Georges Bizet (Camille Bellaigue)

Georges Bizet (Camille Bellaigue)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 803-836).

GEORGES BIZET


I


« Ah ! maître, si vous aviez été ici !.. » Nous ne saurions songer à Georges Bizet sans nous rappeler ce regret des sœurs de Lazare. S’il avait été ici, s’il y était encore, le maître de l’Arlésienne et de Carmen, la musique d’abord compterait trois ou quatre chefs-d’œuvre de plus. Et puis Bizet eût été un maître au vrai sens du mot ; il eût fait école et montré la route où nous devions marcher et que nous cherchons encore. Il nous aurait prouvé que cette route ne sort pas de France, qu’elle peut longer les frontières allemandes, mais ne doit jamais les franchir ; qu’on fait bien une excursion, un séjour même à l’étranger, mais qu’on finit toujours par rentrer chez soi, et que l’artiste, s’il doit être de son temps, doit être aussi de son pays.

Bizet a été de l’un et de l’autre.

Il a été de son temps, et c’est pourquoi nous l’aimons de cette tendresse particulière, presque fraternelle, que nous inspirent les contemporains, interprètes de nos pensées et de nos passions présentes. Les plus grands parmi les morts d’autrefois nous émeuvent moins profondément, moins immédiatement que ce mort d’hier. Pourquoi ? Hélas ! il est malaisé de le dire, malaisé de parler musique et musiciens, de fixer précisément parmi ses pairs et au-dessous de ses maîtres la place d’un compositeur, surtout d’un compositeur aussi libre que Bizet de tout dogmatisme et de tout système. On a moins de peine à définir la personnalité d’un écrivain, romancier, poète ou philosophe ; plus de ressources pour caractériser l’originalité de ses idées, montrer l’accord ou la contradiction de son esprit avec l’esprit de son temps. C’est que la musique est une forme, ou, pour prendre le langage des philosophes, une catégorie de la pensée plus spéciale et plus vague à la fois que toute autre, bien que l’art ne se rapporte pas avec moins d’exactitude que la littérature au milieu contemporain, le rapport est plus délicat à saisir et à signaler. Des chefs-d’œuvre musicaux répondent à des besoins aussi formols, mais moins généraux, que des chefs-d’œuvre littéraires. Par ce lien plus caché, bien que non moins réel et fort, nous ne nous sentons rattachés peut-être à nul artiste de nos jours aussi étroitement qu’à Bizet. Il eût été le musicien favori de notre génération, le dernier fils et le fils bien-aimé du siècle qui s’achève et qui eût mis en lui ses suprêmes complaisances.

C’est que l’auteur de l’Arlésienne et de Carmen avait trouvé le secret actuel de nos âmes, de toutes nos âmes. Jusqu’à présent je ne sais aucune école qui le renie ou le dédaigne. Précurseurs de l’avenir et gardiens du passé, tous comptaient sur lui et avec lui. Il réunissait en lui toutes les aspirations et toutes les tendances de notre époque ; il conciliait les hardiesses du progrès avec la sagesse de la tradition ; il avait l’audace, mais il avait la raison, et l’on aurait pu le suivre aussi loin qu’il eût été, sans risquer de se perdre.

Bizet a trouvé dans l’atmosphère artistique de notre temps une grande idée et un grand nom : la vérité. L’effort principal et parfois excessif de notre littérature et de notre art tend à faire du vrai la condition essentielle et l’unique loi du beau. La musique, comme la prose, a ses réalistes, et ce gigantesque remueur de notes et de mots qui fut Wagner, n’a ébranlé le monde musical, n’a rêvé de le détruire et de le reconstituer qu’au nom de la vérité. Au nom de la vérité, il a rejeté l’opéra de presque tous ses prédécesseurs et de tous ses contemporains, même les plus glorieux ; au nom de la vérité, par exemple, il a fondu ensemble comme dans une scène unique les scènes autrefois distinctes qui forment la trame du drame musical ; si de ses œuvres préférées il a proscrit les airs, les duos, les trios et les chœurs, s’il a fait de la musique la servante ; de la poésie, s’il a réclamé pour ses représentations modèles l’invisibilité de l’orchestre, s’il a posé tant de principes, proposé tant de réformes, déchaîné et soutenu tant d’orages, c’est toujours au nom de la vérité. Que cet apôtre du vrai ait démenti ses théories par la pratique, que ce soi-disant réaliste ait été malgré lui tantôt le plus sublime, tantôt le plus obscur, mais au fond le plus constant des idéalistes : qu’il ait aimé plus que tout autre le merveilleux, la légende et la féerie, qu’il ait, malgré ses allures d’indépendant et de rebelle, subi l’éternel empire des fictions qui sont l’essence, éternelle aussi, de l’art et surtout de l’art théâtral, autant de questions à ne pas discuter ni résoudre ici. Toujours est-il que les mots : faire vrai, commençaient à être, quand parut Bizet, et en grande partie par le fait de Wagner et de ses doctrines, le programme tracé et le problème posé à la musique contemporaine.

Ce souci du vrai, Bizet l’a connu. Il a cherché, lui aussi, la vérité, mais une vérité pour ainsi dire relative et raisonnable, la seule dont l’art puisse s’accommoder. Il n’a pas fait du vrai le tyran du beau ; il s’est gardé de pousser des principes féconds à des conséquences stériles.

Ce qu’on pourrait appeler le réalisme de Bizet se trahit d’abord par le choix de ses sujets. Après les Pêcheurs de perles, la Jolie fille de Perth et Djamileh, à l’heure des chefs-d’œuvre caractéristiques, quels drames met-il en musique ? L’Arlésienne et Carmen, deux histoires vraisemblables et vivantes, dont le premier paysan ou le premier soldat venu peut être le héros. Bizet ne cherche ni le lointain de la légende comme Wagner, ni celui de l’histoire comme Meyerbeer, ni comme Gounod l’appui de la poésie consacrée et classique. Il prend des personnages pareils à nous, des paysages voisins de nous. L’Arlésienne, Carmen, sujets ordinaires, dira-t-on ? Eh ! oui, leur beauté vient précisément de ce qu’ils sont ordinaires. C’est par là qu’ils nous émeuvent si fort. Homo sum et nihil… Cherchez dans la Tétralogie ou dans Parsifal une humanité aussi touchante. Pleure-t-on sur le dieu Wotan se séparant de sa fille Brunehild autant que sur Rose Mamaï voyant son enfant se jeter par la fenêtre ? Est-on pris aux entrailles par les souffrances mythiques et mystiques d’Amfortas comme par les tortures de José, ce pauvre amoureux que vous étiez peut-être hier, que nous serons peut-être demain ?

Qu’on n’aille pas au moins insinuer que nous plaçons Bizet au-dessus de Wagner. Nous faisons des rapprochemens et non des catégories, et tâchons de montrer seulement qu’en France au moins autant qu’ailleurs les vrais artistes ont le respect et le goût de la vérité.

Bizet ne fut pas seulement notre contemporain ; il fut aussi notre compatriote.

Il n’y a plus guère d’ultramontains en musique, mais il y a des ultrarhénans. Ils professent un serein mépris pour notre patrie et ne parlent qu’avec un sourire de notre musique nationale. Peut-être pourrait-on rabattre un peu de leurs dédains. Rousseau, l’un des premiers, a décrié la musique française ; mais Rousseau ne savait pas toujours ce qu’il disait, même en musique, et puis l’on n’ignore pas qu’il battait volontiers ses nourrices. D’ailleurs, depuis le Devin de village, nous avons fait des progrès. Les pharisiens et les docteurs affectent de nous renvoyer toujours à Auber (qui dans son genre, je le dis tout bas, approcha du génie) ; ils en passent, les perfides, et des meilleurs. Ils savent pourtant que nous avons en musique plus que de l’esprit, et que par leur naissance ou par leur libre choix, par l’acceptation et la recherche même de notre esthétique, par la création de plus d’un chef-d’œuvre chez nous et pour nous, de très grands maîtres nous appartiennent, qui, s’ils vivaient encore, se réclameraient de nous. Que vient-on parler toujours de légèreté, de frivolité, de chansonnettes et de flonflons à la patrie de Richard Cœur-de-Lion, du Déserteur, de Joseph, de la Dame blanche, du Pré-aux-Clercs, de la Juive, de Faust, de l’Arlésienne et de Carmen ? Les voilà, nos sérieuses et glorieuses traditions, celles que Bizet a continuées. Ouvrez toutes les partitions que nous venons d’énumérer, et vous y trouverez, nuancé par les maîtres divers et les époques successives, mais immuable dans son essence, le génie français dont Bizet a été jusqu’ici le dernier dépositaire. Vous y trouverez la clarté, la concision et la précision, la simplicité et la sobriété, sans parler de la grâce et même de la grandeur, le goût et la mesure, enfin toutes les qualités qui sont nôtres, et dont il est moins patriotique et moins sensé de faire fi que de faire usage.

Mais Bizet, s’il est de son temps et de son pays, n’est pas seulement de l’un et de l’autre ; il les dépasse tous deux. Un grand peintre, un grand musicien doit être à la fois universel et éternel, et prolonger à l’infini dans l’espace et dans la durée le rayonnement de sa couleur ou l’écho de ses mélodies. On n’enferme ni Mozart dans l’Allemagne du siècle passé, ni Rossini dans l’Italie du nôtre. Le Requiem et Guillaume Tell n’ont pas plus d’âge que de patrie. Toutes proportions gardées, comme elles doivent l’être, Bizet posséda pour sa part, part naturellement très humble au regard des maîtres que nous venons de citer, cette portée générale et lointaine Bizet a presque toujours élargi son sujet, et parlant d’une âme, parlé à toutes les âmes. Il savait, avec une simple mélodie, avec quelques harmonies, parfois avec un ou deux accords évoquer en nous tout un monde, éveiller tout un chœur de souvenirs, de regrets, de désirs ou d’espérances, et nous ouvrir des horizons qui ne se referment plus. Allemand, Français, Italien, si vous écoutez et comprenez la plainte de José ou de Frédéri, quand une larme perle sous votre paupière, le soldat de Navarre ou le paysan de Provence pourrait vous dire : ce n’est pas sur moi que vous pleurez, mais sur vous-même, et ces retours personnels, ces reconnaissances de soi ne sont pas les preuves les moins certaines du génie véritable.

Nous avons déjà signalé une différence entre Wagner et Bizet, et montré par la seule comparaison de leurs poèmes que l’un, s’il a moins parlé que l’autre de la vérité, a peut-être plus fait pour elle. Mais ce n’est pas tout. Wagner est énorme, dans son génie et dans ses erreurs ; Bizet, au contraire, est avant tout mesuré. A ne pas être un colosse on gagne au moins de ne pas avoir des défauts de colosse. Bizet, par exemple, s’est servi du leitmotiv, mais avec sobriété. Dans Carmen il emploie les retours de motifs, de motifs rappelés tout entiers, bien plus que ces fragmens ou fermons infinitésimaux de mélodies caractéristiques, cachés comme d’imperceptibles microbes dans tout l’organisme des œuvres wagnériennes. En dehors de ce procédé, discrètement appliqué, quelle abondance, quelle profusion d’idées ! Carmen est un trésor, un miracle d’imagination. Y songer seulement, c’est rappeler un essaim de mélodies, presque trop nombreux pour le souvenir.

