GEORGINA.

ÉPISODE DU NAUFRAGE DE L’AMPHITRITE.


Miss Georgina Nearton, fille unique d’un négociant ruiné, se promenait tous les dimanches avec son père à Kensington. Malgré sa parure plus que modeste, elle fixait les regards des promeneurs, et son oreille, était souvent flattée par les exclamations qu’on faisait sur sa beauté et sur l’élégance de sa taille ; les dandys de la fashion passaient et repassaient près d’elle, en exagérant chacun leur ridicule favori dans l’espoir de s’en faire remarquer. Mais Georgina était en garde contre la séduction des grosses cannes, des gilets gothiques et des manchettes en pleureuses.

Son père lui avait appris à se méfier de la fatuité visible mais non pas de la grace perfide ; et la première fois que sir Henri B… vint s’asseoir auprès d’elle à une soirée du Wauxhall, elle fit remarquer à son père la différence des manières de ce jeune homme avec celles des élégants lords dont les

Bateau dans la tempête
Bateau dans la tempête


éloges, dits avec tant d’insolence, la faisaient souvent rougir.

En effet, le bon M. Nearton trouva que sir Henri avait des manières parfaites et une conversation qui annonçait de nobles sentiments. Le vanter ainsi, c’était aux yeux de Georgina une autorisation de l’aimer ; son cœur se livra tout entier au penchant que sir Henri lui inspirait. Étant parvenu à se faire présenter par une vieille voisine de Georgina chez son père, il engagea celui-ci à se remettre dans les affaires, en l’assurant qu’il en ferait de meilleures, et en lui offrant de faire les fonds de sa nouvelle entreprise. Une telle proposition devait rendre M. Nearton au bonheur, par l’espoir de retrouver une dot pour sa fille, et l’on juge de sa reconnaissance envers sir Henri ; malheureusement la mort le surprit au moment d’accomplir ce beau projet. Georgina resta sans protecteur, sans fortune ; mais l’amour d’Henri ne doit-il pas la mettre à l’abri de toutes craintes pour l’avenir ? Cet amour que le malheur semble redoubler, avec quelle confiance Georgina s’y abandonne ! Comme elle est touchée des soins que sir Henri prend de la sortir du triste appartement, où chaque meuble lui rappelle le père, l’ami qu’elle a perdu ! Comme elle trouve tout simple d’attendre la fin de son deuil pour se marier publiquement avec sir Henri B…, et plus simple encore de ne rien refuser à celui qui se dit déjà son époux, et qui lui jure une fidélité éternelle !

Cependant dix mois se passent ; le deuil est expiré, et sir Henri ne parle point de mariage. C’est, dit-il, dans la crainte d’exciter la colère d’un vieil oncle dont il attend l’héritage.

Georgina redouble de mystère dans sa liaison avec Henri ; elle ne reçoit personne, ne sort que la nuit, et passe sa vie à le voir ou à l’attendre. Mais un soir que son cœur battait plus fort que de coutume car Henri devait revenir de la campagne, où il était resté quelques jours, Georgina passa par tous les degrés de l’inquiétude au désespoir, car Henri ne vint point ; seulement le lendemain matin son valet de chambre apporta un billet par lequel il prévenait Georgina qu’il serait encore plusieurs jours éloigné de Londres. La semaine qui suivit, une autre lettre, plus froide encore, lui apprit que Henri, cédant aux prières de sa famille, se voyait obligé de rompre une liaison qui ne pouvait que faire du tort à tous les deux.

Une assez forte somme en billets de banque était jointe à cette lettre. Hélas ! la pauvre Georgina ne les vit pas. Ses yeux se fermèrent avant d’avoir achevé cette cruelle lecture, et elle resta longtemps sans connaissance.

Le valet de chambre voyant le peu de cas qu’elle

Jeune femme assise regardant une lettre tombée à terre.
Jeune femme assise regardant une lettre tombée à terre.


faisait des billets de banque, les mit dans sa poche et courut avertir les femmes qui servaient Georgina, de l’état où venait de tomber leur maîtresse.

Trop malheureuse pour mourir, miss Nearton quitta l’appartement que lui avait choisi Henri, pour s’établir dans une chambre sous les toits d’une maison de la Cité. Là, vivant dans la plus affreuse misère, car les créanciers de son père ne lui avaient rien laissé, elle combattait faiblement le sentiment religieux qui l’empêchait de mettre fin à sa déplorable existence.

Un jour qu’elle allait se rendre sur le bord de la Tamise, comme elle y était souvent attirée par un sinistre projet, elle est rencontrée par Tom, le valet de chambre de sir Henri ; il lui demande si elle n’aurait pas envie de revoir son maître.

On devine la réponse de Georgina. — Eh bien ! dit Tom, tenez-vous prête ce soir à neuf heures ; je viendrai vous prendre en voiture, et je vous mènerai dans une maison où il doit venir souper. Comme c’est chez un restaurateur, tout le monde peut être admis, et vous aurez là une occasion sûre de le rencontrer ; qui sait l’effet que peut lui produire votre vue ?

Georgina cherche dans le fond d’une armoire une des robes qui lui allaient le mieux dans le temps qu’Henri l’aimait, et elle s’habille de la manière la plus convenable pour n’attirer l’attention, ni par sa pauvreté, ni par son élégance. Tom vient la prendre à l’heure indiquée ; elle entre avec lui dans une maison d’une singulière apparence. Elle traverse plusieurs chambres remplies de buveurs, qui chantent et jurent à faire trembler. Tom ouvre une porte et la fait entrer dans une grande salle, où plusieurs femmes entourent une immense table couverte de mets grossiers et de bouteilles de shrob. Des jeunes gens arrivent et se placent à côté de ces dames. Georgina espère qu’Henri est parmi eux ; mais non, ce sont des gens d’une autre classe : bientôt le bruit augmente ; on s’injurie, on se bat ; les buveurs des chambres voisines se mêlent au combat ; le sang coule, les femmes crient, et le constable paraît. On s’empare des femmes, on sépare les combattants, et Georgina est confondue parmi les misérables qui, moitié ivres, moitié furieuses de colère, se répandent en injures contre l’autorité, qui les fait conduire dans un lieu de refuge.

Stupéfaite, anéantie par ce traitement dont elle ne comprend point la cause, Georgina ne tente même pas de réclamer contre la mesure qui la plonge dans un lieu d’infamie ; elle ignore encore dans quel affreux repaire elle a été conduite et quand on le lui apprend, ce nouveau malheur, qui la sépare à jamais de Henri, la jette dans un désespoir stupide. Elle ne voit plus, n’entend plus, sa vie est suspendue.

« Allons, suivez-moi, lui dit-on un matin, on va mettre à la voile, et si le ciel nous protége, vous serez dans trois mois avec de bons gaillards qui ne vous feront pas la mine. Venez, mon enfant, que le ciel vous en réserve un moins méchant que les autres. »

En disant ces mots, le matelot entraînait Georgina vers le port.

Pendant ce temps, Henri, fatigué d’un long hiver passé sur le continent, arrivait à Boulogne, espérant retrouver dans les bains de mer la santé que les plaisirs de Paris avaient fort altérée. Ces plaisirs, auxquels il a sacrifié son bonheur, celui de Georgina, il commence à les apprécier ce qu’ils valent, et ses sens blasés lui font regretter les vives, les douces émotions que le cœur seul donne.

La saison des bains avait attiré un grand nombre d’Anglais à Boulogne ; mais las du monde et de la monotonie attachée à toutes ces relations où la sympathie n’entre pour rien, sir Henri vivait seul, choisissant pour sortir les heures où tout le monde rentre chez soi, et fuyant tous les lieux de réunion. Les gens de sa connaissance attribuaient cette misanthropie soudaine à un mauvais état de santé, et attendaient son rétablissement pour l’entraîner de nouveau dans le tourbillon des plaisirs.

Mais sa maladie était dans l’ame. L’homme le plus léger n’est pas toujours aussi insensible qu’il le croit, l’ennui, la souffrance réveillent parfois en lui des sentiments engourdis par la vanité et il n’est pas rare de lui voir regretter le bien dont il ne saurait plus jouir, car le vrai bonheur ne se passe point de pureté. Dans ces moments de souvenirs, où l’image de Georgina, parée de tant de charmes, plus belle encore de confiance et d’amour, lui apparaissait comme un remords vivant, il ne pouvait résister au tourment qui l’agitait. Alors il marchait à grands pas vers le rivage, et cherchait dans l’air froid de la nuit, dans le bruit des vagues, dans l’aspect imposant de l’immensité, un soulagement contre le sentiment qui l’oppressait, et ce calme qui naît du dédain de soi-même.

Un jour qu’il était resté aux bains plus tard qu’à l’ordinaire, il voit les flots se gonfler ; un ouragan épouvantable s’annonce. Alors, s’habillant à la hâte, Henri court à la plage : déja tous les matelots du port y sont rassemblés. On signale un bâtiment en détresse. C’est un trois-mâts, il ne porte point de pavillon. À la longue vue, il est facile de voir qu’il cherche à gagner le large ; les vents le repoussent sur la côte ; s’il échoue, c’est fait de lui.

La tempête augmente, la mer est plus affreuse que jamais… Le vaisseau échoue !… là presque en face de l’établissement des bains ; avec le secours de la lorgnette on peut distinguer l’équipage. Des marins se précipitent de tous côtés sur la grève, car la mer se retire ; on traîne à bras un canot ; on espère au moins sauver les hommes ; quant au vaisseau, il est perdu : la mer, en montant, doit le mettre en pièces.

Le canot est à la mer, mais il ne peut approcher. Un patron de bateau pêcheur, le brave Hénin, se débarrasse de ses vêtements, prend dans sa main une corde, et se jette à la mer. Personne n’ose le suivre. On le voit long-temps lutter contre les flots. Puis les yeux se reportent sur l’équipage, on est frappé de son immobilité ; nul signal ! Les malheureux n’ont-ils plus la force d’implorer du secours ?

Après une heure d’anxiété, on voit le brave Hénin toucher le vaisseau, un matelot lui jette une corde, mais la corde est retirée ; Hénin, sur le point de périr lui-même, est forcé de lâcher prise et de regagner la plage ; il veut se rejeter à la mer… Ses forces sont épuisées… Il faut renoncer à tout espoir de sauver l’équipage. La nuit tombe, la mer commence à monter, le bruit des vents, des vagues, ne permet point d’entendre les cris de ces malheureux ; plusieurs marins se sont mis à la mer pour tâcher de recueillir les naufragés. Henri, poussé par un sentiment invincible, se dévoue aussi, et brave la mer en fureur, pour sauver, s’il se peut, quelques victimes prêtes à expirer. L’obscurité redouble, les vents mugissent avec plus de violence que jamais. La mer force les plus intrépides à reculer ; on distingue à peine le bâtiment. Tout-à-coup un mât est amené aux pieds du peuple spectateur ; puis des tonneaux, puis des débris, puis des cadavres !…

On court de tous côtés avec des fanaux ; on se précipite sur la falaise. À chaque instant on ramasse des femmes… des enfants… des hommes… tous morts !… Un marin court vers un rocher, il croit apercevoir quelque chose qui se meut dans l’ombre ; c’est un matelot ; on le prend, on le porte dans la salle commune de la Société humaine ; deux autres sont recueillis, l’un est trouvé sans connaissance, à califourchon sur une planche que la vague a poussée sur le rivage : on apprend d’eux qu’ils montaient l’Amphitrite.

Un homme dont les vêtements ruissellent, porte dans ses bras une femme presque nue ; il réclame par gestes des secours pour elle, car il a perdu la voix, ses yeux sont égarés, sa poitrine haletante ; à peine a-t-il déposé la pauvre naufragée sur la table d’une salle où sont réunis les gens de l’art, qu’il tombe à genoux et paraît succomber, moins encore à la fatigue qu’à des émotions déchirantes.

Cependant un chirurgien s’empare de la belle mourante ; un sang noir s’échappe de son bras ; des frictions d’éther ramènent un peu de chaleur ; l’infortunée ouvre les yeux ; des cris d’espoir se font entendre ; Henri se ranime, il veut se convaincre d’un bonheur inespéré, ce n’est point un rêve. Ces yeux si doux semblent quitter la mort pour le revoir encore… Mais ce miracle, qui change l’agonie en délices de l’ame, ne se prolonge point : ce regard d’ange s’éteint pour jamais.

Cette naufragée si belle, c’est Georgina, et cet amour fait pleurer en secret. Priez pour elle !

Madame Sophie Gay.