Giraud Teulon. — Les Origines de la famille

A. Giraud-Teulon. Les Origines de la Famille. (Questions sur les antécédents des Sociétés patriarcales), Genève et Paris, 1874.

Cet ouvrage est digne d’attention. Non-seulement les questions qu’on y agite offrent le plus vif intérêt par elles-mêmes ; mais l’auteur les aborde avec une méthode excellente, une science sûre, et un vif désir de voir clair, s’il se peut, dans la multitude des faits.

Recueillir des faits en aussi grand nombre que possible, les rapprocher entre eux, les interpréter les uns par les autres, afin d’en trouver le lien, c’est-à-dire la loi, telle est la méthode de M. Giraud-Teulon. Frappé de « la pauvreté du raisonnement pur », il n’attend la lumière que de l’induction, opérant prudemment sur les données d’une observation patiente et scrupuleuse. Cette méthode, non-seulement il la préconise ; mais il la suit. Ce n’est pas chose facile, comme on sait. Deux excès sont à éviter : d’une part le culte exclusif des faits, qui porte à les amasser sans critique, à les offrir sans ordre, à en être obsédé et comme étourdi, incapable par conséquent d’en tirer aucune lumière, d’en dégager aucune vérité générale : d’autre part, au contraire, l’amour trop vif des généralités et des théories, l’impatience à conclure, la tentation de bâtir sur des fondements insuffisants des hypothèses hâtives et aventureuses. Dans le premier cas, on ne fait œuvre ni de vrai savant, ni de philosophe ; dans le second, on est infidèle à la méthode expérimentale, on retombe dans les conceptions imaginaires, et on abandonne la proie pour l’ombre.

M. Giraud-Teulon a su, en somme, échapper à ces deux écueils : son ouvrage est très-plein, très-dense, et laisse néanmoins une impression assez nette. Il faut lui en savoir d’autant plus de gré qu’on n’en pourrait pas dire autant de beaucoup de livres écrits avant le sien sur la même matière ; quelques-uns de ceux qu’il cite et prend pour guides gagnent fort à être par lui tirés au clair.

Il ne suffit pas, en effet, de citer des milliers de témoignages et de faits curieux. Le principal est de les digérer. Que cherche-t-on dans les faits, sinon la loi qui en rend compte ? À défaut d’une explication définitive, il faut en proposer de vraisemblables, c’est-à-dire faire des hypothèses. Quelques mots de l’introduction de M. Giraud-Teulon nous avaient fait craindre un instant qu’il ne partageât la prévention étroite de certains esprits contre l’hypothèse ; mais heureusement il n’en est rien. Après avoir médit au passage de « l’idée », détrônée par « le fait », (ce qui pourrait donner à craindre que son livre ne fût un amas de faits sans idées), il montre bientôt, au contraire, un tour d’esprit vraiment philosophique, une préoccupation dominante de coordonner, de grouper, d’organiser les matériaux accumulés par ses recherches. — Ce qu’il s’interdit, ce n’est pas, on le verra, de faire des hypothèses (il avoue lui-même qu’elles sont nécessaires, les questions d’anthropologie préhistorique ne comportant pas jusqu’à présent de solutions rigoureusement scientifiques) ; mais c’est de faire des hypothèses à priori, incohérentes, et dédaigneuses des faits. Voilà précisément quelle doit être, selon nous, l’attitude de la philosophie à l’égard de l’observation et de l’expérience. Compter scrupuleusement avec les faits ; bien plus, n’édifier que sur eux et demander nos théories à la réalité elle-même, c’est là notre première règle ; mais il serait insensé de s’imaginer qu’on est tenu d’en rester au fait brut et de s’interdire la théorie. La besogne propre du philosophe au contraire, ou du savant, c’est d’expliquer, c’est-à-dire justement de faire jaillir de l’amas confus des faits « l’idée » qui les illumine.

Les vues que nous allons exposer ne sont pas toutes personnelles à M. Giraud-Teulon, et il n’a garde de les donner comme telles. Les ouvrages où il puise la plupart des faits qu’il cite, contenaient déjà, ou en germe, ou même entièrement développées, presque toutes les idées générales qu’il adopte. Son mérite propre et original est dans sa façon de les présenter, de les lier, d’en faire la synthèse. Quoiqu’il y ajoute souvent ses observations personnelles et le fruit de ses propres recherches, il prend beaucoup moins de soin de marquer ce qu’on lui doit à lui-même, que de nous dire à quel auteur, à quel livre, il emprunte telle ou telle pièce essentielle de son œuvre. Mais cette œuvre n’est pas moins la sienne, parce que, le premier, il a tâché de faire un tout de ce qui était épars. Ce n’est jamais un travail stérile, de recueillir et de concentrer des rayons, qui, dispersés, ne donnaient qu’une lumière douteuse.

Trois écrivains surtout lui ont fourni des faits et des idées :

Bachofen, Das Mutterrecht. Stuttgart, 1861.

Mac Lennan, Primitive Marriage. Edinburgh, 1865.

Morgan, Systems of consanguinity and affinity of the human family… Washington, 1871.

Au reste, il a glané partout où il a cru trouver des témoignages en faveur de sa thèse.

Cette thèse, la voici en deux mots : c’est qu’avant d’arriver à l’âge patriarcal, c’est-à-dire à la famille proprement dite, constituée sous l’autorité paternelle, l’humanité a passé par des états inférieurs, par la promiscuité sans doute à l’origine, et, certainement, par une longue période où elle ne connut que la famille maternelle et la parenté par les femmes. Comment elle a pu s’élever peu à peu de ces formes sociales si grossières à l’organisation déjà avancée que nous rencontrons dès les premiers temps historiques, c’est ce que l’auteur essayera de montrer, après avoir établi que la famille patriarcale a été, non pas le point de départ des premières sociétés, mais « le terme d’une longue étape antérieure de l’humanité. »

L’opinion qu’il va combattre est assûrément très-répandue. Nous regrettons d’autant plus qu’il n’ait pas nommé les savants qui l’ont soutenue récemment encore. Il eût marqué par là (et augmenté en même temps) l’intérêt que son livre offre aux lecteurs cultivés, au lieu de paraître s’attaquer à une opinion anonyme sans aucune valeur scientifique. Pourquoi ne mentionne-t-il pas tout d’abord deux écrivains, dont il sera à peine question vers la fin de son livre, et à qui cependant il a affaire d’un bout à l’autre ? Il nous semble que les noms de M. Maine[1] et de M. Lange[2] eussent donné plus d’autorité, plus de consistance à la théorie qu’il réfute.

