Germinal/Partie VI/Chapitre 5

G. Charpentier (p. 474-489).


V


On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux ; et les soixante soldats, l’arme au pied, barraient la seule porte restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier étroit, où s’ouvraient la chambre des porions et la baraque. Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur de briques, pour qu’on ne pût les attaquer par-derrière.

D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance. Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses.

La Maheude, arrivée la première, dépeignée sous un mouchoir noué à la hâte, ayant au bras Estelle endormie, répétait d’une voix fiévreuse :

— Que personne n’entre et que personne ne sorte ! Faut les pincer tous là-dedans !

Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement, arriva de Réquillart. On voulut l’empêcher de passer. Mais il se débattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de même leur avoine et se fichaient de la révolution. D’ailleurs, il y avait un cheval mort, on l’attendait pour le sortir. Étienne dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent monter au puits. Et, un quart d’heure plus tard, comme la bande de grévistes, peu à peu grossie, devenait menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée, des hommes parurent, charriant la bête morte, un paquet lamentable, encore serré dans le filet de corde, qu’ils abandonnèrent au milieu des flaques de neige fondue. Le saisissement fut tel, qu’on ne les empêcha pas de rentrer et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. Des chuchotements coururent.

— C’est Trompette, n’est-ce pas ? c’est Trompette.

C’était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n’avait pu s’acclimater. Il restait morne, sans goût à la besogne, comme torturé du regret de la lumière. Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou, pour lui donner un peu de la résignation de ses dix années de fond. Ces caresses redoublaient sa mélancolie, son poil frémissait sous les confidences du camarade vieilli dans les ténèbres ; et, tous deux, chaque fois qu’ils se rencontraient et qu’ils s’ébrouaient ensemble, avaient l’air de se lamenter, le vieux d’en être à ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir oublier. À l’écurie, voisins de mangeoire, ils vivaient la tête basse, se soufflant aux naseaux, échangeant leur continuel rêve du jour, des visions d’herbes vertes, de routes blanches, de clartés jaunes, à l’infini. Puis, quand Trompette, trempé de sueur, avait agonisé sur sa litière, Bataille s’était mis à le flairer désespérément, avec des reniflements courts, pareils à des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa joie dernière, cet ami tombé d’en haut, frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il avait cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu’il s’était aperçu que l’autre ne remuait plus.

Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion. Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce moment-là ! Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l’amener jusqu’au puits. Lentement, le vieux cheval tirait, traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu’il devait donner des secousses, au risque de l’écorcher ; et, harassé, il branlait la tête, en écoutant le long frôlement de cette masse attendue chez l’équarrisseur. À l’accrochage, quand on l’eut dételé, il suivit de son œil morne les préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une cage. Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le cou pour le regarder partir, d’abord doucement, puis tout de suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de ce trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa mémoire vacillante de bête se souvenait peut-être des choses de la terre. Mais c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait ; et il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie.

Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix :

— Encore un homme, ça descend si ça veut !

Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup, criait :

— À mort, les Borains ! pas d’étrangers chez nous ! à mort ! à mort !

Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât. Il s’était approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue ; et il lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant l’effet de ses paroles. À quoi bon risquer un massacre inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des mineurs ? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur militaire, il dit brusquement :

— Au large ! ne me forcez pas à faire mon devoir.

Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui, les camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou, pour voir s’il abattrait son charbon lui-même. Mais c’était un faux bruit, il n’y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la recette : le maître-porion se tenait en arrière, décontenancé depuis son aventure avec la Pierronne ; tandis que l’ingénieur, bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs, souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les hommes et les choses. Des huées s’élevèrent, ils disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. Il était justement de service, il n’avait pas quitté sa machine un seul jour, depuis le commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu à peu dans une idée fixe, dont le clou d’acier semblait luire au fond de ses yeux pâles.

— Au large ! répéta très haut le capitaine. Je n’ai rien à entendre, j’ai l’ordre de garder le puits, je le garderai… Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer.

Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le pâlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On devait le relever à midi ; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusque-là, il venait d’envoyer à Montsou un galibot de la fosse, pour demander du renfort.

Des vociférations lui avaient répondu.

— À mort les étrangers ! à mort les Borains !… Nous voulons être les maîtres chez nous !

Étienne recula, désolé. C’était la fin, il n’y avait plus qu’à se battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la bande roula jusqu’à la petite troupe. Ils étaient près de quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et Levaque disaient furieusement aux soldats :

— Allez-vous-en ! nous n’avons rien contre vous, allez-vous-en !

— Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires.

Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente :

— Est-ce qu’il faudra vous manger pour passer ? On vous prie de foutre le camp !

Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s’était fourrée au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu :

— En voilà des andouilles de lignards !

Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l’air hébété par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu’elle ne souffrait pas trop déjà ? quelle faute avait-elle donc commise, pour que le malheur ne lui laissât pas de repos ? La veille encore, elle ne comprenait rien aux colères de la grève, elle pensait que, lorsqu’on a sa part de gifles, il est inutile d’en chercher davantage ; et, à cette heure, son cœur se gonflait d’un besoin de haine, elle se souvenait de ce qu’Étienne racontait autrefois à la veillée, elle tâchait d’entendre ce qu’il disait maintenant aux soldats. Il les traitait de camarades, il leur rappelait qu’ils étaient du peuple eux aussi, qu’ils devaient être avec le peuple, contre les exploiteurs de la misère.

Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop, que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.

— Ah ! nom de Dieu, j’en suis ! balbutiait-elle, l’haleine coupée. Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la cave !

Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire, vomissant l’injure.

— Tas de canailles ! tas de crapules ! ça lèche les bottes de ses supérieurs, ça n’a de courage que contre le pauvre monde !

Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées d’insultes. Quelques-uns criaient encore : « Vivent les soldats ! au puits l’officier ! » Mais bientôt il n’y eut plus qu’une clameur : « À bas les pantalons rouges ! » Ces hommes qui avaient écouté, impassibles, d’un visage immobile et muet, les appels à la fraternité, les tentatives amicales d’embauchage, gardaient la même raideur passive, sous cette grêle de gros mots. Derrière eux, le capitaine avait tiré son épée ; et, comme la foule les serrait de plus en plus, menaçant de les écraser contre le mur, il leur commanda de croiser la bayonnette. Ils obéirent, une double rangée de pointes d’acier s’abattit devant les poitrines des grévistes.

— Ah ! les jean-foutre ! hurla la Brûlé, en reculant.

Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort. Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient :

— Tuez-nous, tuez-nous donc ! Nous voulons nos droits.

Levaque, au risque de se couper, avait saisi à pleines mains un paquet de bayonnettes, trois bayonnettes, qu’il secouait, qu’il tirait à lui, pour les arracher ; et il les tordait, dans les forces décuplées de sa colère, tandis que Bouteloup, à l’écart, ennuyé d’avoir suivi le camarade, le regardait faire tranquillement.

— Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous êtes de bons bougres !

Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise, étalant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouée de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les obligeait à reculer, terrible d’insolence et de bravoure. Une d’elles l’avait piqué au sein, il en était comme fou et s’efforçait qu’elle entrât davantage, pour entendre craquer ses côtes.

— Lâches, vous n’osez pas… Il y en a dix mille derrière nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à tuer encore.

La position des soldats devenait critique, car ils avaient reçu l’ordre sévère de ne se servir de leurs armes qu’à la dernière extrémité. Et comment empêcher ces enragés-là de s’embrocher eux-mêmes ? D’autre part, l’espace diminuait, ils se trouvaient maintenant acculés contre le mur, dans l’impossibilité de reculer davantage. Leur petite troupe, une poignée d’hommes, en face de la marée montante des mineurs, tenait bon cependant, exécutait avec sang-froid les ordres brefs donnés par le capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les lèvres nerveusement amincies, n’avait qu’une peur, celle de les voir s’emporter sous les injures. Déjà, un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre poils de moustaches se hérissaient, battait des paupières d’une façon inquiétante. Près de lui, un vieux chevronné, au cuir tanné par vingt campagnes, avait blémi, quand il avait vu sa bayonnette tordue comme une paille. Un autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour, devenait très rouge, chaque fois qu’il s’entendait traiter de crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas, les poings tendus, les mots abominables, des pelletées d’accusations et de menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la discipline militaire.

