Giovanni Pascoli (Paul Hazard)

Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 83-100).

GIOVANNI PASCOLI

Lorsqu’en 1906 Carducci, déjà penché vers la tombe, voulut quitter cette chaire de l’Université de Bologne où, pendant près d’un demi-siècle, il avait enseigné la littérature italienne, il fallut trouver qui lui succédât. Choix difficile : c’était son poète lauréat que l’Italie devait ainsi désigner, son poète national ; le plus capable de porter sans faiblir ce lourd fardeau de gloire. La tâche fut confiée à Giovanni Pascoli.

Le poète Giovanni Pasoli vient de mourir.


I

Il naquit en pleine nature : dans l’immense propriété des Torlonia, dont son père était l’intendant ; entre San Mauro et Savignano, humbles communes de la Romagne. Il fut le petit paysan qui va sifflant sur tous les chemins, qui suit les domestiques dans l’écurie et dans l’étable, qui marche à côté des voitures lourdes de blé, les soirs de moisson. L’air des champs, qui baigna son corps, imprégna son âme ; et cette première influence fut si forte qu’elle devait pénétrer tout son art comme toute sa vie. Quand vint l’Age de l’école, et qu’on le mit au collège d’Urbino, le pensionnaire mélancolique regardait par les fenêtres la route sinueuse qui descendait la colline, et qui le reconduirait, pour les vacances, au village où son âme d’enfant demeurait. C’étaient des courses folles à travers les prairies, pendant les promenades ; ou des contemplations subites qui le tenaient en arrêt : si bien qu’un jour, on le chercha vainement parmi ses camarades ; il s’était oublié à regarder le coucher du soleil. Devenu habitant des villes, il resta campagnard : volontiers solitaire, fuyant les compagnies bavardes, délestant le bruit et la réclame ; Apre au travail, comme le laboureur qui veut que son sillon soit tracé avant la fin du jour ; lourd d’allures, frugal à sa table, simple dans sa mise, insoucieux des curiosités ingénieuses dont les citadins aiment à s’entourer : content de meubles primitifs et de murs sans ornemens. Ceux qui l’ont connu savent qu’il faisait lui-même son pain, tous les samedis, à la mode des Romagnes : pain sans levain, qu’il pétrissait en forme de croix, et qu’il mettait cuire sur l’Aire. Il s’était choisi un refuge en Toscane, à Castelvecchio di Barga, près du Serchio que Shelley a chanté avant lui ; il y courait dès qu’il était libre ; il lui arriva même, pris de nostalgie, de quitter les tiédeurs de la Sicile pour revoir sa maison des champs en plein hiver.

Ce qu’il faut noter encore, en cherchant les traits primitifs qui constituent la physionomie d’une âme, c’est la bonté, dont l’expression devint plus tard inséparable de son nom même : le bon Pasoli. Les gens des Romagnes ne passent pas pour donner dans la sensiblerie ; ils ont des passions vigoureuses, qui éclatent. Mais ils sont francs, et leur rudesse comporte quelque chose de solide et de sûr. Né d’un père très droit, d’une mère très douce et très tendre, Pascoli apportait au monde une bonté impulsive. Il était de ceux qui n’ignorent pas le mal, et ne résistent pas au plaisir vengeur de le dénoncer quelquefois. Il était de ceux aussi qui, ayant pesé le mal et le bien, trouvent que ce dernier l’emporte, parce qu’ils mettent leur propre idéalisme dans la balance. Il croyait, suivant le proverbe de son pays, qu’un scorpion se cache sous chaque pierre, mais que chaque cyprès abrite un nid. Ainsi, sous des dehors communs, se cachait une âme belle et pure ; elle transparaissait dans le sourire qui venait par momens illuminer ses yeux. De cet optimisme inné, Pasoli allait avoir besoin plus que personne, dans les circonstances tragiques que voici.

Le 10 août 1867, le chef de famille partit pour un marché voisin, où l’appelaient les devoirs de sa charge. Il n’avait pas pris de domestique avec lui, et conduisait seul sa voiture. La plus jeune de ses filles avait voulu le retenir ; elle n’entendait point que son père s’en allât, malgré les poupées qu’il lui promettait pour le retour ; de ses petites mains malhabiles, elle s’attachait a lui désespérément. Il avait dû calmer ses pleurs en la trompant, rentrer, sortir par une autre porte, faire attendre l’attelage non loin de la maison. H partit. Le soir, comme il regagnait sa demeure, il fut assassiné. Le cheval revint seul à l’écurie ; et quant au cadavre, on le retrouva le lendemain, sanglant au milieu de la route.

C’est de cette façon que, dans l’enfance paisible de Pasoli, orientée vers la bonté, vers la beauté, entra la douleur, hôtesse inattendue. Il avait alors douze ans. Du jour où l’affreuse vision passa devant ses yeux, il fut marqué pour la tristesse, par privilège et par choix. Si c’était une épreuve qui devait le grandir, en affinant sa sensibilité, en suscitant en lui ce don des larmes qui est refusé aux natures vulgaires, et qui confère aux natures délicates comme une plus large humanité, rien de cette épreuve redoutable n’allait lui être épargné. Car la fatalité ne se tint pas pour satisfaite après ce premier coup. Elle se mit à le frapper avec cette rage qu’on lui voit apporter quelquefois dans ses persécutions, avec cette obstination que les anciens attribuaient au courroux des dieux. Mourut d’abord la sœur aînée, Marguerite, à seize ans ; mourut la mère, après qu’elle eut pleuré pendant un peu plus d’une année ; moururent deux fils encore. De la florissante famille restaient quatre orphelins : frêles plantes sur des ruines.

