Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 295-312).
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XIV

LA JUSTICE.


L’ombre qui avait suivi Mantoux depuis la villa Dandolo jusqu’au jardin de Mme Chermidy était le duc de La Tour d’Embleuse.

Un instinct aussi infaillible que le raisonnement apprit à l’insensé que Mathieu était attendu chez la belle Arlésienne. Il guetta son départ ; il attendit l’heure au fond d’un corridor obscur de la villa. Lorsqu’il entendit le forçat ouvrir la porte de sa chambre, il sut étouffer sa voix et comprimer le rire nerveux qui secouait son vieux corps depuis la tête jusqu’aux pieds. Pour descendre l’escalier à la suite de son guide, il prit soin d’ôter ses chaussures, et il fit tout le chemin pieds nus, dans les cailloux et dans les herbes coupantes, dans les buissons qui ensanglantaient chacun de ses pas. Il ne s’aperçut ni de la longueur de la route, ni des détours interminables, ni de la fatigue, ni de la douleur. L’empire d’une idée fixe le rendait insensible à tout ; il ne craignait rien au monde que de perdre son conducteur ou d’en être aperçu. Lorsque Mantoux doublait le pas, le duc courait derrière lui comme s’il avait eu des ailes ; quand le forçat retournait la tête, le duc se couchait sur le ventre, rampait dans les fossés ou se glissait sous une haie épineuse de cactus ou de grenadiers.

Il s’arrêta enfin à la lisière de l’enclos. Une voix secrète lui dit que la seule fenêtre qui brillait au rez-de-chaussée de la maison était celle de Mme Chermidy. Il vit son guide s’arrêter à la porte. Une femme vint ouvrir, et ce vieux cœur bondit d’une joie désordonnée en reconnaissant la créature qui l’attirait.

Elle n’était donc pas morte ! Il pourrait la voir, lui parler, et peut-être la rattacher à la vie ! Son premier mouvement fut de s’élancer sur elle, mais il se retint et se blottit. Il était sûr qu’elle ne se tuerait pas en présence du domestique. Il se promit d’attendre qu’elle fût seule pour tomber chez elle, la surprendre, l’étonner, et lui arracher le poignard de la main.

Il garda son affût durant une grande heure, sans s’apercevoir de la longueur du temps. Il aimait Mme Chermidy comme il n’avait aimé ni sa femme ni sa fille. Il sentait germer dans son cerveau des idées de dévouement, d’abnégation, de petits soins désintéressés, d’humble esclavage. Cet amour absolu, irréfléchi, sans mesure et sans restriction, n’était pas un sentiment nouveau pour lui : c’est ainsi que depuis soixante ans il s’aimait lui-même. Son égoïsme avait changé d’objet sans changer de caractère. Il aurait immolé le monde entier au caprice de Mme Chermidy, comme autrefois à son propre intérêt ou à son plaisir.

Depuis le jour où l’ingrate l’avait quitté, il n’avait pas vécu. Son cœur ne pouvait plus battre qu’auprès d’elle ; ses poumons ne respiraient que dans l’air qu’elle avait respiré. Il s’en allait à travers le monde comme un corps inerte lancé dans le vide.

Quelquefois une lueur de raison se glissait dans son esprit. Il se disait : « Je suis un vieux fou. Pourquoi me suis-je avisé de lui parler d’amour ? En vérité l’amour sied bien à un barbon de mon âge ! Qu’elle m’accorde un peu d’amitié, j’aurai tout ce que je mérite. Qu’elle me souffre dans sa maison comme un père, je trouverai dans un coin de mon cœur des sentiments paternels. Elle est malheureuse, elle pleure l’abandon de Villanera ; je la consolerai par de bonnes paroles. » L’espérance de la voir bientôt lui donnait la fièvre. Ses yeux fatigués par l’insomnie le piquaient douloureusement, mais il espérait pleurer lorsqu’il tomberait aux pieds d’Honorine. Dans les grandes douleurs de la vie, nos yeux se désaltèrent avec des larmes. M. de La Tour d’Embleuse, assis dans un coin du jardin, en face de la maison, ressemblait à l’animal qui a couru trois jours dans le désert à la poursuite d’une eau fraîche, et qui s’arrête sur son dernier bond, devant la source convoitée, l’œil allumé, la langue pendante.