Une collision semblait fatale, lorsqu’on vit sortir, derrière la troupe, le porion Richomme, avec sa tête blanche de bon gendarme, bouleversée d’émotion. Il parlait tout haut.

— Nom de Dieu, c’est bête à la fin ! On ne peut pas permettre des bêtises pareilles.

Et il se jeta entre les bayonnettes et les mineurs.

— Camarades, écoutez-moi… Vous savez que je suis un vieil ouvrier et que je n’ai jamais cessé d’être un des vôtres. Eh bien ! nom de Dieu ! je vous promets que, si l’on n’est pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre vérités… Mais en voilà de trop, ça n’avance à rien de gueuler des mauvaises paroles à ces braves gens et de vouloir se faire trouer le ventre.

On écoutait, on hésitait. En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit Négrel. Il craignait sans doute qu’on ne l’accusât d’envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-même ; et il tâcha de parler. Mais sa voix se perdit au milieu d’un tumulte si épouvantable, qu’il dut quitter de nouveau la fenêtre, après avoir simplement haussé les épaules. Richomme, dès lors, eut beau les supplier en son nom, répéter que cela devait se passer entre camarades : on le repoussait, on le suspectait. Mais il s’entêta, il resta au milieu d’eux.

— Nom de Dieu ! qu’on me casse la tête avec vous, mais je ne vous lâche pas, tant que vous serez si bêtes !

Étienne, qu’il suppliait de l’aider à leur faire entendre raison, eut un geste d’impuissance. Il était trop tard, leur nombre maintenant montait à plus de cinq cents. Et il n’y avait pas que des enragés, accourus pour chasser les Borains : des curieux stationnaient, des farceurs qui s’amusaient de la bataille. Au milieu d’un groupe, à quelque distance, Zacharie et Philomène regardaient comme au spectacle, si paisibles, qu’ils avaient amené les deux enfants, Achille et Désirée. Un nouveau flot arrivait de Réquillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la Mouquette : lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les épaules de son ami Zacharie ; tandis qu’elle, très allumée, galopait au premier rang des mauvaises têtes.

Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. Les renforts demandés n’arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut l’idée de frapper l’imagination de la foule, il commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats exécutèrent le commandement, mais l’agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries.

— Tiens ! ces feignants, ils partent pour la cible ! ricanaient les femmes, la Brûlé, la Levaque et les autres.

La Maheude, la gorge couverte du petit corps d’Estelle, qui s’était réveillée et qui pleurait, s’approchait tellement, que le sergent lui demanda ce qu’elle venait faire, avec ce pauvre mioche.

— Qu’est-ce que ça te fout ? répondit-elle. Tire dessus, si tu l’oses.

Les hommes hochaient la tête de mépris. Aucun ne croyait qu’on pût tirer sur eux.

— Il n’y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque.

— Est-ce que nous sommes des Cosaques ? cria Maheu. On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu !

D’autres répétaient que, lorsqu’on avait fait la campagne de Crimée, on ne craignait pas le plomb. Et tous continuaient à se jeter sur les fusils. Si une décharge avait eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule.

Au premier rang, la Mouquette s’étranglait de fureur, en pensant que des soldats voulaient trouer la peau à des femmes. Elle leur avait craché tous ses gros mots, elle ne trouvait pas d’injure assez basse, lorsque, brusquement, n’ayant plus que cette mortelle offense à bombarder au nez de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur énorme.

