Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/XII

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 192-211).


XII


Cependant, à travers ces épreuves et ces désillusions, les jours passaient ; le printemps commençait à poindre, et l’époque de la majorité de Gertrude se rapprochait. Dans les vergers du village, les pommiers et les cerisiers en fleurs secouaient au vent d’avril leur neige parfumée ; à la lisière des bois les hêtres verdoyaient ; — de l’herbe humide des prés, de la jeune feuillée des clos ensoleillés, et des profondeurs sonores de l’Argonne sortait une suave haleine de renouveau qui ragaillardissait toutes choses.

Les esprits eux-mêmes subissaient cette salutaire influence du printemps. Il y avait plus d’activité et plus de bonne humeur dans le village, plus de bienveillance dans les cœurs et moins d’âpreté dans les discours. Les rancunes s’étaient adoucies, les colères s’étaient apaisées, et il s’était opéré une réaction en faveur de Gertrude. L’estime dans laquelle le curé et le notaire continuaient à la tenir avait d’abord agi sur les esprits les moins prévenus. Puis, la conduite réservée de la jeune fille, sa bonté, jointe à une grande dignité de manières, imposèrent peu à peu à ceux mêmes qui avaient crié le plus fort. On lui savait gré du dévouement qu’elle montrait pour son enfant adoptif.

— Dans tous les cas, s’il est à elle, disait-on, il faut lui rendre cette justice qu’elle aime bien ce petiot, et qu’elle l’élève avec toute sorte de soins et de tendresses.

Les Mauprié sentirent à leur tour le contrecoup de cette réaction : on les plaignait moins fort et on écoutait moins patiemment leurs doléances. La veuve s’en aperçut la première, et elle cessa ses sourdes attaques contre sa nièce. Quant à Xavier, il était d’autant plus malheureux qu’il se reprochait d’avoir été trop violent avec Gertrude, et qu’il l’aimait toujours avec passion. Il avait d’abord essayé de l’oublier, en se jetant dans les distractions chères à son frère Gaspard ; mais il avait bien vite reconnu qu’il n’était pas fait pour ce genre de vie, et il était revenu à son atelier un moment abandonné. Il n’avait plus de courage à rien. Ne se sentant ni assez de calme pour reprendre son travail, ni assez de force pour quitter Lachalade, il restait oisif, se desséchait de tristesse, et vaguait çà et là comme une âme en peine.

Quelques jours avant le 15 mai, le notaire lui envoya, ainsi qu’à madame de Mauprié, une lettre indiquant le jour et l’heure de l’ouverture du testament, et les invitant à assister à cette formalité. Quand madame de Mauprié eut fini de lire cette lettre, elle déposa ses lunettes et coula un regard interrogatif du côté de Gaspard, qui fumait, les pieds sur les chenets.

— C’est pour le 15, dit-elle, à midi… On se réunit à l’Abbatiale.

— Je n’y mettrai pas les pieds ! s’écria Gaspard entre deux bouffées, et si vous êtes sages, vous ferez comme moi.

— Je suis de l’avis de mon frère, ajouta Honorine. Si nous sommes avantagés par le testament, on nous en préviendra, et si nous sommes déshérités, nous n’aurons pas du moins à subir les grands airs de mademoiselle Gertrude.

— D’ailleurs, fit Reine en rougissant, après la faute commise par notre cousine, nous ne pouvons plus avoir de rapports avec elle.

— Certes, reprit la veuve en poussant un soupir, si je n’écoutais que mes sentiments, je refuserais de me rencontrer avec cette malheureuse fille ; mais il s’agit de la dignité de la famille… Pour l’honneur du nom et le respect de la mémoire de mon frère, il est convenable que j’assiste à cette cérémonie… Seulement, j’y assisterai seule.

Gaspard n’objecta rien ; mais la moue d’Honorine et de Reine sembla indiquer qu’elles se repentaient déjà de s’être prononcées d’une façon aussi prompte et aussi absolue.

