Charpentier (p. 195-203).
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XLVIII.


— Où vas-tu comme ça ? dit un dimanche matin Germinie à Adèle qui passait en grande toilette dans le corridor du sixième, devant la porte de sa chambre ouverte.

— Ah ! voilà ! je vais à une fière noce, va ! Nous sommes un tas… la grosse Marie, le gros tampon, tu sais bien… Élisa, du 41, la grande et la petite Badinier… et des hommes avec ça ! D’abord moi je suis avec mon marchand de mort subite… Eh bien, oui… Ah ! tu ne sais pas ?… mon nouveau, le maître d’armes du 24e… et puis un de ses amis, un peintre, un vrai Père la Joie… Nous allons à Vincennes… Chacun apporte quelque chose… Nous dînerons sur l’herbe… c’est les messieurs qui payent à boire… et on va s’en donner, je t’en réponds !

— J’y vais, dit Germinie.

— Toi ? allons donc !… c’est plus des parties pour toi…

— Quand je te dis que j’y vais… fit Germinie avec une brusquerie décidée. Le temps de prévenir mademoiselle, de passer une robe… Attends-moi, je vais prendre une moitié de homard chez le charcutier…

Une demi-heure après, les deux femmes partaient, remontaient le long du mur de l’octroi et trouvaient, au boulevard de la Chopinette, le reste de la société attablé à l’extérieur d’un café. Après une tournée de cassis, on montait dans deux grands fiacres, et l’on roulait. Arrivé à Vincennes, devant le fort, on descendait, et toute la troupe se mettait à marcher en bande le long du talus du fossé. En passant devant le mur du fort, à un artilleur en faction à côté d’un canon, l’ami du maître d’armes, le peintre cria : — Hein ! mon vieux, tu aimerais mieux en boire un que de le garder !

— Est-il drôle ! dit Adèle à Germinie, en lui donnant un grand coup de coude.

Et bientôt l’on fut en plein bois de Vincennes.

D’étroits sentiers, à la terre piétinée, talée et durcie, pleins de traces, se croisaient dans tous les sens. Dans l’intervalle de tous ces petits chemins, il s’étendait, par places, de l’herbe, mais une herbe écrasée, desséchée, jaunie et morte, éparpillée comme une litière, et dont les brins, couleur de paille, s’emmêlaient de tous côtés aux broussailles, entre le vert triste des orties. On reconnaissait là un de ces lieux champêtres où vont se vautrer les dimanches des grands faubourgs, et qui restent comme un gazon piétiné par une foule après un feu d’artifice. Des arbres s’espaçaient, tordus et mal venus, de petits ormes au tronc gris, tachés d’une lèpre jaune, ébranchés jusqu’à hauteur d’homme, des chênes malingres, mangés de chenilles et n’ayant plus que la dentelle de leurs feuilles. La verdure était pauvre, souffrante, et toute à jour ; le feuillage en l’air se voyait tout mince ; les frondaisons rabougries, fripées et brûlées, ne faisaient que persiller le ciel. De volantes poussières de grandes routes enveloppaient de gris les fonds. Tout avait la misère et la maigreur d’une végétation foulée et qui ne respire pas, la tristesse de la verdure à la barrière : la Nature semblait y sortir des pavés. Point de chant dans les branches, point d’insecte sur le sol battu ; le bruit des tapissières étourdissait l’oiseau ; l’orgue faisait taire le silence et le frisson du bois ; la rue passait et chantait dans le paysage. Aux arbres pendaient des chapeaux de femmes attachés dans un mouchoir avec quatre épingles ; le pompon d’un artilleur éclatait de rouge à chaque instant entre des découpures de feuilles ; des marchands de gauffres se levaient des fourrés ; sur les pelouses pelées, des enfants en blouse taillaient des branches, des ménages d’ouvriers baguenaudaient en mangeant du plaisir, des casquettes de voyou attrapaient des papillons. C’était un de ces bois à la façon de l’ancien bois de Boulogne, poudreux et grillé, une promenade banale et violée, un de ces endroits d’ombre avare où le peuple va se balader à la porte des capitales, parodies de forêts, pleines de bouchons, où l’on trouve dans les taillis des côtes de melon et des pendus !