Cette fécondité pourrait bien avoir raison contre la parcimonie systématique et la prétendue unité. Un caractère moral ne se traduit pas en deux mesures, fussent-elles mille fois répétées ; ce n’est pas trop, pour le représenter, de formes musicales sans cesse renouvelées et diverses comme la vie. Le personnage de Carmen par exemple est mainte fois caractérisé par certaine phrase étrange qu’il suffit ici de rappeler, mais ce n’est là qu’un aspect de Carmen. L’insaisissable fille a bien d’autres mouvemens d’âme et d’autres chansons aux lèvres. José, pas plus que sa maîtresse, ne se contente d’une seule formule musicale. Il chante toujours de même, c’est-à-dire selon sa nature, mais sans chanter pour cela deux fois la même chose ; la beauté de ces deux figures dramatiques et musicales leur vient de l’unité et de la variété qui se concilient en elles. Ce n’est pas tout. Autour de Carmen et de José, sur le fond de l’ouvrage, Bizet a jeté sans compter les détails divers et charmans : chœurs, entr’actes, ritournelles, où s’est jouée librement l’inépuisable fantaisie de son imagination.

Bizet n’est jamais semblable à lui-même. S’il a traité l’Arlésienne autrement que Carmen ; s’il a resserré et condensé son inspiration, réduit à deux ou trois seulement les motifs dramatiques et passionnels de l’œuvre, c’est qu’il était ici dans son dessein de faire plus court. Mais à côté de l’action (je ne dis pas en dehors d’elle), et pour l’encadrer, ici comme dans Carmen, que d’accessoires délicieux, quelle part laissée encore aux heureux caprices et à la liberté du génie !

Trouve-t-on chez Bizet des traces de Verdi et de Gounod comme de Wagner ? Autant, mais pas davantage. Des hommes comme ceux-là, qui se partagent la gloire d’un demi-siècle, ont une influence latente, mais inévitable, sur la formation des talens contemporains, même des plus originaux. De Verdi, Bizet tient la force dramatique, quelque chose de direct et de subit dans l’inspiration. Il a l’air de penser et de sentir instantanément, et il provoque en nous la pensée et le sentiment avec une égale instantanéité. Mais si Bizet a l’éclat de Verdi, il a moins de crudité et, comme diraient les peintres, plus de dessous. Supprimez de Carmen, par exemple, toute la partie vocale, il en restera bien plus qu’il ne resterait, après la même mutilation, d’une partition, surtout d’une des premières partitions de Verdi. Bizet ne procède pas non plus comme Verdi par soubresauts, par secousses souvent sublimes, mais intermittentes, qui laissent dans l’ensemble inégal d’une partition des défaillances et des trous. Les deux œuvres maîtresses de Bizet ont une autre tenue, une autre cohésion que le Trovatore ou Rigoletto. Les caractères y sont étudiés et rendus avec beaucoup plus de suite et de scrupule ; l’écriture surtout en est plus soignée, sans rien de trivial ou de lâché. En somme, Bizet n’est peut-être pas moins que le maître italien un homme de théâtre, c’est-à-dire d’instinct et de premier mouvement ; mais c’est un musicien de science plus profonde et de style plus raffiné.

Enfin, Bizet a commencé par procéder un peu de Gounod. Certain chœur de la Jolie fille de Perth, celui de la Saint-Valentin, offre une incontestable analogie avec le premier chœur de Mireille : Chantez ! chantez, magnanarelles. La Micaëla de Carmen, elle-même, pourrait passer encore pour une figure de Gounod, et l’on trouverait aisément ici ou là dans l’œuvre de Bizet plus d’une mélodie qui rappellerait la manière de Gounod. Mais ce sont là traces légères, ressemblances de détail et promptes à s’effacer. Bizet a vite perdu jusqu’à cet air de famille, et sa personnalité s’est de plus en plus dégagée. Il allait devenir l’héritier de Gounod sans rester son disciple ; une gloire égale l’attendait, mais non pas une gloire identique. Au lieu d’affadir et d’énerver, comme d’autres l’ont fait, le style de Gounod, Bizet l’eût fortifié et, pour ainsi dire, tonifié. Il avait peut-être l’âme plus virile et mieux trempée que l’auteur de Roméo ; il ne se fut pas arrêté aux exquises tendresses, et de l’amour ce qu’il chanta le mieux, d’une voix souvent douloureuse, ce ne sont pas les délices, mais les tourmens. La volupté est presque absente de l’œuvre de Bizet. Le duo de Carmen et de son amant, dans la taverne de Lillas Pastia, ce duo même n’a rien de sensuel ; le local est équivoque, mais la musique ne l’est pas. Jamais cette scène ne laissera dans de jeunes cœurs le trouble que répand l’acte du jardin de Faust ou le duo nuptial de Roméo : Plaisir d’amour ne dure qu’un moment ! Ce moment de plaisir que rappelle la vieille et mélancolique chanson, les pauvres héros de Bizet le connaissent à peine. Mais le chagrin d’amour leur dure toute la vie ; c’est lui qui les affole et qui fait qu’ils tuent ou qu’ils meurent. On meurt bien aussi dans Faust ou dans Roméo, mais de moins sombres et moins farouches amours. La passion de Frédéri pour l’Arlésienne invisible et innomée, celle de José pour Carmen, tiennent de la maladie ou de la possession ; elles ont quelque chose d’inconscient et d’implacable comme la fatalité. Et avec cela rien de plus pur comme forme ni de plus classique que la musique de Bizet. Dans la première partie de l’ouverture de l’Arlésienne, par exemple, dans cette page carrée et forte, nourrie d’harmonies substantielles, Bizet égale presque l’aplomb et la santé du vieux Bach. La musique, en personne nerveuse, a besoin de temps en temps de se refaire des muscles, de la chair et du sang. Bizet l’y aurait puissamment aidée, lui qui disait un jour : « La rêverie, le vague, le spleen, le découragement, le dégoût, doivent être exprimés comme les autres sentimens par des moyens solides. Il faut toujours que ce soit fait… Sans forme, pas de style ; sans style, pas d’art. » La forme dessinée et définitive, le style précis et concis, Bizet les chercha toujours. Personne plus que lui n’eut l’horreur du vague et de l’indéfini, de tout ce qui tremble et de tout ce qui flotte. On ne trouverait ni dans Carmen ni dans l’Arlésienne une page hésitante, une phrase incertaine et mal assurée. Les œuvres de Bizet ne sont pas des bas-reliefs à moitié pris encore dans la pierre ou le marbre, mais des statues dégagées tout entières, achevées, et dont le regard peut faire le tour.


II

Nous ne raconterons pas, après tant d’autres, l’existence de Bizet. On sait que la vie lui fut longtemps amère et que le bonheur vint au jeune homme la veille seulement de sa mort. Le succès fut plus tardif encore, et l’auteur de l’Arlésienne et de Carmen connut à peine le premier sourire de la gloire. Né en 1838, enfant merveilleusement doué, adolescent laborieux et pauvre, élève de Zimmermann, de Marmontel, de Gounod et d’Halévy, auquel devaient un jour le rattacher des liens encore plus étroits et plus doux, Georges Bizet obtint le prix de Rome en 1857. Pauvre Rome, si décriée, si méconnue de nos jours, on la comprenait, on l’aimait alors et Bizet fut de ceux qui gardèrent une fidèle tendresse à l’asile tranquille et superbe de leurs jeunes pensées. Il ne se demanda pas, comme tant de gens se le demandent aujourd’hui, pourquoi l’on envoie des musiciens dans cette Rome où la musique est morte, dans Rome qui chantait jadis et qui s’est tue. Il comprit que même pour un musicien la musique n’est pas tout ; qu’on envoie à Rome les jeunes compositeurs comme leurs camarades, pour faire connaissance avec le beau, se recueillir devant lui, chercher les rapports secrets entre les manifestations diverses du principe unique ; pour s’agrandir l’esprit et s’ennoblir le cœur, pour regarder et comprendre l’Apollon et le Moïse, le Colisée et Saint-Pierre, le plafond de la Sixtine et les chambres du Vatican, pour contempler les horizons de la campagne, le bleu du ciel italien et cueillir au printemps les violettes de Frascati et de Tibur. Cette leçon vaut bien un voyage sans doute.

Bizet la comprit, la grande leçon, la leçon universelle de Rome, et, de la villa Médicis, il écrivait comme il est rare qu’on écrive à vingt ans. On peut en juger par quelques fragmens inédits de sa correspondance[1].


« Rome, 16 mai 1858.

« Je m’attache à Rome de plus en plus. Plus je la connais, plus je l’aime. Tout est beau ici. Chaque rue, même la plus sale, a son type, son caractère particulier, ou quelque chose de l’antique ville des Césars. Chose étonnante, les objets qui me froissaient le plus à mon entrée à Rome font maintenant partie de mon existence : les madones ridicules au-dessus de chaque réverbère, le linge à sécher étendu à toutes les fenêtres, le fumier au milieu des places, les mendians, etc., tout cela me plaît et m’amuse, et je crierais au meurtre si l’on enlevait un seul tas de boue.

« Les mœurs et le caractère des habitans sont malheureusement un côté difficile à connaître, vu l’exclusion complète des Français de la société italienne ; mais, s’ils ferment leurs maisons, les Italiens ne peuvent fermer leurs musées, leur campagne, leurs églises, leur ciel, et l’homme qui sent le beau et le vrai, artiste ou non, trouve ici de quoi admirer et penser…

« Plus je vais et plus je plains les imbéciles qui n’ont pas su comprendre le bonheur du pensionnaire de l’Académie. Du reste, j’ai remarqué que ces derniers n’ont jamais fait grand’chose. Halévy, Thomas, Gounod, Berlioz, Massé, ont les larmes aux yeux en parlant de Rome. »


• Rome, 8 octobre 1858.

« Je sens aussi se fortifier mes affections artistiques. La comparaison des peintres, des sculpteurs et des musiciens y est pour quelque chose. Tous les arts se touchent, ou plutôt il n’y a qu’un art. Qu’on rende sa pensée sur la toile, sur le marbre ou sur le théâtre, peu importe : la pensée est toujours la même. Je suis plus que jamais convaincu que Mozart, et Rossini sont les deux plus grands musiciens. Tout en admirant de toutes mes facultés Beethoven et Meyerbeer, je sens que ma nature me porte plus à aimer l’art pur et facile que la passion dramatique. De même en peinture, Raphaël est le même homme que Mozart ; Meyerbeer sentait comme Michel-Ange. »


« 31 décembre 1858.