La veille du 15 mai, Gaspard resta muet toute la soirée. Il avait l’air absorbé, et il tourmentait sa barbe comme s’il eût voulu en faire sortir l’idée qui le tracassait. Le lendemain, après le déjeuner, il annonça très haut qu’il partait en forêt, et sortit en sifflant Phanor. Madame de Mauprié alla faire un peu de toilette, et les deux sœurs restèrent seules dans la salle. Honorine, penchée à la fenêtre, regardait Gaspard s’éloigner.

— Hum ! dit-elle à Reine, mon frère s’est fait bien beau pour courir les bois !… Il a mis son feutre neuf, et ses bottes sont cirées.

L’aîné des Mauprié semblait en effet avoir mieux soigné sa tenue que de coutume. Sa veste avait été brossée, et il avait peigné sa barbe. Quand il fut dans la campagne, il fit un brusque crochet, et, tournant le dos au bois, il prit doucement le chemin de l’Abbatiale.

— Il va être onze heures, murmura-t-il en regardant sa montre, elle doit avoir déjeuné, et nous aurons une heure pour causer tranquillement.

Cinq minutes après, il sonnait à la porte de Gertrude et priait Pitois de l’introduire. La jeune fille achevait de disposer le salon où devait se faire la lecture du testament, et comme les grandes pièces de l’Abbatiale étaient humides, elle venait d’allumer du feu, quand Pitois annonça Gaspard. Elle tressaillit, rougit, et salua froidement.

— Cousine, dit celui-ci après avoir posé son feutre sur la cheminée et fait signe à Phanor de se coucher à ses pieds, vous allez sans doute trouver ma visite un peu matinale ; mais je désirais arriver avant les autres, afin de causer un moment à cœur ouvert.

— Je vous écoute, répondit Gertrude en lui montrant un fauteuil.

Gaspard s’assit, toussa, se tira la barbe, puis reprit d’un air embarrassé :

— Cousine, j’ai d’abord à vous faire des excuses au sujet de certaines paroles un peu vives qui ont pu m’échapper… Je suis parfois un peu… brusque, je le reconnais, mais au fond je suis bon diable, et si j’ai la tête près du bonnet, j’ai aussi le cœur sur la main.

Gertrude l’écoutait, et attendait d’un air impassible la conclusion de son discours. En présence de cette attitude silencieuse, l’embarras du farouche chasseur redoublait.

— Tenez, reprit-il tout à coup, je vais vous parler franchement et sans barguigner, car je ne sais pas tourner de compliments, et je vais droit au but. J’ignore ce que peut contenir le grimoire qu’on va nous lire tout à l’heure, et je m’en soucie comme d’un fétu…. Aussi, avant qu’on ne puisse dire que j’ai agi par intérêt, je viens vous faire sérieusement une proposition.

Gertrude le regardait d’un air étonné. Gaspard se leva, et rajustant les revers de sa veste :

— Cousine Gertrude, j’ai trente-neuf ans, j’ai bon pied, bon œil, et je ne suis pas trop dévasté, que vous en semble ?

— Vous paraissez en effet très bien portant, répondit-elle en réprimant à grand’peine une envie de rire ; mais…

— Eh bien, cousine, sans tant de cérémonie, si vous me croyez assez bon pour faire un mari, je me crois de mine et de force à vous rendre heureuse, et je viens tout carrément vous demander votre main.

Elle eut d’abord un mouvement de stupeur ; puis un léger sourire courut sur ses lèvres. Enfin elle retrouva tout son sang-froid, et levant ses grands yeux limpides vers Gaspard, qui attendait sa réponse en se mordant les moustaches :

— Merci, mon cousin,… mais j’ai résolu de rester fille.

Gaspard haussa les épaules et sa figure prit un air de compassion.