— Tenez, v’là pour vous ! et il est encore trop propre, tas de salauds !

Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eût sa part, s’y reprenait à chaque poussée qu’elle envoyait.

— V’là pour l’officier ! v’là pour le sergent ! v’là pour les militaires !

Un rire de tempête s’éleva, Bébert et Lydie se tordaient, Étienne lui-même, malgré son attente sombre, applaudit à cette nudité insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les forcenés, huaient les soldats maintenant, comme s’ils les voyaient salis d’un éclaboussement d’ordure ; et il n’y avait que Catherine, à l’écart, debout sur d’anciens bois, qui restât muette, le sang à la gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la chaleur monter.

Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour calmer l’énervement de ses hommes, se décidait à faire des prisonniers. D’un saut, la Mouquette s’échappa, en se jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs, Levaque et deux autres, furent empoignés dans le tas des plus violents, et gardés à vue, au fond de la chambre des porions. D’en haut, Négrel et Dansaert criaient au capitaine de rentrer, de s’enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces bâtiments, aux portes sans serrure, allaient être emportés d’assaut, et qu’il y subirait la honte d’être désarmé. Déjà sa petite troupe grondait d’impatience, on ne pouvait fuir devant ces misérables en sabots. Les soixante, acculés au mur, le fusil chargé, firent de nouveau face à la bande.

Il y eut d’abord un recul, un profond silence. Les grévistes restaient dans l’étonnement de ce coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté immédiate. Des voix disaient qu’on les égorgeait là-dedans. Et, sans s’être concertés, emportés d’un même élan, d’un même besoin de revanche, tous coururent aux tas de briques voisins, à ces briques dont le terrain marneux fournissait l’argile, et qui étaient cuites sur place. Les enfants les charriaient une à une, des femmes en emplissaient leurs jupes. Bientôt, chacun eut à ses pieds des munitions, la bataille à coups de pierres commença.

Ce fut la Brûlé qui se campa la première. Elle cassait les briques, sur l’arête maigre de son genou, et de la main droite, et de la main gauche, elle lâchait les deux morceaux. La Levaque se démanchait les épaules, si grosse, si molle, qu’elle avait dû s’approcher pour taper juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en arrière, dans l’espoir de l’emmener, maintenant que le mari était à l’ombre. Toutes s’excitaient, la Mouquette, ennuyée de se mettre en sang, à rompre les briques sur ses cuisses trop grasses, préférait les lancer entières. Des gamins eux-mêmes entraient en ligne, Bébert montrait à Lydie comment on envoyait ça, par dessous le coude. C’était une grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies, on aperçut Catherine, les poings en l’air, brandissant elle aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la force de ses petits bras. Elle n’aurait pu dire pourquoi, elle suffoquait, elle crevait d’une envie de massacrer le monde. Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée existence de malheur ? Elle en avait assez, d’être giflée et chassée par son homme, de patauger ainsi qu’un chien perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement demander une soupe à son père, en train d’avaler sa langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se gâtait au contraire depuis qu’elle se connaissait ; et elle cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang, qu’elle ne voyait même pas à qui elle écrasait les mâchoires.

Étienne, resté devant les soldats, manqua d’avoir le crâne fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en comprenant que la brique était partie des poings fiévreux de Catherine ; et, au risque d’être tué, il ne s’en allait pas, il la regardait. Beaucoup d’autres s’oubliaient également là, passionnés par la bataille, les mains ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme s’il eût assisté à une partie de bouchon : oh ! celui-là, bien tapé ! et cet autre, pas de chance ! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se querellait avec Philomène, parce qu’il avait giflé Achille et Désirée, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu’ils pussent voir. Il y avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route. Et, en haut de la pente, à l’entrée du coron, le vieux Bonnemort venait de paraître, se traînant sur une canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de rouille.

Dès les premières briques lancées, le porion Richomme s’était planté de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du péril, si désespéré que de grosses larmes lui coulaient des yeux. On n’entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on voyait seulement ses grosses moustaches grises qui tremblaient.

