Charpentier (p. 222-228).
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LIII.


Dans ce temps-là, Gautruche fut un peu dégoûté de boire. Il venait d’éprouver la première atteinte de la maladie de foie qui couvait depuis longtemps dans son sang brûlé et alcoolisé, sous le rouge briqueté de ses pommettes. Les affreuses souffrances qui lui avaient mordu le côté et tordu le creux de l’estomac pendant une huitaine de jours, lui avaient fait faire des réflexions. Il lui était venu, avec des résolutions de sagesse, des idées d’avenir presque sentimentales. Il s’était dit qu’il fallait mettre un peu plus d’eau dans sa vie, s’il voulait faire de vieux os. Pendant qu’il se retournait dans son lit et qu’il se pelotonnait, les genoux remontés pour moins souffrir, il avait regardé son taudis, ces quatre murs où il remisait ses nuits, où il rentrait le soir ses ivresses, quelquefois sans chandelle, dont il se sauvait le matin au jour ; et il avait pensé à se faire un intérieur. Il avait pensé à une chambre, où il aurait une femme, une femme qui lui ferait un bon pot-au-feu, le soignerait s’il était souffrant, raccommoderait ses affaires, tiendrait son linge en état, l’empêcherait d’aller recommencer une ardoise chez un marchand de vin, une femme enfin qui aurait pour lui tous les bons côtés du ménage, et qui par là-dessus ne serait pas une bête, le comprendrait, rirait avec lui. Cette femme était toute trouvée : c’était Germinie. Elle devait avoir un petit magot, quelques sous d’amassés depuis le temps qu’elle servait chez sa vieille demoiselle ; et avec ce qu’il gagnait, lui, ils vivraient à l’aise et « bouloteraient. » Il ne doutait pas de son consentement ; il était sûr d’avance qu’elle accepterait. Et d’ailleurs, ses scrupules, si elle en avait, ne résisteraient pas à la perspective du mariage qu’il comptait lui faire luire au bout de leur liaison.

Un lundi, elle venait d’arriver chez lui.

— Dis donc, Germinie, commença Gautruche, qu’est-ce que tu dirais de ça, hein ? Une bonne chambre… pas comme ce bahut-là… une vraie, avec un cabinet… à Montmartre, et deux fenêtres, rien que ça !… rue de l’Empereur… avec une vue qu’un Anglais vous en donnerait cinq mille francs pour l’emporter ! Enfin, quelque chose de chouette et de gai, qu’on y passerait toute la journée sans s’embêter… Parce que moi, je vais te dire… je commence à en avoir assez de déménager pour changer de puces. Et puis, ce n’est pas tout ça : je m’embête d’être branché en garni, je m’embête d’être tout seul… Les amis, c’est pas une société… Ils vous tombent, comme des mouches, dans votre verre, quand c’est vous qui payez, et puis voilà !… D’abord, je ne veux plus boire, vrai de vrai, que je ne veux plus, tu verras ! Tu comprends que je ne veux pas me payer cette existence-là, à m’en faire crever… Pas de ça ! Attention ! Il ne faut pas s’abîmer le coco… Il me semblait ces jours-ci que j’avais avalé des tire-bouchons… Et je n’ai pas envie de frapper au monument encore tout de suite… Alors, de fil en aiguille, voilà ce qui m’a poussé : Je vas faire la proposition à Germinie… Je me fendrais d’un peu de mobilier… Toi, tu as ce que tu as dans ta chambre… Tu sais que je ne suis pas trop feignant, je n’ai pas du poil dans la main pour l’ouvrage… Puis, on pourrait voir à n’être pas toujours à travailler pour les autres, à prendre une boîte de cambrousier… Toi, si tu avais quelque chose de côté, ça aiderait… Nous nous mettrions ensemble gentiment, quitte à nous faire régulariser un jour devant M. le maire… Ce n’est pas si bête, tout ça, hein ? ma grosse, n’est-ce pas ?… Et on va un peu quitter sa vieille de ce coup-là, pas vrai ! pour son vieux chéri de Gautruche ?

Germinie, qui avait écouté Gautruche, la tête avancée vers lui, le menton appuyé sur la paume de la main, se renversa dans un éclat de rire strident :

— Ah ! ah ! ah ! Tu as cru !… Et tu me dis ça comme ça !… Tu as cru que je la quitterais, elle ! mademoiselle ! Vrai, tu l’as cru ?… Tu es bête, sais-tu ! Mais tu aurais des mille et des cents, tu serais tout cousu d’or, entends-tu ? tout cousu… C’est de la farce, hein ?… Mademoiselle ? Mais tu ne sais donc pas, je ne t’ai pas dit… Ah ! je voudrais bien qu’elle meure, et que ces mains-là ne soient pas là pour lui fermer les yeux ! Il faudrait voir !… Voyons, la vraiment, tu l’as cru ?

— Dame ! je m’étais figuré… De la façon que tu étais avec moi… Je croyais que tu tenais plus à moi que ça… enfin que tu m’aimais… fit le peintre, démonté par l’ironie terrible et sifflante des paroles de Germinie.