Il fallait vivre. Giovanni, ayant montré de remarquables dispositions pour les bonnes lettres, on lui fit continuer ses classes à Urbino, à Rimini, à Florence. Puis il concourut pour une bourse d’études à l’Université de Bologne. L’adolescent, timide et sauvage, tout plein d’une admiration craintive, comparut devant un maître bienveillant et rude : Carducci reçut Pasoli.

Ce fut un étrange étudiant. On saisit, à l’observer pendant ces années de formation et de trouble, les élémens contradictoires d’une personnalité inquiète ; on aperçoit un caractère en travail, et comme en fermentation ; c’est une âme qui fait effort pour arriver à la pleine possession de ses ressources et à la connaissance de sa propre volonté. On préfère, à tout prendre, ces tressaillemens et ces heurts aux scolarités trop parfaites d’où sortent rarement des originalités puissantes. À la recherche d’expédiens qui lui permettront d’équilibrer un budget incertain, déménageant à de fréquentes reprises, comme il arrive à ceux qui ne peuvent payer leur terme, l’étudiant Pascoli vit dans une demi-bohême : il se laisse aller à de grosses farces, par accès ; souvent il est triste, et plongé dans son rêve intérieur. S’il travaille beaucoup, c’est à sa façon : il est très loin d’être un modèle de régularité, manque aux cours, ne remet pas les devoirs imposés ; il produit très peu, parce qu’il éprouve à finir les œuvres commencées une sorte de répugnance ; les romans et les pièces de théâtre qu’il esquisse ne voient jamais le jour. Mais il accumule une foule de connaissances, au gré de ses goûts ou de son caprice. Tantôt il étudie à fond les secrets de la métrique grecque ou latine ; et tantôt il fait des vers français : ce qui ne laisse pas de supposer une certaine maîtrise de notre langue. Ses lectures sont des plus variées : les classiques anciens ; les grands prosateurs italiens ; les poètes : Léopardi, Gœthe, Hugo, Heine ; les historiens : Michelet et Edgar Quinet ; les philosophes : Hartmann ; parmi les contemporains, les poètes français, les romanciers allemands et russes. Ses maîtres favoris sont Virgile et Manzoni ; il les associe dans une pieuse admiration. Il consacre la journée à ses travaux ; le soir, il sort. On le rencontre dans les osterie les plus modestes, au milieu d’une compagnie bigarrée : étudians qui discutent littérature ; ouvriers en costume de travail ; anciens soldats de Garibaldi, qui se plaisent à raconter leurs campagnes. Surtout, il fait de la politique.

Socialiste au moment où le gouvernement sévit sans pitié contre le jeune parti, il s’inscrit à l’Union internationale des travailleurs. Il parle dans les arrière-boutiques, où l’on se réfugie avec la crainte d’être arrêté au beau milieu des discours ; il collabore à des journaux révolutionnaires, qu’il distribue aux étudians ses camarades ; il rédige des affiches incendiaires. Quand une manifestation s’organise pour l’enterrement d’un compagnon, il est du cortège ; il exhorte jusqu’aux portes de la prison les militans qu’on y conduit. Il ne s’arrête pas toujours aux portes : un jour qu’il s’est battu avec la police, on l’appréhende, et on l’enferme. « Ce fut aux débuts du socialisme italien, quand on faisait leur procès, comme à des malfaiteurs, à ceux qui voulaient extirper le mal du monde ; et on les condamnait. Je protestai. Ainsi j’eus l’occasion de méditer profondément, pendant deux mois et demi d’un hiver très froid, sur la justice. Après cette méditation, je me trouvai absous pour le moment, et indigné pour toujours… » Il oubliait le chemin de l’Université ; le cours de ses études fut interrompu deux années durant. Les prières de ses amis et les conseils de Carducci finirent par persuader à l’enfant prodigue de rentrer au bercail. Alors il se reprit, et se remit avec courage à la préparation des examens. En 1882, il conquit la laurea, — le titre qui lui permettait de devenir enfin professeur.

On l’envoya loin pour ses débuts officiels : au lycée de Potenza. La discipline de l’enseignement était celle qui allait achever de le former. Longtemps il avait étudié : il devenait maître à son tour, prenait confiance en lui-même, ordonnait ses connaissances, s’initiait à un public, celui de tous qui exige Je plus de clarté intellectuelle et de dignité morale ; de jeunes âmes, fraîches et neuves, s’ouvraient tous les jours devant lui : il n’avait qu’à y lire. Les momens heureux de la classe, où l’on répand pour les autres son esprit et son cœur, tout en sentant sa propre personnalité s’enrichir ; les momens ingrats, où l’on peine sur les devoirs hâtifs d’écoliers négligens, où la fonction devient besogne, lui furent diversement salutaires. Dans la ville lointaine, qui le retenait hors de sa province comme pour le forcer à mieux connaître son pays, Pascoli avait fait venir ses deux sœurs : Ida devait le quitter pour un nouveau foyer, Maria rester avec lui jusqu’à sa mort : Maria, dolce sorella… Le soir, ils jouissaient de la douceur d’être ensemble : le frère écrivait, les sœurs cousaient sous la lampe.

