Charpentier (p. 213-217).
◄   L
LII   ►


LI.


Germinie n’avait pu obtenir que Gautruche, poursuivi par une ancienne maîtresse, lui donnât la clef de sa chambre. Quand il n’était pas rentré, elle était obligée de l’attendre en bas, dehors, dans la rue, la nuit, l’hiver.

Elle se promenait d’abord de long en large devant la maison. Elle passait et repassait, faisait vingt pas, revenait. Puis, comme si elle allongeait son attente, elle faisait un tour plus long, et, allant toujours plus loin, finissait par toucher aux deux bouts du boulevard. Elle marchait ainsi souvent des heures, honteuse et crottée, sous le ciel brouillé, dans la suspecte horreur d’une avenue de barrière et de l’ombre de toutes choses. Elle suivait les maisons rouges des marchands de vin, les tonnelles nues, les treillages de guinguettes étayés des arbres morts qu’ont les fosses aux ours, les masures basses et plates trouées au hasard de fenêtres sans persienne, les fabriques de casquettes où l’on vend des chemises, les hôtels sinistres où l’on loge à la nuit. Elle passait devant des boutiques fermées, scellées, noires de faillites, devant des pans de mur maudits, devant des allées noires barrées de fer, devant des fenêtres murées, devant des entrées qui semblaient mener à ces logements de meurtre dont on fait passer le plan, en cour d’assises, à messieurs les jurés. C’était, à mesure qu’elle allait, des jardinets mortuaires, des bâtisses de guingois, des architectures ignobles, de grandes portes cochères moisies, des palissades enfermant dans un terrain vague l’inquiétante blancheur des pierres la nuit, des angles de bâtisses aux puanteurs salpêtrées, des murs salis d’affiches honteuses et de lambeaux d’annonces déchirées où la publicité pourrie était comme une lèpre. De temps en temps, à un brusque tournant, des ruelles s’ouvraient qui semblaient à quelques pas s’enfouir dans un trou, et d’où sortait un souffle de cave ; des culs-de-sac mettaient sur le bleu du ciel la rigidité noire d’un grand mur ; des rues montaient vaguement, où suintait de loin en loin, sur le plâtre blafard des maisons, la lueur d’un réverbère.

Germinie continuait à aller. Elle battait tout l’espace où la crapule soûle ses lundis et trouve ses amours, entre un hôpital, une tuerie et un cimetière : La Riboisière, l’Abattoir et Montmartre.

Les passants qui passent là, l’ouvrier qui remonte de Paris en sifflant, l’ouvrière qui revient, sa journée finie, les mains sous les aisselles pour se tenir chaud, la prostituée en bonnet noir qui erre, la croisaient et la regardaient. Les inconnus avaient l’air de la reconnaître ; la lumière lui faisait honte. Elle se sauvait de l’autre côté du boulevard, et longeait contre le mur de ronde la chaussée ténébreuse et déserte ; mais elle en était bientôt chassée par d’horribles ombres d’hommes et des mains brutalement amoureuses…

Elle voulait s’en aller ; elle s’injuriait au dedans d’elle ; elle s’appelait lâche et misérable ; elle se jurait que c’était le dernier tour, qu’elle irait encore jusqu’à cet arbre, et puis que ce serait tout, que s’il n’était pas rentré, c’était fini, elle s’en irait. Et elle ne s’en allait pas ; elle marchait toujours, elle attendait toujours, plus dévorée, à mesure qu’il tardait, du désir et de la fureur de le voir.

À la fin, les heures s’écoulant, le boulevard se dégarnissant de passants, Germinie épuisée, éreintée de fatigue, se rapprochait des maisons. Elle se traînait de boutique en boutique, elle allait machinalement là où brûlait encore du gaz, et elle restait stupide devant le flamboiement des devantures. Elle s’étourdissait les yeux, elle tâchait de tuer son impatience en l’hébétant. Ce qu’on voit au travers des carreaux suants des marchands de vin, les batteries de cuisine, les bols de punch étagés entre deux bouteilles vides d’où sort un brin de laurier, les vitrines où les liqueurs mettent leurs couleurs dans un éclair, une choppe pleine de petites cuillers de Ruolz, cela l’arrêtait longuement. Elle épelait les vieux arrêtés de tirage de loterie placardés au fond d’un cabaret, les annonces de gloria, les inscriptions portant en lettres jaunes : Vin nouveau, pur sang, 70 centimes. Elle regardait un quart d’heure une arrière-salle où étaient un homme en blouse assis sur un tabouret devant une table, un tuyau de poêle, une ardoise et deux plateaux noirs au mur. Son regard fixe et perdu allait, au travers d’une buée rousse, à des silhouettes troubles de choumaques penchés sur leurs établis. Il tombait et s’oubliait sur un comptoir qu’on lavait, sur deux mains qui comptaient les sous de la journée, sur un entonnoir qu’on récurait, sur un broc qu’on passait au grès. Elle ne pensait plus. Elle demeurait là, clouée et faiblissante, sentant son cœur s’en aller de la fatigue d’être sur ses pieds, ne voyant plus que dans une sorte d’évanouissement, n’entendant plus que dans un bourdonnement les fiacres emboués roulant sur le boulevard mou, prête à tomber et forcée par instants de s’étayer de l’épaule aux murs.

Dans l’état d’ébranlement et de maladie où elle était, avec cette demi-hallucination du vertige qui la rendait si peureuse de passer la Seine et la faisait se cramponner aux balustrades des ponts, il arrivait que certains soirs, lorsqu’il pleuvait, ces défaillances qu’elle avait sur le boulevard extérieur prenaient les terreurs d’un cauchemar. Quand la flamme des réverbères, tremblante dans une vapeur d’eau, allongeait et balançait, comme dans le miroitement d’une rivière, son reflet sur le sol mouillé ; quand les pavés, les trottoirs, la terre, semblaient disparaître et mollir sous la pluie, et que rien ne paraissait plus solide dans la nuit noyée, la pauvre misérable, presque folle de fatigue, croyait voir se gonfler un déluge dans le ruisseau. Un mirage d’épouvante lui montrait tout à coup de l’eau tout autour d’elle, de l’eau qui marchait, de l’eau qui s’approchait de partout. Elle fermait les yeux, n’osait plus bouger, craignait de sentir son pas glisser sous elle, se mettait à pleurer, et pleurait jusqu’à ce que quelqu’un passât et voulût bien lui donner le bras jusqu’à l’Hôtel de la petite main bleue.