— Ah ! tu croyais encore ça ; que je t’aimais ! Et, comme si tout à coup elle arrachait du fond de son cœur le remords et la plaie de ses amours : — Eh bien ! oui, tiens ! je t’aime… je t’aime, comme tu m’aimes, la ! autant ! et voilà tout ! Je t’aime comme ce qu’on a sous la main, et dont on se sert parce que c’est là !… J’ai l’habitude de toi comme d’une vieille robe qu’on remet toujours… Voilà comme je t’aime !… Qu’est-ce que tu veux que je tienne à toi ? Toi ou un autre… je te demande un peu ce que ça peut me faire ?… Car, enfin, qu’est-ce que tu as été plus qu’un autre pour moi ? Eh bien ! oui, tu m’as prise… Et après ? C’est-il assez pour que je t’aime ?… Mais qu’est-ce que tu m’as donc fait pour m’attacher, veux-tu me le dire ? M’as-tu jamais sacrifié un verre de vin ? As-tu eu seulement pitié de moi, quand je trimais dans la boue, dans la neige, au risque de crever ? Ah ! bien oui ! Et ce qu’on me disait, ce qu’on me crachait sur la tête, que mon sang ne faisait qu’un bouillon d’un bout à l’autre !… Tout ce que j’ai mangé d’affronts à t’attendre, c’est toi qui t’en fichais pas mal ! Allons donc !… C’est qu’il y a longtemps que je veux te dire tout ça… et que j’en ai gros là, va ! Voyons, dit-elle avec un sourire atroce, est-ce que tu crois que tu m’as rendue folle avec ton physique, avec tes cheveux, que tu n’as plus, avec cette tête-là ? Plus souvent ! Je t’ai pris… j’aurais pris n’importe qui ! J’étais dans mes jours où il me faut quelqu’un ! Je ne sais plus alors, je ne vois plus… Ce n’est plus moi qui veux… Je t’ai pris parce qu’il faisait chaud, tiens !

Elle se tut un instant.

— Va toujours, dit Gautruche, aplatis-moi sur toutes les coutures… Ne te gêne pas pendant que tu y es…

— Hein ? reprit Germinie, comme tu te figurais que j’allais être enchantée de me mettre avec toi ? Tu te disais : cette bonne bête-là ! va-t-elle être contente ! Et puis, je n’aurai qu’à lui promettre de l’épouser… Elle laissera sa place en plan. Elle lâchera sa maîtresse… Voyez-vous ça ! Mademoiselle ! mademoiselle qui n’a que moi ! Ah ! tiens, tu ne sais rien… Et puis, tu ne comprendrais pas… Mademoiselle qui est tout pour moi ! Mais, depuis ma mère, je n’ai eu qu’elle, je n’ai trouvé qu’elle de bonne ! Sauf elle, qu’est-ce qui m’a dit quand j’étais triste : tu es triste ? Et quand j’étais malade : tu es malade ? Personne ! Il n’y a eu qu’elle, rien qu’elle pour me soigner, pour s’occuper de moi… Tiens ! toi qui parles d’aimer pour ce qu’il y a entre nous… Ah ! voilà quelqu’un qui m’a aimée, mademoiselle ! Oh ! oui, aimée ! Et je meurs de ça, sais-tu ? d’être devenue une misérable comme je suis, une… — Elle dit le mot. — Et de la tromper, de lui voler son affection, de la laisser toujours m’aimer comme sa fille, moi ! moi ! Ah ! si jamais elle apprenait quelque chose… va, sois tranquille ! ça ne serait pas long… Il y en a une qui ferait un joli saut du cinquième, vrai comme Dieu est mon maître ! Mais figure-toi bien… toi encore, tu n’es pas mon cœur, tu n’es pas ma vie, tu n’es que mon plaisir… Mais j’ai eu un homme… Ah ! je ne sais pas si je l’ai aimé celui-là ! On m’aurait charcuté pour lui, sans que je dise rien… Enfin, l’homme de mon malheur !… Eh bien ! vois-tu, au plus fort que j’étais pincée pour lui, quand je ne soufflais que lorsqu’il voulait, quand j’étais folle et qu’il m’aurait marché sur le ventre, je l’aurais laissé marcher !… Eh bien ! oui, à ce moment-là, mademoiselle eût été malade, elle m’eût fait signe du petit doigt, que je serais revenue… Oui, pour elle, je l’aurais quitté ! Je te dis, je l’aurais quitté !

— Alors… Puisque c’est à ce point-là, ma chère, qu’on l’aime tant sa vieille, il n’y a plus qu’une chose que je te conseille : il ne faut plus la quitter, ta bonne dame, vois-tu ?

— C’est mon congé ? dit Germinie en se levant.

— Ma foi ! ça y ressemble.

— Eh bien ! adieu… Ça me va !

Et, allant droit à la porte, elle sortit sans un mot.