« Mon goût se prononce définitivement pour le théâtre, et je sens vibrer certaines fibres dramatiques que j’ignorais, jusqu’à ce jour. Enfin, j’ai bon espoir. Encore une bonne chose. Jusqu’à ce moment, je flottais entre Mozart et Beethoven, Rossini et Meyerbeer. Maintenant je sais ce qu’il faut adorer. Il y a deux sortes de génies : le génie de la nature et le génie de la raison. Tout en admirant immensément le second, je ne te cacherai pas que le premier a toutes mes sympathies. Oui, mon cher, j’ai le courage de préférer Raphaël à Michel-Ange, Mozart à Beethoven, Rossini à Meyerbeer, ce qui équivaut à dire que si j’avais entendu Rubini, je l’aurais préféré à Duprez. Je ne mets pas les uns au second rang pour mettre les autres au premier, ce serait absurde. Seulement c’est une affaire de goûts ; un ordre d’idées exerce sur ma nature une plus forte attraction que l’autre. Quand je vois le Jugement dernier, quand j’entends la Symphonie Héroïque ou le quatrième acte des Huguenots, je suis ému, surpris et je n’ai pas assez d’yeux, d’oreilles, d’intelligence pour admirer. Mais quand je vois l’Ecole d’Athènes, la Dispute du Saint-Sacrement, la Vierge de Foligno, quand j’entends les Noces de Figaro ou le second acte de Guillaume Tell, je suis complètement heureux, j’éprouve un bien-être, une satisfaction complète ; j’oublie tout. »

Les préférences de Bizet, et de Bizet très jeune encore, s’alliaient très bien avec les prémices de son talent ; plus tard ses chefs-d’œuvre eux-mêmes ne devaient point faire échec à ses premières doctrines. Il eut, lui aussi, le génie de la nature avant d’avoir celui de la raison, et quand, au seuil de la maturité, il réunit ces deux moitiés du tout dont parle Grétry : l’inspiration et la science ; la science toujours se dissimula, fit la modeste, et s’effaça derrière son éclatante compagne.

Bizet d’ailleurs, comme il le dit, entendait classer les maîtres selon ses goûts et non pas selon leurs mérites. Il n’établissait pas de hiérarchie entre eux. Un article de critique, le seul que Bizet écrivit jamais, publié dans la Revue nationale au 3 août 1867, sous le pseudonyme anagrammatique de Gaston de Betzi, n’atteste pas moins que la correspondance, l’éclectisme et l’impartialité du jeune compositeur. « L’artiste n’a pas de nom, pas de nationalité ; il est inspiré ou il ne l’est pas ! il a du génie, du talent ou il n’en a pas ; s’il en a, il faut l’adopter, l’acclamer ; s’il n’en a pas, il faut le respecter, le plaindre… et l’oublier. » Et plus loin, Bizet se défend de toute complaisance et de toute malveillance confraternelle. « Je n’ai pas de camarades, je n’ai que des amis. » Il n’en aurait pas eu longtemps, s’il avait continué d’écrire. Il ne suffit pas aux artistes sans talent qu’on les respecte, qu’on les plaigne… et qu’on les oublie.

Toute cette correspondance témoigne d’une maturité et d’une salubrité de jugement rares dans la jeunesse et surtout dans la jeunesse actuelle. En trouverait-on beaucoup aujourd’hui, des gamins de vingt, ans, à peine échappés du Conservatoire, qui admirent Guillaume Tell et qui s’en vantent ?

Bizet se défiait de l’habileté, de la facilité : « L’habileté dans l’art, écrivait-il (12 janvier 1859), est presque indispensable ; mais elle ne cesse d’être dangereuse qu’au moment où l’homme et l’artiste sont faits. Je ne veux rien faire de chic ; je veux avoir des idées avant de commencer un morceau… »


« 19 mai 1859.

« Tu attribues à la faiblesse des libretti la suite d’insuccès dont sont victimes les meilleurs auteurs depuis quelques années. C’est possible, mais il y a une autre raison ; c’est qu’aucun de ces auteurs n’a un talent complet. Aux uns, il manque l’élévation, le style, la conception large ; à d’autres, la triture musicale et l’esprit ; aux plus forts il manque le seul moyen que le compositeur ait de se faire comprendre au public d’aujourd’hui : le motif, que l’on appelle à grand tort l’idée. On peut être un grand artiste sans avoir le motif, et alors il faut renoncer à l’argent et au succès populaire ; mais on peut être aussi un homme supérieur et posséder ce don précieux, témoin Rossini. Rossini est le plus grand de tous, parce qu’il a, comme Mozart, toutes les qualités : l’élévation, le style, et enfin le motif. »

Sans très bien comprendre la différence, insuffisamment expliquée, du motif et de l’idée, ne retrouve-t-on pas encore ici le besoin, l’amour de la clarté, de la netteté, de cette forme définie et pour ainsi dire plastique, qui caractérise les œuvres de Bizet ?

A la sagesse de l’esprit, à la rectitude du jugement, le jeune homme unissait la tendresse et la chaleur du cœur, u Je voudrais, écrivait-il un jour, que ma chance s’étendît jusqu’aux miens ; sans cela elle me sera inutile et ne me rendra heureux que bien imparfaitement (2 mars 1860). » Et ailleurs (5 septembre 1860.) « Je compte sur cette providence dont tu me parles, pour triompher bientôt et complètement du mal ; car ce serait en vain qu’elle m’aurait donné des succès et de telles espérances ; je me croirais dégagé de toute reconnaissance envers elle, si elle ne m’accordait la santé de ma mère. C’est là le premier bien que je désire et le seul que je demande à Dieu. Pour ce qui me regarde, je m’en charge et n’ai besoin de personne. »

Cette mère tant aimée, le pauvre garçon ne la conserva pas longtemps. Il revint précipitamment d’Italie pour la voir mourir. Mais il garda pieusement son souvenir, et le duo de Carmen entre José et Micaëla, ce duo si plein de tendresse filiale, n’est peut-être qu’un discret hommage à la chère mémoire.

Entre le fils et les parens, tout était commun, les joies et les peines, l’espérance comme le doute. Bizet espérait beaucoup de lui-même et, dans ses lettres intimes, sans affectation d’humilité il avouait aux siens sa confiance en l’avenir : « Je sens que plus je vais, plus j’avance… Je sais très bien mon affaire ; j’orchestre bien, je ne suis jamais commun, et j’ai enfin découvert le Sésame tant cherché… Si d’autres m’entendaient, ils me prendraient pour un fou, mais vous savez que je ne suis point un sot ; vous savez ce que je veux vous dire. J’ai conscience de ce que je sais, de ce que je vaux, et quand je dirai : je suis arrivé, il y aura beaucoup de gens de mon avis. »

N’accusez pas d’orgueil l’adolescent qui parlait ainsi de lui-même. Devenu un homme et un maître, il prendra la critique avec modestie et bonne humeur. Un de nos confrères, c’est lui-même qui le raconte, ayant parlé un jour incidemment et sans bienveillance de Djamileh, reçut de Bizet la partition récemment parue de l’Arlésienne avec cette dédicace : « Si vous continuez vos éreintemens, monsieur, je vous enverrai Djamileh. Ne me poussez pas jusqu’aux Pêcheurs de perles. Mille amitiés cordiales. »

« Une autre fois, — c’était à la première de Carmen, — il rompit le cercle des amis qui l’entouraient et le félicitaient, pour aller serrer la main à un critique qui ne le gâtait guère : « Dites-moi la vérité vraie, lui glissa-t-il en le prenant à part, vous savez que je suis un homme auquel on n’est pas absolument tenu de dire que tout ce qu’il fait est admirable[2]. » Aussi ne le lui dirons-nous pas, même après sa mort. Mais en dépit de sa modestie, au lendemain de l’Arlésienne et de Carmen, le pauvre garçon pouvait, sans trop se flatter, se dire : « Je suis arrivé ! » Hélas ! quel regret et quel remords ! Il a fallu qu’il mourût pour que tout le monde fût enfin de son avis.

III

Les Pêcheurs de perles, le premier opéra de Bizet, furent représentés au Théâtre-Lyrique on 1863, sans grand succès. Du livret, le titre est ce qui vaut le mieux : il a quelque chose d’harmonieux et de musical. La pièce n’offre guère qu’une situation, ou plutôt un tableau, qui termine le premier acte : la vierge Leila priant la nuit pour les pêcheurs qui sont en mer. La rivalité de Zurga et de Nadir, amis d’enfance, épris de la même inconnue entrevue autrefois dans une pagode et qui naturellement n’est autre que Leila ; le manquement de la jeune fille à ses vœux de prêtresse et de vierge, ses amours avec Nadir, la colère de Zurga, puis sa démence, tout cela est fort banal et fort ennuyeux. À défaut d’un drame, Bizet a fait des paysages, et avec l’exquise mélodie : lez Adieux de l’hôtesse arabe et le petit acte de Djamileh, les Pêcheurs de perles constituent la part de l’exotisme dans l’œuvre du maître.

L’exotisme de Bizet ne fut pas, ou du moins ne resta pas tout à fait celui de Félicien David. Chez Bizet, chez le Bizet de Djamileh, l’Orient n’est que le cadre ; chez Félicien David, il est le tableau même. Les personnages de Lalla-Roukh vivent à peine ; ils ne se détachent guère plus que les figures peintes sur le fond des porcelaines ou des laques orientales. Ils s’absorbent dans la nature qui les environne, dont ils font partie comme de belles fleurs, au milieu de laquelle ils chantent comme des oiseaux, d’instinct et presque sans passion. Les personnages de Djamileh, nous le verrons, sont plus humains ; le sentiment, chez eux, prime la sensation. Mais l’inspiration des Pêcheurs rappelle encore Félicien David. L’orchestre, parfois très animé, très dramatique, avec des pressentimens de Carmen, accompagne parfois aussi de délicieuses barcarolles : la romance de Nadir : Je crois entendre encore, caché sons les palmiers ; l’air de Leila : Comme autrefois dans la nuit sombre, auquel Bizet donnera un jour pour pendant l’air de Micaëla, « au troisième acte de Carmen. Jamais Félicien David n’a soupiré de plus rêveuses, et, pour ainsi dire, de plus immobiles cantilènes.

Le premier acte des Pêcheurs de perles est de beaucoup le meilleur, et le seul complet. Là se trouve le fameux duo des hommes, que MM. Duchesne et Bouhy chantèrent, arrangé par M. Guirand en Pie Jesu, à l’enterrement du maître. Il est très beau, ce duo ; les voix du ténor et du baryton y sont dans une relation constamment originale ; sur un accompagnement de harpes mystérieux et sacré, la mélodie s’étage par des progressions qui lui donnent une solennité croissante. Ce qui suit n’est pas moins beau. Les pêcheurs sont rassemblés sur la grève. Ils ont nommé leur chef. Une pirogue approche, portant


Une fille inconnue et belle autant que sage
Que les plus vieux de nous, selon l’antique usage,
Loin d’ici chaque année ont soin d’aller chercher.
Un long voile à nos yeux dérobe son visage,
Et nul ne doit la voir, nul ne doit l’approcher.
Mais pendant nos travaux, debout sur ce rocher,
Elle prie, et son chant, qui plane sur nos têtes,
Écarte les esprits méchans et nous protège.


Mais, comme dit l’autre, cela ne rime pas ! Peu importe. Que font ici les paroles ? C’est la musique qu’on voudrait pouvoir citer au lieu de la poésie ; ce sont les longues gamines qui montent et redescendent, comme pour croiser leurs trames légères sur le front de la jeune inconnue ; c’est l’ardente prière, c’est le cri d’espérance jeté vers la vierge harmonieuse et protectrice.

