Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/IX

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 135-155).


IX


Le lendemain les cloches de Lachalade se mirent à sonner en mort dès le matin et réveillèrent Gertrude, qui s’habilla rapidement et descendit, encore endolorie par les secousses de la veille. En entrant dans la salle elle fut prise de violentes palpitations ; elle venait d’apercevoir Xavier, seul, assis tout rêveur près du feu. Bien des fois, pendant de longues journées de travail ou, le soir dans sa petite chambre, elle avait rêvé à ce moment du retour et au bonheur de revoir le bien-aimé. Cette réunion tant souhaitée lui était souvent apparue comme une fête merveilleuse, pleine de lumière, de musique et de joyeuses effusions ; et voilà qu’elle avait lieu dans cette sombre chambre du logis Mauprié, par un jour de deuil et sous une impression d’angoisse et de terreur. Gertrude portait dans son cœur, encore saignant des douleurs de la veille, un secret pesant que la mort de M. Renaudin venait d’y sceller à jamais. Ce pénible fardeau paralysait tout élan et arrêtait toute effusion.

Xavier s’élança vers elle et lui prit les mains :

— Chère Gertrude, dit-il, j’aurais voulu que notre réunion fût amenée par un moins lugubre événement.

— Moi aussi, murmura-t-elle en secouant la tête.

— Tes mains sont glacées, continua Xavier, et tu es toute pâle ?

Gertrude répondit avec embarras qu’elle avait été un peu souffrante dans les derniers temps.

— L’air de la campagne te fera du bien, poursuivit-il, tu reprendras tes couleurs, car tu ne retourneras plus à ton magasin… Te voilà riche maintenant, Gertrude !… Ma mère et toi, vous étiez les deux plus proches parentes de l’oncle Renaudin, et il n’y a pas apparence que le bonhomme ait déshérité sa famille.

Gertrude demeurait silencieuse.

— A-t-il beaucoup souffert pour mourir ? demanda-t-elle enfin.

— Non, il s’est éteint doucement… Quand ma mère a été appelée à l’Abbatiale, il venait de rendre le dernier soupir.

L’entretien fut interrompu par l’entrée de madame de Mauprié suivie de Gaspard en grand deuil. Pour la première fois, depuis longtemps, le farouche chasseur avait endossé une redingote noire ; aussi paraissait-il fort mal à son aise dans ce vêtement qui gênait ses mouvements brusques. Cette gêne donnait seule à sa figure une expression un peu attristée, car, bien qu’il fît des efforts pour prendre un air grave et recueilli, on devinait au fond de lui une joie qui ne demandait qu’à déborder. L’hypocrisie n’était pas son défaut, et il avait grand’peine à ne pas siffler son air favori, tandis que Phanor tournait autour de lui et semblait déconcerté à la vue de son maître ainsi accoutré. Bientôt Reine et Honorine firent leur apparition dans un nuage de crêpe noir, et après un rapide déjeuner, toute la famille prit silencieusement le chemin de la maison mortuaire.

L’Abbatiale avait ce jour-là l’air plus désolé que d’ordinaire. Le brouillard de décembre l’enveloppait, et, à travers la brume, les voix traînantes et plaintives des cloches ajoutaient encore à la tristesse de son aspect. Dans une chambre du rez-de-chaussée le cercueil d’Eustache Renaudin, sous un poêle de deuil, entre quatre cierges mélancoliques, attendait les porteurs. En entrant, chaque nouveau venu aspergeait la bière avec le goupillon bénit, puis les hommes se réunissaient autour de Gaspard, et les femmes montaient au premier étage, près de madame de Mauprié. Bien que le défunt fût peu aimé dans le pays, où il avait vécu comme un ours, néanmoins tout le village était là. A la campagne, l’esprit de communauté subsiste encore assez pour qu’en certaines circonstances solennelles, tous les habitants du même bourg se considèrent comme ne formant qu’une famille. Quelques gentilshommes verriers du voisinage étaient venus aussi avec leurs femmes et leurs filles ; la veuve Mauprié recevait ces dernières comme des personnes de marque. A leur arrivée elle se levait à demi, se laissait embrasser, puis retombait sur son siège en poussant un sanglot étouffé, auquel répondaient deux profonds soupirs modulés par Reine et Honorine. Gertrude seule restait silencieuse et immobile, absorbée par ses préoccupations et aussi par le souvenir de sa dernière visite dans cette chambre, maintenant remplie d’indifférents.

