Gestes et opinions du docteur Faustroll/Livre 1
LIVRE PREMIER
PROCÉDURE
EN VERTU DE L’ARTICLE 819
L’an mil huit cent quatre vingt dix-huit, le huit février, En vertu de l’article 819 du Code de procédure civile et à la requête de M. et Mme Bonhomme (Jacques), propriétaires d’une maison sise à Paris, 100 bis, rue Richer, pour qui domicile est élu en ma demeure et encore à la mairie du Qe arrondissement.
DU DOCTEUR FAUSTROLL
Le docteur Faustroll naquit en Circassie, en 1898 (le xxe siècle avait (-2) ans), et à l’âge de soixante-trois ans.
À cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 × 1010 + 109 + 4 × 108 + 5 × 106) diamètres d’atomes ; de peau jaune d’or, au visage glabre, sauf des moustaches vert de mer, telles que les portait le roi Saleh ; les cheveux alternativement, poil par poil, blond cendré et très noir, ambiguïté auburnienne changeante avec l’heure du soleil ; les yeux, deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l’eau-de-vie de Dantzick, avec des spermatozoïdes d’or dedans.
Il était imberbe, sauf ses moustaches, par l’emploi bien entendu des microbes de la calvitie, saturant sa peau des aines aux paupières, et qui lui rongeaient tous les bulbes, sans que Faustroll eût à craindre la chute de sa chevelure ni de ses cils, car ils ne s’attaquent qu’aux cheveux jeunes. Des aines aux pieds par contraste, il s’engaînait dans un satyrique pelage noir, car il était un homme plus qu’il n’est de bienséance.
Ce matin-là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut d’un papier peint en deux tons par Maurice Denis, des trains rampant le long de spirales ; dès longtemps il avait substitué à l’eau une tapisserie de saison, de mode ou de son caprice.
Pour ne point choquer le peuple, il se vêtit, par-dessus cette tenture, d’une chemise en toile de quartz, d’un pantalon large, serré à la cheville, de velours noir mat ; de bottines minuscules et grises, la poussière y étant maintenue, non sans grands frais, en couche égale, depuis des mois, sauf les geysers secs des fourmilions ; d’un gilet de soie jaune d’or, de la couleur exacte de son teint, sans plus de boutons qu’un maillot, deux rubis fermant deux goussets, très haut ; et d’une grande pelisse de renard bleu.
Il empila sur son index droit des bagues, émeraudes et topazes, jusqu’à l’ongle, le seul de ses dix qu’il ne rongeât point, et arrêta la file d’anneaux par une goupille perfectionnée, en molybdène, vissée dans l’os de phalangette, à travers l’ongle.
En guise de cravate, il se passa au cou le grand cordon de la Grande-Gidouille, ordre inventé par lui et breveté, afin qu’il ne fût galvaudé.
Il se pendit par ce cordon à une potence disposée à cet effet, hésitant quelques quarts d’heure entre les deux maquillages suffocatoires dits pendu blanc et pendu bleu.
Et, s’étant décroché, il se coiffa d’un casque colonial.
fait commandement itératif de par la Loi et Justice à M. Faustroll, docteur, locataire de divers lieux dépendant de ladite maison, y demeurant susdite rue Richer, no 100 bis, portant actuellement le no 100, où étant et après avoir frappé à diverses reprises sans obtenir de réponse, nous nous sommes transporté à Paris, chez M. Solarcable, commissaire de police, lequel nous a assisté dans notre opération ; de payer à moi huissier, porteur de pièces, la somme de Trois cent soixante-douze mille francs 27 centimes pour Onze termes de loyer desdits lieux, échus le premier janvier dernier, sans préjudice d’autres dus, lesquels a refusé de payer.
1. — Baudelaire, un tome d’Edgar Poe, traduction.
2. — Bergerac, Œuvres, tome II, contenant l’Histoire des États et Empires du Soleil, et l’Histoire des Oiseaux.
3. — L’Évangile de saint Luc, en grec.
4. — Bloy, Le Mendiant ingrat.
5. — Coleridge, The Rime of the ancient Mariner.
6. — Darien, Le Voleur.
7. — Desbordes-Valmore, Le Serment des petits hommes.
8. — Elskamp, Enluminures.
9. — Un volume dépareillé du Théâtre de Florian.
10. — Un volume dépareillé des Mille et une Nuits, traduction Galland.