Elle aborde, saluée par un chœur de bienvenue, tout aimable et gracieux, par de clairs tintemens de l’orchestre. Zurga l’interroge ; il lui fait jurer de veiller et de prier jusqu’à l’aube, de fermer son oreille aux paroles, son cœur aux désirs d’amour ; et trois fois, de sa voix pure et un, peu tremblante, la jeune fille prête serment. La scène est coupée avec aisance, dialoguée avec autant de variété que de naturel. Les mélodies y éclosent en foule, spontanées et faciles, brillantes de la double fleur de la jeunesse et du talent. Tu chanteras pour nous sous la nuit étoilée, commande Zurga, et dans cette seule phrase tout le ciel d’Orient resplendit ; puis les chants religieux éclatent, et l’hymne à Brama se déroule, porté comme en triomphe sur des accords retentissans.

Un grand sentiment de nature et de religion plane sur tout cet acte, qui rappelle un peu, bien qu’en de moindres proportions et par des séductions plus intimes, l’admirable quatrième acte de l’Africaine. Les pêcheurs sont partis ; la jeune fille est demeurée seule, et sur sa tête les « toiles s’allument. Les barques ont quitté le rivage et voguent doucement : Le ciel est bleu, la mer est immobile et claire, chantent des voix lointaines, qui s’éteignent peu à peu ; à l’horizon brillent les falots immobiles. Les beaux jeunes gens sont descendus sous les vagues transparentes. Alors la douce gardienne chante à son tour ; enveloppée de ses voiles de gaze, debout sur la falaise, elle prie les divinités marines de pardonner aux nageurs curieux de leurs secrets, avides de leurs trésors ; elle prie ; et, quand les chercheurs de perles remontent pour reprendre haleine à la surface des flots, ils prêtent l’oreille à sa prière, ils l’entendent de loin et ils y répondent. Décidément, le principal personnage des Pêcheurs de perles, ce n’est point l’amoureux Nadir, ni la belle Leila ; c’est la mor, c’est le Grand-Océan tiède et bleu, celui qui baigne l’autre face du monde, celui qu’on ne voit qu’en rêve, à moins d’être oisif et millionnaire, ou marin. Sur des Ilots moins lointains, mais parfois, dit-on, aussi purs, sur la Méditerranée, par de belles nuits d’été, nous avons joué ou écouté ces mélodies, et nous avons senti leur relation mystérieuse avec les vagues murmurantes.


Ma bien-aimée est enfermée
Dans un palais d’or et d’azur,


chante Nadir. Oh ! la ravissante sérénade ! sérénade de pêcheur, ou plutôt de plongeur, qui semble monter du fond des eaux, traverser lentement leur cristal et flotter sur leur face immobile et muette. Ici, comme toujours devant le talent, on ne peut qu’admirer et se taire. Qui expliquera jamais la magie d’une pareille mélodie, et comment toute la poésie, toute la beauté et toute la mélancolie des mers peuvent tenir dans les trois ou quatre mesures d’une chanson !

Quatre ans après les Pêcheurs de perles, le Théâtre-Lyrique donna la Jolie Fille de Perth. Le premier ouvrage de Bizet avait eu dix-huit représentations ; le second en eut vingt et une. Les journaux, du moins, furent beaucoup plus élogieux ; on commençait à compter avec le jeune musicien. Lui-même se sentait en progrès, et, pendant les études de son opéra, il écrivait (octobre 1867) : « Je suis vraiment content ; la répétition générale a produit un grand effort. La partition de la Jolie Fille est une belle chose. Je vous le dis, parce que vous me connaissez. L’orchestre donne à tout une couleur, un relief que je n’osais espérer. J’ai trouvé ma voie ; maintenant en route. Il faut monter, monter, monter toujours. »

Nous qui n’avons jamais fait que lire la Jolie Fille de Perth, nous lui trouvons moins de couleur et de relief ; peut-être aussi la musique souffre-t-elle un peu de la médiocrité d’un livret qui, sans avoir plus d’intérêt que celui des Pêcheurs de perles, n’a pas même autant de poésie. C’est l’aventure de Catherine Glover, fille du gantier Simon, fiancée d’Henri Smith, l’armurier, et compromise par le duc de Rothsay, gouverneur de la ville. Henri croit la jeune fille infidèle et l’abandonne ; la pauvre Catherine, qu’une péripétie banale empêche de prouver son innocence, devient folle comme son homonyme de l’Étoile du Nord. Comme dans l’Étoile du Nord aussi, on lui joue le tour de reconstituer devant elle une scène du passé, stratagème qui, dans la vie réelle, ne manquerait pas de rendre une folle encore plus folle, mais qui réussit toujours dans les opéras comiques. La Catherine anglaise, comme la Catherine russe, retrouve la raison et se marie. Cette petite histoire a été tirée du roman de Walter Scott, mais tirée par des mains maladroites.

Je ne crois pas que la partition de la Jolie Fille de Perth soit supérieure à celle des Pêcheurs de perles. On y trouve moins de couleur avec plus d’habileté, des pages d’une facture plus ingénieuse, d’un style plus fin ou plus fort, mais pas un acte aussi complet que le premier acte des Pêcheurs. Si déjà l’originalité de Bizet perce dans plus d’un morceau, comme la danse bohémienne et surtout la scène d’ivresse, les réminiscences abondent : le joli chœur de la Saint-Valentin, nous l’avons dit, n’est qu’un écho du chœur des magnanarelles de Mireille, et la phrase touchante de Catherine, au quatrième acte, A peine au printemps de la vie, avait chanté jadis sur les lèvres de Rachel, la « pauvre juive. » Çà et là, des rythmes ou des mélodies vulgaires : le premier chœur des forgerons, la chanson bachique du duc ; au troisième acte, un finale honnête seulement, avec cantabile ordinaire, et puis de trop fréquentes roulades (les folles en font toujours) que Bizet, d’ailleurs, se reprochait d’avoir accordées à la virtuosité de son interprète.

Mais çà et là aussi, des beautés véritables et diverses. Quoi de plus ravissant, par exemple, que certain duo galant, pendant la fête, entre le duc et sa maîtresse, Mab la bohémienne ? On en a fait une transcription pour orchestre seul, ajoutée à la seconde suite sur l’Arlésienne, et sous cette forme et à cette place inattendue, le délicieux petit menuet est devenu populaire. Mozart en eût tracé le contour charmant, sans peut-être jeter sur l’accompagnement lointain ce dialogue mélodique et pourtant aussi naturel, aussi aisé qu’une conversation de bal.

La danse bohémienne est une page hors ligne. Ici, rien que d’original ; rien du chœur des derviches de Beethoven, rien non plus de l’entr’acte de Philémon et Baucis. A la progression sonore de Gounod, Bizet ajoute la progression du mouvement ; ce n’est pas tout encore : non content de précipiter le rythme jusqu’au vertige, il le disloque, il le secoue avec fureur, et, quand la ronde enragée s’arrête court, l’orchestre fait l’effet d’une machine affolée qui s’emporte et qui éclate.

Nous parlions tout à l’heure de la sérénade des Pêcheurs de perles ; il en est une aussi dans la Jolie Fille de Perth, tout autre, mais peut-être non moins charmante. Sant mille modi Veneris ! Qu’il y en a de ces chansons d’amour ! En voici deux qui se suivent de près et ne se ressemblent guère ; elles diffèrent comme diffèrent les deux ouvrages auxquels elles appartiennent. Quelle était donc cette bien-aimée que voulait éveiller, « dans son palais d’or et d’azur, » la voix du pêcheur Nadir ? Était-ce Leila, la vierge long voilée ? Oui, sans doute ; mais ce n’était pas elle seulement ; ce n’était pas seulement pour elle que le jeune homme chantait des paroles étranges sur une étrange mélodie. Il chantait et il aimait aussi cette belle nuit marine dont la jeune fille était la reine et la déesse ; il aimait les étoiles du ciel et les vagues de l’Océan, et sa sérénade, unique peut-être entre toutes les sérénades, devenait l’hymne ide cet universel et mystérieux amour. Le je ne sais quoi, ce mot dont on abuse, est trop souvent, hélas ! le dernier mot de l’esthétique, il est la subtile essence de la chanson de Nadir ; il en fait l’indéfinissable beauté.

Avec la sérénade de Smith dans la Jolie Fille de Perth, nous sommes dans le réel et dans le concret ; moins dans la poésie, mais plus dans la vérité, dans la passion et dans la souffrance. Au premier acte des Pêcheurs de perles, c’étaient surtout les choses qui chantaient ; ici, ce sont les âmes, et la seconde œuvre de Bizet contient plus d’humanité que la première. Qu’elle est mélancolique, la chanson du fiancé de Catherine ! Elle a deux couplets, qui ne se ressemblent ni par leur rythme, ni par leur mélodie, mais seulement par leur tristesse. La chanson de Nadir, sans être joyeuse, était autrement lumineuse et sereine. Celle-ci implore et n’espère pas. Aussi personne ne paraît à la fenêtre ; l’heure sonne comme le glas dans la brume de la nuit d’Angleterre, et le pauvre amoureux s’éloigne à pas lents.

Quel flot d’amertume monta alors au cœur du jeune maître ? D’où vient que pour un personnage secondaire, presque insignifiant, il écrivit, après cette page mélancolique, une page profondément douloureuse, la plus belle de la partition ? « Je crois, disait-il, avoir bien établi mes types. Le Ralph est bien venu ; il deviendra important au second acte. « Il est devenu si important, qu’il a tout tiré à lui et que sa scène d’ivresse est bien près de tuer le reste de l’ouvrage.

Qu’est-ce que ce Ralph ? le rival d’Henri Smith et le rirai dédaigné, qui boit pour s’étourdir et noyer son amour. Jamais peut-être une scène d’ivresse n’avait encore été traitée avec autant de naturel et de vérité. Bizet s’est bien gardé de faire chanter à Ralph une banale chanson bachique, comme celle qu’il avait mise quelques instans auparavant sur les lèvres de son duc de Rothsay, vrai prince d’opéra comique, celui-là. Ce n’est pas à la coupe d’or, c’est à la bouteille que le pauvre ouvrier demande l’oubli ; il boit, non pas en joyeux compagnon, mais en désespéré, presque en furieux, et ses rires déchirans se fondent en sanglots. Oh ! la tragique ivresse ! recours éperdu d’un malheureux contre le mal de la vie et la douleur d’aimer sans qu’on vous aime ! Ivresse du Nord aussi, réaction brutale contre la mélancolie des choses, si bien d’accord, dans les pays sombres, avec la mélancolie du cœur. Cette admirable scène : n’a pas d’égale dans la Jolie Fille de Perth ; mais elle suffirait à nous garantir qu’un grand homme de théâtre était né.

Hâtons-nous, les chefs-d’œuvre approchent ; Djamileh en est un : un petit, mais un véritable, et, par ordre chronologique, le premier du maître (1879). Très supérieure aux deux partitions précédentes, Djamileh, malgré la bienveillance de la presse, réussit encore moins ; au bout de quatre représentations, l’on n’en parla plus. Je me trompe ; quelqu’un en parla encore et voici le sonnet consolateur et vengeur à la fois qu’inspira à M. Saint-Saëns l’insuccès de cet ouvrage exquis :


Djamileh, fille et fleur de l’Orient sacré,
D’une étrange guzla faisant vibrer la corde,
Chante, en s’accompagnant sur l’instrument nacré,
L’amour extravagant dont son âme déborde.