Nous irons plus loin : cette théorie, selon nous, est exposée trop sèchement. L’auteur la suppose trop connue ; il se contente de la rappeler en une page. « Tous ceux, dit-il, qui ont entrepris de retracer la genèse de l’humanité, ont admis comme un axiome évident par lui-même, que les plus anciennes réunions d’êtres humains ne sauraient avoir connu d’organisation plus simple ni plus primitive que celle de la famille patriarcale. L’origine de toute société, a-t-on répété depuis l’antiquité, c’est l’agglomération naturelle des parents par le sang, composée du père, de la mère et de leurs descendants, c’est là le groupe primordial donné par la nature « au commencement des choses ». Dans cette famille, le père règne en qualité de propriétaire absolu de sa femme, de ses enfants, et des biens de la petite communauté ; à sa mort, l’aîné de ses fils lui succède et continue à gouverner la famille : bientôt, grâce aux naissances, cette association de parents s’agrandit et devient un clan (gens, γένος). Dans le cours des générations, ce clan, par l’effet de l’accroissement normal de la population, se subdivise lui-même en clans distincts, dont tous les membres, descendant d’une origine commune, se voient rattachés les uns aux autres par les doubles liens de la naissance et de la puissance paternelle. Ces clans en se réunissant forment une tribu, et plus tard (toujours par l’effet d’une série de concentrations successives autour d’un noyau originaire) les tribus, en se rapprochant, constituent une communauté politique, dont le chef (rex, βασιλεύς) descend en ligne directe de l’ancêtre des différents chefs de clans et de tribus. Ainsi se seraient formés, dans les temps préhistoriques, les peuples, les nations, simples extensions de la « famille naturelle », qui, dans cette théorie, aurait joué le rôle d’une monade, souche de l’humanité. »

N’est-ce pas exposer d’une façon bien dense, peut-être même un peu obscure, cette « leçon ancienne » contre laquelle on va donner tant de savantes raisons ?

N’importe : la thèse de M. Giraud-Teulon est nettement posée, et s’offre avec d’amples développements : c’est là le principal.

Il avoue que la famille patriarcale est déjà constituée lorsque commence l’époque historique. Mais, dit-il, « sous les pieds des peuples classiques s’étend une couche épaisse de fossiles humains, qui, pendant une période indéterminée, ont jadis occupé de vastes espaces du globe, et obéi à des nécessités, à des lois et à des idées profondément différentes de celles des populations historiques. Ce substratum du genre humain, anéanti ou recouvert par des races supérieures, a laissé en Asie, en Amérique et en Afrique, comme témoignage des civilisations primitives, des débris d’institutions domestiques et sociales, diamétralement opposées à celles de la famille patriarcale. Les lois organiques de la famille pendant cette ère archaïque, paraissent avoir généralement reposé sur le fait naturel de la maternité et non pas sur le principe de la puissance paternelle : la parenté, la généalogie des individus s’y réglaient d’après la naissance maternelle ; les droits de succession, de propriété, l’autorité dominicale appartenaient à la ligne féminine, et l’homme, en tant que mari ou père, se trouvait relégué dans une position subordonnée. »

Les témoignages abondent, prouvant que, de nos jours, chez certaines populations de l’Océanie, de l’Amérique et de l’Afrique, la famille repose, « non sur le principe de la descendance paternelle, mais sur celui de la naissance maternelle ; » c’est-à-dire que « le lien de consanguinité qui unit deux individus dépend exclusivement de leur généalogie utérine. » En Australie, et dans beaucoup d’îles du Pacifique, les indigènes ne reconnaissent aucun lien de parenté entre le père et le fils : ils ne considèrent comme leurs parents que les parents de leur mère et prennent à leur naissance le nom de cette dernière. Or, il en de même chez un très-grand nombre de peuplades barbares, sur les points du globe les plus opposés. Le fait est mentionné dans une multitude de récits de voyages ; des citations aussi précises que nombreuses ne laissent aucun doute à cet égard.

Mais, s’il en est ainsi aujourd’hui chez beaucoup de sauvages, est-on autorisé à croire que les nations civilisées aient autrefois connu un état analogue ? Voilà la question. Notre auteur n’hésite pas à la résoudre affirmativement.

C’est sur ce second point principalement que nous avons le droit de nous montrer exigeants en fait de preuves. Il n’est, en effet, nullement évident à priori, que les sauvages d’à présent nous offrent l’image de ce qu’ont été nos ancêtres. La question, on le sait, est encore pendante, de savoir si l’on est autorisé à les regarder simplement comme arrêtés à un degré inférieur de civilisation, degré par lequel nos races privilégiées ont passé elles-mêmes, ou s’ils ne seraient pas plutôt des êtres dégénérés, déchus d’un état moral et social plus élevé, ayant eu jadis pleine liberté de choisir entre deux voies, et s’étant, par leurs fautes, irrévocablement engagés dans la pire. Dans ce dernier cas, au lieu d’être de vivants témoignages du progrès que nous avons fait, ils seraient plutôt un avertissement de la décadence toujours menaçante et de l’avilissement où nous-mêmes pourrions tomber[3].

Eh bien ! quoique M. Giraud-Teulon ne paraisse pas avoir pleinement conscience de cette difficulté (il ne fait, du moins, aucune allusion au vif débat soulevé chez nous sur ce point, à l’occasion du livre de sir John Lubbock), nous devons lui rendre cette justice, qu’il donne aussi peu de prise que possible à l’objection. On dirait que, sans la formuler, il la pressent. Il n’y répond pas explicitement, mais il fait mieux, en quelque sorte : il nous fournit de quoi y répondre.