Le chant des prêtres résonna dans la cour et le convoi se mit en marche ; chemin faisant, le cortège grossissait, chaque porte du village s’ouvrant pour laisser passer une femme ou deux. Aussi l’église était-elle presque pleine, et quand on se dirigea vers le cimetière, plus de deux cents personnes formaient la procession de l’enterrement. Il pleuvait et l’on voyait deux longues files de parapluies trancher avec leurs couleurs crues sur les vêtements noirs des gens en deuil. « Les vivants n’aiment pas à être mouillés, » se dit philosophiquement Gaspard en considérant le cortège et en sentant la pluie sur sa tête nue.— Le convoi longeait de larges pièces de terre labourées, contiguës à l’Abbatiale et achetées l’année d’avant par le bonhomme Renaudin. Gaspard regardait cette bonne terre grasse et bien fumée ; d’un coup d’œil il arpentait le champ et supputait le nombre de verges… « Il n’aura pas eu le temps de voir son blé pousser ! » songeait-il, puis sa pensée distraite, suivant cette nouvelle pente, il se voyait lui, chassant le long des sillons, ayant Phanor à ses côtés et un bon fusil sous le bras. « J’achèterai un lefaucheux, se disait-il, et je ferai bâtir un chenil à l’Abbatiale… Car j’aurai une meute : deux bassets et deux vendéens pour le bois ; deux chiens d’arrêt pour tenir compagnie à Phanor, plus un épagneul pour le marais. J’affermerai la chasse du bois des Hauts-Bâtis, et alors on verra de belles parties et de beaux coups de fusil… Mon lefaucheux aura une garniture en argent, et sur la crosse je ferai graver les armes de notre famille ; car maintenant c’est mon devoir de relever le nom de Mauprié… Eh ! eh ! qui sait ? — Je remonterai peut-être la verrerie des Bas-Bruaux ? Alors les des Encherins et les du Houx n’auront qu’à se bien tenir !… » Il n’interrompit son rêve qu’en apercevant la grille du cimetière.

On entendait le bourdonnement des psaumes, et entre les branches des sapins on voyait flotter les surplis blancs des prêtres. Les hommes s’étaient éparpillés autour des tombes ; les femmes formaient au milieu de l’allée un groupe sombre en tête duquel se tenaient Gertrude, madame de Mauprié et ses filles. La veuve était à demi affaissée dans une attitude douloureuse… « Si iniquitates observaveris… » psalmodiait le prêtre.— « Mon Dieu, que votre volonté soit faite, songeait madame de Mauprié, vous n’avez pas voulu nous voir souffrir plus longtemps dans la pauvreté et l’humiliation. Maintenant, que vous avez rappelé à vous mon pauvre frère, nous aurons enfin de meilleurs jours ; je reprendrai dans le monde la position qui nous appartient ; je trouverai un mari pour Reine, et qui sait ?… peut-être aussi pour Honorine… Nous nous installerons à l’Abbatiale, la maison est assez bien montée pour que l’installation soit peu coûteuse… Il est vrai qu’il faudra tout partager avec Gertrude ; mais elle est encore mineure, nous administrerons sa part, et puis… il y aurait peut-être moyen de tout arranger en la mariant à Gaspard… C’est un projet à mûrir et j’y réfléchirai…

Les porteurs avaient étendu le poêle sur la terre humide et les fossoyeurs faisaient glisser la bière dans la fosse. Les sanglots retentirent plus forts dans le groupe des femmes. Reine et Honorine y allaient de tout cœur ; tout en s’essuyant les yeux, elles pensaient à l’héritage, aux armoires pleines de linge, aux coffres pleins d’argenterie, et aux nouvelles perspectives que leur avaient ouvertes l’oncle Renaudin en partant pour l’autre monde. Reine se disait que le deuil d’un oncle ne se porte que trois mois, et songeait déjà aux robes de demi-deuil ; elle combinait des toilettes triomphantes pour conquérir le mari de ses rêves… « Tout cela sera trop beau pour Lachalade, pensait-elle, mais je déciderai ma mère à passer une saison aux eaux de Plombières… »