Le dernier flambeau s’éteignit dans la chambre, et la fenêtre qu’il couvait du regard se confondit avec toutes les autres dans l’obscurité. Mais la maison, invisible pour un indifférent, ne l’était pas pour M. de La Tour d’Embleuse, et la fenêtre où tendait sa dernière convoitise brillait comme un soleil à ses yeux illuminés. Il vit Mantoux sortir de la maison et s’enfuir à travers champs, d’une course éperdue, sans retourner la tête en arrière. Alors il sortit de sa cachette et s’avança à pas de loup jusqu’à la fenêtre bien-aimée, dont ses yeux fixes et hagards n’avaient pas encore démordu. Il ne s’avisa même pas d’aller voir si la porte était fermée, tant cette fenêtre le possédait ! Il s’accouda sur le bord, il palpa les châssis et les carreaux ; il appuya sa figure contre une vitre, y colla son nez et sa bouche, et rafraîchit au contact du verre ses lèvres embrasées.

Une nuit profonde régnait au dedans comme au dehors, mais les sens malades du vieux fou croyaient voir Mme Chermidy à genoux au pied de son lit, plongeant sa tête dans ses mains, et ouvrant à la prière ses belles lèvres roses. Pour attirer son attention vers lui, il frappa doucement à la fenêtre : personne ne répondit. Alors il crut la voir endormie ; car les hallucinations les plus contradictoires se succédaient dans son esprit. Il réfléchit longuement au moyen d’arriver jusqu’à elle sans l’éveiller en sursaut et sans lui faire peur. Pour atteindre son but, il se sentait capable de tout, même de démolir un pan de mur sans autres outils que ses dix doigts. En caressant la fenêtre, il sentit que les vitraux étaient enfermés dans un châssis de plomb. Il entreprit de déchausser un carreau avec ses ongles. Il se mit à la besogne et s’y escrima de si bon cœur, qu’il finit par en venir à bout. Ses ongles se retournaient quelquefois sur le plomb, ou se cassaient sur le verre ; ses doigts hachés par vingt petites entailles saignaient tous à la fois ; il n’en tenait compte, et s’il s’arrêtait de temps en temps, c’était pour lécher son sang, tendre l’oreille, épier les bruits du dedans et s’assurer qu’Honorine dormait toujours.

Lorsque le carreau fut déchaussé aux trois quarts, il le tira doucement par le bas, l’ébranla à petits coups, s’arrêtant chaque fois que le verre craquait un peu ou qu’une secousse trop vive faisait résonner toute la fenêtre. Enfin sa patience fut récompensée : la feuille transparente lui resta dans les mains. Il la déposa sans bruit sur le sable de l’allée, fit une gambade en appuyant l’index sur ses lèvres, et revint humer l’air de la chambre par l’ouverture qu’il avait faite. Il en gonflait sa poitrine avec une volupté avide : c’était la première fois qu’il respirait depuis dix jours.

Il allongea sa main dans la chambre, tâta la fenêtre à l’intérieur, trouva l’espagnolette et la saisit. Les carreaux étaient petits, l’ouverture étroite, le châssis lui coupait le bras et gênait ses mouvements ; cependant la fenêtre céda en criant sur ses gonds. Le duc s’effraya de ce bruit et pensa que tout était perdu. Il s’enfuit jusqu’au fond du jardin et grimpa dans un arbre, les yeux fixés sur la maison, l’oreille ouverte à tous les bruits. Il écouta longtemps, et n’entendit pas autre chose que la plainte douce et mélancolique des crapauds qui chantaient au bord du chemin. Il redescendit de son observatoire et marcha des pieds et des mains jusqu’à la fenêtre, tantôt baissant la tête pour n’être pas vu, tantôt la levant pour voir et pour entendre. Il revint à la place d’où la peur l’avait chassé, et il s’assura qu’Honorine dormait toujours.