Ce n’est pas arbitrairement qu’il assimile à la barbarie de tels sauvages contemporains la barbarie supposée de nos ancêtres. Ce qui lui suggère ce rapprochement, c’est ce fait très-digne de remarque, que, chez certaines peuplades, nous assistons pour ainsi dire, en ce qui concerne la famille, à la transition d’un système à l’autre ; à l’apparition de la famille patriarcale, succédant manifestement au régime inférieur du « Mutterrecht. » — « Plusieurs nations indiennes ont aujourd’hui adopté le système de la filiation par les mâles…, chez lesquelles on s’accorde à constater que cet usage est une innovation de date relativement récente. — La filiation par les femmes a jadis été universelle parmi toutes les populations aborigènes de l’Amérique. »

L’analogie conduit donc à chercher aussi dans le passé des races supérieures, des vestiges d’un âge ante-patriarcal. Or, ces vestiges ne font pas entièrement défaut : bien plus, il y en a de fort remarquables. Nous n’avons pas pu vérifier toutes les citations empruntées aux écrivains de l’antiquité ; mais toutes celles que nous avons contrôlées sont d’une exactitude scrupuleuse. L’importance en est considérable pour la thèse de notre auteur : qu’on en juge par ce passage d’Hérodote, I, 173. « Chez les Lyciens, dit-il, existe (on voit qu’il s’agit de son propre temps) une coutume singulière : ils prennent le nom de leur mère et non pas celui de leur père. Si l’on demande à un Lycien à quelle famille il appartient, il indiquera la généalogie de sa mère et des aïeules de sa mère ; si une femme libre vient à s’unir avec un esclave, les enfants sont considérés comme de sang de noble ; mais si, au contraire, un citoyen, même du rang le plus illustre, prend pour femme une concubine ou une étrangère, les enfants sont exclus des honneurs. » Nicolas de Damas dit de son côté : « Les Lyciens rendent plus d’honneur aux femmes qu’aux hommes ; ils portent le nom de leur mère, et laissent leur héritage aux filles, non à leurs fils. » — « Dans beaucoup d’inscriptions étrusques, la mention du nom de la mère paraît former la partie la plus importante des indications généalogiques. (Exemple : Lars Caius, fils Caulia.) » De même dans les inscriptions égyptiennes, « les filiations, dit Champollion, sont plus ordinairement exprimées par les noms de la mère que par ceux du père. » Il en est où un monarque justifie son élévation au trône en nommant les mères de sa mère jusqu’au sixième degré. (G. Maspero, Revue Archéol., mai 1873.) Enfin dans la race aryenne elle-même la parenté aurait aussi été jadis réglée par la « généalogie utérine, » si l’on en juge par certains indices tirés des grands poèmes indous. Par exemple un personnage du Maha-Bharata, désireux d’avoir un héritier et un défenseur, ne songe pas à se marier lui-même, mais cherche un époux pour sa sœur. C’est précisément ce qu’il devait faire dans le système de la parenté par les femmes tandis qu’on ne voit aucune autre explication satisfaisante d’une pareille singularité.

Voyons en effet quelles conséquences découlent de ce principe de la filiation par les femmes, et comment il influe sur le droit civil et politique des peuples qui le suivent. — Chez presque tous ces peuples, « les titres, les droits et les biens ne s’héritent que par la ligne féminine ; la succession passe le plus ordinairement au fils de la sœur du défunt, non à son fils direct. »

Cet ordre de succession en ligne indirecte par le neveu utérin se rencontre en Océanie, en Amérique et chez presque tous les indigènes africains. Non-seulement les biens privés, mais encore les dignités politiques et parfois sacerdotales s’héritent de cette manière. La vendetta, ou obligation de venger le défunt, fait, comme on le sait ; partie de l’héritage, et se règle de même. Cette obligation découle donc chez les peuples qui nous occupent, de la parenté maternelle : elle incombe non pas aux fils du mort, mais à ceux de sa sœur. « Si une femme a été tuée, le droit de la venger appartient en premier lieu à ses enfants, à leur défaut, à son frère utérin, et en dernière instance au fils de sa sœur, mais jamais à son mari… » — « Partout où règne ce droit successoral, les rapports, si naturels à nos yeux, entre le père et le fils n’existent pas, et souvent, lorsqu’ils se manifestent, ce n’est d’abord que pour revêtir un caractère d’hostilité. » Sur la côte occidentale de l’Afrique on voit le père vendre ses enfants, et réciproquement, les enfants se saisir de leur père, s’ils le peuvent, l’enchaîner et le conduire au comptoir voisin.

Mais la plupart du temps les enfants sont entièrement inconnus à leur père et le père à ses enfants. « Le trait distinctif de cette famille par les femmes, c’est d’être sans père. L’oncle y exerce souvent l’autorité du patriarche ; le mari n’a qu’une fonction : procréer. Il n’est qu’un amant légal, parfois même un simple esclave, et lorsqu’il entre dans la maison de sa femme, c’est autant pour servir que pour épouser. »

Les enfants portent le nom des mères, lequel descend seul le cours des générations ; « le père n’est qu’un personnage épisodique qui ne transmet pas le sien. » Parfois même, chose plus curieuse encore, il le perd (comme à Sumatra), pour prendre celui de l’enfant nouveau-né : « Il se nomme à partir de ce jour, père d’un tel ; sa personnalité est absorbée par celle du fils de sa femme. »

La femme, dans cet état social, est si bien le centre et l’âme de la famille, que, au lieu de suivre son mari, elle continue souvent à résider, après le mariage, avec sa mère et ses frères sous sa hutte natale. C’est là qu’elle reçoit son époux, ou plutôt ses époux, car ordinairement, à cet humble degré de civilisation, la polyandrie est dans les mœurs. Au Malabar, « la femme a droit d’épouser jusqu’à douze maris, quoiqu’elle se contente généralement de cinq ou six. Chacun d’eux cohabite avec elle pendant une dizaine de jours, et Forbes a remarqué que tous ces maris vivaient en parfaite intelligence. » Il faut dire que la polygamie leur est permise, et qu’un Naïr, par exemple, « peut faire partie de plusieurs combinaisons matrimoniales. »

Eh bien ! étant donnée cette étrange institution de la parenté par les femmes, elle nous permet, semble-t-il, de remonter plus haut encore. En effet, à quelles causes faut-il l’attribuer ? Selon toute vraisemblance, à l’incertitude de la paternité dans la « promiscuité » primitive. « Ma mère m’a dit que j’étais fils d’Ulysse, mais moi je l’ignore. »

Μήτηρ μέν τ’ ἐμέ φησι τοῦ ἔμμεναι, αὐτὰρ ἔγωγε.
δυκ οἶδα
… Homère, Odyss. I, 215.

Au contraire, l’enfantement et l’allaitement rattachent l’enfant à sa mère de la façon la plus indéniable ; le cordon ombilical est entre elle et lui un lien matériel et visible. Aussi est-il chez plusieurs peuples l’objet d’un respect singulier : les Fidjiens l’enterrent en cérémonie. Ailleurs on le décore de perles, ou bien on le conserve pendant toute la vie de l’individu, et, à sa mort, on l’ensevelit avec lui.

Il est vrai que le système de généalogie utérine se rencontre chez un grand nombre de peuplades monogames, où la paternité n’est nullement incertaine, où les unions sont régulières et les mœurs sévères. Mais on peut croire que ce sont là des améliorations relativement récentes, et que les institutions et coutumes juridiques de la famille, moins promptes à se réformer, sont restées comme vestiges de ce « long et cruel noviciat de barbarie » que l’homme a dû subir avant d’atteindre à la civilisation.