Le bourgeois ruminant, dans sa stalle serré,
Ventru, laid, à regret séparé de sa horde.
Entr’ouvre un œil vitreux, mange un bonbon sucré,
Puis se rendort, croyant que l’orchestre s’accorde.

Elle, dans les parfums de rose et de santal,
Poursuit son rêve d’or, d’azur et de cristal,
Dédaigneuse à jamais de la foule hébétée.

Et l’on voit, au travers des mauresques arceaux,
Ses cheveux dénoués tombant en noirs ruisseaux,
S’éloigner la Houri, perle aux pourceaux jetée.


Il n’y aurait là qu’un mot à changer : le mot extravagant ; aucun n’est moins applicable à l’amour de Djamileh, aucun ne jure davantage avec la tendresse discrète de la pauvre esclave ; mais tout le reste est juste, tout, jusqu’au dernier hémistiche inclusivement.

Djamileh, c’est la Namouna de Musset ; c’est la touchante histoire annoncée au premier chant du poème, négligée au second pour les fantaisies que l’on sait et contée enfin, au troisième, en une quinzaine de strophes tout au plus.


Je vous dirais qu’Hassan racheta Namouna
...............
Qu’on reconnut trop tard cette tête adorée.
Et cette douce nuit qu’elle avait espérée,
Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna.

Je vous dirais surtout qu’Hassan dans cette affaire
Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour,
Et que l’amour de soi ne vaut pas l’autre amour.


Voilà tout le sujet de Djamileh ; en voilà, dans le dernier vers, qui est charmant, toute la moralité, ou, comme on dit aujourd’hui, même en musique, toute la psychologie.

On a fait au livret de Djamileh d’étranges critiques, et ceux-là mêmes qui goûtent le plus la partition s’y sont associés. Ce petit acte, a-t-on dit, n’est pas une œuvre de théâtre ; il est anti-scénique, il manque d’intérêt, parce qu’il manque d’action. Mais qu’appelle-t-on au juste le théâtre et l’action ? Faut-il qu’une pièce, surtout une pièce en musique, soit une suite de faits, d’événemens extérieurs ? Le type du drame à mettre en musique est-il le drame d’intrigues et d’aventures ? le feuilleton représente-t-il l’idéal du libretto, et ne peut-on composer un opéra qu’il n’y soit question des Guise ou des rois de France qui « ont eu lieu ? » Dans ce genre, il existe deux chefs-d’œuvre : le Pré-aux-Clercs et les Huguenots ; qu’on n’essaie plus de les recommencer. Aussi bien, pour un petit acte à trois personnages, n’est-ce pas une suffisante péripétie que la transformation d’une âme ? Il y a des crimes d’amour ; nous en verrons dans l’Arlésienne et dans Carmen. Djamileh, au contraire, est le récit et le spectacle d’un bienfait d’amour. L’amour véritable troublant un cœur qui n’avait jamais battu que de volupté, le charme d’une femme triomphant du charme de la femme ; n’y avait-il pas, dans cette simple étude de sentiment, plus d’attraits, plus de promesses d’inspiration que dans les Trois Mousquetaires ou la Reine Margot ? Il est un mot fameux que les musiciens modernes devraient méditer et prendre pour devise : tôt ou tard on ne jouit que des âmes.

C’est une âme charmante que celle de Djamileh ; mais l’âme était malheureusement ce qui manquait le plus à la jolie interprète du rôle. Je voudrais qu’on reprît l’œuvre de Bizet. J’aimerais l’entendre, ce petit opéra comique à trois personnages, après un autre opéra comique de mêmes dimensions, à trois personnages aussi, dont un muet : la Servante maîtresse. Le rapprochement est plus naturel qu’il ne paraît d’abord, et ne manquerait pas de piquant. Pergolèse et Bizet n’ont-ils pas chanté tous deux une aventure d’amour : la prise lente et sûre par une femme d’un cœur masculin qui s’est défendu longtemps ? Oh ! le beau thème à l’une de ces comparaisons comme on en faisait au collège ! S’il y a plus d’ironie chez Pergolèse, il y a plus de poésie chez Bizet. Ou bien : qu’est-ce qu’une esclave, sinon une servante idéalisée par l’exotisme et la distance ? Ou bien : que sont au fond les deux œuvres, sinon deux hommages à l’amour, l’un plus spirituel et l’autre plus touchant ? Et l’on montrerait aussi que ce Turc d’Haroun n’a de turc que le turban, qu’il a l’âme civilisée, surtout moderne, et bien autrement complexe que celle du bonhomme Pandolfe. Et l’on remarquerait encore que la complexité de la forme artistique répond de plus en plus à la complexité du fond, et que notre musique contemporaine s’est nuancée à l’infini, comme nos sentimens.

Djamileh n’est pas un drame, mais une exquise nouvelle musicale ; aucune violence, aucune vulgarité n’en gâte les demi-teintes harmonieuses et la douceur voilée. Puissent ici les mots ne pas trahir, en le voulant traduire, le charme mélancolique et tendre de ce tableau, ou de ce rêve d’Orient !

C’est le soir au Caire, dans le palais d’Haroun. Par les fenêtres arrivent les parfums et les reflets du crépuscule, de ce crépuscule d’or, où là-bas s’éteint le soleil. On ne voit pas le Nil, mais on le devine au chant des bateliers. Sur le fleuve passent des barques, d’où s’échappe une douce et triste mélopée ; comme la cloche dont parle Dante, elle semble pleurer le jour qui se meurt. Bizet savait le secret de ces rumeurs confuses ; dans Djamileh, dans l’Arlésienne, il a surpris les vagues harmonies des midis accablans ou des soirées sereines. A travers la fumée de son chibouk, mollement bercé par la traînante cantilène, Haroun suit les fantômes éclos de sa rêverie. Il les suit du regard et de la voix, d’une voix languissante, amoureuse, qui se plie nonchalamment au rythme balancé d’un accompagnement monotone. Bientôt il se tait ; de l’orchestre alors monte une plainte discrète, mais pénétrante ; Djamileh passe derrière son maître, l’enveloppe d’un regard et disparaît. Haroun a fermé les yeux ; au loin reprend le chœur des bateliers. Rien de plus ravissant, de mieux composé que cette première scène ; rien de plus sobre et pourtant de plus coloré que ce paysage ; rien de plus touchant que cet humble et muet aveu d’amour.

En deux couplets, à la fois voluptueux et mélancoliques, Haroun explique à Splendiano, son ami et l’intendant de son harem, la mobilité de son humeur et le caprice de ses plaisirs. Il le fait avec la légèreté, avec la grâce ailée d’un papillon, mais d’un papillon qui commencerait à sentir parfois la vanité de son vol et rêverait d’une rose qui le retiendrait pour toujours.

S’il souffre un peu de ne pas aimer, Djamileh souffre bien plus de ne pas être aimée ; un songe l’a inquiétée, de vagues pressentimens lui disent qu’elle partira bientôt, congédiée comme les autres favorites ; mais une caresse de son maître suffit à la rassurer, à la faire sourire et chanter. Elle chante pour Haroun, et sa chanson n’est que l’aveu mal déguisé de son amour. Le trio d’Haroun, de Splendiano et de Djamileh est très développé ; il n’occupe pas moins de trente pages de la partition et peut-être en est-il le chef-d’œuvre. Pas d’action, pas de faits sans doute ; mais n’est-ce donc rien que de voir peu à peu s’épanouir une âme de femme, d’y découvrir peu à peu des trésors de douceur, de tendresse, d’humilité et de dévoûment ? La moindre phrase de Djamileh est touchante comme son regard attristé ; on lit à travers ces mélodies comme à travers de beaux yeux. De temps en temps, par exemple, à ces mots de la chanson orientale : Il est beau, ses yeux sont de feu, un éclat de passion contenu ; partout l’abondance des idées, la distinction, l’aisance et le naturel ; d’un bout à l’autre de ce trio, tout est grâce, élégance et poésie.

Il faudrait tout rappeler, ou tout révéler, hélas ! puisque presque personne ne connaît Djamileh ; montrer dans chaque nuance musicale une nuance de sentiment, faire ressortir aussi la couleur si sobre et si frappante de certains détails, notamment du chœur chanté pendant que danse, sous les yeux d’Haroun, et voilée, l’esclave nouvelle qui n’est autre que Djamileh revenue par surprise. Il faudrait insister surtout sur le duo final, merveille d’inspiration, de style, d’émotion et de passion. Ce n’est pas là le théâtre, dira-t-on. — C’est bien mieux, c’est la vie. Que faut-il davantage ? Un cœur enfin gagné à l’amour, la douce conversion à la tendresse, d’une âme qui n’y avait jamais cm, un dénoûment qui n’est qu’un baiser, mais un de ces baisers tels que les lèvres humaines n’en reçoivent et n’en donnent guère, est-ce peu de chose, et quelles merveilles extérieures égaleront jamais on intérêt et en beauté celles qui s’accomplissent en nous ?

« J’ai la certitude absolue, écrivait Bizet après Djamileh, d’avoir trouvé ma voie. Je sais ce que je fais. » Ce qu’il faisait, hélas ! le pauvre maître devait être, jusqu’à la fin, presque seul à le savoir.


IV

L’Arlésienne elle-même (1872) ne toucha pas la foule ; la montagne refusait encore une fois d’aller au prophète. Comme Faust, comme Roméo, comme Mireille et Philémon, comme les Pêcheurs de perles et la Jolie Fille de Perth, on doit l’Arlésienne à M. Carvalho, et c’est bien le moins qu’on l’en remercie. Directeur du théâtre du vaudeville, il voulut là encore donner une petite place à son art favori, à cette musique pour laquelle il a fait beaucoup, et qui, l’ingrate, n’a guère fait pour lui. Au moment de monter la pièce de M. Alphonse Daudet, il proposa à Bizet d’y ajouter des mélodrames. Bizet accepta, séduit par le sujet, heureux de pouvoir composer un ouvrage à sa guise, sans les entraves des livrets ordinaires, libre de choisir les situations qui le tenteraient le plus et de glisser ses illustrations musicales seulement entre les pages qui l’inspireraient le mieux. Il écrivit ainsi en deux ou trois mois, pour son propre compte et pour sa propre joie, une partition dont la partition actuelle ne représente guère que la moitié. Il a fallu sacrifier beaucoup de musique, et deux morceaux de Carmen, notamment le prélude du troisième acte et le chœur : Quant au douanier, c’est notre affaire, sont des épaves de l’Arlésienne primitive.

Bizet prévoyait bien que le public n’écouterait guère ses entr’actes et ses mélodrames plus que des trémolos de l’Ambigu ; mais l’événement dépassa ses prévisions. L’Arlésienne fut donnée quinze fois au mois d’octobre, devant des salles à moitié vides ; chaque entr’acte se jouait au milieu des bruits variés qui constituent le bruit général d’un théâtre : spectateurs qui rentrent et se réinstallent, jeunes gens qui bavardent, vieux messieurs qui toussent, dames qui renversent à plaisir leurs odieux petits bancs. Et puis qui donc pouvait se douter que ce pauvre orchestre, réuni à la diable, exécutait un chef-d’œuvre ? En vérité, c’est prendre le public en traître que de lui servir des Arlésienne et des Carmen sans lui faire une annonce, sans lui demander son admiration, comme on lui demande parfois son indulgence.