La croisée s’ouvrit toute grande et ne cria plus. L’air de la nuit entra dans la maison sans éveiller la belle dormeuse. Le duc enjamba la fenêtre et se coula subtilement dans la chambre. La joie et la peur le faisaient trembler comme un arbre secoué par le vent. Il chancelait sur sa base, sans oser se retenir aux meubles voisins. La chambre était encombrée d’objets de toute sorte, de malles ouvertes et fermées, et même de meubles renversés. Le duc se gouverna à travers ce désordre avec des précautions infinies. Il marchait à tâtons, effleurant chaque chose sans la toucher, et promenant dans l’ombre ses doigts meurtris. À chaque pas qu’il faisait, il murmurait à voix basse : « Honorine ! êtes-vous là ? m’entendez-vous ? C’est moi, votre vieil ami ; le plus malheureux, le plus respectueux de vos amis. N’ayez pas peur ; ne craignez rien, pas même que je vous fasse des reproches. J’étais fou à Paris, mais le voyage m’a changé. C’est un père qui vient vous consoler. Ne vous tuez pas : j’en mourrais ! »

Il s’arrêta, se tut et prêta l’oreille. Il n’entendit que les battements de son cœur. La peur le prit ; il s’assit un instant sur le plancher pour calmer son émotion et apaiser le bouillonnement de ses veines.

« Honorine ! cria-t-il en se relevant, êtes-vous morte ? » Ce fut la mort en personne qui lui répondit. Il trébucha contre un meuble et ses mains nagèrent dans une mare de sang.

Il tomba sur ses genoux, appuya ses bras sur le lit, et resta jusqu’au jour dans la même posture. Il ne se demanda point comment ce malheur avait pu arriver. Il n’éprouva ni surprise ni regret ; le sang afflua au cerveau, et tout fut dit. Sa tête n’était plus qu’une cage ouverte d’où la raison s’était envolée. Il passa les dernières heures de la nuit, accoudé sur un cadavre, qui se refroidit graduellement jusqu’au matin.

Lorsque le Tas vint voir si sa belle cousine était éveillée, elle entendit à travers la porte un cri aigre et discordant comme le chant du geai. Elle vit un vieillard ensanglanté qui remuait la tête en tout sens, comme pour la jeter loin de son corps. Le duc de la Tour d’Embleuse criait : « Aca ! aca ! aca ! » C’est tout ce qui lui restait du don de la parole, le plus beau privilège de l’homme. Sa figure grimaçait horriblement, ses yeux s’ouvraient et se fermaient par ressorts ; ses jambes étaient paralysées, son corps cloué sur le fauteuil, ses mains mortes.

Le Tas n’avait jamais connu qu’un sentiment humain : elle adorait sa maîtresse. C’est le sort des parents pauvres de s’attacher furieusement à leur famille, soit pour l’aimer, soit pour la haïr. La monstrueuse fille se jeta sur le corps de sa maîtresse avec un cri dont on ne trouverait d’exemple que dans le désert. Elle la pleura comme les tigresses doivent pleurer leurs petits. Elle arracha le couteau d’une grande et profonde blessure qui ne saignait plus ; elle emporta dans ses bras ce beau corps inanimé ; elle le couvrit de caresses folles. Si les âmes pouvaient se partager en deux, elle eût ressuscité à ses frais sa chère Honorine. La rage succéda bientôt à la douleur. Le Tas ne douta pas un instant que le duc ne fût l’assassin. Elle rejeta le cadavre sur le lit et courut de toute sa masse sur M. de la Tour d’Embleuse. Elle le battit à tour de bras, lui mordit les mains, et chercha ses yeux pour les arracher. Mais le duc était insensible au mal physique. Il répondit à toutes ces violences par ce cri uniforme qui devait être désormais son seul langage. Les animaux ont des sons différents pour exprimer la joie ou la douleur ; mais l’homme atteint de folie paralytique gît au dernier degré de l’échelle des êtres. Le Tas se lassa de le battre avant qu’il se doutât qu’il était battu.