M. Giraud-Teulon, loin de penser comme ceux qui placent l’âge d’or de l’humanité à son origine, nous fait un sombre tableau des premières sociétés humaines, ou plutôt de ces hordes inquiètes et misérables, « où l’on eût cherché en vain la trace d’un organisme social quelconque. » Il nous les représente traversant ce qu’il appelle (d’une expression énergique, mais qui, prise à la lettre, demanderait explication et provoquerait nos réserves) « une véritable période zoologique. »

Le fait est qu’on trouve aujourd’hui encore des nègres assemblés par le hasard ou la naissance, groupés pêle-mêle, ignorants de leur parenté réciproque, dans un état de communisme absolu et de révoltante promiscuité. Or, les auteurs anciens : Hérodote, Xénophon, Strabon, nous peignent sous des couleurs semblables, plusieurs tribus barbares de leur temps.

Ce n’est donc, si l’on veut, qu’une conjecture, mais c’est une conjecture toute naturelle, autorisée par les analogies et en accord avec les faits, de regarder le régime de la parenté par les femmes comme nécessité par un état social où, les femmes et les enfants étant communs, la paternité restait fatalement inconnue ou douteuse.

Partant donc de ce temps, où « le mariage, comme la propriété, est l’affaire de toute la tribu » (c’est la horde, qu’il devrait dire, puisqu’il va prendre bientôt le mot tribu dans un tout autre sens), M. Giraud-Teulon essaie de nous faire assister à la «  restriction progressive des droits de la communauté au profit d’un cercle toujours plus restreint d’individus. »

Le premier progrès consista, selon lui, non pas à supprimer la promiscuité mais à en restreindre le cercle. Par exemple, la femme enlevée à une horde voisine, cessa d’être l’épouse de tous les hommes de la horde où elle entrait, avant d’être exclusivement celle de son ravisseur : il y eut un temps où elle fut assignée à tous les hommes d’une même famille. C’est ce qui se faisait au témoignage de Strabon, chez les Cyrénéens nomades de l’antiquité, et ce qui se voit encore de nos jours. « À Ceylan, c’est la famille qui est censée se marier : c’est elle, et non tel de ses membres, qui a des enfants ; ces derniers appartiennent indistinctement à la famille entière, de même que les terres qui ne sont jamais divisées. » Peut-être ce point méritait-il plus de développements. Car enfin, l’on semble faire un cercle vicieux, en nous donnant comme le premier pas hors de la promiscuité primitive vers la famille, une institution qui suppose la famille préalablement constituée et implique déjà la notion de parenté.

Ce qui semble certain, cependant, c’est qu’il y eut une longue période durant laquelle le mariage (si l’on peut donner ce nom à de telles unions) ne fut nullement individuel. Rien qui ressemble alors à une affection personnelle et exclusive. La femme cesse d’être à tous, mais elle est encore à plusieurs. Il est à croire que les premières « épouses » dont l’appropriation fut ainsi permise non pas encore à un seul homme, mais à un groupe relativement restreint, étaient des prisonnières de guerre : on imagine facilement la délicatesse des sentiments qu’elles inspirent. Enlevées par la force ou par la ruse, conquises ou volées, parfois achetées, comment respecterait-on leur dignité et leur libre choix ? On ne paraît pas même se soucier de leur amour. Oui, chose incroyable, nous cherchons en vain, à ce degré de barbarie, quelque chose qui ressemble à l’amour proprement dit, à cette tendresse constante et jalouse qui veut être payée de retour et n’admet point de partage. On se demande, en vérité, s’il faut en croire les témoignages qu’on allègue ici, tant il semble impossible que l’amour et la jalousie n’aient pas existé dès qu’il y a eu des hommes. Du moins pensons-nous que M. Giraud-Teulon s’est contenté, comme c’était son droit, de recueillir les faits les plus saisissants à l’appui de sa thèse, et qu’il a laissé le reste dans l’ombre. Quoi qu’il en soit, c’est un fait certain que l’adultère, dans les mœurs qu’on nous décrit, est considéré comme un simple larcin, « une infraction aux droits du propriétaire. » Il ne porte nullement atteinte à la réputation de la femme, et nécessite seulement une réparation en argent. Pour en être absous, il suffit de payer une amende. Il n’est regardé comme vraiment criminel, que dans le cas d’une liaison avec un étranger : c’est alors, en effet, une trahison envers la horde tout entière. Mais au contraire, dans le sein même de la horde, il y a une tendance invincible et longtemps persistante à regarder comme une sorte d’injustice et d’accaparement, la possession exclusive par quelques-uns, à plus forte raison par un seul, soit, d’une femme, soit de tout autre bien autrefois commun.

Il est vraisemblable que cette violation des droits de la communauté ne fut d’abord tolérée qu’en faveur des chefs et de quelques guerriers très-utiles ou très-redoutés, qu’on laissa, de gré ou de force, s’approprier les femmes conquises par eux sur l’ennemi. De là probablement la coutume presque universelle, non-seulement chez nos sauvages, mais dans toute l’antiquité et jusqu’en pleine civilisation romaine, de simuler un enlèvement dans les cérémonies du mariage. Il y a encore aujourd’hui des peuplades où cet enlèvement n’est pas une feinte, mais où la jeune fille doit être littéralement poursuivie et atteinte à la course, ou bien terrassée dans une lutte, ou saisie par surprise, ou conquise de vive force par la défaite souvent sanglante de tous ses autres prétendants.

Toute une autre série de faits, encore plus extraordinaires et non moins certains, s’explique de même par le caractère exceptionnel et pour ainsi dire illégal du mariage à l’origine. Par là et par là seulement on peut comprendre la situation de l’hétaïre dans l’antiquité, situation nullement inférieure à celle de l’épouse, souvent, au contraire, plus honorée. C’est que l’épouse était à l’origine une étrangère et une captive, alors que, dans le clan, les femmes libres demeuraient communes à tous. Les courtisanes, rappelant ce communisme primitif, avaient donc, pour ainsi dire, un caractère national : elles étaient, en quelque sorte, d’institution antérieure au mariage, représentaient le vieux droit et les vieilles mœurs.

