Hetzel (p. 211-213).



I



Ils étaient là de sept à huit cents, à tout le moins. De taille moyenne, mais robustes, agiles, souples, faits pour les bonds prodigieux, ils gambadaient sous les dernières clartés du soleil qui se couchait au delà des montagnes échelonnées vers l’ouest de la rade. Le disque rougeâtre disparut bientôt, et l’obscurité commença à se faire au milieu de ce bassin encadré des sierras lointaines de Sanorra, de Ronda et du pays désolé del Cuervo.

Soudain, toute la troupe s’immobilisa. Son chef venait d’apparaître sur ce dos d’âne maigre, qui forme la crête du mont. Du poste de soldats, perché à l’extrême sommité de l’énorme roc, on ne pouvait rien voir de ce qui se passait sous les arbres.

« Sriss !… Sriss !… » fit entendre le chef, dont les lèvres, ramassées en cul de poule, donnèrent à ce sifflement une intensité extraordinaire.

« Sriss !… Sriss !… » répéta cette troupe étrange avec un ensemble parfait.

Un être singulier, ce chef, de haute stature, vêtu d’une peau de singe, poil en dehors, la tête embroussaillée d’une chevelure inculte, la face hérissée d’une barbe courte, les pieds nus, durs en dessous comme un sabot de cheval.

Il leva le bras droit et le tendit vers la croupe inférieure de la montagne. Tous aussitôt de répéter ce geste avec une précision militaire, il est plus juste de dire mécanique, — véritables marionnettes mues par le même ressort. Il abaissa son bras. Ils abaissèrent leurs bras. Il se courba vers le sol. Ils se courbèrent dans la même attitude. Il ramassa un solide bâton qu’il brandit. Ils brandirent leurs bâtons et exécutèrent un moulinet pareil au sien — ce moulinet que les bâtonnistes appellent « la rose couverte ».

Puis, le chef se retourna, se glissa entre les herbes, rampa sous les arbres. La troupe le suivit en rampant.

En moins de dix minutes, les sentiers du mont, ravinés par les pluies, furent dévalés, sans que le heurt d’un caillou eût décelé la présence de cette masse en marche.

Un quart d’heure après, le chef s’arrêta. Tous s’arrêtèrent comme s’ils eussent été figés sur place.

À deux cents mètres au-dessous, apparaissait la ville, couchée le long de la sombre rade. De nombreuses lumières étoilaient le groupe confus des môles, des maisons, des villas, des casernes. Au delà, les fanaux des navires de guerre, les feux des bâtiments de commerce et des pontons, mouillés au large, se réverbéraient à la surface des eaux calmes. Plus loin, à l’extrémité de la Pointe d’Europe, le phare projetait son faisceau lumineux sur le détroit.

En ce moment éclata un coup de canon, le First gun fire, tiré de l’une des batteries rasantes. Et alors, les roulements de tambours, accompagnés de l’aigre sifflet des fifres, se firent aussitôt entendre.

C’était l’heure de la retraite, l’heure de rentrer chez soi. Aucun étranger n’avait plus le droit de courir la ville, sans être escorté d’un officier de la garnison. Ordre aux équipages de rallier le bord, avant que les portes fussent fermées. De quart d’heure en quart d’heure, circulaient des patrouilles qui conduisaient au poste les retardataires et les ivrognes. Puis, tout se tut.

Le général Mac Kackmale pouvait dormir sur ses deux oreilles.

Il ne semblait pas que l’Angleterre eût rien à craindre, cette nuit-là, pour son rocher de Gibraltar.