Cependant Germaine, belle et souriante comme le matin, éveillait sa mère et son mari, assistait à la toilette de son fils, et descendait au jardin pour respirer l’air embaumé de l’automne. M. Le Bris et M. Stevens ne tardèrent pas à les rejoindre. La brise de la mer caressait doucement les feuilles luisantes de rosée. Les belles oranges et les cédrats énormes se balançaient au bout des ramilles vertes ; les jujubes ridées et les pistaches sonores tombaient pêle-mêle au pied des arbres ; les olives tachaient de noir le feuillage clairet des oliviers ; les lourdes grappes de raisin jaune pendaient le long des treilles au milieu des pampres rougis par les premiers froids ; les figues de la seconde récolte distillaient le miel à grosses gouttes, et quelques grenades oubliées riaient au milieu du feuillage, comme ces nymphes joufflues de Virgile qui se cachent pour se montrer. La saison des fleurs était passée, mais les beaux fruits jaunes et rouges sont les fleurs savoureuses de l’automne, et les yeux se réjouissent de les regarder.

Toute la famille était réunie autour du petit Gomez qui lutinait une tortue familière. M. de La Tour d’Embleuse manquait seul au rendez-vous matinal. Ses fenêtres étaient encore fermées, et l’on respectait son sommeil. Mathieu Mantoux, qui redoublait de zèle depuis que le docteur l’avait maintenu en place, lavait activement son linge au bord d’un petit ruisseau qui courait à la mer.

Le domestique de M. Stevens vint en toute hâte appeler son maître. Un crime avait été commis dans le voisinage ; tout le canton était en émoi, et l’on courait au juge comme au feu. M. Stevens, en prenant congé de ses amis, demanda au messager quelques détails sur l’événement.

« Je ne sais rien, répondit l’homme. C’est, dit-on, une Française qu’on a trouvée morte dans son lit.

— Tout près d’ici ? interrompit le docteur.

— À un quart de lieue.

— Ne dit-on pas que c’est une nouvelle débarquée ?

— Je le crois ; mais sa servante ne parle que le français, et l’on n’a pas pu comprendre…

— Vous avez vu la servante ? Une grosse femme ?

— Énorme.

— Voilà qui va bien, dit M. Le Bris. Cher monsieur Stevens, on sonne le déjeuner, et, si vous m’en croyez, vous viendrez vous mettre à table. La morte se porte bien, je vous le garantis. »

M. Stevens, homme grave, ne comprit pas la plaisanterie. Le docteur ajouta : « La loi anglaise punit-elle les gens qui promettent de se suicider et qui ne tiennent pas leur parole ?

— Non ; mais elle punit le suicide lorsqu’il est prouvé.

— Allons, je n’ai pas de bonheur avec la loi anglaise. »

M. Stevens reprit : « Sérieusement, docteur, avez-vous quelque motif de croire à une fausse alerte ?

— Je vous donne mon billet que la dame en question n’a pas reçu une égratignure. Je la connais de reste, et elle est trop amoureuse de sa peau blanche pour y faire des trous.

— Mais si elle a été assassinée !

— N’en croyez rien, mon excellent ami. Vous connaissez-vous en oiseaux de volière ?

— Pas trop.

— Alors vous ne savez pas quelle différence il y a entre les mésanges à tête bleue et les mésanges à tête noire ?

— Non.

— Les mésanges à tête bleue sont de jolies petites bêtes qui se laissent tuer sans résistance ; les mésanges à tête noire sont celles qui tuent les autres. Eh bien ! la dame en question est une mésange à tête noire. Allons déjeuner.

— Je ne comprends pas, dit M. Stevens. Pourquoi me ferait-on appeler ?

— Juge très-subtil, si l’on vous fait chercher ici, ce n’est pas pour avoir le plaisir de causer avec vous. C’est pour attirer une autre personne qui ne se dérangera pas. Qu’en dites-vous, cher comte ?

— Il a raison, » dit la douairière.