Mais la grêle des briques devenait plus drue, les hommes s’y mettaient, à l’exemple des femmes.

Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre.

— Qu’est-ce que tu as, dis ? cria-t-elle. Est-ce que tu es lâche ? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades en prison ?… Ah ! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais !

Estelle, qui s’était cramponnée à son cou en hurlant, l’empêchait de se joindre à la Brûlé et aux autres. Et, comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui poussa du pied des briques dans les jambes.

— Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! Faut-il que je te crache à la figure devant le monde, pour te donner du cœur ?

Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les jeta. Elle le cinglait, l’étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras crispés ; et il avançait toujours, il se trouva en face des fusils.

Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. Que faire ? l’idée de rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le visage pâle du capitaine ; mais ce n’était même plus possible, on les écharperait, au moindre mouvement. Une brique venait de briser la visière de son képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs de ses hommes étaient blessés ; et il les sentait hors d’eux, dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l’on cesse d’obéir aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de Dieu ! l’épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du linge. Éraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce broyé, tandis qu’une brûlure l’agaçait au genou droit : est-ce qu’on se laisserait embêter longtemps encore ? Une pierre ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre, ses joues verdirent, son arme trembla, s’allongea, au bout de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Une angoisse l’étranglait, une lutte interminable de quelques secondes heurta en lui des idées, des devoirs, toutes ses croyances d’homme et de soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier : Feu ! lorsque les fusils partirent d’eux-mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans le grand silence.

Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore. Mais des cris déchirants s’élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé, une fuite éperdue dans la boue.

Bébert et Lydie s’étaient affaissés l’un sur l’autre, aux trois premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué au-dessous de l’épaule gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras, dans les convulsions de l’agonie, comme s’il eût voulu la reprendre, ainsi qu’il l’avait prise, au fond de la cachette noire, où ils venaient de passer leur nuit dernière. Et Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda étreindre sa petite femme, et mourir.

Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait les camarades, il était tombé à genoux ; et, glissé sur une hanche, il râlait par terre, les yeux pleins des larmes qu’il avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s’était abattue toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.

Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille. Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dont les deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s’était jetée, d’un mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant de prendre garde ; et elle poussa un grand cri, elle s’étala sur les reins, culbutée par la secousse. Étienne accourut, voulut la relever, l’emporter ; mais, d’un geste, elle disait qu’elle était finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à l’un et à l’autre, comme si elle était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu’elle s’en allait.

Tout semblait terminé, l’ouragan des balles s’était perdu très loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le dernier coup partit, isolé, en retard.

Maheu, frappé en plein cœur, vira sur lui-même et tomba la face dans une flaque d’eau, noire de charbon.

Stupide, la Maheude, se baissa.

— Eh ! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis ?

Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un bras, pour retourner la tête de son homme.

— Parle donc ! où as-tu mal ?

Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet, regardant son vieux d’un air hébété.

La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre ; et il gardait sa raideur blème devant le désastre de sa vie ; pendant que ses hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette. Souvarine était derrière eux, le front barré d’une grande ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là, menaçant. De l’autre côté de l’horizon, au bord du plateau, Bonnemort n’avait pas bougé, calé d’une main sur sa canne, l’autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas, l’égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la boue liquide du dégel, çà et là envasés parmi les taches d’encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d’hommes, tout petits, l’air pauvre avec leur maigreur de misère, gisait le cadavre de Trompette, un tas de chair morte, monstrueux et lamentable.

Étienne n’avait pas été tué. Il attendait toujours, près de Catherine tombée de fatigue et d’angoisse, lorsqu’une voix vibrante le fit tressaillir. C’était l’abbé Ranvier, qui revenait de dire sa messe, et qui, les deux bras en l’air, dans une fureur de prophète, appelait sur les assassins la colère de Dieu. Il annonçait l’ère de justice, la prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel, puisqu’elle mettait le comble à ses crimes, en faisant massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde.