » Peut-on bien imaginer qu’après une intimité de près de vingt ans déjà entre les deux femmes, les éloges dithyrambiques que nous venons de lire s’adressent à une personne mal partagée sous le rapport de la tête et du cœur ?

Plus tard, la bru de la duchesse Louise, cette sœur de l’empereur Alexandre qui épousa en 1804 le prince héritier de Weimar, mais conserva en Allemagne son titre de grande-duchesse russe, la gracieuse Maria-Pavlowna, se prit également d’affection pour la vieille femme qu’elle n’avait connue pourtant que dans cette situation assez désavantageuse qui naît des infirmités de l’âge et de la médiocre fortune. On la voit, pendant près de vingt-cinq ans, prodiguer à Charlotte les témoignages de son estime et la visiter fort souvent dans sa retraite.

Mme Schiller, née Charlotte de Lengefeld, dont la mère avait été fort liée avec Mme de Stein, considéra celle-ci comme une seconde mère et en fut toujours traitée comme une fille. La baronne alla jusqu’à la prendre sous son toit pour lui prodiguer les soins de tous les instans, alors que la jeune femme souffrait momentanément d’anémie cérébrale à la suite de couches difficiles, en 1799. Dévouement certes méritoire chez une personne elle-même si éprouvée dans sa santé et dans ses nerfs : « Vous savez combien j’aime votre chère mère, écrira la convalescente à Fritz. Je me retrouve peu à peu moi-même auprès d’elle[11] ! »

Le major de Knebel, qui fut le premier ami de Gœthe dans l’entourage du duc de Weimar et dont nous avons déjà parlé plus d’une fois, professait pour Mme de Stein une vénération toute particulière. M. Bode vient, nous l’avons dit, d’imprimer une partie de leur correspondance dans sa publication périodique, Stunden mit Gœthe[12], et cette correspondance de vieillesse est charmante : « On me dit que Gœthe est de très bonne humeur, écrit Charlotte en avril 1810. Cela me réjouit. Je voudrais qu’il vécût cent ans et me fit dire de temps à autre un souvenir de la terre quand je serai avant lui dans les Champs Elysées... Vous êtes, dites-vous, sur la voie de la foi ? Il est bien que cela vous vienne avant l’âge. Pour moi, c’est le contraire. Je n’ai plus de foi, mais de la résignation, et je vis ainsi dans le silence, et je me réjouis de pouvoir vous envoyer parfois une pensée venue du cœur ! »

Mais voici qui, sur Gœthe « olympien, » est plutôt critique, une fois de plus : « J’ai vu Gœthe, écrit Charlotte pendant l’été de 1811, et je le trouve très bien portant et très froid. Par la grande chaleur que nous avons, on peut vraiment se rafraîchir en sa compagnie. » Puis quelques semaines plus tard : « Il est triste pour ses amis qu’il tienne toute affection pour une erreur du cœur (dass er aile Liebe fiier einen Irrtum des Herzens haelt). Pour nous, nous ne penserons jamais de la sorte ! » Gœthe aurait-il donc formulé vers ce temps de façon aussi précise devant son ancienne amie l’hygiène olympienne qu’il mettait depuis longtemps en pratique ? Mais non, c’est là sans doute un de ces soupirs d’amertume qui montaient parfois du cœur aux lèvres de la délaissée. — Knebel, à tout le moins, gardait à la vieille dame l’affection la plus dévouée : « Nous avons récemment, Gœthe et moi, écrit-il à sa sœur en 1810, entonné d’une seule voix et de façon très cordiale les louanges de Mme de Stein. » Puis encore, le 9 juin 1811 : « Mme de Stein fut vraiment aujourd’hui dans sa bonne manière, c’est-à-dire incroyablement attachante et aimable. » Et un peu plus tard à Mme Schiller : « Je pense souvent à elle, qui a su continuer sa vie de façon si bienfaisante pour ses amis et je lui souhaite le plus gai courage. » Il lui survécut quelques années et lui donna des larmes sincères.

Les collations que cette femme d’énergie, d’expérience et de droite volonté offrait sous les orangers des serres ducales, rangés l’été devant la porte de son logis, furent longtemps pour les princes et pour l’aristocratie de Weimar un lieu de réunion fort apprécié : sorte de salon en plein air où la table était servie avec une simplicité toute spartiate, mais où l’esprit et le cœur trouvaient largement leur compte. Et Charlotte sut s’attirer des dévouemens vrais jusqu’à ses derniers jours (qui prirent fin en janvier 1827) : sourde, aveugle et paralysée, elle se faisait encore des amies nouvelles.