Le lycée de Livourne, celui de Massa di Carrara ; un cours de grammaire grecque et latine à l’Université de Bologne, une chaire de littérature latine à Messine ; Pise, et Bologne encore : telles devaient être les étapes de sa carrière. Mais désormais le poète était né. Il avait surgi, lentement, à travers les expériences de la vie, loin de ce mirage de gloire qui séduit l’âme des jeunes gens, et les pousse à écrire avant d’avoir travaillé, compris, souffert ; et c’était son honneur, que ce long, cet exceptionnel apprentissage de modestie et de sincérité. Pascoli avait trente-sept ans lorsqu’en 1892 il réunit ses productions éparses pour les présenter au public : non point floraison hâtive du printemps, ainsi qu’il le disait, mais fruits murs de l’été ; ou mieux encore, bouquet d’humbles plantes des champs : arbusta juvant humilesque myricae[1].


II

La bonne, la fraîche odeur de campagne qui semble vous arriver par bouffées, lorsque vous ouvrez le livre ! Les Myricae vous transportent dans un village de « la Romaine ensoleillée, doux pays ; » elles font paraître à vos yeux la tour blanche de l’église, la maison du curé, les fermes et les chaumières ; an carrefour, la Madone, avec ses fleurs de lys ; sur la route, les bœufs qui rentrent ; les peupliers au bord de l’eau, et le vieux pont qui regarde passer le ruisseau indolent. Plus loin, voici les champs, dans la joie d’avril ou la sérénité d’octobre, selon le jour où vous suivez le chemin des saisons. Et tout cela, sans descriptions proprement dites : par indications brèves, qui notent les couleurs avec les forums, Ce n’est pas un décor d’opéra, tout rangé, dont les pièces se suivent ; ce sont des impressions indépendantes, qui forment un ensemble, à la fin, par leur tonalité générale plutôt que par l’ordre de leur succession. Nulle trace de cette idéalisation mignarde, qu’un vieil héritage littéraire impose encore quelquefois quand on parle des choses rustiques ; ni de ce réalisme grossier, dans lequel on se jette par réaction : de la vérité, tout simplement. Nous pouvons écouler, sans crainte d’être dupes d’une émotion banale, le bruit des cloches dans le soir, parce que nous entendons aussi le sifflet du chemin de fer ; le vent chante dans les fils télégraphiques. Laissons-nous aller à la tristesse de l’automne, puisque nous savons que la bonne fermière ne partage pas notre mélancolie ; elle est heureuse de penser que la moisson a rempli ses greniers, et la vendange ses tonneaux ; l’hiver peut venir : sa provision d’œufs est faite. L’auberge est pleine de buveurs bruyans qui s’assemblent au coup de midi ; le vieux mendiant trempe son pain dans l’eau de la fontaine ; les commères, en petit groupe, parlent du gouvernement, du vin qui coûte cher, du fils qui va sur ses vingt ans, et des bêtes, qui dévorent sans engraisser. Ces menus traits, d’un pittoresque familier, nous rassurent sur l’authenticité de l’ensemble et donnent je ne sais quelle sécurité à notre plaisir.

Ce sens des réalités rustiques, mêlé au sens de la beauté, ferait des Myricae quelque chose comme des Géologiques modernes : mais voici un autre élément. L’endroit où Pascoli nous conduit de préférence et nous ramène obstinément, c’est le cimetière. Il y a peu de poèmes, je ne dis pas dans la littérature italienne, mais dans toute la littérature contemporaine, qui produisent une impression plus saisissante que le Jour des Morts. La tempête sévit sur le champ du repos ; pluie et vent font rage dans les ténèbres ; les cyprès semblent agités de frissons. Alors s’élèvent, du fond des tombes, les voix du père non vengé, de la mère, de la fille, des deux fils ; ils adressent un appel passionné « à ceux dont ils ont été arrachés, et que leur amour ne peut plus étreindre. Ceux-ci, cependant, sont en train de prier pour les morts. Ainsi le poète évoque la destinée de sa famille. La douleur que l’enfant avait conçue, que l’adolescent avait mûrie, éclate maintenant en sanglots. Une force obscure se fait sentir en lui, au moment même où sa pensée semble se distraire dans la contemplation des choses ; et la lamentation s’élève de nouveau. Un anniversaire, un regard jeté sur ses sœurs, un souvenir qui vient furtivement traverser sa mémoire, l’obligent à reprendre sa plaintive élégie. Telle l’histoire de l’anneau. L’anneau que le père portait au doigt le jour qu’il fut assassiné, ce fut sa femme qui le prit ; puis, lorsqu’elle cessa de vivre à son tour, le fils aîné. Le fils voulut laver l’anneau dans la mer ; il l’y laissa tomber ; seule une étoile le voit encore. Toute la mer ne laverait pas la tache de sang ; l’étoile raconte le secret aux cieux infinis ; mais en vain. Tel encore ? ce symbole funèbre : dans la plaine, on entend un galop rapide, haletant, qui se rapproche. Plaine déserte, immense. Quelques oiseaux égarés passent, comme des ombres, semblant échappés à un lointain désastre, on ne sait quand, on ne sait où. On entend un galop lointain, qui vient, qui court dans la plaine. C’est la Mort.

C’est là, au point de rencontre de ces deux élémens si divers, que se trouve l’originalité de la poésie de Pascoli. D’une part, une vision très nette et un art très précis ; de l’autre, un sentiment diffus, très intense et très prenant.

La précision, d’abord, vient du travail analytique de la pensée. L’artiste se défie des synthèses, et même des généralités. Il tient à voir les objets qu’il peint dans toutes leurs particularités. L’exactitude est sa loi : il arrive par elle à la sincérité du rendu. Il reprochera quelque part à Léopardi d’avoir parlé « d’un bouquet de roses et de violettes, » — comme si roses et violettes fleurissaient dans la même saison ! — et d’avoir écrit l’éloge des oiseaux sans citer un seul nom, sans nous dire s’il s’agissait de roitelets, de fauvettes ou de pinsons. La poésie, au contraire, doit vivre de détails, de détails scrupuleusement observés, et minutieusement traduits. C’est dire qu’il bannit de ses vers non seulement la rhétorique, mais l’éloquence : mérite plus rare. Dans quelques-unes de ses pièces, il s’efforce menu ; de fixer l’effet fugitif qu’un instant détruit : effet de soleil, de pluie, ou de neige. Il nous donne alors de véritables eaux-fortes ; il cherche les mots les plus expressifs et les rythmes les plus condensés pour reproduire en traits incisifs sa vision.

Cet art très objectif est tout pénétré de sentiment. Ce pourrait être la haine de la nature marâtre, qui met au monde les créatures pour les torturer, si nous ne nous rappelions ici la bonté essentielle de Pascoli : il ne se lasse jamais d’exprimer sa douleur, parce qu’il ne l’oublie jamais : mais de sa souffrance, plutôt qu’à la légitimité de la révolte, il conclut à la nécessité du pardon. Désirer la vengeance, blasphémer ou maudire, ne serait-ce pas perpétuer le mal sur la terre, et prendre rang parmi les coupables ? Ayant éprouvé qu’il y a dans la vie un insondable mystère, ils doivent se serrer les uns contre les autres, ceux que le même mystère angoisse ; ils doivent se chérir et s’entr’aider, pour prendre leur revanche contre le sort. La pitié, la tendresse, la douceur, voilà donc les sentimens qui pénétreront les vers du poète, et qui, partant des hommes, aboutiront aux choses. Parmi les hommes, il s’intéressera d’abord aux victimes, aux orphelins, aux malades ; puis aux humbles, aux pauvres, aux misérables ; puis encore, aux simples et aux primitifs. Pareillement, il aimera les arbres qui frémissent au vent, les fleurs qui tremblent sur leur tige, et la faiblesse gracieuse des oiseaux : comme saint François d’Assise, puisqu’on a dit de lui qu’il était un Virgile chrétien, ou un saint François païen ; comme ce Paolo Uccollo dont il a écrit la touchante histoire. Il aimera toute la nature : soit qu’il aperçoive en elle des symboles, et veuille voir des berceaux dans les nids ; soit qu’il manifeste une reconnaissance émerveillée pour les tableaux de beauté qu’elle lui présente ; soit qu’il l’associe aux hommes dans la lutte contre le mystère qui l’enveloppe elle-même, il finit par la considérer comme une mère très douce, qui nous berce encore à l’heure où nous nous endormons. « Ah ! laissons-la faire, car elle sait ce qu’elle fait, et elle nous aime !… » Ce sentiment-là, il nous le communique sans prétendre nous l’imposer. En effet, cet artiste épris d’exactitude, connaissant la valeur de la précision, en connaît aussi les limites. Il sait qu’au-delà du terme où l’analyse peut atteindre, il y a les forces presque inconscientes qu’il faut laisser agir par elles-mêmes après les avoir mises en mouvement. Il possède la pudeur rare qui consiste à ne pas vouloir tout dire ; à faire crédit à la sensibilité du lecteur ; à se taire lorsqu’il a provoqué le rêve, afin de ne le point troubler.

Certes, on peut désirer un tempérament plus fort, et une personnalité moins complexe ; une représentation de l’univers plus philosophique, moins ingénue ; partant, une poésie plus riche, plus variée, plus capable de renouveler ses thèmes. Non pas que Pasoli soit toujours identique à lui-même : les différences, moins sensibles peut-être dans les Canti di Castelvecchio, sont manifestes dans les Poemetti. L’aquarelle et l’eau-forte tendent à se transformer en fresques ; l’activité de la terre, le sourd travail de Germinal, la gloire de Messidor, se traduisent en inspirations plus vigoureuses. On dirait que les poèmes cherchent à se grouper autour d’une histoire, autour de la très simple et très touchante idylle de Rosa et de Enrico. Dès lors le tableau d’ensemble s’ordonne mieux ; l’art devient moins fragmentaire ; la communion de la nature et des hommes s’affirme davantage, dans la vie universelle.

Mais aussi, des défauts apparaissent, que les Myricae ne comportaient pas d’autres se font plus sensibles, dont on entrevoyait seulement le germe. S’il pouvait être curieux de reproduire au passage le scilp… scilp des moineaux, ou le vitt… videvitt des hirondelles, c’est une erreur fatigante que de multiplier les onomatopées : les din don dan des cloches, le uuh du vent, le gre gre des grenouilles, les trr… trr… terit… terit, les siteretete, les sicceccé, et autres cris variés de la gent ailée, ont quelque chose d’enfantin, et provoquent une critique trop aisée pour qu’on s’y attarde. — Les délicats ont observé, et non pas sans raison, que Pascoli avait rarement atteint ce degré de perfection qui laisse à l’esprit du lecteur une jouissance sans mélange. Il est quelquefois précieux et quelquefois obscur ; un vers mauvais gâte un vers admirable, un sentiment exquis tourne en sensiblerie : on aimerait plus d’égalité, on aimerait surtout que les inégalités fussent moins nombreuses dans les derniers recueils. — C’est un procédé louable que de rechercher les expressions locales : c’est un excès fâcheux que d’abuser des mots de terroir, au point d’ajouter un petit lexique toscan-italien à la fin d’un volume de vers. — Quoi donc encore ? Parfois, un certain manque d’harmonie entre l’inspiration et le rythme : il arrive que la terza rima paraisse une forme un peu ample pour la pensée qu’elle recouvre, et s’adapte mal à des mouvemens brusques et saccadés. Si bien qu’en somme, il reste vrai que Pasoli s’est répété plus qu’il ne s’est, développé ; et qu’il peut donner l’impression d’être pauvre en chefs-d’œuvre par son abondance même.

Mais quand on allongerait encore la liste de ces critiques, son originalité n’en serait pas diminuée. Point n’est besoin d’être un poète parfait pour être un grand poète ; il suffit que, que dans le chœur innombrable des auteurs, on ait fait entendre une note nouvelle, digne de demeurer. Or ce mérite lui est acquis. À côté de Carducci le violent, s’inspirant de l’histoire, et trouvant dans la comparaison du passé ; avec le présent la source de perpétuelles indignations, Pasoli a prêché la mansuétude. À côté de d’Annunzio le voluptueux, dont l’acre désir de jouissance imprègne toute l’œuvre comme un parfum malsain, Pasoli a dit le charme de la famille et la douceur du foyer ; et, refusant une place à l’amante en ses vers, il a peint la tendresse délicate et pure de la sœur. Et ce faisant, il n’a pas seulement repris et vivifié une des meilleures traditions de la littérature italienne, celle de Manzoni : il a exprimé nos sentimens profonds. « Je voudrais vous inviter à venir avec moi à la campagne… » Ce goût de la vie simple et saine, qui ne l’a éprouvé, en nos jours fatigués ? Cette voix des morts, cette voix dont on n’entend pas distinctement les paroles, parce que ceux qui les veulent prononcer « ont la bouche pleine de terre, » ceux-là seuls ne la connaissent pas, qui n’ont jamais eu de deuils. Sa chanson rustique et sa chanson triste, entremêlant leurs thèmes, se fondant en une seule mélodie, restent inimitables. Il y en a de plus harmonieuses, et surtout de plus sonores : il y en a peu qui soient capables de trouver autant d’écho dans les cœurs.


III

Chez Pascoli, l’érudit complète le poète, et ne le contredit pas.

Parmi tant d’auteurs italiens qu’il pratiqua pour son plaisir propre et pour le plaisir aussi d’en recueillir la fleur à l’usage des écoles, Dante le passionna. Il se mit à l’étudier avec la ferveur d’un culte : il le lut et le relut ; il s’entoura de tous les commentaires, et voulut remonter à toutes les sources. Peu à peu, il lui sembla que les parties obscures du poème s’éclairaient ; le voile que les érudits cherchaient vainement à soulever se déchirait, et il pénétrait de plain-pied dans le sanctuaire. Ce modeste devint orgueilleux de sa découverte ; il proclama son triomphe ; et, pour faire part aux autres du grand secret, il n’écrivit pas moins de trois volumes, à la masse imposante et au titre ambitieux : Minerve obscure ; Prolégomènes : la construction morale du poème de Dante ; Sous le Voile, essai d’une interprétation générale du poème sacré ; La Vision admirable, esquisse d’une histoire de la Divine Comédie. À vrai dire, les spécialistes le reçurent assez mal ; ils lui firent entendre, qui avec politesse, et qui avec âpreté, qu’il apportait peut-être d’ingénieuses remarques de détail, mais que la clef qu’il prétendait avoir trouvée n’ouvrait rien. Ces reproches le blessèrent sans le convaincre ; il se débattit contre la critique, et il resta toujours persuadé que lui, Pascoli, avait compris Dante ; que s’il avait un titre de gloire qui lui permit de demeurer sur les lèvres des hommes, ce serait celui-là ; que ses vers passeraient sans doute, mais son exégèse, jamais.

Ce n’est pas sous cet aspect qu’il faut le voir, penché sur Aristote ou sur saint Thomas pour trouver le rapprochement problématique qui justifiera ses hypothèses. Il y a en Italie un usage admirable, qui ne répond à aucune de nos habitudes littéraires, ni pour la majesté du rite, ni pour le sentiment, national qu’il révèle, et en même temps qu’il exalte. Ce sont les « lectures dantesques ; » chaque semaine, l’élite intellectuelle des villes se réunit, et vient entendre commenter un chant du grand poème. Représentons-nous Pascoli à Florence, invité à faire la première des explications du Paradis ; voyons-le dans la salle austère d’Or San Michele, gravissant les hauts degrés de la chaire d’où sa parole va planer ; partageons l’émotion qu’il éprouve à interpréter le texte vénéré ; et lorsque, le commentaire fini, l’auditoire se lève pour écouler pieusement la lecture du chant tout entier, rendons justice alors à son amour pour Dante.