Longtemps même après que le mariage est permis dans le sein de la horde (nous allons voir tout-à-l’heure qu’il le fut généralement fort tard), la force de la coutume et de l’opinion continue encore à y mettre des conditions et des restrictions singulières. Comme violation de la loi naturelle, le mariage, en effet, exige une expiation : il faut payer tribut à la communauté lésée dans ses droits. Ici, la femme ne peut se marier qu’après un certain temps de prostitution obligatoire ; là, il est d’usage qu’elle gagne elle-même sa dot en faisant commerce de ses charmes, après quoi elle s’établit d’autant mieux. Parfois, c’est la divinité même qui exige des jeunes filles, soit à époque fixe, soit en cas de calamité publique « l’oblation de leur pudeur » dans un lieu sacré. Au Congo, la veuve, aussitôt après la mort de son mari, doit ses faveurs à tous ceux qui les réclament. Ces bizarreries monstrueuses ont laissé des traces jusque dans la période classique : qu’on se rappelle les cultes de Mylitta et d’Aphrodite.

Encore une fois, comment expliquer de telles coutumes, si ce ne sont pas d’odieux vestiges d’un ancien et universel communisme ? Il faut reconnaître, à vrai dire, que chez les Aryens et les Sémites, c’est-à-dire dans les deux grandes races historiques, aussi haut qu’on peut remonter, on trouve déjà la parenté individuelle, et, par conséquent, la famille. Mais en revanche, certaines populations du groupe Tartare semblent, encore maintenant, singulièrement près de la promiscuité première. À Hawaï, l’individu est parent de toute la horde, et l’âge seul règle les parentés ; chacun appelle grands-pères et grand’mères tous les vieillards indistinctement ; pères et mères, tous ceux qui par l’âge pourraient être ses parents ; frères et sœurs tous ceux de sa génération, fils et filles, petits-fils et petites-filles, tous les jeunes gens selon leur âge et le sien. Ces cinq termes, pas un de plus, expriment tous les degrés de parenté connus. C’est ce qu’on appelle le système de la parenté par promotions. Il est curieux de remarquer en passant que c’est là précisément l’idéal rêvé par Platon dans sa République. Eh bien ! à moins de supposer, contre toute vraissemblance, qu’il y ait là seulement une pauvreté de langage, on ne peut guère souhaiter, à ce qu’il semble, une preuve plus évidente du communisme originel, un reste plus curieux de cet humble état de culture morale, où l’inceste inconscient était le fait universel.

On sait, du reste, que l’inceste ne fut pas tout d’abord ni toujours réprouvé chez tous les peuples historiques ; qu’il était, non-seulement permis, mais obligatoire en Égypte dans la famille royale ; qu’en Perse, en Arabie, ailleurs encore, il eut longtemps un caractère officiel, on pourrait même dire religieux.

Admettons donc que l’unité sociale, au point de départ, fut la horde informe, sans aucune organisation. Reste à savoir comment les premiers linéaments organiques apparurent dans ce chaos. On essaie de nous le faire entrevoir. Malheureusement la question est aussi difficile qu’intéressante ; et M. Giraud-Teulon est sans doute le premier à reconnaître l’insuffisance de nos conjectures sur ce point. — La tribu, nous dit-on, se forma, organisme élémentaire avec lequel l’arrangement commença à pénétrer dans le pêle-mêle des premières bandes humaines. « On appelle tribu un groupe de consanguins dont la parenté est exclusivement indiquée soit par la descendance de mâle en mâle soit par la descendance de femme en femme. La tribu ne comprend donc jamais simultanément la progéniture des deux lignes ; et les enfants y ont uniquement pour parents, soit les parents de leur père, soit les parents de leur mère. »

Mais comment la tribu se forma-t-elle ?

Nous doutons que l’auteur soit lui-même satisfait du chapitre qu’il consacre à ce problème. Il paraît l’avoir écrit surtout pour faire connaître les vues de M. Mac Lennan sur l’exogamie, mais il faut croire que ces vues manquent de netteté, car ce qu’on nous en dit ne jette qu’un jour très-douteux sur la question. Donc, c’est par l’exogamie, que M. Mac-Lennan explique la formation de la tribu : l’explication nous semble insuffisante ; mais il faut la connaître, ne fût-ce qu’à cause des faits qui l’ont suggérée. Il désigne sous ce nom d’exogamie une loi, ou plutôt une coutume universelle qui, à un certain moment, aurait «  interdit le mariage entre les individus de la même horde », préparant ainsi un changement profond dans les mœurs. Une telle loi, en effet, sans supprimer tout-à-fait la promiscuité, devait au moins avoir pour résultat de la restreindre, en mettant un terme aux unions entre frères et sœurs.

Mais, direz-vous, ce n’est qu’une hypothèse. Sans doute, vous répond-on ; mais c’est du moins une hypothèse conforme à certains faits, et qui peut seule rendre compte d’un système de parenté très-répandu, puisqu’on le retrouve en Asie, chez les plus anciennes populations dravidiennes, et chez les Peaux-Rouges de l’Amérique : Un Peau-Rouge dira, par exemple : « Le fils de mon frère est mon fils ; mais le fils de ma sœur n’est que mon neveu. » Rien de plus clair dans l’hypothèse de l’exogamie : comme il m’est interdit de cohabiter avec ma sœur, ses enfants ne peuvent être que mes neveux ; tandis que, rien ne s’opposant à mon union avec la femme de mon frère, les fils de mon frère pourraient aussi bien être les miens. Il est vrai que les Peaux-Rouges eux-mêmes se sont élevés depuis longtemps déjà fort au-dessus de la demi-promiscuité à laquelle nous reporte cette nomenclature des parentés ; mais est-ce la première fois qu’un vestige du passé se serait transmis sans utilité de génération en génération, et serait resté comme « l’empreinte fossile » d’un usage perdu ?