VII

Recueillons maintenant sur son compte quelques jugemens d’ensemble, et tout d’abord celui de Schiller, suspect, il est vrai, de complaisance pour la maternelle amie de sa femme, mais dont la sincérité était l’un des mérites, comme il le fit bien voir dans ses premières relations avec Goethe. Donnons ici quelques passages de sa lettre à Charlotte sur Didon, cette tragi-comédie qui mettait cependant en scène son plus cher ami Gœthe sous le masque satirique que nous avons esquissé. « J’ai peine à me détacher de votre œuvre, écrit-il à la baronne. Elle m’a intéressé de façon indescriptible et sous tous les rapports. Sans parler de l’esprit de beauté, de calme et de douceur qui y respire à chaque page et des nombreux paragraphes où la valeur de la pensée égale celle de l’expression, elle m’est devenue particulièrement chère par la vivacité avec laquelle un tendre et noble caractère féminin, et, pour tout dire en un mot, l’âme même de notre amie s’y révèle. J’ai dans ma vie lu peu de pages, aucune peut-être, qui m’ait dévoilé si purement, si clairement, si simplement le cœur dont ces pages procèdent. C’est pourquoi j’en ai été ému plus que je ne puis le dire. » Et l’éloge continue sur ce ton quelque temps encore.

Laissons également la parole à quelques voix légèrement discordantes, après ce concert d’unanimes louanges. La plus ironique de ces voix vient de la proche parenté de la baronne, ainsi qu’il arrive si souvent en pareille occurrence : c’est celle d’Amélie d’Imhoff, nièce de Charlotte, qui devint Mme de Hellwig : une femme de lettres assez heureusement douée, mais que sa tante jugeait sans grande solidité morale et traitait de comédienne-née, à la ressemblance de son père, ce triste personnage dont nous avons dit le trafic conjugal avec Warren Hastings, Les faux pas de cette Amélie sur le terrain de la cour weimarienne où elle fut quelque temps demoiselle d’honneur durent être plus d’une fois palliés ou réparés par Mme de Stein, si influente sur la duchesse. Mme de Hellwig a pourtant persiflé sa tante à l’occasion, jugé sa conversation prolixe et ses manières empreintes d’une trop brusque franchise. Il est vrai qu’en d’autres circonstances, elle lui a rendu largement justice : il n’y a donc pas à s’arrêter longuement, à notre avis, sur ce témoignage capricieux.

Quelque peu dédaigneux se montra parfois de son côté le duc Charles-Auguste, que Mme de Stein avait porté tout enfant dans ses bras, nous l’avons dit, mais dont elle n’approuva jamais la conduite légère vis-à-vis de sa digne compagne, la duchesse Louise de Weimar. Charlotte elle-même eut à subir certain jour un affront d’étiquette de la part de la maîtresse en titre du duc, la cantatrice Caroline Jagemann, qu’il avait faite dame de Heygendorff. Or Charles-Auguste, qui connaissait sans doute les sentimens de sa grande écuyère à son égard, lui témoignait pourtant son estime, mais lui montrait parfois quelque mauvaise humeur. En 1828, causant du passé avec le chancelier de Mueller et appréciant le rôle joué par les femmes dans la vie de Gœthe, il disait de la baronne qu’elle avait été « une excellente femme, mais pas précisément ce qu’on appelle une grande lumière. » Et, certes, par comparaison avec la valeur intellectuelle d’un Gœthe, celle de Charlotte ne pouvait passer pour éclatante. Mais le duc ne lui faisait pas moins tort par ce jugement beaucoup trop sommaire, on en conviendra. Aussi bien avait-il su peu de chose de ses véritables rapports avec Gœthe, bien qu’on le voie un jour, chez la comtesse Werthern, se permettre à leur égard une farce innocente. Ayant eu d’abord entre les mains, par le hussard qui faisait le service de courrier entre Weimar et Neunheiligen, une lettre pour son ministre sur la suscription de laquelle il a reconnu l’écriture de Charlotte, le prince envoie aussitôt la missive à l’intéressé dont il connaît l’impatience à cet égard, mais non sans l’avoir enfermée préalablement sous dix enveloppes superposées, afin de mettre à l’épreuve la patience et la bonne humeur du destinataire.

