Charpentier (p. 188-190).
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XLV.


Les jours succédaient aux jours pour Germinie, pareils, également désolés et sombres. Elle avait fini par ne plus rien attendre du hasard et ne plus rien demander à l’imprévu. Sa vie lui semblait enfermée à jamais dans son désespoir : elle devait continuer à être toujours la même chose implacable, la même route de malheur, toute plate et toute droite, le même chemin d’ombre, avec la mort au bout. Dans le temps, il n’y avait plus d’avenir pour elle.

Et pourtant, dans la désespérance où elle s’accroupissait, des pensées la traversaient encore par instants, qui lui faisaient relever la tête et regarder devant elle au delà de son présent. Par instants, l’illusion d’une dernière espérance lui souriait. Il lui semblait qu’elle pouvait encore être heureuse, et que si certaines choses arrivaient, elle le serait. Alors elle imaginait ces choses. Elle disposait les accidents, les catastrophes. Elle enchaînait l’impossible à l’impossible. Elle refaisait toutes les chances de sa vie. Et son espérance enfiévrée se mettant à créer à l’horizon des événements de son désir, s’enivrait bientôt de la folle vision de ses hypothèses.

Puis peu à peu ce délire d’espoir quittait Germinie. Elle se disait que c’était impossible, que rien de ce qu’elle rêvait ne pouvait arriver, et elle restait à réfléchir, affaissée sur sa chaise. Bientôt, au bout de quelques instants, elle se levait, allait, lente et incertaine, à la cheminée, tâtonnait sur le manteau la cafetière et se décidait à la prendre : elle allait savoir le restant de sa vie. Son bonheur, son malheur, tout ce qui devait lui arriver était là, dans cette bonne aventure de la femme du peuple, sur cette assiette où elle venait de verser le marc du café…

Elle égouttait l’eau du marc, attendait quelques minutes, respirait dessus avec le souffle religieux dont sa bouche d’enfant touchait la patène à l’église de son village. Puis, se penchant, elle se tenait la tête en avant, effrayante d’immobilité, les yeux fixes et perdus sur la traînée de noir éparpillée en mouchetures sur l’assiette. Elle cherchait ce qu’elle avait vu trouver à des tireuses de cartes dans les granulations et le pointillé presque imperceptible que le résidu du café laisse en s’écoulant. Elle s’usait la vue sur ces milliers de petites taches, y déterrait des formes, des lettres, des signes. Elle isolait avec le doigt des grains pour se les montrer plus clairs et plus nets. Elle tournait et roulait lentement l’assiette entre ses mains, interrogeait son mystère de tous les côtés, et poursuivait dans son cercle des apparences, des images, des rudiments de nom, des ombres d’initiales, des ressemblances de quelqu’un, des ébauches de quelque chose, des embryons de présages, des figurations de rien qui lui annonçaient qu’elle serait victorieuse. Elle voulait voir, et se forçait à deviner. Sous la tension de son regard, la porcelaine s’animait des visions de ses insomnies ; ses chagrins, ses haines, les visages qu’elle détestait, se levaient peu à peu de l’assiette magique et des dessins du hasard. À côté d’elle la chandelle, qu’elle oubliait de moucher, jetait sa lueur intermittente et mourante : la lumière baissait dans le silence, l’heure tombait dans la nuit, et comme pétrifiée dans un arrêt d’angoisse, Germinie restait toujours clouée là, seule et face à face avec la terreur de l’avenir, essayant de démêler dans les salissures du café le visage brouillé de son destin, jusqu’à ce qu’elle crût apercevoir une croix à côté d’une femme ayant l’air de la cousine de Jupillon, — une croix, c’est-à-dire une mort prochaine.