Mais quelles causes, demandera-t-on, auraient donné naissance à cet usage de l’exogamie ? Il est peu probable, d’après tout ce qui précède, que ce soit l’horreur instinctive de l’inceste. On trouve, il est vrai, des peuplades nombreuses dont les coutumes, toutes barbares qu’elles sont encore, témoignent d’une tendance énergique à supprimer les unions incestueuses ; mais il faut sans doute voir dans cette tendance une réaction contre le passé, et plutôt un effet qu’une cause de l’exogamie. — On ne peut guère croire non plus que les mariages dans l’intérieur de la horde aient été prohibés parce qu’on avait reconnu l’avantage des croisements. C’est là une observation bien savante pour l’époque anté-historique qui nous occupe. Si l’exogamie est admise, il est évidemment plus simple et plus naturel de l’attribuer à la nécessité ! Selon M. Mac Lennan elle aurait été une conséquence indirecte de la misère. On ne le sait que trop, en effet, l’extrême misère des hordes sauvages les pousse fatalement à l’infanticide, et les filles en sont partout les seules ou les premières victimes comme ne pouvant être que d’un faible secours à la communauté. Les femmes venant ainsi à manquer dans la horde, on a dû être naturellement conduit à s’en procurer par le rapt. — Mais, comme le fait très-bien observer M. Giraud-Teulon, le rapt même n’eût pas été possible, si le meurtre des nouveaux-nés féminins eût été pratiqué en même temps dans toutes les hordes rivales. Il ne faut donc pas abuser de cette explication, qui tombe d’elle-même si on veut la donner pour unique et universelle. Il nous semble que l’apparition de l’exogamie serait suffisamment expliquée par ce qui a été dit plus haut, sans faire intervenir l’infanticide. Il était naturel que, dans la lutte incessante entre les hordes, l’enlèvement d’une femme de la horde ennemie fût tenu en grand honneur, et encouragé comme un haut exploit. La captive serait donc facilement devenue le bien propre de son ravisseur, d’autant mieux que celui-ci, ordinairement puissant par la force ou par la ruse, devait être à même de s’assurer s’il le voulait la possession de son butin. Ainsi le mariage aurait été d’abord le privilège des guerriers d’élite. La conquête d’une femme étrangère aurait donc commencé par être particulièrement honorée, puis bientôt ce genre d’union aurait été le seul en honneur, peut-être même enfin le seul permis.

Quoi qu’il en soit, admettons l’exogamie : De quelque manière que cette coutume s’explique elle-même, prenons pour accordé qu’elle ait régné partout. Est-il vrai qu’elle rende compte du sectionnement de la horde en tribus ? C’est sur ce point que la pensée se trouble. L’explication, tout au moins, manque de rigueur et de clarté. On nous dit, par exemple, que la tribu à généalogie féminine apparut la première, c’est-à-dire qu’il y eut d’abord une période pendant laquelle l’enfant n’avait de liens de parenté qu’avec sa mère, et les parents utérins de sa mère, n’héritait que des biens maternels, ignorait son père, ou le regardait comme un étranger. Nous ne contestons pas cela : c’est le fait même que toute la première partie de l’ouvrage a eu pour objet d’établir. Mais comment croit-on en rendre compte par l’exogamie, telle qu’on vient de nous la faire concevoir, c’est-à-dire par le mariage hors de la horde, et l’enlèvement obligatoire des femmes d’une horde ennemie ? Quoi ! on explique l’exogamie par l’état de lutte entre les hordes, et on nous peint, comme conséquence de cette même exogamie, un état de choses qui supposerait entre les hordes voisines des relations pacifiques et régulières ? N’y a-t-il pas là une contradiction ? Comment, dans un groupe humain pareil à ceux qu’on nous a décrits jusqu’ici, eût-on pu souffrir, ou seulement imaginer que l’enfant, fils d’une étrangère, d’une captive, reconnût exclusivement pour parents les parents de sa mère, c’est-à-dire, par hypothèse, les ennemis mêmes de la horde dans laquelle il naissait ? Comment eût-il pu aller dans la horde rivale, réclamer l’héritage de sa mère et de ses oncles maternels ? Il se peut qu’on ait réponse à ces objections et à toutes celles du même genre : encore fallait-il les prévoir et les résoudre. Faute de le faire, on laisse beaucoup de confusion dans l’esprit du lecteur, et d’incertitude dans la théorie qu’on défend. Nous voulons bien qu’il y ait une distinction profonde entre la horde et la tribu, et que celle-ci constitue un progrès notable sur celle-là. Mais qu’on ne croie pas avoir expliqué la formation de cette tribu primitive et nous en avoir tracé nettement les contours.

Tout ce qui reste établi d’une manière plausible, c’est donc qu’à la période du communisme absolu, de la horde chaotique et dont la parenté par promotions est la marque, paraît avoir succédé comme premier acheminement vers la famille, la tribu à généalogie féminine et la parenté unilatérale par les femmes. Il faut nous résigner, quant à présent, à ignorer de quelle manière se fit ce premier pas.

Comment, au contraire, de la parenté exclusivement utérine on en vint peu à peu à la filiation par les mâles. Comment ensuite la tribu masculine dut se modifier à son tour, se fragmenter pour laisser apparaître la parenté individuelle et la famille patriarcale ; ce sont deux points moins obscurs, ou du moins sur lesquels M. Giraud-Teulon jette certainement quelque lumière, grâce à une remarque, non pas neuve, mais très-opportune, et présentée d’une manière saisissante.

Cette remarque, c’est que l’histoire de la famille est unie étroitement à l’histoire de la propriété.

Le sentiment paternel, qui nous semble aujourd’hui naturel et primitif s’il en fût, n’apparaît pas comme tel chez les peuplades barbares : il semble plutôt une conséquence tardive de l’instinct de propriété. Ce ne sont pas d’abord les liens du sang qui attachent le père à ses enfants : nous avons vu que la paternité demeure longtemps incertaine ou inconnue ; et quand elle commence à être revendiquée, c’est par intérêt, non par tendresse. La première prétention du père sur l’enfant est celle d’un propriétaire, et d’un maître, non d’un protecteur. Tout le monde sait que le mot pater (en sanscrit pitar) exprimait à l’origine la possession, la domination, et nullement la paternité. L’idée de paternité était exprimée par un autre mot (genitor, ganitar), qui n’était pas d’abord synonyme du premier. On pourrait croire que de très-bonne heure les deux titres s’appliquèrent au même individu, tant il semble naturel que les enfants appartiennent de préférence à celui qui les engendre. En fait, cependant, il semble qu’il ait fallu pour cela de longs siècles, puisque dans la promiscuité primitive les enfants appartiennent à tous les hommes de la horde, et qu’ils sont ensuite, sous le régime de la tribu féminine, la propriété exclusive de leur famille maternelle.

