Charpentier (p. 273-279).
◄   LXIX


LXX.


Au loin, un mur s’allongeait, un mur de fermeture, tout droit, continuant toujours. Le filet de neige qui lignait son chaperon lui donnait une couleur de rouille sale. Dans son angle, à gauche, trois arbres dépouillés dressaient sur le ciel leurs sèches branches noires. Ils bruissaient tristement avec un son de bois mort entre-choqué par la bise. Au-dessus de ces arbres, derrière le mur et tout contre, se dressaient les deux bras où pendait un des derniers réverbères à l’huile de Paris. Quelques toits tout blancs s’espaçaient çà et là ; puis se levait la montée de la butte Montmartre dont le linceul de neige était déchiré par des coulées de terre et des taches sablonneuses. De petits murs gris suivaient l’escarpement, surmontés de maigres arbres décharnés dont les bouquets se violaçaient dans la brume, jusqu’à deux moulins noirs. Le ciel était plombé, lavé des tons bleuâtres et froids de l’encre étendue au pinceau : il avait pour lumière une éclaircie sur Montmartre, toute jaune, de la couleur de l’eau de la Seine après les grandes pluies. Sur ce rayon d’hiver, passaient et repassaient les ailes d’un moulin caché, des ailes lentes, invariables dans le mouvement, et qui semblaient tourner l’éternité.

En avant du mur, contre lequel plaquait un buisson de cyprès morts et roussis par la gelée, s’étendait un grand terrain sur lequel descendaient, comme deux grandes processions de deuil, deux épaisses rangées de croix serrées, pressées, bousculées, renversées. Ces croix se touchaient, se poussaient, se marchaient sur les talons. Elles pliaient, tombaient, s’écrasaient en chemin. Au milieu, il y avait comme un étouffement qui en avait fait sauter en dehors, à côté : on les apercevait recouvertes et levant seulement, avec l’épaisseur de leur bois, la neige sur les chemins, un peu piétinés au milieu, qui allaient le long des deux files. Les rangs brisés ondulaient avec la fluctuation d’une foule, le désordre et le serpentement d’une grande marche. Les croix noires, avec leurs bras étendus, prenaient un air d’ombres et de personnes en détresse. Ces deux colonnes débandées faisaient penser à une déroute humaine, à une armée désespérée, effarée. On eût cru voir un épouvantable sauve-qui-peut…

Toutes les croix étaient chargées de couronnes, de couronnes d’immortelles, de couronnes de papier blanc à fil d’argent, de couronnes noires à fil d’or ; mais la neige les laissait voir en dessous usées, et toutes flétries, horribles comme des souvenirs dont ne voulaient pas les autres morts et que l’on avait ramassées pour faire un peu de toilette aux croix avec des glanures de tombes.

Toutes les croix avaient un nom écrit en blanc ; mais il y avait aussi des noms qui n’étaient pas même écrits sur un peu de bois : une branche d’arbre cassée, plantée en terre, avec une enveloppe de lettre ficelée autour, c’était un tombeau qu’on pouvait voir là !

À gauche, où l’on creusait une tranchée pour une troisième rangée de croix, la pioche d’un ouvrier rejetait en l’air de la terre noire qui retombait sur le blanc du remblai. Un grand silence, le silence sourd de la neige enveloppait tout, et l’on n’entendait que deux bruits, le bruit mat de la pelletée de terre et le bruit pesant d’un pas régulier : un vieux prêtre, qui était là à attendre, la tête dans un capuchon noir, en camail noir, en étole noire, avec un surplis sale et jauni, essayait de se réchauffer en battant de ses grosses galoches le pavé du grand chemin, devant les croix.

La fosse commune, ce jour-là, c’était cela. Ce terrain, ces croix, ce prêtre disaient : Ici dort la Mort du peuple et le Néant du pauvre.


Ô Paris ! tu es le cœur du monde, tu es la grande ville humaine, la grande ville charitable et fraternelle ! Tu as des douceurs d’esprit, de vieilles miséricordes de mœurs, des spectacles qui font l’aumône ! Le pauvre est ton citoyen comme le riche. Tes églises parlent de Jésus-Christ ; tes lois parlent d’égalité ; tes journaux parlent de progrès ; tous tes gouvernements parlent du peuple ; et voilà où tu jettes ceux qui meurent à te servir, ceux qui se tuent à créer ton luxe, ceux qui périssent du mal de tes industries, ceux qui ont sué leur vie à travailler pour toi, à te donner ton bien-être, tes plaisirs, tes splendeurs, ceux qui ont fait ton animation, ton bruit, ceux qui ont mis la chaîne de leurs existences dans ta durée de capitale, ceux qui ont été la foule de tes rues et le peuple de ta grandeur ! Chacun de tes cimetières a un pareil coin honteux, caché contre un bout de mur, où tu te dépêches de les enfouir, et où tu leur jettes la terre à pelletées si avares que l’on voit passer les pieds de leurs bières ! On dirait que ta charité s’arrête à leur dernier soupir, que ton seul gratis est le lit où l’on souffre, et que, passé l’hôpital, toi si énorme et si superbe, tu n’as plus de place pour ces gens-là ! Tu les entasses, tu les presses, tu les mêles dans la mort, comme il y a cent ans, sous les draps de tes Hôtels-Dieu, tu les mêlais dans l’agonie ! Encore hier, n’avais-tu pas seulement ce prêtre en faction pour jeter un peu d’eau bénite banale à tout venant : pas la moindre prière ! Cette décence même manquait : Dieu ne se dérangeait pas ! Mais ce que ce prêtre bénit, c’est toujours la même chose : un trou où le sapin se cogne, où les morts ne sont pas chez eux ! La corruption y est commune ; personne n’a la sienne, chacun a celle de tous : c’est la promiscuité du ver ! Dans le sol dévorant, un Montfaucon se hâte pour les Catacombes… Car les morts n’ont pas plus ici le temps que l’espace pour pourrir : on leur reprend la terre, avant que la terre n’ait fini ! avant que leurs os n’aient une couleur et comme une ancienneté de pierre, avant que les années n’aient effacé sur eux un reste d’humanité et la mémoire d’un corps ! Le déblai se fait, quand cette terre est encore eux, et qu’ils sont ce terreau humide où la bêche enfonce… La terre qu’on leur prête ? Mais elle n’enferme pas seulement l’odeur de la mort ! L’été, le vent qui passe sur cette voirie humaine à peine enterrée, en emporte, sur la ville des vivants, le miasme impie. Aux jours brûlants d’août, les gardiens empêchent d’aller jusque-là : il y a des mouches qui ont le poison des charniers, des mouches charbonneuses et qui tuent !


Mademoiselle arriva là, après avoir passé le mur et la voûte qui séparent les concessions à perpétuité des concessions à temps. Sur l’indication d’un gardien, elle monta entre la dernière file de croix et la tranchée nouvellement ouverte. Et là, marchant sur des couronnes ensevelies, sur l’oubli de la neige, elle arriva à un trou, à l’ouverture de la fosse. C’était bouché avec de vieilles planches pourries et une feuille de zinc oxydée sur laquelle un terrassier avait jeté sa blouse bleue. La terre coulait derrière jusqu’en bas, où elle laissait à jour trois bois de cercueil dessinés dans leur sinistre élégance : il y en avait un grand et deux plus petits un peu derrière. Les croix de la semaine, de l’avant-veille, de la veille, descendaient la coulée de la terre ; elles glissaient, elles enfonçaient, et, comme emportées sur la pente d’un précipice, elles semblaient faire de grandes enjambées.

Mademoiselle se mit à remonter ces croix, se penchant sur chacune, épelant les dates, cherchant les noms avec ses mauvais yeux. Elle arriva à des croix du 8 novembre : c’était la veille de la mort de Germinie, Germinie devait être à côté. Il y avait cinq croix du 9 novembre, cinq croix toutes serrées : Germinie n’était pas dans le tas. Mlle  de Varandeuil alla un peu plus loin, aux croix du 10, puis aux croix du 11, puis aux croix du 12. Elle revint au 8, regarda encore partout : il n’y avait rien, absolument rien… Germinie avait été enterrée sans une croix ! On n’avait pas même planté un morceau de bois pour la reconnaître !

À la fin, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux dans la neige, entre deux croix dont l’une portait 9 novembre et l’autre 10 novembre. Ce qui devait rester de Germinie devait être à peu près là. Sa tombe vague était ce terrain vague. Pour prier sur elle, il fallait prier au petit bonheur entre deux dates, — comme si la destinée de la pauvre fille avait voulu qu’il n’y eût, sur la terre, pas plus de place pour son corps que pour son cœur !




FIN.





Corbeil. Typ. et stér. Crété.