Gertrude, agenouillée sur la pierre d’une tombe, écoutait le bruit sourd de la bière et songeait aux derniers moments du mort. L’idée de la réparation tentée au logis de Polval avait-elle au moins adouci les souffrances de l’heure suprême ? Le vieillard s’était-il endormi avec une conscience apaisée ?… Du moins lui, il en avait fini avec les tourments de cette vie ; pour elle, au contraire, les épreuves allaient commencer seulement. Cette promesse dont elle avait espéré se faire relever par l’oncle Renaudin, cette promesse la liait pour toujours désormais. Déjà sa réputation était menacée… Quelles autres souffrances lui réservait l’avenir ? Courberait-elle silencieusement la tête devant toutes ces accusations injurieuses ? Était-elle à ce point liée par un serment imprudemment fait ? Ne devait-elle pas au contraire préserver avant tout la pureté de sa réputation ?… Alors elle revoyait le vieux Renaudin se dressant à demi sur son lit, mettant un doigt sur ses lèvres blêmes et lui répétant : « Une promesse, c’est sacré ! » — Et elle frissonnait en écoutant les paroles latines murmurées au-dessus de la fosse, et en songeant aux châtiments réservés aux parjures…

Pendant ce temps, Xavier contemplait sa cousine agenouillée auprès d’un grand sapin et la trouvait plus charmante que jamais dans ces vêtements noirs. Les épais bandeaux de cheveux blonds crépelés se laissaient voir à demi sous le voile, et le profil pensif de la jeune fille se détachait doucement du fond sombre des sapins. Le jeune homme savourait délicieusement le bonheur de l’admirer et la joie de songer qu’il pourrait maintenant jouir de ce bonheur-là tous les jours. Il sentait que l’absence avait doublé sa passion, qu’il aimait Gertrude plus violemment encore que l’an passé, et qu’il avait mis toute sa vie en elle. Elle était si belle et si aimante !… Il l’avait trouvée, à la vérité, un peu froide, avant l’enterrement, mais il expliquait son air préoccupé et contraint par l’émotion, et il l’excusait volontiers de ne pas s’être montrée plus expansive.

— « Requiescat in pace ! » dit une dernière fois le curé, en secouant l’aspersoir au-dessus de la fosse ; il le passa à Gaspard et s’éloigna. Les assistants défilèrent près de la fosse et agitèrent tour à tour le goupillon humide, puis la foule se dispersa. Madame de Mauprié suivit avec son fils et ses filles le chemin de l’Abbatiale ; il lui tardait de prendre possession du logis avant l’arrivée du juge de paix de Varennes, qui avait été mandé la veille. Les mains lui démangeaient, elle aurait déjà voulu sentir entre ses doigts le trousseau des clefs de la maison. Gaspard et ses sœurs avaient la même préoccupation, et tous hâtaient le pas, de telle sorte que Xavier et Gertrude restèrent seuls sur le chemin du cimetière. Xavier mit le bras de sa cousine sur le sien, et tous deux s’acheminèrent vers l’Abbatiale, en longeant les haies brillantes de gouttelettes argentées. La pluie avait cessé, et le soleil hasardait quelques pâles rayons entre deux nuées. Cette éclaircie suffit néanmoins pour égayer un peu l’austérité de la campagne environnante. Les prés jaunis et mouillés scintillaient ; les terres de labour les entouraient de leurs bruns et gras sillons où verdoyait le blé semé en octobre ; et tout au fond, les grandes futaies sombres fumaient à l’horizon.

Gertrude avait rejeté son voile en arrière, et Xavier admirait ses bandeaux semés de gouttes de pluie, ses yeux verts encore humides et ses joues d’un rose pâle :

— Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas, Gertrude ? murmura-t-il brusquement.

La jeune fille releva vers lui ses yeux mélancoliques.

— Est-ce que tu as pu en douter, Xavier ?