C’est justement cet ancien droit, ce droit de propriété du clan maternel sur l’enfant, qui fut si longtemps un obstacle à la formation de la famille patriarcale. L’enfant étant regardé comme une richesse (en raison des services qu’on en attend ou du prix qu’on en peut tirer par la vente), il était sans doute naturel que le genitor, aussitôt qu’il y eut un peu de régularité dans les unions, réclamât pour lui ces avantages. Mais il se heurtait à l’antique usage qui les conférait à la famille de la mère. Nous avons de cela encore aujourd’hui des signes non équivoques. Il y a plus d’une peuplade où la famille d’une jeune fille, en la mariant, n’entend pas renoncer pour cela à tout droit sur elle et sur ses fruits. Non-seulement on ne la donne pas pour rien ; mais, même après que le mari l’a achetée, il ne devient pas toujours son maître de plein droit, encore moins celui de ses enfants. Elle continue souvent à avoir ses frères pour protecteurs, et c’est à eux que ses enfants appartiennent, à moins que le mari ne puisse et ne veuille payer une nouvelle somme pour s’en assurer à lui-même la possession. Nul doute, d’ailleurs, qu’un tel état de choses ne paraisse bientôt intolérable à celui qui le subit. L’homme fait donc effort pour échapper à cette servitude, devenir maître chez lui et fonder la famille. On pourrait, sinon reconstituer toute l’histoire de ces curieuses tentatives, au moins entrevoir quelques phases de cette longue lutte du droit nouveau contre l’ancien.

Il semble qu’on ait d’abord, pour faire acte de paternité, songé à suppléer de quelque manière au manque de liens naturels visibles entre le père et l’enfant. Le grand malheur de la paternité, en effet, c’était de n’être point évidente, d’avoir un caractère, en quelque sorte, abstrait et fictif. On songea donc à la rendre, pour ainsi dire, authentique. Apparemment l’on ne trouva pour cela rien de mieux que d’imiter ce qui rend la maternité indéniable, le fait même de l’accouchement. Il n’y a aucune autre manière d’expliquer la curieuse coutume qui s’est conservée jusqu’ici chez nos Basques, sous le nom de couvade, et dont on retrouve l’analogue chez d’autres peuples. La femme, aussitôt après sa délivrance, se lève et reprend son travail dans le ménage, pendant que l’homme se mettant au lit à sa place, reçoit les compliments d’usage et les soins dus à l’accouchée.

Bien d’autres usages semblent également être nés à l’origine, de cette préoccupation d’établir « ad oculos » des rapports de consanguinité entre le père et l’enfant. La paternité (qui à Rome encore n’avait un caractère officiel et légal qu’après reconnaissance expresse de l’enfant par le père), la paternité, même de nos jours chez diverses peuplades, doit s’affirmer par une véritable adoption ; et très-souvent, les cérémonies dont cette adoption s’accompagne comportent soit un simulacre d’enfantement, soit une transfusion de sang, ou quelque autre expression symbolique du lien naturel.

Peut-être faut-il voir aussi une autre forme de cette revendication des droits de l’époux et du père, dans l’union (si fréquente chez plusieurs peuples de l’Afrique), du propriétaire avec son esclave. L’homme épouse le moins possible la femme libre, qui, forte de l’appui de sa propre famille, est pour lui un véritable despote. De préférence il épouse son esclave, seul moyen pour lui de devenir chef de famille. Même marié à une femme de sa condition, on le voit souvent s’unir hors mariage à une esclave ; et, dans ce cas, les enfants qu’il a de celle-ci sont seuls regardés comme ses propres enfants. Ils héritent seul de ses biens personnels, comme seuls aussi ils lui doivent leurs soins dans la maladie ou la vieillesse. Au contraire, les enfants qu’il a de sa femme ne reconnaissent pas son autorité, ne lui doivent rien et n’attendent rien de lui : ils n’ont de devoirs et de droits que dans la famille de leur mère.

Si telle est encore la situation du père à l’égard de ses enfants là même où depuis longtemps déjà existe le mariage, on peut juger par là de ce que pouvait être l’autorité paternelle dans les âges antérieurs, par exemple sous le régime de la polyandrie !

Au reste, la polyandrie existe encore et n’est pas rare ; de plus, elle a, comme on le sait, laissé des traces jusque dans l’époque classique : César la signale chez les Bretons : « Uxores habent deni duodenique inter se communes, et maxime fratres cum fratibus, parentesque cum liberis. » (De Bello Gallico, V. 14.) C’est précisément ce que nous voyons encore en plus d’un point du globe. Or, comment se partage-t-on les enfants là où règne la polyandrie ? Au Thibet, ils appartiennent tous à l’aîné des maris. Ailleurs, le premier mari possède le premier enfant, le second mari le second, et ainsi de suite. Dans les deux cas, on se soucie assez peu de la paternité véritable. Hérodote et Aristote nous signalent, chez certaines peuplades polyandres de la haute Lybie, une autre manière plus curieuse et en quelque sorte plus savante de répartir les enfants : « Quand ils sont grands, dit Hérodote, on les mène à l’assemblée que les hommes tiennent tous les trois mois. Celui à qui un enfant ressemble passe pour être le père de cet enfant. » Ce qu’Aristote confirme en ces termes : « τὰ μέντοι γενόμενα τέκνα διαιρεῖσθαι κατὰ τὰς ὁμοιότητας. » (Arist. Polit. II, i, 13.) Dans ce dernier cas nous trouvons sans doute une certaine intention d’assurer autant que possible la propriété de l’enfant à celui là-même qui l’a engendré ; mais il semble, en somme, surabondamment établi que, dans les mœurs barbares, quand l’autorité du père commence à prendre conscience d’elle-même et à s’affirmer, c’est d’abord sous l’aiguillon de l’intérêt. Cette importante révolution se présente, comme un fait économique autant que comme un fait moral.

Eh bien, de même d’un bout à l’autre, l’histoire de la famille paraît coïncider avec l’histoire de la propriété : il y a une corrélation constante entre ces deux ordres de phénomènes. À la parenté par promotions, c’est-à-dire à l’absence de toute parenté déterminée, correspond le régime économique de la communauté des biens. À mesure que les parentés deviennent moins vagues et plus restreintes, le communisme perd du terrain, la propriété devient plus particulière. Enfin la propriété individuelle et la parenté personnelle apparaissent ensemble ; et dès que l’homme peut dire : ceci est mon champ, il peut aussi affirmer sans conteste son autorité domestique, revendiquer la possession exclusive de ses enfants. De part et d’autre s’applique cette loi de tout progrès, le passage graduel du mêlé au distinct, de la confusion et du chaos à une diversité de parties autonomes.

Mais ici une question se pose. De ces deux faits corrélatifs, l’un est-il cause et l’autre effet ; et quel est, dans ce cas, celui qui domine l’autre ? M. Giraud-Teulon incline à croire que l’évolution des mœurs domestiques est subordonnée à l’évolution économique. Pour nous, les deux ordres de phénomènes nous semblent plutôt parallèles, et dus aux mêmes causes, savoir : cette loi psychologique que les affections restreintes l’emportent en intensité et en énergie sur les affections vagues et indéterminées ; et cette loi sociale, que les petits groupes étroitement unis par de telles affections possèdent plus de cohésion, une plus forte discipline, une plus grande somme de vertu, et par conséquent plus d’avantages de toutes sortes dans la lutte pour l’existence, que les groupes plus vastes mais moins naturels et moins fortement organisés.