11. — Grabbe, Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, comédie en trois actes.
12. — Kahn, Le Conte de l’Or et du Silence.
13. — Lautréamont, Les Chants de Maldoror.
14. — Mæterlinck, Aglavaine et Sélysette.
15. — Mallarmé, Vers et Prose.
16. — Mendès, Gog.
17. — L’Odyssée, édition Teubner.
18. — Péladan, Babylone.
19. — Rabelais.
20. — Jean de Chilra, L’Heure sexuelle.
21. — Henri de Régnier, La Canne de Jaspe.
22. — Rimbaud, Les Illuminations.
23. — Schwob, La Croisade des Enfants.
24. — Ubu Roi.
25. — Verlaine, Sagesse.
26. — Verhaeren, Les Campagnes hallucinées.
27. — Verne, Le Voyage au Centre de la Terre.
Plus trois gravures pendues à la muraille, une affiche de Toulouse-Lautrec, Jane Avril, une de Bonnard, La Revue Blanche ; un portrait du sieur Faustroll, par Aubrey Beardsley, et une vieille image, laquelle nous a paru sans valeur, saint Cado, de l’imprimerie Oberthür de Rennes.
Dans la cave, par suite de l’inondation, nous n’avons pu y pénétrer. Elle nous a paru pleine, jusqu’à une hauteur de deux mètres sans tonneaux ni bouteilles, de vins et d’alcools librement mêlés.Le docteur Faustroll, soulevant la draperie qui couvrait le lit de cuivre verni que je n’avais pas à saisir, et s’adressant à moi, parlant à ma personne, dit :
« Il est vraisemblable que vous n’avez aucune notion, Panmuphle, huissier porteur de pièces, de la capillarité, de la tension superficielle, ni des membranes sans pesanteur, hyperboles équilatères, surfaces de nulle courbure, non plus généralement que la pellicule élastique qui est l’épiderme de l’eau. « Depuis les saints et miraculés qui ont navigué dans des auges de pierre ou sur des manteaux de grossière étoffe et le Christ, qui marchait nu-pieds sur la mer, je ne sais, hors moi, que la nèpe filiforme et les larves de cousins qui, d’au-dessus ou d’au-dessous, se servent de la surface des étangs comme d’un plancher solide.
« On a, il est vrai, construit des sacs de toile qui laissent passer l’air et la vapeur et sont imperméables à l’eau, à travers lesquels il est possible de souffler une bougie, et qui retiennent indéfiniment leur contenu fluide. Mon confrère F. de Romilly a fait bouillir des liquides dans une cloche dont le fond était de gaze à mailles assez larges...
« Or ce lit long de douze mètres n’est pas un lit, mais un bateau, qui a la figure d’un crible allongé. Les mailles en sont assez ouvertes pour laisser passer une grosse épingle ; et tout le crible a été trempé dans de la paraffine fondue, puis secoué, de manière que cette substance (qui n’est jamais touchée par l’eau), tout en recouvrant la trame, laisse les trous vides, au nombre approximatif de quinze millions quatre cent mille. La pellicule de l’eau, quand je vais en rivière, se tend sur les trous, et le liquide sous-fluent ne peut passer que si elle se déchire. Or la convexité de ma quille ronde n’offre aucun angle saillant, et le choc de l’eau, dans les débordages, sauts de barrages, etc., est brisé par une coque extérieure non paraffinée, à mailles beaucoup plus amples, seize mille seulement ; et qui sert en outre à protéger le vernis de paraffine contre l’éraillure des roseaux, comme un gril interne le garantit de l’injure des pieds.
« Mon crible flotte donc, à la manière d’un bateau, et peut être chargé sans couler à fond. Bien plus, il possède sur les bateaux ordinaires cette supériorité, m’a fait remarquer mon savant ami C.-V. Boys, qu’on peut y laisser tomber un filet d’eau sans le submerger. Que j’expulse mes urates ou qu’une lame embarque, le liquide passe à travers les mailles et rejoint les lames extérieures.
« Dans ce canot toujours sec (qui s’appelle un as, sans doute parce qu’il est construit pour porter trois personnes) je ferai désormais élection de domicile, comme il faudra que je quitte cette maison...
— Sans doute, dis-je, les lieux loués n’étant plus garnis.