— Non, mais tu es si belle et je me sens si indigne de toi, que parfois j’ai peur ;… je tremble que tu ne t’aperçoives de mon obscurité, que le prisme ne se brise et que tu ne songes à aimer quelqu’un de plus brillant que moi. Gertrude secoua pensivement la tête :

— N’est-ce pas toi plutôt qui me vois à travers un prisme ?… et qui sait si un jour ce ne sera pas toi qui me trouveras indigne de ton amour ?

Xavier, souriait d’un air incrédule, sa cousine reprit sur un ton grave :

— Xavier, tu auras toujours confiance en moi, n’est-ce pas ?

Le jeune homme saisit la main de Gertrude et la serrant :

— Cette petite main, dit-il, est celle d’une amie qui ne sait pas tromper ; je crois sentir en elle les moindres mouvements de ton cœur loyal.

— Pourquoi me défierais-je de toi ?

— N’importe ; si un jour quelqu’un m’accusait, promets de ne pas douter de moi un seul moment, de ne pas me juger avant de m’avoir entendue…

Xavier la regarda d’un air inquiet.

— Je te le promets, reprit-il enfin… mais à quel propos ?…

Gertrude baissait les yeux et gardait le silence… On était arrivé devant la porte de l’Abbatiale.

— Entrons ! dit Xavier, on va procéder sans doute à quelque formalité judiciaire, et ta présence est indispensable.

Devant l’âtre de la cuisine, Fanchette et Pitois, se chauffaient, chacun dans un coin, regardant le brasier sans souffler mot, Xavier s’étant informé de la présence de sa mère :

— Ils sont tous là-haut, dans la chambre de réserve, murmura Pitois.

— Ils n’ont pas perdu de temps, grogna Fanchette ; c’est comme une bande de moineaux dans un champ de colza… Il faut les voir fouiller les armoires ; rien que ça serait capable de faire sortir notre pauvre monsieur du cercueil !

La chambre de réserve semblait en effet livrée au pillage. Toutes les armoires étaient ouvertes, et chacun des membres de la famille de Mauprié y furetait avidement en poussant des exclamations. La veuve, montée sur une chaise, comptait les piles de linge ; Gaspard soupesait l’argenterie, et les deux sœurs visitaient les tiroirs des commodes.

— Tout est par douzaine, disait la veuve, et presque rien n’a servi… Ah ! mon pauvre frère était économe et il avait du beau… Voyez-moi ces serviettes de toiles des Vosges, comme c’est ouvré et comme la damassure est fine !

— L’argenterie est à l’ancien titre et elle pèse lourd, reprit Gaspard en frottant les couverts avec le pan de sa redingote, je suis d’avis que nous la conservions, après y avoir fait graver notre chiffre…

Il fut interrompu par une exclamation joyeuse de Reine.

— Venez voir ma trouvaille ! s’écria la jeune fille, tenez, voici des pièces de dentelles… Est-ce beau ?… Voici des crêpes de Chine, et puis dans ces petits écrins… Oh ! des colliers de perles et des pendants d’oreille en pierres fines !

Madame de Mauprié était descendue rapidement, Gaspard s’était rapproché et Honorine ouvrait de grands yeux. Ils étaient tellement affairés, qu’aucun d’eux ne s’aperçut de l’arrivée de Gertrude et de Xavier. Les deux jeunes gens, debout près de la porte d’entrée, contemplaient cette scène avec tristesse, et Xavier fronçait les sourcils d’un air de désapprobation.

— Voyez un peu ! dit Honorine en joignant les mains, qui aurait jamais soupçonné notre oncle de posséder de si belles choses ?

— Oh ! moi, fit Gaspard, j’ai toujours pensé que le vieux ladre prêtait sur gages !

— Fi ! Gaspard, pouvez-vous avoir de pareilles idées ? s’écria la veuve en examinant à son tour un crêpe de Chine, je crois plutôt que mon frère avait autrefois ruminé quelque projet de mariage, et que ces bijoux étaient destinés à sa future.

— On n’aura pas voulu de lui, répliqua Gaspard, et c’est fort heureux… Si, au lieu d’être laid comme une chenille, M. Renaudin eût été un Adonis, nous ne viderions pas aujourd’hui ses tiroirs !