L’Arlésienne n’obtint pas même son attention. La pièce fut très vivement critiquée. Apparemment, ce n’était pas non plus du théâtre, ce drame rustique, en pleine nature, tout baigné du soleil du Midi, tout parfumé des senteurs de Provence ; ce n’était pas du théâtre, dans ce pays de lumière et de joie, cette catastrophe si simple et si horrible, ces êtres primitifs, malheureux et touchans, cette rage d’amour déchaînée dans le cœur d’un enfant trop faible pour en guérir, et qui en meurt ; cette agonie’ morale et ce suicide physique d’un fils que sa mère finit, par voir se briser la tête sur le pavé, ce n’était pas du théâtre ! Qu’était-ce donc ? — L’Arlésienne, a-t-on dit encore, excède les bornes de l’émotion esthétique ; l’horreur du dénoûment est trop forte pour les nerfs. Mais depuis quand les grands hommes eux-mêmes, d’Eschyle à Shakspeare, ont-ils l’habitude de ménager les nerfs de la foule ? Va-t-on au théâtre uniquement pour rire ou ne verser que de douces larmes ? La douleur n’est-elle pas souveraine de l’art comme de la vie, et que sont les plus beaux chefs-d’œuvre du génie, sinon des chefs-d’œuvre de souffrance et de pitié ?

Chef-d’œuvre pour chef-d’œuvre, peut-être préférerons-nous encore l’Arlésienne à Carmen ; peut-être cette partition si substantielle, merveilleusement expressive et forte, dans sa concision et sa sobriété, fait-elle encore plus d’honneur que l’autre au musicien et à l’homme de théâtre. Rien d’aussi court et d’aussi puissant n’avoit paru dans ce genre depuis l’Egmont de Beethoven. On est bien venu vraiment à goûter cette musique sans ce drame, à n’applaudir l’Arlésienne qu’au concert ! Comme si l’on pouvait séparer les deux moitiés de ce tout indivisible, détacher les couleurs de la toile ; comme si la suprême beauté de ces mélodies, de ces ritournelles, de ces accords, car parfois il n’y a rien de plus, n’était pas justement dans leur indissoluble attache et dans leur adhérence, pour ainsi dire, aux situations, aux paroles et aux gestes !


De grand matin j’ai rencontré le train
De trois grands rois qui allaient en voyage ;
De grand matin j’ai rencontré le train
De trois grands rois dessus le grand chemin.
Venaient d’abord des gardes du corps,
Des gens armés, avec trente petits pages.
Venaient d’abord des gardes du corps,
Des gens armés dessus leur justaucorps.


Telles sont les paroles naïves d’un vieux noël, très populaire dans la Provence et le Comtat et attribué au roi René : la Marche des Rois. Quant à la musique, elle est, dit-on, postérieure de deux siècles et connue sous le nom de Marche de Turenne. Cet air, par lequel débute l’ouverture, est pour ainsi dire le titre musical de l’œuvre ; comme le titre littéraire, il évêque la vision du pays, du beau pays de Provence. Cette mélodie se grave dans la mémoire avec la précision et la netteté des horizons de là-bas ; elle s’associe pour toujours à la vue ou au souvenir des paysages, dont elle semble l’émanation sonore. Si vous comprenez, si vous aimez l’Arlésienne, vous ne foulerez plus l’herbe des Alyscamps, l’herbe courte que paissent les chèvres des pâtres aux vêtemens roux, vous ne franchirez plus le seuil d’un mas caché sous les mûriers sans vous chanter cette chanson. Une rude chanson d’abord, quand l’orchestre l’attaque avec âpreté ; plus douce ensuite, attendrie, attristée par des harmonies d’une mélancolie charmante. Deux fois elle revient en mineur, d’abord incertaine et troublée, puis un peu raffermie par de légers frissons de tambours ; en majeur, elle se fortifie encore davantage et reprend enfin hardie, presque dure, comme elle avait commencé. Le reste de l’ouverture est fait de deux idées : l’une caractérise l’Innocent, le pauvre petit dont la raison sommeille et finira par s’éveiller ; l’autre exprime la peine d’amour dont souffrira et mourra Frédéri. Des deux frères, il faut que l’aîné succombe pour que le plus jeune revive : tout le drame est fait de cet horrible marché.

Dans sa préface musicale seulement, comme pour nous les présenter, Bizet a développé jusqu’au bout les deux phrases ; au cours de l’œuvre il ne fera plus que les rappeler. Mais ici il les déroule tout entières ; avec quelle abondance, avec quelle longueur d’inspiration ! On n’en trouve plus aujourd’hui, des mélodies de quinze ou vingt mesures, dessinées avec cette grâce, avec ces inflexions élégantes et ce contour exquis. Il est doux, sympathique entre tous, le thème de l’Innocent, et voilé, par la sonorité du saxophone, d’une ombre de mystère et de mélancolie. Toutes les deux mesures, une clarinette pose trois ou quatre notes monotones, douces aussi, comme une caresse, comme un baiser sur le front obscurci de l’enfant, et je ne sais rien de plus pénétrant que cette page d’orchestre, rien qui fasse éclore en nous plus de rêves, rien qui nous plonge aussi profondément dans cette douce ivresse, comme du poète, et que les musiciens connaissent mieux encore, « où la bouche sourit, où les yeux vont pleurer. »

Mais voici qu’une plainte plus âpre s’exhale, plainte d’un plus terrible et plus douloureux égarement. Presque imperceptible d’abord, elle grandit peu à peu. Comme dans les crises de souffrance physique, les élancemens se rapprochent, s’exaspèrent, la mélodie ne gémit plus, elle crie, et l’orchestre entier se débat dans les convulsions et les sanglots. Jamais, au cours du drame, nous ne réentendrons ainsi le thème de Frédéri tout entier. Les deux premières mesures seules reviendront, merveilleusement appropriées au travail latent et, fatal qui se fait dans l’âme possédée, symbole et symptôme auquel notre oreille ne se trompera plus, de la fièvre qui dévore le pauvre fou d’amour.

Comme Bizet les a comprises et aimées, ces deux âmes fraternelles de l’Innocent et de Frédéri ! Avec cruelle délicatesse il a sondé l’obscurité de l’une et la blessure de l’autre ! Au premier tableau, tandis que l’Innocent écoute les récits du vieux berger Balthazar, avec quelle sollicitude la musique épie dans ses yeux la moindre lueur de raison ! La phrase incertaine flotte à l’aventure, cherchant sa route à travers mille variantes d’harmonie, s’embarrassant dans de vagues accords, revenant sur elle-même sans pouvoir trouver sa résolution naturelle et son complet épanouissement. Au second tableau encore, devant l’indifférence maternelle, comme la pauvre petite âme se replie sur elle-même, et comme se replie aussi la mélodie ! Si par hasard, subitement émue, la mère se jette sur l’Innocent et l’embrasse bien fort, aussitôt, par un simple changement de rythme et de mouvement, comme le thème s’anime et se passionne !

Et le thème de Frédéri ! Il suit le malheureux garçon comme son ombre. Il fait plus que le suivre, il couve en lui-même, il le possède tout entier et toujours ; il fermente sourdement dans son âme, et de temps en temps il déchire l’orchestre, pareil à un frisson de fièvre, a un sursaut de douleur. A la fin du drame, quand Frédéri, pieds nus, l’œil hagard, les cheveux hérissés, traverse le théâtre pour aller se tuer, le thème fatal sort une dernière fois des profondeurs ; lentement, sûrement, avec lui monte l’hallucination suprême, et lui enfin, lui toujours, éclate en formidables accords qui semblent eux-mêmes s’abattre et s’écraser dans leur chute.

Est-on las de voir souffrir et mourir de souffrance ? Bizet, dans ce chef-d’œuvre où rien ne manque, a mis la consolation auprès de la peine et la douceur à côté de la douleur d’aimer. Si Frédéri avait voulu, ou plutôt s’il avait pu vivre, une main légère aurait pansé, peut-être guéri sa blessure. Au bord de l’étang, quand la pauvre Vivette supplie Frédéri de l’aimer, au moins de se laisser aimer d’elle, pas une phrase de musique n’accompagne son humble requête et les rebuts du jeune homme exaspéré. Mais vienne l’acte, ou plutôt l’entr’acte suivant, dans l’admirable mélodie, si noble, si éloquente, qui se soutient, qui s’élève durant trente ou quarante mesures avec une expression, avec une passion croissante, dans cette mélodie d’une courbe si vaste et si pure, d’un accent si suave et si touchant, c’est l’amour de Vivette qui chante et qui s’offre encore : amour mélancolique, attristé, presque effrayé par le souvenir de l’autre amour, mais dévoué, mais fidèle, amour-compassion, amour-charité. « Va, dit quelque part Vivette, je ne suis pas demandeuse, moi ; » et la musique a su traduire l’humilité et l’abnégation de ces douces paroles.

Décidément dans l’Arlésienne tout n’est pas violence ; l’émotion n’y est pas toujours poignante, témoin les deux adorables pages, dont l’une accompagne l’entrée de la vieille mère Renaude ; l’autre, sa rencontre avec Balthazar et l’échange de leurs souvenirs de jeunesse et d’amour. L’entrée de la Renaude est rythmée un peu connue celle du ménage Mathurin au premier acte de Richard Cœur-de-Lion, mais quelle différence ! Là-bas, une cinquantaine joyeuse sans arrière-pensées ; ici, la réunion, après des années et des années tombées sur leur amour, de deux êtres, qui peuvent se regarder sans honte, fiers de n’avoir pas été coupables, sinon consolés de ne pas avoir été heureux. Elle s’avance lentement, la Renaude, et la ritournelle (si l’on peut employer ici cet affreux mot), à la fois pastorale et plaintive, marque bien le chevrotement de sa démarche sénile. Que de choses elle retrouve d’abord : la ferme, la magnanerie, les hangars, le puits : « Est-il Dieu possible, mur-mure-t-elle, que du bois et de la pierre vous remuent le cœur à ce point-là ! » Mais elle ne retrouve pas des choses seulement ; elle aperçoit Balthazar, et voici que tout confus, découvrant aux yeux de sa vieille amie sa tête blanche de vieillard, le berger s’incline avec respect, presque avec amour encore. Alors ils se parlent, et si pures, si, poétiques que soient leurs paroles, le sublime Adagietto qui les paraphrase les dépasse encore en poésie et en pureté. C’est qu’il y a des profondeurs où seule la musique peut descendre ; pour elle soûle, il n’est rien d’ineffable ; elle seule pouvait réfléchir la transparence et la sérénité de ces deux âmes apaisées.