Cela n’empêche pas, du reste, qu’il ait pu, qu’il ait dû même y avoir une influence réciproque des phénomènes d’une série sur ceux de l’autre. On nous montre bien, par exemple, comment le droit de succession a pu influer, dans tel cas, sur l’organisation de la famille. C’est un principe au Japon (c’en était un également, il y a cent ans à peine, chez nos Basques[4]), que les biens d’une maison ne doivent pas être divisés, mais passer en totalité à un héritier unique. Cet héritier est l’aîné des enfants, peu importe son sexe. Si c’est une fille, elle devient chef de famille dans la maison paternelle qu’elle ne doit point quitter. Le mari qu’elle épouse vient demeurer avec elle et prend son nom. Les enfants qui naissent de ce mariage portent également le nom de leur mère. Il va sans dire que, dans ce cas, le mari ne peut être qu’un cadet de famille, l’aîné étant toujours tenu de rester chef de maison sous le toit de son père. — Si l’aîné est un garçon, sa femme (toujours et nécessairement une cadette) vient demeurer chez lui : c’est lui qui donne son nom à toute la famille. Au cas où deux cadets se marient entre eux, qui est chef de maison et qui donne son nom ? Ce n’est ni le mari de plein droit, ni la femme ; mais « celui dont le père a construit ou a acheté la maison nuptiale. »

Voilà certes un curieux exemple de l’influence des conceptions économiques sur le régime de la famille. On peut très-bien accorder de même en termes généraux, que c’est le progrès économique qui a rendu possible la lente transformation de la famille patriarcale : on conçoit, en effet, qu’une telle transformation ait requis certaines conditions matérielles, comme un développement déjà considérable de la richesse, une suffisante sécurité, une résidence relativement fixe, la division au moins tolérée du territoire, la construction de huttes séparées dans des enclos distincts, etc., etc… Dès que ces conditions furent réalisées et qu’on eut affaire à de vraies propriétés, l’instinct naturel portait nécessairement à diminuer le nombre de copartageants et partant à restreindre le cercle des parents. Mais ne faut-il pas aussi compter pour quelque chose, si peu que ce soit, l’attachement instinctif du père pour ses enfants ? Ce sentiment est moins primitif que l’amour maternel, soit, mais encore doit-il, pour être aujourd’hui si profondément naturel, avoir fait de très-bonne heure son apparition. Cet élément affectif a été, croyons-nous, un peu trop négligé par M. Giraud-Teulon.

Nous ne suivrons pas M. Giraud-Teulon dans les derniers chapitres de son livre. Ils ne contiennent aucune nouvelle vue essentielle sur les origines de la famille. On y trouve seulement de nouvelles preuves à l’appui des idées que nous venons de résumer, ou bien (ce qui, en somme, revient au même) des tentatives pour éclairer, à la lumière de ces idées, certains points obscurs de l’histoire classique, par exemple la constitution et la formation de la gens romaine.

Nous n’avons pas, d’ailleurs, la prétention d’avoir exposé tout ce qu’il y a d’intéressant dans cet ouvrage, qui est lui-même le résumé de plusieurs autres. Nous avons seulement voulu faire connaître l’état de la question, et signaler ce qui semble se dégager plus nettement des recherches les plus récentes. Pour résumer, voici textuellement les conclusions de M. Giraud-Teulon :

« Le premier aspect sous lequel s’offrent les sociétés primitives est celui de grandes masses, et non pas de la petite famille patriarcale. Au sein de ces masses, la parenté individuelle est inconnue à l’origine : les individus sont affiliés au groupe dans son ensemble, à la horde entière : l’enfant a pour pères, tous les pères de la communauté, et — chose plus répugnante encore à notre sentiment, — il ne connaît pas une femme seule en qualité de mère, mais toutes les femmes de la horde le tiennent indistinctement pour leur fils.

« Après une nuit dont on ne saurait calculer la durée, sortant comme d’une matière à l’état diffus et sans organismes, le genre humain manifeste une tendance continue à « l’individuation, » tendance qui paraît avoir été sa loi de développement ; les masses paraissent se scinder ; de petits groupes s’isolent plus ou moins de la horde, et commencent à vivre d’une existence particulière.

« À ce moment s’élabore le principe de la famille : le mariage, c’est-à-dire l’union plus ou moins durable d’un nombre plus ou moins grand d’individus, devient une habitude ou une nécessité dans les communautés primitives. La notion de parenté individuelle surgit, mais d’abord limitée aux seuls parents par les femmes ; la première « famille » se dessine, se groupe autour de la mère, et non du père. Dans ces groupes de consanguins, l’oncle maternel remplit souvent l’office du patriarche, et les biens passent en ligne indirecte du frère de la mère au neveu.

« Enfin, résultat tardif d’évolutions séculaires et de lentes améliorations dans les conditions économiques, la famille patriarcale, basée sur le principe du mariage, — union d’un seul homme avec une ou plusieurs femmes, — apparaît sur la scène anté-historique, comme un progrès de l’esprit humain sur d’antiques et grossières institutions. À son avénement un vieux monde s’écroule, et sur ses ruines s’élèvent ces sociétés qui nous paraissent déjà vieilles, lorsque commence l’histoire proprement dite. »

Voilà certes des aperçus très-intéressants et d’une grande ampleur. Assurément il y a dans tout cela bien des conjectures, et la part de l’inconnu reste immense. Mais nous devons dire, pour rendre pleine justice à M. Giraud-Teulon, que lui-même ne se dissimule pas ce qu’il y a encore d’obscur, d’hypothétique, d’aventureux, dans toute cette laborieuse et savante « exégèse. » Sa dernière conclusion est si modeste et d’un esprit si véritablement scientifique, qu’elle désarme la critique. « Pour nous, dit-il, suspendant jusqu’à évidence acquise notre conclusion formelle, nous continuerons à rassembler les éléments d’une solution décisive… »

C’est à la fois un aveu et une promesse.

Henri Marion.
  1. Maine. Ancient Law, 1861.
  2. Lange. Rœmische Alterthümer, Berlin, 1863.
  3. Voir à ce sujet les articles de M. Renouvier sur la « Psychologie de l’homme primitif, » dans la Critique philosophique, 1875.
  4. Eug. Cordier. Le Droit de famille aux Pyrénées. Paris, 1859.