— Vous avez là, dit-il sur un ton de condoléance, des scrupules et une délicatesse qui vous honorent ; mais si de sottes gens ont pu s’offusquer de ce que votre position a… de singulier, soyez persuadée que tout le monde ne partage pas ces faiblesses-là… Quant à moi, je suis prêt à vous épouser, en dépit de cette ridicule histoire d’enfant..

A chaque mot qu’il prononçait, Gertrude devenait de plus en plus pâle. A la fin, elle l’arrêta d’un geste énergique :

— Assez ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante ; ne comprenez-vous pas que vous m’insultez ?

Gaspard, effrayé de l’expression de colère et de dégoût que prenaient les traits de sa cousine, essayait de balbutier des excuses, lorsqu’il fut brusquement interrompu par l’arrivée de madame de Mauprié.

A la vue de son fils aîné en tête-à-tête avec sa nièce, la veuve poussa une exclamation, et un sourire ironique passa sur ses lèvres minces :

— Je te croyais au bois ! dit-elle d’un ton sarcastique.

— J’ai changé d’avis, grommela Gaspard en reprenant sa place près de la cheminée.

— Ma nièce, commença madame de Mauprié en s’approchant doucement de Gertrude, au moment où des circonstances douloureuses et solennelles réunissent la famille, je ne veux pas laisser place dans mon cœur à un sentiment de rancune, et je viens vous prier de faire la paix… Je n’ai jamais voulu prêter l’oreille aux mauvais propos, je tiens à vous l’affirmer. Quelles que soient les dispositions du testament qu’on va nous lire, croyez, Gertrude, que vous trouverez toujours en moi la même affection, et que ma maison vous sera toujours ouverte.

— Merci, ma tante, répondit Gertrude. Je ne compte pas rester à Lachalade. Dès que ma tâche ici sera remplie, je quitterai le pays… Mais en quelque lieu que j’aille, je me souviendrai de vos bons offices et de vos bonnes intentions.

Le petit notaire, qui entra au même moment, mit heureusement fin à cet entretien embarrassant pour les deux parties. Ce jour-là, Pitois qui se tenait cérémonieusement sur le palier, devait introduire encore plus d’un visiteur, et il était dit que tous les membres de la famille de Mauprié passeraient, bon gré mal gré, le seuil de l’Abbatiale.— Bien que Xavier rejetât loin de lui l’idée de reparaître dans cette maison d’où il était sorti avec le désespoir au cœur, il ne se sentait pas la force de rester à son atelier, et vers onze heures il partit et se mit à errer comme une âme en peine autour des murs de l’Abbatiale. Tout en marchant, il songeait que Gertrude était là-bas dans cette chambre, dont il apercevait les rideaux blancs soigneusement tirés, qu’ils étaient séparés par une centaine de pas à peine, et que peut-être ils ne se reverraient plus. « Pourtant, murmurait en lui une voix insinuante, tu as là une bonne occasion de la voir une dernière fois, sans paraître chercher une rencontre… Tu as le droit d’assister à cette réunion, puisqu’on t’y a convoqué. »

Au moment où il écoutait les arguments de cette voix tentatrice, il se trouva face à face avec ses deux sœurs qui n’avaient pu demeurer cloîtrées au logis et qui rôdaient autour de l’Abbatiale en s’encourageant mutuellement à braver un moment de fausse honte et à entrer.

— Pourquoi ne serions-nous pas là comme les autres ? disait Reine, le bonhomme était si bizarre !… Qui sait ? il a pu nous laisser au moins un souvenir…

— Tu penses aux pendants d’émeraude ! murmurait Honorine d’un air désillusionné. Au même moment elle reconnut Xavier et, courant à lui :

— Tu vas à l’Abbatiale, toi ? s’écria-t-elle.

Xavier surpris hésitait à répondre.

— Tant mieux ! dit Reine, tu nous y accompagneras, nous avions peur d’entrer seules…

En même temps elles prirent leur frère par le bras et l’entraînèrent. Le jeune homme se disait qu’il était lâche, qu’il aurait dû résister, que c’était une question de dignité, et en dépit de tout cela, il traversait la cour, il montait les degrés de l’escalier, et Pitois ouvrait devant les nouveaux arrivants la porte du salon… Le notaire, qui mettait ses besicles et dépliait ses papiers, s’arrêta d’un air narquois, la veuve grimaça un sourire de pitié ; Gertrude rougit jusqu’au front, puis pâlit brusquement :

— Ah ! ah ! grogna Gaspard, chambrée complète !

Reine et Honorine avaient fait une révérence et s’étaient assises près de leur frère aîné ; Xavier, pâle et embarrassé, se tint debout, à demi-masqué par le grand fauteuil où s’était installée sa sœur cadette.

— Maintenant que tous les ayants droit sont réunis, dit le notaire, je crois que nous pouvons commencer.

Il prit délicatement l’enveloppe cachetée, montra le cachet intact et le brisa. Un silence solennel régnait dans le salon où Pitois s’était glissé. Tous les yeux étaient fixés sur le notaire, et pour la première fois depuis de longues années madame de Mauprié sentit battre son cœur desséché et refroidi.

— Hum ! murmura le notaire, le testament est long.

L’attention redoubla et Me Péchenart commença de sa voix la plus claire :

« Je soussigné Jean-Eustache Renaudin, malade de corps et sain d’esprit, ayant l’intention de consigner au présent acte mes dernières volontés, crois devoir préalablement donner quelques explications au sujet de ma vie passée.

« Ma jeunesse n’a pas été exempte de fautes… J’en ai commis une surtout dont je suis cruellement puni par les remords qui tourmentent ma vieillesse. Pendant que j’étais à B…, j’ai eu une liaison avec une ouvrière qui se nommait Rose et que j’ai abandonnée après l’avoir rendue mère… »

En cet endroit madame de Mauprié joignit les mains et poussa un profond soupir, tandis que Gaspard se récriait.

— Silence, fit le notaire et il reprit :

« L’enfant de Rose était une fille. Elle a grandi à son tour et je ne l’ai pas connue ; j’avais quitté le pays ; plus tard j’ai su qu’elle était mariée à B… et qu’elle n’était pas heureuse ; c’est pourquoi j’ai chargé ma nièce Gertrude de s’enquérir de toutes choses et de venir au secours de cette femme… »

Le testateur entrait ensuite dans les détails de la mission confiée à sa nièce, il racontait la naissance de l’enfant de Rose Finoël, la mort de la mère et le dévouement de Gertrude. La plus vive émotion était peinte sur tous les visages. Madame de Mauprié semblait atterrée, Gaspard tordait sa moustache avec furie ; Reine et Honorine, ouvrant de grands yeux, chuchotaient en dévisageant Gertrude assise près du notaire. Celle-ci, pâle et toute palpitante, était restée immobile, les yeux baissés, pendant que Me Péchenart proclamait à haute voix sa justification. Elle écoutait avec bonheur les dernières paroles du vieillard, et tout bas elle bénissait la mémoire de M. Renaudin. Une seule fois elle releva la tête et ses yeux contemplèrent rapidement Xavier.— Debout et très pâle, le jeune homme serrait le dossier du fauteuil de sa sœur dans ses mains crispées ; il se mordait les lèvres comme pour empêcher un sanglot d’éclater, et de grosses larmes roulaient sur ses joues amaigries. Gertrude ne l’avait jamais vu pleurer. Cette muette et matérielle manifestation de la douleur dans une nature aussi concentrée, aussi peu expansive que celle de Xavier, remua violemment les fibres les plus aimantes du cœur de Gertrude, et fit tomber sa colère. Elle sentit les blessures de son orgueil se cicatriser comme par miracle, et elle oublia sa rancune pour ne plus se souvenir que de l’ancien et persistant amour.

Cependant Me Péchenart continuait sa lecture. Après avoir expliqué que l’enfant de Rose Finoël avait été confié aux soins de la jeune fille et mis en nourrice, le testament se terminait ainsi :


« J’ai la plus grande confiance dans ma nièce Gertrude, et j’ai eu la preuve de son affection pour moi. Si son dévouement doit lui causer plus tard quelque embarras, il est juste qu’elle ait au moins les moyens de remplir sa mission et d’assurer l’avenir de l’enfant. Seule d’ailleurs de toute me famille, elle possède les qualités nécessaires pour faire bon emploi de la fortune que j’ai si péniblement acquise.— En conséquence, j’institue pour ma légataire universelle Marie-Antoinette-Gertrude de Mauprié. J’entends qu’à partir de sa majorité elle ait la pleine et entière disposition de tous mes biens meubles et immeubles, à charge par elle de servir une rente annuelle et viagère de cinq cents francs à mes domestiques Fanchette et Pitois, et de faire dire chaque année, dans l’église de Lachalade, une messe pour le repos de mon âme.

« Lachalade, le 8 décembre 184…

« EUSTACHE RENAUDIN. »


Le notaire parcourut le salon d’un regard souriant et contempla, non sans une certaine satisfaction, les mines allongées des Mauprié, puis il remit galamment le testament entre les mains de Gertrude et la félicita de tout son cœur.

— M. Renaudin, dit-il, a sagement et honnêtement agi en minutant de la sorte son testament.

— Mon frère ne m’a pas nommée ! s’écria madame de Mauprié avec amertume… Il n’avait pas le respect de la famille… Cela se voit, du reste, à la façon dont il s’est conduit avec ses bâtards…

— A quoi bon tant de paroles ? reprit Gaspard en ricanant, il nous a déshérités, voilà tout… Allons, ma mère, nous n’avons plus rien à faire céans… Prenez mon bras, et partons ! Ici, Phanor !

— Attendez un instant, ma tante ! dit Gertrude à madame de Mauprié…

Puis se tournant vers le notaire et lui montrant le testament :

— Dites-moi, Me Péchenart, quels droits aurait eus l’orphelin qui m’est confié, dans le cas où ce testament n’aurait pas existé ?

— Aucun, répondit le notaire, car sa mère n’avait pas été reconnue… Si M. Renaudin fût mort intestat, sa fortune aurait été partagée par moitié entre vous et madame votre tante.

— Mais aujourd’hui ce testament équivaut à une reconnaissance ?…

— C’est douteux, Mademoiselle… Du reste, même si Rose Finoël eût été reconnue, son fils n’aurait droit qu’à la moitié de l’héritage. Le reste reviendrait aux héritiers légitimes.

— C’est bien ! dit Gertrude… Mon oncle a obéi à une injuste rancune en déshéritant sa propre sœur ; il le reconnaît lui-même sans doute là-haut ; je crois donc agir selon Dieu et selon la justice en anéantissant ce testament…

Par un brusque mouvement elle déchira le papier timbré et en jeta les morceaux dans la cheminée.

Gaspard lâcha un juron et madame de Mauprié poussa un cri de joie…

— C’est de la folie ; s’écria le notaire stupéfait, et au risque de se brûler, il plongea sa main dans l’âtre et en retira les chiffons enflammés.

— L’animal ! grommela Gaspard.

— Il n’y a plus que des lambeaux…, murmura la veuve.

— Les morceaux en sont bons, reprit le notaire en secouant les doigts et en faisant la grimace… Mais sa mine s’allongea de nouveau lorsqu’il parcourut les fragments noircis :

— Il en manque un, dit-il, et c’est l’essentiel ! Tout ceci n’est relatif qu’à l’histoire du marmot…

La veuve et Gaspard respirèrent.— Le notaire plia rageusement son portefeuille.

— Vous avez fait là une imprudence, Mademoiselle, et vous vous en mordrez les doigts… On ne badine pas avec un testament en forme, et dans ce monde il faut voir les choses plus sérieusement.

— Ne vous fâchez pas, lui répondit Gertrude en riant, vous le savez, Me Péchenart, nous autres verriers, nous avons une manière à nous de voir les choses…

— Elle a raison, fit Gaspard, qui avait repris son assurance, nos poules chantent un autre air que celles des bourgeois, et nous ne mettons pas, comme on dit, nos œufs dans les mêmes paniers…

— Oui, répliqua le notaire, les vôtres sont percés…

— Plus un mot, Me Péchenart ! dit Gertrude avec fermeté, j’ai agi comme eût fait mon père, et cela me suffit.

— Ma nièce, ajouta madame de Mauprié de sa voix la plus veloutée, vous avez agi comme j’aurais fait moi-même, et vous êtes digne de la famille… Quant à cet orphelin, croyez bien que nous ne souffrirons pas qu’il reste à votre charge… Nous supporterons notre part des embarras qu’il pourra vous causer.

Gertrude sourit :

— Ne vous inquiétez pas de cela, ma tante, cet enfant est une joie et non un embarras… D’ailleurs, je sais quelqu’un qui m’aidera volontiers à l’élever…

Elle alla droit vers Xavier qui était resté cloué derrière son fauteuil, et lui tendant la main :

— Cousin Xavier, lui dit-elle d’une voix légèrement tremblante, ne vous souvient-il plus de la promesse que nous nous sommes faite, à B…, et ne voulez-vous plus de ma main ?

Il releva la tête, et vit ses beaux yeux verts, pleins de pardon et de tendresse ; d’un bond il s’élança vers elle, la serra dans ses bras et éclata en sanglots…

Alors vinrent les étonnements et les questions. Quand Gertrude eut expliqué à sa tante que Xavier était son fiancé depuis près de deux ans, il fallut subir les compliments de la veuve et les félicitations hypocrites de Reine et d’Honorine.

— Tu sais, lui murmura Reine en l’embrassant, nous n’avons jamais cru un mot des mauvais propos, et nous t’avons vertement défendue, va !


Enfin Xavier et Gertrude restèrent seuls. Ils s’enfuirent au jardin. L’enclos, couronné de grands arbres et bordé de charmilles, était plein de soleil, de bourdonnements d’insectes et de gazouillements de fauvettes. Les poiriers et les cerisiers secouaient en l’air leur blanche floraison, et des papillons couleur de soufre volaient au long des plates-bandes parfumées de giroflées et de lilas. Dans la grande allée, la nourrice promenait l’enfant de Rose Finoël en fredonnant une chanson berceuse, et sa voix claire s’harmonisait avec les épanouissements et les joies du mois de mai. L’enfant tendit les bras vers Gertrude. Xavier le prit dans ses mains, le baisa et, le passant à la jeune fille :

— Il sera à nous deux ! dit-il en souriant…


Ils l’ont adopté tous deux en effet, mais il n’a pas été seul à remplir de son bruit joyeux la maison des nouveaux mariés. D’autres enfants sont venus ensuite, plus chers au jeune couple, sinon plus choyés. Xavier, qui n’a pas voulu abandonner ses travaux de sculpture, a pu réaliser son rêve, et un an après les noces, installer Gertrude dans un confortable chalet bâti en face de l’atelier. On a laissé à madame de Mauprié la maison de l’Abbatiale, dont la mine austère s’accorde mieux avec les manières et les habitudes de la veuve. Gaspard s’est piqué d’honneur et s’est remis au travail. Il a remonté la verrerie des Bas-Bruaux et marié sa sœur Reine avec un jeune gentilhomme verrier qui est devenu son associé. Quant à lui, il se trouve trop vieux pour tenter la grande aventure du mariage, et il reste garçon. Lorsqu’on le pousse sur ce chapitre, il se contente de siffler entre ses dents, et il ajoute malicieusement, en regardant d’un air narquois sa sœur Honorine qui tient son ménage :

— Que voulez-vous,… ma sœur et moi nous avons la vocation du célibat.


Avril-mai 1870.