À tant d’émotions et de souffrances, il fallait que la nature aussi parût s’intéresser. Bizet a fait les choses elles-mêmes mélodieuses et compatissantes ; il a fait la terre et le ciel de Provence sensibles à la tristesse de leurs enfans. Le chœur chanté derrière la scène encore vide au début du second acte est une merveille. Le théâtre représente les bords du Valcarès, et de l’étang qui, frissonne, des roseaux qui murmurent au vent, de l’horizon désert, s’exhale une plainte mystérieuse, comme si la campagne profitait de la solitude et du silence pour gémir et soupirer. C’est un jour d’été, flamboyant de soleil ; mais on sait de quelle morne splendeur rayonnent quelquefois les midis accublans. Aussi bien, à cette terre maudite, et qui sera bientôt ensanglantée, chaque heure apporte sa tristesse. Voici ! e crépuscule, les bergers rappellent leurs bêtes. Avec quelques cris seulement, traînés d’échos en échos, Bizet esquisse un admirable paysage ; le musicien dispose en grand peintre de la lumière et de l’ombre, et le soir descend à sa voix.

Et la nuit, de quelles angoisses il la remplit, de quelles terreurs pour les mères ! Pendant que Rose Mamaï fait sentinelle à la porte de son enfant, quels refrains lui arrivent du dehors, dans le silence de la veillée ?


Sur un char
Doré de toutes parts,
On voit trois rois graves comme des anges ;
Sur un char,
Doré de toutes parts,
Trois rois debout parmi les étendards.


C’est encore la marche des rois, non plus alerte et fière, telle qu’elle retentissait au début de l’ouvrage, mais funèbre, mais sinistre, telles que reviennent les chansons de leur enfance et de leur village à l’oreille des pauvres désespérés qui veulent et qui vont mourir. Le refrain provençal sert ainsi, au début et à la fin, de décor à la partition. Il l’encadre et lui donne l’unité-pittoresque, comme les deux motifs de l’Innocent et de Fréderi lui donnent l’unité dramatique.


V

Dramatique et pittoresque, voilà en deux mots la définition et l’éloge de Carmen, le dernier chef-d’œuvre de Bizet, le plus varié, le plus populaire, celui par lequel il faut finir. Cette fois encore, Bizet fut bien servi par ses collaborateurs. Le temps n’était plus des Pêcheurs de perles et de la Jolie fille de Peth. MM. Meilhac et Halévy ont fait de la célèbre nouvelle de Mérimée une adaptation très littéraire et très scénique. Ils ont gardé du récit original toute la couleur et toute la saveur compatibles avec les bienséances ; beaucoup de sacrifices ont été nécessaires. On ne sut d’ailleurs aucun gré aux librettistes de leur discrétion, et la pruderie du public trouva encore à s’effaroucher. Maintenant qu’elle est rassurée, on pourrait peut-être en profiter pour accentuer certains détails de mise en scène ou de costume, que je voudrais plus conformes à l’esprit général de l’œuvre. Carmen, raconte le José de Mérimée, « avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. » Et ailleurs : « Le croiriez-vous, monsieur ? Ces bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en plein en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. » Pourquoi ne pas les montrer à l’Opéra-Comique, ces bas troués, au lieu de parer Carmen, la bohémienne, la cigarière, comme une Andalouse de bal costumé ? Au second acte, chez Lillas Pastia, je voudrais un local plus équivoque et des danses moins académiques que cet honnête petit ballet. Chez Lillas Pastia, cela devrait sentir le poisson et la friture. Çà et là, MM. Meilhac et Halévy, sans doute, auraient voulu plus encore ; mais ils n’ont pas osé et les ne pouvaient oser. Comment faire passer Mérimée tel quel ? Comment, par exemple, présenter au public Garcia le borgne, le hideux mari de Carmen, coutumier de procédés comme celui-ci : dans une affaire avec les soldats, le Remendado, fuyant avec ses camarades, reçoit une balle dans les reins ; José veut l’arrêter et charger le blessé sur ses épaules : « Imbécile, lui cria Garcia, qu’avons-nous affaire d’une charogne ? Achève-le et ne perds pas les bas de coton. — Jette-le, me criait Carmen. — La fatigue m’obligea à le déposer un moment à l’abri d’un rocher. Garcia s’avança et lui lâcha son espingole dans la tête. »

J’en passe et des pires, comme les librettistes en ont passé. Il était impossible, au théâtre, de heurter trop brutalement les instincts de la foule et son besoin de sympathie. Le personnage de Micaëla n’est qu’un hommage ou une concession à ce besoin. Il a fallu compter encore avec d’autres convenances d’esthétique théâtrale. La dernière scène, par exemple, est bien plus atroce dans la nouvelle que dans l’opéra. L’assassinat de la Gitana par José dans un ravin désert, pendant que sonne une messe commandée par le brigand lui-même à l’ermitage voisin, cette mort solitaire, donnée et reçue froidement, tout cela eût révolté les spectateurs, en tout cas, les eût moins frappés que le meurtre en plein soleil, en pleine fête, que cette fin lumineuse, rayonnante comme une apothéose. Plus d’une fois ainsi on a dû atténuer et adoucir, étendre d’un peu d’eau la couleur trop intense. Mais la musique garde encore assez d’éclat. Elle garde aussi les qualités essentielles de la prose de Mérimée : le naturel, la sobriété et la concision. Elle a souvent, très souvent, plus de grâce, de tendresse et de cœur ; ce n’est pas difficile, et c’est heureux.

Carmen, comme l’Arlésienne, mérite une place d’honneur dans l’histoire musicale de notre génération, et cette place, elle l’a enfin conquise. Elle a aujourd’hui l’âge privilégié où les créations de l’art sont comprises et admirées tout entières et de tout le monde. Le temps a fini par la consacrer et n’a pas commencé de la flétrir. N’est-il pas à la fois plus facile et plus doux pour la critique de prendre une œuvre à ce moment de sa destinée, de la contempler dans sa fleur encore fraîche, avant que les scrupules, les doutes ne nous viennent et que nous ne sentions vieillir, en vieillissant nous-mêmes, ce que nous aurons le plus aimé ?

Le prélude de Carmen, pareil en cela au prélude de l’Arlésienne, est fait de quelques thèmes caractéristiques ; c’est l’ébauche où sont essayées les couleurs du tableau. Sans préparation, dans une tonalité claire, sur un rythme carré, presque dur, éclate une fanfare un peu vulgaire à dessein, mais joyeuse, étourdissante ; c’est la fanfare de la course, c’est pour ainsi dire la toile de fond sur laquelle se détacheront les personnages. Voici déjà le motif d’Escamillo, refrain de matamore et de bellâtre, bien tourné comme le brillant torero, mais comme lui sans noblesse, presque sans pensée. Après le décor musical, l’action même et l’héroïne. Un brusque silence arrête court la sonnerie des cuivres ; à un âpre trémolo de violens s’attache, se cramponne avec une sorte de haine une phrase courte, aux intonations bizarres, qui ressemble à une caresse, mais à une caresse sauvage et mortelle. Celle phrase est la devise de Carmen : partout elle annoncera la venue de la Gitana, qu’elle suivra jusqu’à la mort. Voilà en quelques mesures tout le drame annoncé et résumé ; suivons maintenant le développement de cette courte préface.

Les préliminaires ou les intermèdes sont toujours traités par Bizet avec un soin minutieux ; il possédait l’art des préparations et des transitions ; il coupait ses œuvres de haltes charmantes où son talent et notre attention se détendent et se délassent. C’est ainsi que Carmen commence discrètement, sotto voce. Nous entrons doucement dans l’œuvre, peu à peu, par des détails familiers et vivans. Sur une place de Séville, en face de la manufacture de tabac, à la porte d’un corps-de-garde, quelques dragons sont assis ; ils fument, ils causent, ils regardent passer les passans, et dans leur entretien, dans leurs courtes phrases négligemment jetées, on sent la nonchalance et la banalité de leur loisir. Mais une jeune fille arrive ; aussitôt l’orchestre s’anime, et les mouvemens, les modulations expriment avec aisance et naturel les incertitudes de Micaëla, son regret de ne pas trouver José qu’elle cherchait, ses grâces à demi timides, à demi coquettes, au milieu des soldats empressés.

De plus en plus le décor se dessine et se colore. Après le chœur des soldats, voici le chœur des gamins, petite merveille de mélodie, de rythme et d’instrumentation ; délicieux tableau de genre, et comme tous les tableaux de Bizet, net et fini. Rien de plus franc que cette chanson, rien de plus naturel à des enfans tout fiers d’escorter des militaires. Et sous ce refrain facile, quel ingénieux orchestre ! Des gammes qui filent gaiment, des trilles qui ressemblent à des éclats de rire, partout la gaîté, la lumière et la vie.

Les cigarières maintenant font leur entrée, sous l’œil des jeunes gens qui les attendent et les saluent de leurs déclarations langoureuses. Sur l’accompagnement qui ondule, qui enveloppe la mélodie de ses contours flottans, le chœur se déroule, monte, en spirales pareilles à celles de la fumée ; il monte et se dissipe avec la dernière bouffée des cigarettes. Et alors seulement, celle pour qui tous ces hommes sont venus, la plus fille de toutes ces filles, une fleur entre ses lèvres rouges, se balançant sur ses hanches « comme une pouliche du haras de Cordoue, » Carmen apparaît, non pas en princesse d’opéra, annoncée par une pompeuse ritournelle, mais saluée seulement par un cri de la foule, et par deux éclats stridens, par un double sifflement des quelques notes étranges qui sont à elle, qui sont elle-même et elle seule.

Les « passions de l’amour, » comme on disait jadis, ont dans l’opéra de Bizet un caractère particulier. Carmen n’aime pas un instant, j’entends d’amour véritable ; elle n’aime que par caprice, intérêt ou débauche. Provocante, libertine, voluptueuse, la habanera du premier acte est tout cela ; elle n’est pas tendre. Les quelques notes : l’amour, l’amour, traînées au-dessus de la reprise du chœur, ont un charme seulement sensuel, et dans le chœur lui-même, accompagnant de sa psalmodie monotone le refrain en majeur, on sent déjà quelque chose de dur et de mauvais, une menace de perfidie et de trahison.

Après la provocation par le chant vient la provocation par le geste, et ce coup droit de la fleur de cassie jetée au visage du dragon. Tandis que Carmen le vise en plein front, la phrase caractéristique retentit, solennelle, décisive, marquant bien que le drame va se nouer ; et quand le coup a porté, tandis que les filles s’enfuient en riant, l’orchestre éclate. Il y a dans cet éclat plus qu’une ritournelle banale exigée par un mouvement de figurans ; c’est l’explosion foudroyante de la passion dans une âme bouleversée subitement et pour toujours.

Après avoir nargué les officiers par ses refrains insolens, Carmen, les mains liées, demeure seule avec José. Pour se faire délivrer, que lui chante-t-elle ? La première chanson venue. Bizet, en pareil cas, ne se met pas en quête (et il a raison) de mélodies rares et d’accompagnemens extraordinaires. Carmen fredonne avec insouciance et dit sa chanson jusqu’au bout. Interpellée par José, elle répond avec un naturel parfait, et peu à peu elle cherche à reprendre sa séguédille, elle la ramène avec adresse, elle en fait pressentir et, désirer le retour ; elle montre à José dans le lointain, et toute prête d’revenir sur un mot de lui, la coquette mélodie qui tantôt se rapproche et tantôt se dérobe. L’orchestre ne cesse de sautiller sur un rythme moqueur, et quand José haletant a enfin promis, alors avec une gaité sauvage, oublieuse déjà des promesses d’amour, la chanson repart, bondit sur l’accompagnement devenu soudain dur et rauque, et s’achève sur un cri de triomphe méchant. L’impression qui se dégageait de la habanera se dégage plus forte de la séguedille, l’action a marché, et la figure principale s’accentue.

