Charpentier (p. 160-164).
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XXXVI.


Le miracle de cette vie de désordre et de déchirement, de cette vie honteuse et brisée, fut qu’elle n’éclatât pas. Germinie n’en laissa rien jaillir au dehors, elle n’en laissa rien monter à ses lèvres, elle n’en laissa rien voir dans sa physionomie, rien paraître dans son air, et le fond maudit de son existence resta toujours caché à sa maîtresse. Il était bien arrivé quelquefois à Mlle de Varandeuil de sentir à côté d’elle vaguement un secret dans sa bonne, quelque chose qu’elle lui cachait, une obscurité dans sa vie. Elle avait eu des instants de doute, de défiance, une inquiétude instinctive, des commencements de perception confuse, le flair d’une trace qui va en s’enfonçant et se perd dans du sombre. Elle avait cru par moments toucher dans cette fille à des choses fermées et froides, à un mystère, à de l’ombre. Par moments encore, il lui avait semblé que les yeux de sa bonne ne disaient pas ce que disait sa bouche. Sans le vouloir, elle avait retenu une phrase que Germinie répétait souvent : « Péché caché, péché à moitié pardonné. » Mais ce qui occupait surtout sa pensée, c’était l’étonnement de voir que malgré l’augmentation de ses gages, malgré les petits cadeaux journaliers qu’elle lui faisait, Germinie n’achetait plus rien pour sa toilette, n’avait plus de robes, n’avait plus de linge. Où son argent passait-il ? Elle lui avait presque avoué avoir retiré ses dix-huit cents francs de la Caisse d’épargne. Mademoiselle ruminait cela, puis se disait que c’était là tout le mystère de sa bonne, c’était de l’argent, des embarras, sans doute des engagements pris autrefois pour sa famille, et peut-être de nouveaux envois « à sa canaille de beau-frère. » Elle avait si bon cœur et si peu d’ordre ! Elle savait si peu ce qu’était une pièce de cent sous ! Ce n’était que cela : mademoiselle en était sûre ; et comme elle connaissait la nature entêtée de sa bonne et qu’elle n’espérait pas la faire changer, elle ne lui parlait de rien. Quand cette explication ne satisfaisait pas complètement mademoiselle, elle mettait ce qui était inconnu et mystérieux pour elle dans sa bonne sur le compte d’une nature de femme un peu cachotière, gardant du caractère et des méfiances de la paysanne, jalouse de ses petites affaires et se plaisant à enfouir un coin de sa vie tout au fond d’elle, comme au village on entasse des sous dans un bas de laine. Ou bien, elle se persuadait que c’était la maladie, son état de souffrance continuel qui lui donnait ces lubies et cette dissimulation. Et sa pensée, dans sa recherche et sa curiosité, s’arrêtait là, avec la paresse et aussi un peu l’égoïsme des pensées de vieilles gens, qui, craignant instinctivement le bout des choses et le fond des gens, ne veulent point trop s’inquiéter ni trop savoir. Qui sait ? Peut-être toute cette cachoterie n’était-elle rien qu’une misère indigne de l’inquiéter ou de l’intéresser, une chamaillade, une brouillerie de femmes. Elle s’endormait là-dessus, rassurée, et cessait de chercher.

Et comment mademoiselle eût-elle pu deviner les dégradations de Germinie et l’horreur de son secret ? Dans ses chagrins les plus poignants, dans ses ivresses les plus folles, la malheureuse gardait l’incroyable force de tout retenir et de tout renfoncer. De sa nature passionnée, débordée, qui se versait si naturellement dans l’expansion, jamais ne s’échappait une phrase, un mot qui fût un éclair, une lueur. Déboires, mépris, chagrins, sacrifices, mort de son enfant, trahison de son amant, agonie de son amour, tout demeura en elle silencieux, étouffé, comme si elle appuyait des deux mains sur son cœur. Les rares défaillances qui lui prenaient et où elle semblait se débattre avec des douleurs qui l’étranglaient, ces caresses fiévreuses, furieuses à Mlle de Varandeuil, ces effusions subites, ressemblant à des crises voulant accoucher de quelque chose, finissaient toujours sans paroles et se sauvaient dans des larmes.

La maladie même avec ses affaiblissements et ses énervements ne tira rien d’elle. Elle ne put entamer cette héroïque volonté de se taire jusqu’au bout. Les crises de nerfs lui arrachaient des cris, et rien que des cris. Jeune fille, elle rêvait tout haut ; elle força ses rêves à ne plus parler, elle ferma les lèvres de son sommeil. Comme à son haleine mademoiselle aurait pu s’apercevoir qu’elle buvait, elle mangea de l’ail et de l’échalote, et cacha avec leur empuantissement l’odeur de ses ivresses. Ses ivresses mêmes, ses torpeurs soûles, elle les dressa à se réveiller au pas de sa maîtresse et à rester éveillées devant elle.

Elle menait ainsi comme deux existences. Elle était comme deux femmes, et à force d’énergie, d’adresse, de diplomatie féminine, avec un sang-froid toujours présent dans le trouble même de la boisson, elle parvint à séparer ces deux existences, à les vivre toutes les deux sans les mêler, à ne pas laisser se confondre les deux femmes qui étaient en elle, à rester auprès de Mlle de Varandeuil la fille honnête et rangée qu’elle avait été, à sortir de l’orgie sans en emporter le goût, à montrer quand elle venait de quitter son amant une sorte de pudeur de vieille fille dégoûtée du scandale des autres bonnes. Elle n’avait ni un propos, ni un genre de tenue qui éveillât le soupçon de sa vie clandestine ; rien en elle ne sentait ses nuits. En mettant le pied sur le paillasson de l’appartement de Mlle de Varandeuil, en l’approchant, en se trouvant en face d’elle, elle prenait la parole, l’attitude, même de certains plis de robe qui écartent d’une femme jusqu’à la pensée des approches de l’homme. Elle parlait librement de toutes choses, comme n’ayant à rougir de rien. Elle était amère aux fautes et aux hontes d’autrui, ainsi qu’une personne sans reproche. Elle plaisantait de l’amour avec sa maîtresse, gaiement, sans embarras, d’une façon détachée : on aurait cru l’entendre causer d’une vieille connaissance qu’elle aurait perdue de vue. Et il y avait autour de ses trente-cinq ans, pour tous ceux qui ne la voyaient que comme Mlle de Varandeuil et chez elle, une certaine atmosphère de chasteté particulière, le parfum d’honnêteté sévère et insoupçonnable, spécial aux vieilles bonnes et aux femmes laides.

Cependant tout ce mensonge d’apparences n’était pas de l’hypocrisie chez Germinie. Il ne venait pas d’une duplicité perverse, d’un calcul corrompu : c’était son affection pour mademoiselle qui la faisait être ce qu’elle était chez elle. Elle voulait à tout prix lui éviter le chagrin de la voir et de pénétrer au fond d’elle. Elle la trompait uniquement pour garder sa tendresse, avec une sorte de respect ; et dans l’horrible comédie qu’elle jouait, un sentiment pieux, presque religieux, se glissait, pareil au sentiment d’une fille mentant aux yeux de sa mère pour ne pas lui désoler le cœur.