C’est à peu près dans le même sens que Mme d’Egloffstein, fort répandue de tout temps dans la société de Weimar, a écrit que le caractère de Charlotte était parmi les plus nobles qu’elle eût jamais rencontrés et que, si son intelligence n’était pas du premier ordre, du moins avait-elle montré beaucoup de tact et de stratégie mondaine sur le terrain difficile de la cour weimarienne, entre la duchesse Amélie, son ancienne protectrice, la duchesse Louise, son amie de cœur, et le duc Charles-Auguste, son souverain. — Au total, un cœur excellent et droit, une tête seulement moyenne, ainsi jugèrent les deux derniers témoins dont nous venons d’évoquer la déposition au tribunal de l’histoire.

Avant de clore cette enquête, nous opposerons à leurs réserves d’abord un mot significatif de Mme Schiller à Fritz de Stein en 1807 : » L’esprit de votre chère mère voit le monde et les choses avec sa jolie pénétration, de façon très bienfaisante pour ses amis. » C’était aussi la formule de Knebel, et elle peint heureusement la conversation de la baronne, conversation faite de bon sens, de mesure, de franchise dans le commentaire des événemens de chaque jour. « Elle abrite en elle tant de trésors, poursuit Lotte Schiller, que chacun se chagrine aussitôt qu’elle est entravée par des impressions extérieures dans l’activité de son esprit si vivant et si ouvert. » Délicate allusion à l’instabilité d’humeur et aux périodes d’amertume par lesquelles Charlotte devait payer tribut à sa santé détruite et aux difficultés de sa vie étroite.

C’est dans le même sens que se formulera le jugement si fin de l’aimable princesse Caroline de Weimar, qui, devenue princesse héritière de Mecklembourg par son mariage, eut pour fille la duchesse Hélène d’Orléans, mère elle-même du Comte de Paris et du Duc de Chartres. En dépit des excellentes qualités de son cœur, Caroline fut assez délaissée par sa mère, la froide duchesse Louise, et Charlotte de Stein suppléa de son mieux à la réserve native de son amie couronnée en vouant la plus tendre sollicitude à l’enfant dédaignée sans raison. Aussi leur séparation fut-elle déchirante en 1810, quand la jeune princesse dut suivre son époux vers le Nord. Eloignée désormais de Weimar, elle écrivait en 1814 à Mme Schiller : « Entourez toujours d’une bien chaude affection notre Mme de Stein, et passez-lui ses heures dépourvues de poésie par amour pour ses jolis momens poétiques et philosophiques ! » Un mot charmant qui procède de l’éloquence et de l’abondance du cœur. Il mérite à nos yeux de fournir sa solution définitive au délicat problème psychologique que nous avons entrepris de résoudre.

Après l’avoir entendu et médité, on ne peut plus prêter l’oreille qu’à Gœthe lui-même, dégagé des tristes impressions de 1786 et de 1788 par trente années de triomphes et de gloire presque surhumaine. En 1820, il célébrera Charlotte une fois encore sous ce pseudonyme gracieux de Lida qu’il lui avait attribué jadis. La courte pièce est intitulée Entre les deux mondes : monde du sentiment, monde de l’esprit, sphère morale et sphère intellectuelle : « Appartenir à une seule femme, honorer un seul homme, quelle heureuse harmonie pour le cœur et pour la pensée ! Lida, bonheur de l’intimité la plus exquise ; William (Shakspeare), astre du plus haut empyrée, c’est à vous deux que je dois ce que je suis. Les jours et les ans ont passé, et pourtant tout le bénéfice de ma vie repose sur ces heures de jadis. » Quel plus décisif, quel plus solennel témoignage en faveur de Charlotte et de la nature toute bienfaisante de son influence sur la carrière de son illustre ami ? Quel profond oubli de la pauvre Christiane en même temps ? La cause n’est-elle pas entendue désormais ?


E. SEILLIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1914.
  2. Leipzig, 1907.
  3. II, 244.
  4. Publiés par Lily Braun sous ce titre : Im Schalten der Titanen. Brunswick, 1909.
  5. Bode, Stunden mit Goethe, VII.
  6. Duentzer, II, 495.
  7. Duentzer, II, 97, 488, etc.
  8. Id., II, 278,
  9. Id., I, 361.
  10. Il ne saurait s’agir de paternité effective, quoi qu’on en ait dit parfois. Fritz étant né trois ans avant la venue de Gœthe à Weimar.
  11. Duentzer, II, 120.
  12. Volume VII, cahier