— Comme ces émeraudes me vont bien ! dit Reine en essayant des pendants d’oreille devant un grand miroir, j’ai envie de les garder !…

— Malheureusement, Mademoiselle, cela n’est pas possible pour le moment ! soupira une voix flûtée qui partait de l’entrée de la chambre.

Ils se retournèrent tous stupéfaits et aperçurent le notaire de Lachalade dont la grosse figure souriante s’encadrait dans le chambranle de la porte entre-bâillée. Derrière lui on distinguait la tête pointue et chauve du juge de paix et la face enluminée de son greffier.— À l’aspect de ce trio, les traits de madame de Mauprié s’étaient allongés, et Gaspard avait fait un geste d’impatience.

— Nous sommes en affaires, Monsieur, dit-il au notaire de son ton le plus hautain, et à moins de choses urgentes, nous aimerions à ne pas être dérangés.

— Je vous demande mille pardons, reprit le tabellion sans s’émouvoir, mais il s’agit de formalités qui ne souffrent aucun délai, et qui auraient été remplies dès hier, sans l’éloignement de M. le juge de paix.

Le juge, long et maigre comme un fil, s’inclina silencieusement ; Gaspard toisait le notaire des pieds à la tête et se mordait les lèvres.

— De quelles formalités parlez-vous ? demanda-t-il sèchement.

— Oh ! de simples mesures conservatoires… dans l’intérêt de l’héritière mineure, car si je ne me trompe, il y a minorité de l’une des héritières présomptives. Je dis présomptives, ajouta-t-il en passant en revue les assistants avec ses gros yeux ronds, parce que nous ne connaissons pas encore les dernières volontés du défunt.

— Ses dernières volontés ! répéta madame de Mauprié interdite ; supposeriez-vous, Monsieur, l’existence d’un testament ?

— Je ne la suppose pas, Madame, répondit le notaire en s’inclinant, je l’affirme…

— Un testament ! grommela Gaspard, à quoi bon ?

— Je l’ignore, Monsieur, mais si vous le permettez, nous allons vous donner lecture de l’acte.

Il tira de son portefeuille une enveloppe cachetée.

— Ceci est un testament olographe, déposé en mon étude par feu M. Renaudin, mon client.

Il promena un moment l’enveloppe sous les yeux des héritiers, puis il la décacheta et remit au juge de paix une feuille de papier timbré, en le priant d’en prendre connaissance.

— Le testament est en bonne forme, murmura le juge.

Le notaire avait toussé et avait mis ses lunettes. Madame de Mauprié, pâle et crispée, était appuyée à un fauteuil ; Gaspard se tenait debout, les bras croisés ; Reine et Honorine contemplaient les gens de justice d’un air effaré, sans trop comprendre de quoi il s’agissait. Quant à Xavier et à Gertrude, ils étaient assis l’un près de l’autre et se regardaient avec une expression de tristesse attendrie.

Le notaire, d’une voix claire, se mit à lire ce document, qui était un simple codicille révélant l’existence d’un testament caché dans le secrétaire du défunt.

En outre, afin de prévenir toute difficulté, Eustache Renaudin ordonnait que l’ouverture de ce testament n’eût pas lieu avant la majorité de sa nièce Gertrude de Mauprié. Il nommait pour exécuteur testamentaire et administrateur provisoire, son notaire, Me Péchenart. Enfin, il exprimait le désir que Gertrude habitât l’Abbatiale et jouît des revenus de la succession, « à l’exclusion de tous autres, jusqu’au jour où elle serait majeure. »

Après avoir soigneusement replié le papier timbré, Me Péchenart parcourut de nouveau l’auditoire avec son regard éveillé : la surprise était peinte sur tous les visages.

— Peste soit du ladre vert ! s’écria enfin Gaspard, et il accompagna ces paroles d’un juron énergique.

— Si vous le voulez bien, dit le notaire, sans s’inquiéter autrement de la colère de l’aîné des Mauprié, nous allons pratiquer les recherches nécessaires dans le meuble désigné par le défunt.