Il remonta plus avant dans le passé : jusqu’à Rome. Toute matière ; lui était bonne à mettre en vers latins ; il accomplissait, en traitant les sujets les plus paradoxaux, les innocentes prouesses qui remplissaient d’admiration le cœur des lettrés d’autrefois. Le jeu savant des dactyles et des spondées qu’on enchâsse en façon de mosaïque lui servait de délassement, car il prenait plaisir, en bon ouvrier d’art, à travailler cette matière solide comme la pierre et résistante comme elle. Il savait bien qu’il ne mériterait fias ainsi les suffrages de la foule : mais il entrerait en communication avec de rares esprits disséminés de par le monde : et cette satisfaction ne le trouvait pas insensible. Périodiquement, on apprenait en Italie que l’Académie néerlandaise avait décerné ; son prix annuel à un poème de Pascoli : Vejanus, Castanea, Reditus Augusti, et tant d’autres : c’était presque une habitude. Les esprits les moins touchés par le charme des vers latins étaient forcés de convenir qu’à tout prendre, le passe-temps était inoffensif ; ceux que les souvenirs classiques émeuvent encore applaudissaient. Sa dernière production en ce genre fut l’Hymnus in Taurinos, après l’Hymnus in Romam, composé pour célébrer l’anniversaire de l’unité italienne : on y trouvera une forte saveur de belle latinité :


Aeteraum spiras, aeternum, Roma, viges. Tu
Post multas caedes, post longa oblivia rerum
Et casus tantos surgentesque undique flammas,
Tu supra cineres formidatasque ruinas
Altior existens omni de morte triumphas


Il remonta jusqu’à l’antiquité hellénique : et voyant revivre dans ses traductions les héros et les dieux, il conçut le désir de les chanter. Plusieurs de ses sujets furent pris dans l’Iliade et l’Odyssée ; celui-ci dans Hésiode : celui-là dans Bacchylide, et tel autre encore dans Platon : les histoires furent celles des aèdes chantant à latin des banquets : comment Anticlée, enferme dans le cheval de Troie, en serait sorti à la voix d’Hélène, et aurait rendu vaine la ruse des Grecs, si le prudent Ulysse ne l’avait retenu ; comment celui-ci, las d’un long repos dans Ithaque, partit pour son dernier voyage, et quand il ordonna a ses vieux compagnons de reprendre la mer, les rameurs recommencèrent à chanter le chant de leur en lance, parce qu’ils n’en avaient jamais appris d’autre ; comment Alexandre, étant arrivé aux limites du monde, se prit à pleurer. Le ton était celui de la narration épique ; le vers, majestueux ; il n’était point jusqu’au choix des épithètes qui ne rappelât la manière d’Homère, les paroles ailées, les nefs à la proue recourbée, et la mer violette, l’a mer où l’on ne moissonne pas. Les lecteurs, quand les Poemi conviviali furent réunis en volume, s’émerveillèrent de voir l’antiquité ainsi ressuscitée, et crurent trouver un Pascoli nouveau.

Pourtant, il restait fidèle à lui-même. L’échec de sa critique dantesque suffirait à prouver qu’il ne se transforma pas en abordant de nouveaux domaines de la pensée ; mais le plus significatif est la façon dont il les aborda. Ce qui le frappa d’abord, ce fut une image, une forte impression des sens. Dante l’émerveilla comme la nature ; le même mystère l’intrigua. Encore adolescent, en effet, on lui fît visiter Ravenne ; le tombeau de Théodoric, le mausolée de Galla Placidia, Saint-Apollinaire, le laissèrent froid ; mais lorsqu’on le conduisit enfin à la chapelle de Dante, il sentit en lui-même un mouvement singulier ; une adoration subitement née ; une impulsion d’amour. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce qu’il fait plus tard interprété en poète ? Ce fut en poète que d’abord il le vénéra. — De même, il faut savoir quelle était la plus forte de toutes les raisons qu’il avait de faire des vers latins ; il nous l’a dite un jour. C’était de maintenir une tradition ; d’empêcher que la poussière des siècles ne recouvrît peu à peu le trésor des médailles bien frappées, accumulé par les anciens et légué à leurs héritiers ; de sauver de l’anéantissement, en montrant qu’elle était capable d’inspirer encore des forces créatrices, une forme d’art ; d’unir les doctes aux doctes, ceux du présent à ceux du passé, pour lutter contre l’oubli, puissance mauvaise qui nous guette ; c’était, en d’autres termes, le même sentiment qui anime les Myricae et les autres poèmes ; la conscience de la destruction toujours prête, de la mort toujours voisine, et l’appel à l’effort humain pour résister à leurs prises : moins un jeu qu’un devoir. — Et dans ses vers à la mode grecque, quelle mélancolie, toute moderne ! Comme ils sont loin de l’objectivité tranquille des anciens ! Comme ils nous montrent l’âme de l’auteur ! Homère essayant de rivaliser avec le bruit d’une fontaine, et imitant les murmures de l’eau courante, c’est Pascoli. Le triste Achille, qui joue de la lyre dans la nuit, de sorte que ni les plaintes des Néréides, ni la conversation de ses chevaux parlant de sa mort prochaine n’arrivent jusqu’à lui ; mais qui entend les lamentations et les paroles funèbres dès qu’il cesse de jouer : ce pourrait être Pascoli encore. Hésiode, le poète des ilotes, celui qui comprend peu à peu la dignité du travail avec la beauté de la souffrance, et veut en inspirer ses chants, — qui serait-ce, sinon Pascoli ?