Le comte ne répondait pas. Il était plus ému qu’il ne voulait le paraître. Germaine lui tendit la main et lui dit : « Allez avec M. Stevens, mon ami ; et espérons que le docteur aura dit vrai.

— Parbleu ! dit M. Le Bris, j’y vais aussi ; je me mets de la partie, quoiqu’on ne m’ait pas invité. Mais, si la dame n’est pas morte sans rémission, je jure sur mon bonnet de docteur que le comte ne lui dira pas un mot. »

M. Stevens, le comte et le docteur montèrent en voiture. Dix minutes après, ils s’arrêtaient devant la maison de Mme Chermidy. Du plus loin qu’ils l’aperçurent, le docteur changea d’avis et pensa qu’un malheur était arrivé. Une foule compacte assiégeait l’enclos, et les Maltais de la police, accourus à la nouvelle du crime, ne suffisaient pas à contenir la curiosité publique.

« Diable ! dit M. Le Bris, est-ce que la petite dame se serait tuée pour nous faire pièce ? Je ne la croyais pas si forte que cela. »

M. de Villanera mangeait sa moustache sans rien dire. Il avait aimé Mme Chermidy pendant trois ans, et il s’était cru sincèrement aimé. Son cœur se déchirait à l’idée qu’elle avait pu se tuer pour lui. Les souvenirs du passé se révoltaient contre toutes les affirmations du docteur et plaidaient victorieusement la cause d’Honorine.

La foule ouvrit un passage à M. Stevens et à ses compagnons. Ils arrivèrent, sous la conduite des agents de police, à la chambre mortuaire. Mme Chermidy était sur son lit, dans la toilette qu’elle portait la veille. Sa jolie tête grimaçait horriblement. Ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangées de petites dents, serrées par la dernière convulsion de l’agonie. Ses yeux, qu’une main pieuse n’avait pas fermés à temps, semblaient regarder la mort avec épouvante. Le poignard était au milieu de la chambre, à la place où le Tas l’avait jeté. Le sang avait jailli sur les vêtements, sur les draps, sur les meubles et partout. Une large mare figée devant la cheminée annonçait que la malheureuse s’était frappée là. Une traînée d’un rouge sombre montrait qu’elle avait eu la force de marcher jusqu’à son lit.

La femme de chambre, qui avait appelé la justice et ameuté le voisinage, ne criait plus. On aurait dit qu’elle avait dépensé sa fureur en épuisant ses forces. Accroupie dans un coin de la chambre, les yeux attachés sur le cadavre de sa maîtresse, elle regardait aller et venir les hommes de loi. L’arrivée du comte et du docteur Le Bris ne l’éveilla point de sa torpeur.

M. Stevens, suivi de son greffier qui l’avait devancé sur le théâtre du crime, releva l’état des lieux et dicta la description du cadavre avec l’impassibilité de la justice. Le docteur fut prié de concourir à l’enquête. Il commença par déclarer tout ce qu’il savait, exposa sommairement les causes qui avaient pu pousser Mme Chermidy à se donner la mort, raconta la conversation qu’il avait eue avec elle, et récita le testament qu’il avait porté lui-même à M. de Villanera. Les déclarations de la morte, l’endroit où son corps avait été trouvé, l’arme qui l’avait frappée et qui lui appartenait, les portes de la maison fermées, enfin le voisinage de la femme de chambre qui n’avait entendu aucun bruit, toutes les circonstances connues confirmaient l’idée d’un suicide.

Ce mot, prononcé à demi-voix, produisit sur le Tas l’effet d’une commotion électrique. Elle se leva en sursaut, courut au docteur, le regarda en face et s’écria : « Suicide ! C’est vous qui avez parlé de suicide ? Vous savez bien qu’elle n’était pas femme à se suicider ! Pauvre ange ! Elle avait la vie si belle ! Elle se portait si bien ! Elle aurait vécu cent ans si vous ne l’aviez pas assassinée. D’ailleurs, est-ce que le vieux n’est pas là ? où l’a-t-on mis ? Allez le voir, ou dites qu’on l’apporte : vous le verrez tout couvert de son sang ! » Elle aperçut le comte de Villanera qui s’était jeté dans un fauteuil et qui pleurait sans rien dire. « Vous voilà donc ! lui dit-elle. Il fallait venir plus tôt ! Ah ! monsieur le comte ! vous payez drôlement vos dettes d’amour ! On vous en donnera, du bonheur ! »