On passa dans la chambre à coucher. La veuve lançait à sa nièce des regards méfiants ; quant à Gertrude, rougissante et interdite, elle assistait à cette scène sans trop se rendre compte encore de ce qu’elle signifiait. Xavier considérait sa cousine d’un air embarrassé ; Reine et Honorine chuchotaient avec Gaspard, qui leur expliquait sans doute les conséquences probables de l’acte qu’on venait de lire, car elles dardaient à leur tour à Gertrude des œillades foudroyantes.

La recherche du notaire ne fut pas longue, et le testament fut trouvé à l’endroit indiqué. Le notaire en fit parapher l’enveloppe cachetée par le juge de paix, puis se tournant vers Gertrude, il lui demanda quel était son âge.

— J’ai eu vingt ans le quinze mai dernier, murmura la jeune fille.

— Fort bien, le quinze mai prochain, à midi, nous procéderons à l’ouverture du testament, qui restera déposé au nombre de mes minutes. D’ici là, rien ne s’opposera à ce que nous nous occupions de l’inventaire… Monsieur le juge, vous penserez sans doute qu’il convient d’apposer les scellés…

Le greffier avait déjà préparé la cire et les bandes de toile ; le notaire s’avança galamment vers Reine, et tout en souriant, désigna les pendants d’émeraude qui se balançaient encore à ses oreilles.

— Désolé ! Mademoiselle, lui dit-il, nous serons obligés de réintégrer ces bagatelles parmi les objets mobiliers de la succession.

Reine détacha les boucles d’oreille et les jeta avec dépit sur la table, puis n’y tenant plus, elle s’élança vers sa mère et se mit à fondre en larmes.

— C’est une indignité ! s’écria madame de Mauprié suffoquée.

— Le testament est un nouveau tour de ce fesse-mathieu, et toutes ces précautions sont injurieuses ! hurla Gaspard, rouge de fureur.

Le notaire plia les épaules et sourit d’un air indifférent.

— Ma tante, dit Gertrude en tendant la main à madame de Mauprié, je ne comprends rien à tout ce qui se passe… Je suis désolée de l’ennui qui vous arrive, et je donnerais beaucoup pour que les choses fussent arrangées autrement.

— Laissez-moi, ma nièce ! répliqua la veuve en la repoussant avec un geste sévère, je ne vois pas bien clair dans tout ceci, mais je me doute de quelque intrigue… Vous êtes ici chez vous et nous n’avons plus qu’à vous céder la place… Adieu, ma nièce !

Elle s’éloigna d’un air superbe.

— Ma tante, reprit Gertrude désespérée, ne m’abandonnez pas ainsi !… Cousine Reine, cousin Gaspard, vous ne me croyez pas capable !…

— Moi ! fit Gaspard en éclatant, je te crois capable de tout, avec tes façons de sainte nitouche… Ah ! ah ! il y a longtemps que je l’ai dit ; tu es fine, toi, sans en avoir l’air !… Tu es une embobelineuse, et quand je t’ai vue arriver hier à la nuit sans que nous t’ayons écrit, je me suis bien douté de quelque aventure…

— Tu te trompes, Gaspard, interrompit soudain Xavier, Gertrude avait été prévenue… Je lui avais écrit la maladie de notre oncle.

En même temps il regardait tristement sa cousine qui se troublait de plus en plus et devenait vermeille. Gaspard resta un moment interdit, puis faisant un geste d’impatience :

— Suffit, dit-il, assez parlé !… Nous ne sommes plus rien ici, détalons, et laissons ces messieurs griffonner leur grimoire… Si j’avais su tout cela, je n’aurais même pas mis les pieds dans cette maison… Ma mère, prenez mon bras, et décampons !

Sans plus regarder Gertrude et les gens de loi, il saisit le bras de sa mère et se dirigea vers la porte, suivi de ses deux sœurs.

— Mauvaise parente ! murmura Reine en passant près de sa cousine.

Xavier était demeuré le dernier ; il était sombre et préoccupé.

— Xavier ! fit Gertrude.

Il alla vers elle et lui tendit la main.

— Xavier, répéta-t-elle avec des larmes plein la voix, j’ai besoin de te parler, reste demain à ton atelier.

Madame de Mauprié reparut sur le seuil de la chambre.

— Xavier ! dit-elle d’une voix sévère, nous t’attendons !

Xavier serra la main de sa cousine et s’éloigna à son tour.