S’il faut entendre par humaniste celui qui porte en soi la connaissance et l’amour des civilisations anciennes, il fut un humaniste. Mais si le mot implique un certain mépris du présent et une satisfaction égoïste de la seule intelligence, cherchons pour lui un autre nom. Avant tout, les littératures anciennes lui apparurent comme une école de moralité. Il citait, comme d’autres citent la Bible, une devise qu’elles lui avaient fournie, et qu’il donnait pour règle de vie : la moitié est plus grande que le tout ; c’était la philosophie d’Horace : la sagesse consiste à se contenter d’un bien modéré ; c’était davantage encore, la philosophie de Socrate : le sacrifice à autrui vaut mieux que la jouissance exclusive de soi-même. Il rappelait que son ami Virgile avait prédit l’avènement d’une loi nouvelle. « Mais, disait-il, je n’ai pas besoin de chercher des exemples pour montrer que les littératures classiques sont intimement chrétiennes ; car ils abondent… »


IV

Cependant Pascoli voulait agir. Il arrive toujours un âge où la poésie et l’érudition semblent des jouets de vanité ; on s’aperçoit qu’après avoir beaucoup produit, on est très loin d’avoir exprimé tout ce qu’on avait à dire, parce qu’on n’a pas encore abordé le problème moral directement ; or le terme est proche, et il faut se hâter. Pascoli, voyant avec une sorte d’effroi la fuite des années, voulait agir, exercer une influence sur les jeunes gens, donner des directions pour la pratique de la vie. De là une philosophie sociale qui s’épanchait en articles, en conférences, en discours, presque en sermons ; et une évolution qui nous présente, pour finir, le drame d’une conscience.

Il n’était pas croyant. De son enfance pieuse, il est vrai qu’il avait conservé de très doux souvenirs. Il se rappelait l’émotion attendrie qu’il éprouvait, lorsqu’en assistant à la messe il entendait le prêtre parler avec l’invisible. Il revoyait les soirs d’été où il rentrait au collège avec une ample moisson de genêts ; ses camarades et lui les disposaient dans la chapelle, en guirlandes et en bouquets. : alors il sentait « je ne sais quoi de solennel, de tendre et de frais, comme un parfum d’encens, comme un écho d’hymne, dont était plein son cœur pieux le soir d’une fête. » Plus fidèlement encore que la poésie du culte, il avait gardé l’esprit de la religion du Christ : l’humilité, la charité, et l’espoir de la grande paix qui doit venir sur la terre aux hommes de bonne volonté. Mais il avait rejeté les dogmes, une fois pour toutes ; et il n’y revint plus. La croyance en la vie future lui semblait néfaste, comme un « alcoolisme intellectuel » dont on enivrait les hommes pour les empêcher de penser à leur condition réelle. Leur condition réelle, c’est la mort, et puis le néant. Vérité qu’il convient d’envisager avec tristesse, mais sans le désespoir des pessimistes et des sceptiques. Car il y voyait la source de tout perfectionnement : on aime ses frères d’un amour plus actif, quand on sait qu’on est destiné à les aimer peu de temps ; on se hâte de faire le bien ici-bas, quand on est persuadé qu’il n’y aura plus ni bien, ni mal dans l’au-delà.

N’étant plus chrétien, il était socialiste ; rien n’est plus logique. Ceux qui ont besoin d’un idéal le reportent tout naturellement sur la terre, après qu’ils ont vu le ciel fermé. Parmi toutes les convictions que l’étudiant de Bologne portail jadis en lui-même et qui allaient changer, celle-ci ne changea pas : une plainte s’élève des bas-fonds de la société ; ceux qui possèdent et ceux qui savent sont coupables s’ils ne font rien pour l’apaiser ; étant responsables de la misère, ils sont responsables des crimes. Pascoli trouvait des accens d’une émotion profonde, pour parler aux jeunes de la dure condition des travailleurs. « Sois juste, et pense à ceux qui souffrent. Regarde comme ils grattent la terre, creusent le sol, frappent sur le fer et le feu, n’ayant jamais de repos, ayant toujours faim… Regarde avec quelle injustice on exige qu’ils soient bons, quand ils souffrent, et ne peuvent rien voir autour d’eux que le mal. Regarde avec quelle stupidité on permet qu’ils ne sachent rien, pour prétendre ensuite qu’ils sachent une chose : respect à la société qui les néglige et qui les renie… Sois avec les faibles et les opprimés ! Unis-toi à ceux qui s’unissent ! Entends-tu le bruit sourd que fait en s’avançant l’immense armée des va-nu-pieds ? Sois généreux, et marche avec tes frères malheureux !… »

Mais fallait-il prêcher aussi la lutte des classes ? Ici, Pascoli reculait. Il se représentait le tableau d’une société divisée en deux camps, les pauvres et les riches, s’observant avec férocité. Pas d’autre communication entre eux que des défections : de temps à autre, un de ceux qui étaient mal habillés passait à ceux qui sont bien vêtus, trahissant sa foi : ou bien un des riches passait aux pauvres, et ce n’était jamais le meilleur. Puis venait la bataille entre les frères ennemis, l’âpre lutte, où le frêle progrès qui avait lentement fleuri au cours des siècles disparaissait, écrasé… De cette vision, que son instinct de poète lui peignait avec la force des réalités, Pascoli avait horreur. Il aimait mieux renoncer aux dogmes du socialisme ; répudier la justice, pour revenir à la charité : « Voici la hase de mon socialisme : l’accroissement certain et continu de la pitié dans le cœur de l’homme. » Se trouvant en désaccord avec ses principes, il se retrouvait, d’accord avec son tempérament. Lorsqu’on se moquait de cette faiblesse, qu’on souriait de ces rugissemens de lion qui se transformaient peu à peu en bêlemens d’agneau, et que les camarades d’autrefois parlaient de trahison, il répondait qu’il s’était détaché des partis pour conserver une foi ; qu’il ne craignait pas lu sort des apôtres lapidés, pourvu qu’il eût le même succès qu’eux auprès des âmes jeunes, auxquelles il s’adressait de préférence ; et, beau d’illogisme, il célébrait maintenant dans ses hymnes et dans ses odes les événemens les plus disparates de la politique contemporaine, du moment où il trouvait dans chacun d’eux pris à pari un air de grandeur ou de bonté.