Tandis que le juge et le docteur entraient dans la pièce voisine, où une douloureuse surprise les attendait, le Tas entraîna le comte auprès du lit, le força de regarder son ancienne maîtresse et d’entendre une oraison funèbre qui lui fit dresser les cheveux sur la tête. « Voyez ! voyez ! criait-elle au milieu des sanglots ; voilà ces beaux yeux qui vous souriaient si tendrement, cette jolie bouche qui vous a donné de si bons baisers, ces grands cheveux noirs que vous vouliez dénouer vous-même : car vous faisiez mon ouvrage ! Vous rappelez-vous la première fois que vous êtes venu rue du Cirque ? Quand ils ont tous été sortis, vous vous êtes mis à genoux pour baiser cette main-là ! Brr ! Qu’elle est froide ! Et le jour de ses couches, vous en souvenez-vous ? Qui est-ce qui pleurait ? Qui est-ce qui riait ? Qui est-ce qui lui jurait fidélité jusqu’à la mort ? Embrassez-la donc un peu, chevalier fidèle ! »

Le comte, immobile, roide et plus froid que le cadavre qu’il regardait en face, expia en une minute trois ans de bonheur illégitime.

On apporta le duc de La Tour d’Embleuse, qui payait, et bien cher, une vie d’égoïsme et d’ingratitude.

Le sang dont il était couvert, sa présence chez Mme Chermidy, le carreau qui manquait à la fenêtre, les écorchures de ses mains et surtout la perte de sa raison firent croire un instant qu’il était l’assassin. Le docteur examina la blessure de Mme Chermidy, et reconnut que le poignard avait traversé le cœur de part en part. La mort avait dû être instantanée : il était donc impossible que la victime se fût traînée elle-même jusqu’à son lit. M. Stevens, en dînant la veille avec le duc, avait pu remarquer l’affaiblissement de ses facultés mentales. M. Le Bris lui expliqua en quelques mots comment la monomanie homicide avait pu germer en une nuit dans ce cerveau dérangé. S’il était vrai qu’il eût commis le crime, la justice n’avait rien à faire contre un fou. La nature l’avait condamné à une mort prochaine, après quelques mois d’une existence pire que la mort.

Mais, en examinant de plus près le cadavre de Mme Chermidy, on trouva dans sa main crispée quelques cheveux plus courts et plus rudes que ceux d’une femme, et d’une couleur plus naturelle que ceux du vieux duc. Le greffier, en relevant un meuble renversé, ramassa un bouton de livrée aux armes des Villanera. Enfin, le tiroir où Mme Chermidy avait serré pour cent mille francs de valeurs, se trouva vide. Il fallait donc chercher un autre assassin que M. de La Tour d’Embleuse. On interrogea le Tas, mais on n’en put tirer aucune lumière. Elle se frappa le front et dit : « Que j’étais bête ! c’est lui. Le misérable ! je le ferais bien écorcher vif ; mais à quoi bon ? Il parlerait. Enterrez ma maîtresse ; jetez-moi aux ordures. Quant à lui, qu’il aille au diable ! »

La justice se transporta le jour même à la villa Dandolo. Mathieu Mantoux venait de coudre un bouton à sa veste de panne rouge. On remarqua que le bouton était neuf, et que ses cheveux ressemblaient à l’échantillon trouvé chez Mme Chermidy. En se voyant arrêter, il s’écria par une vieille habitude : « Peu de chance ! » M. Stevens le fit conduire au château Guilfort, à l’ouest de la ville, sur le bord de la mer. Il fut assez heureux pour s’évader pendant la nuit ; mais il tomba dans un de ces grands filets que les pêcheurs tendent le soir pour les relever au matin.