— J’ai aussi un plus bel as, poursuivit le docteur, en fil de quartz étiré à l’arbalète ; mais actuellement j’y ai disposé à l’aide d’un brin de paille 250 000 gouttes d’huile de castor, à l’imitation des gouttelettes des araignées, et alternativement grosses et petites, les vibrations par seconde de celles-là étant à celles de celles-ci selon le rapport sous la simple force de la membrane élastique du liquide. Cet as a toutes les apparences d’une grande toile d’araignée véritable, et prend les mouches avec la même facilité. Mais il n’est aménagé que pour une personne.
« Et comme celui-ci porte trois personnes, vous m’accompagnerez, et quelqu’un qui vous sera présenté — voire quelques-uns, car j’emmène des êtres qui ont évadé votre Loi et Justice entre les lignes de mes volumes saisis.
« Et pendant que je les dénombre et convoque l’autre personne, voici un livre, par moi manuscrit, que vous pouvez saisir vingt-huitième et lire, afin non seulement de prendre patience, mais de plus probablement me comprendre au cours de ce voyage sur la nécessité duquel je ne demande pas votre avis.
— Oui, mais cette navigation en crible...
— L’as n’est pas seulement mû par des pelles d’avirons, mais par des ventouses au bout de leviers à ressort. Et sa quille roule sur trois galets d’acier dans le même plan. Je suis d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité, que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme. »
À travers l’espace feuilleté des vingt-sept pairs, Faustroll évoqua vers la troisième dimension :
De Baudelaire, le Silence d’Edgard Poë, en ayant soin de retraduire en grec la traduction de Baudelaire.
De Bergerac, l’arbre précieux auquel se métamorphosèrent, au pays du soleil, le rossignol-roi et ses sujets.
De Luc, le Calomniateur qui porta le Christ sur un lieu élevé.
De Bloy, les cochons noirs de la Mort, cortège de la Fiancée.
De Coleridge, l’arbalète du vieux marin et le squelette flottant du vaisseau, qui, déposé dans l’as, fut crible sur crible.
De Darien, les couronnes de diamant des perforatrices du Saint-Gothard.
De Desbordes-Valmore, le canard que déposa le bûcheron aux pieds des enfants, et les cinquante-trois arbres marqués à l’écorce.
D’Elskamp, les lièvres qui, courant sur les draps, devinrent des mains rondes et portèrent l’univers sphérique comme un fruit.
De Florian, le billet de loterie de Scapin.
Des Mille et une Nuits, l’œil crevé par la queue du cheval volant du troisième Kalender, fils de roi.
De Grabbe, les treize compagnons tailleurs que massacra, à l’aurore, le baron Tual par l’ordre du chevalier de l’ordre pontifical du Mérite Civil, et la serviette qu’il se noua préalablement autour du cou.
De Kahn, un des timbres d’or des célestes orfévreries.
De Lautréamont, le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme, qui disparaissait à l’horizon.
De Maeterlinck, les lumières qu’entendit la première sœur aveugle.
De Mallarmé, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.
De Mendès, le vent du nord qui, soufflant sur la verte mer, mêlait à son sel la sueur du forçat qui rama jusqu’à cent vingt ans.
De l’Odyssée, la marche joyeuse de l’irréprochable fils de Pélée, par la prairie d’asphodèles.
De Péladan, le reflet, au miroir du bouclier étamé de la cendre des ancêtres, du sacrilège massacre des sept planètes.
De Rabelais, les sonnettes auxquelles dansèrent les diables pendant la tempête.
De Rachilde, Cléopâtre.
De Régnier, la plaine saure où le centaure moderne s’ébroua.
De Rimbaud, les glaçons jetés par le vent de Dieu aux mares.
De Schwob, les bêtes écailleuses que mimait la blancheur des mains du lépreux.
D’Ubu Roi, la cinquième lettre du premier mot du premier acte.
De Verhaeren, la croix faite par la bêche aux quatre fronts des horizons.
De Verlaine, des voix asymptotes à la mort.
De Verne, les deux lieues et demie d’écorce terrestre.
Cependant, René-Isidore Panmuphle, huissier, commençait de lire le manuscrit de Faustroll dans une obscurité profonde, évoquant l’encre inapparente de sulfate de quinine aux invisibles rayons infra-rouges d’un spectre enfermé quant à ses autres couleurs dans une boîte opaque ; jusqu’à ce qu’il fût interrompu par la présentation du troisième voyageur.