Ce n’est pas tout. Socialiste, il devait être internationaliste ; et il le fut. À mesure qu’il diluait sa violence, son pacifisme devait s’accroître : et en effet, il s’accrut. Une des raisons qui lui firent proclamer la faillite de la religion fut que le christianisme s’est trouvé impuissant à guérir la plaie de la guerre. Toujours des égorgemens ! Les portes du temple de Mars toujours ouvertes ! Le droit de la force toujours prêt à se manifester, au prix de milliers de victimes ! Les peuples européens, non contons de se battre entre eux, toujours occupés à porter dans les colonies les plus lointaines la tyrannie de leurs armes ! Douloureux spectacle, en vérité, pour le rêveur qui voudrait voir régner dans l’univers la loi d’amour.

Mais en protestant contre la guerre, c’était aux aspirations intimes de ses compatriotes qu’il s’opposait. Ceux-ci étaient agités par le besoin de montrer au monde leur vitalité ; entraînés par le sûr accroissement de leurs forces, ils songeaient à se répandre au dehors, et à conquérir, dette ardeur, pour un temps, Pascoli ne craignit pas de la braver, au milieu des clameurs. Cependant le sentiment patriotique devenait toujours plus fort dans le pays ; il pénétrait toutes les âmes ; il apaisait les divisions politiques : il s’imposait à tous les partis. Pour les historiens de l’Italie future, ce sera un phénomène essentiel à observer que ce prodigieux élan national. Brisant toutes les résistances, il fit plier Pascoli. C’est en 1900 que le poète proposa, devant les étudians de Messine, ce qu’il appelait le socialisme patriotique : de même que les pauvres doivent défendre leur personnalité contre l’envahissement des riches, de même les peuples doivent résister aux voisins ambitieux qui visent à une domination universelle. On peut concilier ce qu’on doit à l’humanité et ce qu’on doit à la patrie : les humbles qu’il faut secourir, ce sont assurément tous ceux qui souffrent de par le monde ; mais ne sont-ce pas des victimes aussi que les émigrans italiens ? et ne présentent-ils pas un devoir plus impérieux et plus aisé à remplir à des fils nés du même sol ? — Pendant les années qui suivirent, il allait expliquant sa formule : le nationalisme conserve le caractère et l’essence de chaque peuple ; l’internationalisme empêche les guerres qui détruiraient ce caractère et cette essence : soyons donc nationalistes et internationalistes à la fois. Quand vint enfin la récente guerre, aboutissement fatal d’une impulsion devenue irrésistible, il fut nationaliste, sans correctif et sans épithète. Le discours qu’il prononça en l’honneur des morts et des blessés, à Barga, quelques mois avant sa mort, eut dans tout le pays un retentissement profond. « La grande prolétaire s’est mise en mouvement… » Le vocabulaire de l’orateur conservait la trace de son ancien parti. Mais il avait renoncé à l’effort douloureux de concilier les inconciliables ; son âme jouissait pleinement de la douceur de se sentir d’accord avec celle de la nation ; il était arrivé en même temps au terme de son évolution et de sa vie. La grande prolétaire, c’était désormais l’Italie.

Tel fut Giovanni Pascoli. Il s’est comparé lui-même à une lampe, à une humble lampe campagnarde qu’on allume à la veillée, et qu’on suspend à la poutre du plafond : ses rayons ne dissipent pas toutes les ténèbres, et les recoins demeurent obscurs ; mais ils brillent d’un éclat très doux, et, venant frapper la fenêtre, se font voir même au dehors. Le voyageur qui suit la roule de la vie s’arrête un instant, laisse les rayons caresser son âme, et repart en chantant. — L’image ne manque pas de justesse : pourtant, il en est une autre que nous lui préférons. Car il a dit aussi qu’il y avait dans chacun de nous un enfant, qui reste jeune quand nous veillissons ; capricieux et déraisonnable, belliqueux chez l’homme pacifique, et fou chez l’homme sérieux : mais regardant toutes choses d’un œil si ravi ; si sincère et si spontané dans tous ses sentimens ; si désintéressé dans ses actes ; si naturel enfin, qu’à vouloir le faire taire, nous perdrions peut-être le meilleur de nous-mêmes. C’est parce que Pascoli a laissé librement parler cette voix enfantine, cette voix de poésie et de rêve, que nous l’aimons.

Le plus grand poète de l’Italie depuis Pétrarque, a prononcé d’Annunzio ; c’est trop dire. Un petit grand poète, déclare au contraire Benedetto Croce ; ce n’est pas assez. Une belle âme, pense Vittorio Cian, son ami : sincère et bonne.

Paul Hazard.
  1. Les œuvres de Pascoli sont publiées chez Zanichelli dans une édition d’ensemble : I. Myricue ; II. Primi Poemetti ; III. Nuovi Poemetti ; IV. Canti di Castelvecchio ; V. Odi ed Inni ; VI. Poemi conviviali. Il faut y ajouter Le Canzoni di Re Enzio et les Poemi italici ; les poésies latines, telles que l’Inno a Roma et l’Inno a Torino ; les œuvres de critique dantesque ; les Pensieri e Discorsi ; et plusieurs discours édités à part, notamment Italia, Nel cinquantenario della patria, — Garibaldi, — Commemorazione di Giosue Carducci, — La grande proletaria si è mossa.