Charpentier (p. 167-172).
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XXXVIII.


« Il lui faut vingt francs… » Germinie se répéta cela plusieurs fois machinalement, mais sa pensée n’allait pas au delà des mots qu’elle se disait. La marche, la montée des cinq étages l’avaient étourdie. Elle tomba assise sur la chauffeuse graisseuse de sa cuisine, baissa la tête, posa le bras sur la table. La tête lui bourdonnait. Ses idées s’en allaient, puis revenaient comme en foule, s’étouffaient en elle, et de toutes il ne lui en restait qu’une, toujours plus aiguë, plus fixe : Il lui faut vingt francs ! vingt francs !… vingt francs !… Et elle regarda autour d’elle comme si elle allait les trouver là, dans la cheminée, dans le panier aux ordures, sous le fourneau. Puis elle songea aux gens qui lui devaient, à une bonne allemande qui avait promis de la rembourser, il y avait de cela plus d’un an. Elle se leva, noua son bonnet. Elle ne se disait plus : Il lui faut vingt francs ; elle se disait : Je les aurai. Elle descendit chez Adèle : — Tu n’as pas vingt francs pour une note qu’on apporte ?… mademoiselle est sortie.

— Pas de chance, dit Adèle ; j’ai donné mes derniers vingt francs à madame hier soir pour aller souper. Cette rosse-là n’est pas encore rentrée… Veux-tu trente sous ?

Elle courut chez l’épicier. C’était un dimanche ; il était trois heures : l’épicier venait de fermer. Il y avait du monde chez la fruitière ; elle demanda quatre sous d’herbes.

— Je n’ai pas d’argent, dit-elle. Elle espérait que la fruitière lui dirait : En voulez-vous ? La fruitière lui dit : En voilà un genre ? comme si on avait peur ! Il y avait d’autres bonnes : elle sortit sans rien dire.

— Il n’y a rien pour nous ? dit-elle au portier. Ah ! tenez, vous n’auriez pas vingt francs, mon Pipelet, ça m’éviterait de remonter.

— Quarante, si vous voulez…

Elle respira. Le portier alla dans le fond de sa loge à une armoire. — Ah ! sapristi ! ma femme a pris la clef… Tiens ! comme vous êtes pâle !…

— Ce n’est rien… Et elle s’enfuit dans la cour vers la porte de l’escalier de service.

En remontant, voici ce qu’elle pensait : Il y a des gens qui trouvent des pièces de vingt francs… C’est aujourd’hui qu’il en a besoin, il me l’a dit… Mademoiselle m’a donné mon argent il n’y a pas cinq jours, je ne peux pas lui demander… Après ça, vingt francs de plus ou de moins, pour elle, qu’est-ce que c’est ?… L’épicier me les aurait prêtés, bien sûr… J’en ai eu un autre rue Taitbout ; il ne fermait que le soir, le dimanche, celui-là…

Elle était à son étage devant sa porte. Elle se pencha sur la rampe de l’escalier des maîtres, regarda si personne ne montait, entra, alla droit à la chambre de mademoiselle, ouvrit la fenêtre, respira largement, les deux coudes sur le barreau d’appui. Des moineaux accoururent des cheminées d’alentour, croyant qu’elle allait leur jeter du pain. Elle ferma la fenêtre et regarda dans la chambre sur le dessus de la commode, d’abord une veine de marbre, puis une petite cassette de bois des Îles, puis la clef, une petite clef d’acier oubliée dans la serrure. Tout à coup, ses oreilles tintèrent, elle crut qu’on sonnait. Elle alla ouvrir : il n’y avait personne. Elle revint avec le sentiment d’être seule, alla prendre un torchon à la cuisine et se mit à frotter l’acajou d’un fauteuil en tournant le dos à la commode ; mais elle voyait toujours la cassette, elle la voyait ouverte, elle voyait le coin à droite où mademoiselle mettait son or, les petits papiers dans lesquels elle l’empapillottait cent francs par cent francs ; ses vingt francs étaient là !.. Elle fermait les yeux comme à un éblouissement. Elle sentait le vertige dans sa conscience ; mais aussitôt elle se soulevait tout entière contre elle-même, et il lui semblait que son cœur indigné lui remontait dans a poitrine. En un moment, l’honneur de toute sa vie s’était dressé entre sa main et cette clef. Son passé de probité, de désintéressement, de dévouement, vingt ans de résistance aux mauvais conseils et à la corruption de ce quartier pourri, vingt ans de mépris pour le vol, vingt ans où sa poche n’avait pas eu un liard à ses maîtres, vingt ans d’indifférence au lucre, vingt ans où la tentation n’avait pas approché d’elle, sa longue et naturelle honnêteté, la confiance de mademoiselle, tout cela lui revint d’un seul coup. Ses jeunes années l’embrassèrent et la reprirent. De sa famille même, du souvenir de ses parents, de la mémoire pure de son misérable nom, des morts dont elle venait, il se leva comme un murmure d’ombres gardiennes autour d’elle… Une seconde elle fut sauvée.

Puis insensiblement, de mauvaises idées se glissèrent une à une dans sa tête. Elle se chercha des sujets d’amertume, des raisons d’ingratitude contre sa maîtresse. Elle compara à ses gages le chiffre des gages dont se vantaient par vanité les autres bonnes de la maison. Elle trouva que mademoiselle était bienheureuse, qu’elle aurait dû l’augmenter davantage depuis qu’elle était chez elle. Et puis pourquoi, se demanda-t-elle tout à coup, laisse-t-elle la clef à sa cassette ? Et elle se mit à penser que cet argent qui était là n’était pas de l’argent pour vivre, mais des économies de mademoiselle pour acheter une robe de velours à une filleule ; de l’argent qui dormait… se dit-elle encore. Elle précipitait ses raisons comme pour s’empêcher de discuter ses excuses. Et puis, c’est pour une fois… Elle me les prêterait, si je lui demandais… Et je les lui rendrai…

Elle avança la main, elle fit tourner la clef… Elle s’arrêta ; il lui sembla que le grand silence qui était autour d’elle la regardait et l’écoutait. Elle leva les yeux : la glace lui jeta son visage. Devant cette figure qui était la sienne, elle eut peur ; elle recula d’épouvante et de honte comme devant la face de son crime : c’était la tête d’une voleuse qu’elle avait sur les épaules !

Elle s’était sauvée dans le corridor. Tout à coup, elle tourna sur ses talons, alla droit à la cassette, donna un tour de clef, jeta la main, fouilla sous des médaillons de cheveux et des bijoux de souvenir, prit une pièce à tâtons dans un rouleau de cinq louis, ferma la cassette et s’enfuit dans la cuisine… Elle tenait la petite pièce dans sa main et n’osait la regarder.