La chaleur, ce jour-là, était étouffante ; il faisait un soleil sourd et roulant dans les nuages, une lumière orageuse, voilée et diffuse, qui aveuglait presque le regard. L’air avait une lourdeur morte ; rien ne remuait ; les verdures avec leurs petites ombres sèches ne bougeaient pas, le bois était las et comme accablé sous le ciel pesant. Par moments seulement un souffle se levait, qui traînait et rasait le sol. Un vent du midi passait, un de ces vents d’énervement, fauves et fades, qui soufflent sur les sens et roulent dans du feu l’haleine du désir. Sans savoir d’où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son corps quelque chose de pareil au chatouillement du duvet d’une pêche mure contre la peau.

On allait toujours gaiement, avec cette activité un peu enivrée que donne la campagne aux gens du peuple. Les hommes couraient, les femmes les rattrapaient en sautillant. On jouait à se rouler. Il y avait dans la société des impatiences de danser, des envies de grimper aux arbres ; et de loin, le peintre s’amusait à jeter dans les meurtrières des portes du fort des cailloux qu’il y faisait toujours entrer.

À la fin, tout le monde s’assit dans une espèce de clairière, au pied d’un bouquet de chênes dont le soleil couchant allongeait l’ombre. Les hommes, allumant une allumette sur le coutil de leur pantalon, se mirent à fumer. Les femmes bavardaient, riaient, se renversaient à chaque minute dans de gros accès d’hilarité bête, et dans de criards éclats de joie. Seule, Germinie restait sans parler et sans rire. Elle n’écoutait pas, elle ne regardait pas. Ses yeux, sous ses paupières baissées, étaient fixement attachés au bout de ses bottines. Abîmée en elle-même, on l’eût dit absente du lieu et du moment où elle se trouvait. Allongée, étendue tout de son long sur l’herbe, la tête un peu relevée par une motte de terre, elle ne faisait d’autre mouvement que de poser à plat, à côté d’elle, sur l’herbe, la paume de ses mains ; puis, au bout d’un peu de temps, elle les retournait sur le dos et les reposait de même, recommençant toujours à chercher la fraîcheur de la terre pour éteindre le brûlement de sa peau.

— En v’là une feignante ! tu pionces ? lui dit Adèle.

Germinie ouvrit tout grands des yeux de feu, sans lui répondre, et jusqu’au dîner elle demeura dans la même pose, le même silence, la même torpeur, tâtonnant autour d’elle les places où n’avait point encore posé la fièvre de ses mains.

— Dédèle ! dit une voix de femme, chante-nous quelque chose…

— Ah ! répondit Adèle, je n’ai pas le vent avant manger…

Tout à coup un gros pavé, lancé en l’air, tomba à côté de Germinie, près de sa tête ; en même temps elle entendit la voix du peintre qui lui criait : As pas peur ! c’est votre chaise…

Chacun mit son mouchoir par terre en guise de nappe. On détortilla les mangeailles des papiers gras. Des litres débouchés, le vin coula à la ronde, moussant dans les verres calés entre des touffes d’herbe, et l’on se mit à manger des morceaux de charcuterie sur des tartines de pain qui servaient d’assiettes. Le peintre découpait, faisait des bateaux en papier pour mettre le sel, imitait les commandes des garçons de café, criait : Boum !… Pavillon !… Servez ! Peu à peu, la société s’animait. L’air, le petit bleu, la nourriture fouettait la gaieté de la table en plein vent. Les mains voisinaient, les bouches se rencontraient, de gros mots se disaient à l’oreille, des manches de chemises, un instant, entouraient les tailles, et, de temps en temps, dans des embrassades à pleine empoigne, résonnaient des baisers goulus.

Germinie ne disait rien et buvait. Le peintre, qui s’était mis à côté d’elle, se sentait devenir froid et gêné auprès de cette singulière voisine qui s’amusait « si en dedans. » Soudain, il se mit à battre avec son couteau contre son verre un larifla qui couvrit le bruit de la société ; et se levant sur les deux genoux :

— Mesdames ! dit-il, avec la voix d’un perroquet qui a trop chanté, à la santé d’un homme dans le malheur : à la mienne ! Ça me portera peut-être bonheur !… Lâché, oui, mesdames ; eh bien, oui, on m’a lâché ! je suis veuf ! mais veuf comme tout, razibus ! C’est moi qui suis ahuri comme un fondeur de cloches… Ce n’est pas que j’y tenais, mais l’habitude, cette vieille canaille d’habitude ! Enfin je m’ennuie comme une punaise dans un ressort de montre… Depuis quinze jours, l’existence pour moi, tenez, ça ressemble à un café sans gloria ! Moi qui aime l’amour comme s’il m’avait fait ! Pas de femme ! En voilà un sevrage pour un homme mûr ! c’est-à-dire que depuis que je sais ce que c’est, je salue les curés : ils me font de la peine, parole d’honneur ! Plus de femme ! et il y en a tant ! Je ne peux pourtant pas me promener avec un écriteau : Un homme vacant à louer. Présentement s’adresser… D’abord, faudrait être plaqué par m’sieu le préfet, et puis on est si bête, ça ferait des rassemblements ! Tout ça, mesdames, c’est à cette fin de vous faire assavoir que si, dans les personnes que vous avez celui de connaître, il y en avait comme ça une qui voulût faire une connaissance… honnête… un bon petit mariage à la détrempe… faut pas se gêner ! je suis là… Victor Médéric Gautruche ! un homme d’attache, un vrai lierre d’appartement pour le sentiment ! On n’a qu’à demander à mon ancien hôtel de la Clef de Sûreté… Et rigolo comme un bossu qui vient de noyer sa femme ! Gautruche, dit Gogo-la-Gaieté, quoi ! Un joli garçon à la coule qui ne bricole pas de casse-têtes, un bon zig qui se la passe douce, et qui ne se donnera pas de colique avec cette anisette de barbillon-là… Sur ce mot, il envoya sauter à vingt pas une bouteille d’eau qui était à côté de lui. — Et vive les murs ! Ça, c’est à papa comme le ciel au bon Dieu ! Gogo-la-Gaieté les peint la semaine, Gogo-la-Gaieté les bat le lundi ! Avec ça pas jaloux, pas méchant, pas cogneur, un vrai amour d’homme qui n’a jamais fait un bleu à une personne du sexe !… Au physique, parbleu ! c’est moi !

Il se leva tout debout, et dressant son grand corps dégingandé dans son vieil habit bleu à boutons d’or, montrant sous son chapeau gris, qu’il leva, son crâne chauve, poli et suant, relevant sa tête de vieux gamin déplumé : — Vous voyez ce que c’est ! Ce n’est pas une propriété d’agrément ; ce n’est pas flatteur à montrer… Mais c’est de rapport, un peu démeublé, mais bien bâti… Dame ! on vous a ses petits quarante-neuf ans… pas plus de cheveux que sur une bille de billard, une barbe de chiendent qu’on en ferait de la tisane, des fondations pas trop tassées, des pieds longs comme la Villette… avec ça maigre à prendre un bain dans un canon de fusil… Voilà le déballage ! Passez le prospectus ! Si une femme veut de tout ça en bloc… une personne rangée… pas trop jeune… et qui ne s’amuse pas à me badigeonner trop en jaune… Vous comprenez, je ne demande pas une princesse de Batignolles… Eh bien, vrai, ça y est !

Germinie empoigna le verre de Gautruche, le but à moitié d’un trait, et le lui tendit du côté où elle avait bu.

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Le soir tombant, la société s’en revint à pied. Au mur des fortifications, Gautruche dessina avec l’entaille de son couteau, sur la pierre, un grand cœur dans lequel on mit le nom de tout le monde au-dessous de la date.

À la nuit, Gautruche et Germinie étaient sur les boulevards extérieurs, à la hauteur de la barrière Rochechouart. À côté d’une maison basse où on lisait sur un panneau de plâtre : Mme Merlin. Robes taillées et essayées, deux francs, ils s’arrêtèrent devant un petit escalier de pierre entrant, après les trois premières marches, dans de la nuit où saignait tout au fond la lumière rouge d’un quinquet. À l’entrée, sur une traverse de bois, était écrit en noir :

Hôtel de la petite main bleue.