Où José jouira-t-il enfin de cet amour dont il a déjà payé la seule espérance d’une faute et d’un châtiment ? Est-ce au clair de lune, dans le poétique décor où les ténors ont coutume d’aimer et d’être aimés ? Sur un banc de mousse ou sur un lit de repos, par une nuit de printemps, quand les oiseaux chantent ? Non, ce sera dans un bouge, et pendant de courts : instans dérobés au labeur du service, à cette heure où le soldat quitte parfois sa caserne pour courir aux mauvais lieux des environs. C’est ici que nous voudrions dans la mise en scène autant de couleur que dans lui musique. Au-delà des Pyrénées, on a reproché souvent à Carmen d’être une contrefaçon, presque une caricature du pays. Carmen, dit-on, n’est pas l’Espagne véritable. — D’accord ; mais c’est bien plus beau, comme Guillaume Tell est plus beau que, la Suisse ; Carmen (et tous les chefs-d’œuvre en sont là) n’est pas-vraie de la vérité matérielle, mais de la vérité idéale, la seule dont l’art ait à s’inquiéter. Le tableau musical par lequel s’ouvre le second acte n’est pas copié d’après nature ; peut-être. Mais il est plus ressemblant que nature. Qu’importe que dans ces refrains endiablés, dans ce tourbillon sonore, il n’y ait pas ce qu’on voit de l’Espagne, s’il y a ce qu’on en rêve ?

Le morceau capital du second acte est le duo de Carmen et de José. Passons sur les autres pages, malgré leur mérite : sur le prélude, fait (on sait avec quelle dextérité) de la chanson des dragons d’Alcala ; sur l’étincelant quintette, modèle de verve symphonique ; dont l’idée va, vient, fait mille tours comme une eau rapide où l’on sèmerait de légers obstacles pour qu’elle chante plus fort et coure plus vite. Laissons aussi les couplets d’Escamillo, hardis et crânes au début, vulgaires au tournant du refrain, mais d’une vulgarité que nous avons déjà tâché de justifier par l’allure et les poses du personnage. Avec le duo, nous entrons dans le plus beau domaine de la musique, celui des âmes. Il ne s’agit plus ici de couleur locale, de habaneras et de séguedilles ; comme dit le héros de Corneille, il y va de bien plus.

Dans ce duo, les deux caractères se posent et s’opposent nettement : José, l’être simple, faible, saisi corps et âme par un amour diabolique pour lequel il a déjà manqué à la discipline, pour lequel on sent qu’il manquera à l’honneur ; Carmen à peine plus tendre qu’au premier acte, sans un instant de détente ou d’abandon. Sa danse seule est lascive, son chant est dur et sec, à ce point qu’il s’adapte de lui-même au rythme imperturbable des clairons sonnant la retraite.

José lui apportait pourtant une âme qui déborde d’amour. Avec quelle humilité il répond à la première bourrade de Carmen : C’est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi ! Carmen refusant de l’entendre, il lui saisit le poignet, tandis que la phrase démoniaque rugit à l’orchestre. Mais loin de menacer, de frapper peut-être, il s’agenouille. Toute sa colère tombe sous un regard, et de ses lèvres, de ses pauvres lèvres d’enfant du peuple, d’adolescent ébloui par cette fille, monte une admirable supplique d’amour.

Qui ne se rappelle la prière de Faust à Marguerite : Laisse-moi contempler ton visage ! Elle se développait libre et sereine, et dans la nuit claire elle montait jusqu’aux étoiles. Ici, nous sommes dans un bouge ; à terre gisent encore les éclats d’une assiette que Carmen a brisée pour s’en faire des castagnettes ; à peine si les officiers et le torero sont sortis ; les officiers, pour lesquels Carmen tout à l’heure prenait ses poses les plus impudiques ; le torero, auquel elle a lancé une œillade déjà pleine de promesses ; la fumée des cigarettes flotte encore au plafond, et dans cette atmosphère épaisse il semble d’abord que la phrase de José va étouffer. Mais il tire de sa veste la fleurette flétrie, qui a si longtemps reposé sur la toile grossière de sa chemise de soldat, et aussitôt, la musique se dégage, l’air se purifie, et la chambre infâme s’emplit d’amour. Quelle poésie, quelle piété le pauvre garçon met dans cette bonne fortune de barrière ! Quel chant respectueux et plaintif à la fois, mais autrement troublé que la phrase de Faust ! José raconte à Carmen tous les rêves de sa captivité ; chaque phrase traduit un mouvement de son cœur, un désir de ses sens : regrets, remords, blasphèmes jetés à ce fatal amour, scrupules et pressentimens de malheur et de honte. L’orchestre se soulève lentement, de toute sa masse, le flot monte, monte toujours, et à ces mots : Car tu aurais eu qu’à paraître, on dirait qu’il retombe et se brise. De cette page célèbre, tout est beau, tout est vrai, jusqu’à la cadence finale, jusqu’à cette suite d’accords, un peu bizarres, un peu grêles, qu’on a critiqués à tort et qui expriment si bien la défaite de José et son complet abandon à la passion qui l’a vaincu.

Non, dit froidement l’indomptable fille ; non, tu ne m’aimes pas ; à de si brûlans aveux d’amour elle ne répond que par la négation de cet amour. Tu ne m’aimes pas, car… si tu m’aimais, là-bas… là-bas ; le rythme change, s’accélère. « De ce là-bas, là-bas, que chante la bohémienne, vague et fuyante patrie de sa race, arrivent des appels mystérieux de nature et de liberté. Il n’est pas banal, ce duo, que ne terminent point les transports accoutumés et l’unisson ou la tierce de l’amour heureux. José suppliait tout à l’heure, maintenant c’est lui que Carmen supplie. La phrase insidieuse enveloppe José ; elle l’enserre, elle l’étreint de cercles toujours plus étroits, et quand elle a fini par l’étouffer, quand, près de céder, il garde le silence, alors la phrase obstinée reparaît une dernière fois à l’orchestre, mais tout bas, ironique et légère, avec un tintement moqueur, riant de l’œuvre achevée, de la honte acceptée et désormais certaine.

Là-bas, là-bas, dans la montagne ! le troisième acte nous y conduit. La vie que José a choisie, vie errante et proscrite, le musicien nous la fait connaître. Par les sentiers pierreux, aux sons d’une sourde et presque craintive ritournelle, ils cheminent, les bohémiens, chantant un chœur mélancolique, auquel certaine descente d’accords chromatiques donne une teinte d’inquiétude et de triste rêverie. Voilà une de ces haltes purement musicales, que le compositeur sait ménager au courant de son œuvre ; en voici d’autres encore : l’air de Micaëla, le chœur : Quant aux douaniers, c’est notre affaire, le trio des cartes où, par opposition avec la gaîté des deux petites bohémiennes, la morne résignation de Carmen devant les menaces du sort prend une grandeur farouche. Quelle belle phrase Carmen chante ici d’une voix sombre ! Qu’elle est bien suivie, bien équilibrée, soutenue par un accompagnement immuable comme cette mort que les cartes s’obstinent à prédire !

Bientôt, après avoir repris haleine, le drame musical recommence. Avant de le dénouer, Bizet le résume. Il réunit une dernière fois tous les personnages ; il nous les montre au point culminant de leur caractère, au paroxysme de leurs passions respectives et pour ainsi dire au comble d’eux-mêmes : Escamillo plus fat, José plus faible et plus violent, Micaëla plus douce, Carmen plus sauvage que jamais. Carmen a séparé les deux combattans, elle a arrêté le bras de celui qu’elle a aimé une heure hier, ce bras levé sur celui qu’elle aimera demain. Escamillo la remercie et s’éloigne, non sans avoir pris de son rival un congé insolent. Le refrain du torero revient encore, mais sinon transformé, du moins modifié par des variantes de mouvement, d’harmonie et d’instrumentation. Au lieu d’éclater avec la franchise un peu vulgaire d’autrefois, la phrase gronde à l’orchestre, plus sourde, très liée, grosse de rancune et de haine.

Micaëla non plus ne chante pas comme jadis ; si elle répète à José la touchante mélodie du premier acte, elle l’achève par un appel déclinant que la timide enfant n’avait pas trouvé jusqu’ici.

Quant à Carmen, elle parle à peine ; mais de quel ton dit-elle à José : Va-t’en, va-t’en, tu feras bien, notre métier ne te vaut rien ! Je l’entends encore, cette courte phrase, tomber note par note, dédaigneuse, insolente, avec un demi-sourire, des lèvres de Mme Galli-Marié, qui tournait autour de Micaëla, tout en toisant la frêle messagère d’un long regard de pitié.

José se redresse alors, et, saisissant à plein corps la cynique créature, il lui jette, il lui crache au visage sa colère et sa malédiction. Si brève que soit l’apostrophe, elle termine l’acte avec une puissance que ne saurait dépasser le plus développé des ensembles. Un pareil cri suffit pour tout faire craindre de ce forcené d’amour et de jalousie. Et voici que de la coulisse, du sentier qui tourne la montagne, arrive encore le refrain du torero. Il s’éloigne, il s’éteint, et, rien qu’à l’entendre, rien qu’à voir sur le front de Carmen passer un éclair de plaisir, on se sent plier devant la loi mystérieuse et terrible du caprice féminin. L’amour de José, cet amour qui supplie et qui pleure, est bien mort maintenant. Place au nouvel amour, à celui qui s’en va là-bas, fier et chantant !

« Quand un tempérament passionné, violent, brutal même ; quand un Verdi dote l’art d’une œuvre vivante et forte, pétrie d’or, de boue, de fiel et de sang, n’allons pas lui dire froidement : Mais, cher monsieur, cela manque de goût, cela n’est pas distingué. Distingué ! Est-ce que Michel-Ange, Homère, Dante, Shakspeare, Beethoven, Cervantes et Rabelais sont distingués ? Nous faut-il donc du génie accommodé à la poudre de riz et ai la pâte d’amandes douces ? Demandons plutôt à nos zouaves de monter à l’assaut en cravate : blanche et en culottes de soie. » — Bizet, quand il parlait, ou plutôt quand il écrivait ainsi, semblait répondre d’avance à l’injuste reproche de vulgarité qu’on a fait à plusieurs passages de Carmen, notamment au début du quatrième acte : le défilé de la cuadrilla entrant dans le cirque. Le tableau musical est un peu cru, mais à dessein. Voilà bien la brillante et bruyante Séville, et la foule espagnole se ruant aux arènes. Voilà bien l’ivresse universelle d’un jour comme celui-là, ivresse de chaleur, de soleil et de ciel bleu. Songez à la qualité de ce plaisir : une course de taureaux, et vous y trouverez exactement assortie la qualité de cette musique. La fanfare des cuivres est belle par la carrure seule, par l’aplomb de son rythme, inflexible et continu. Chaque groupe traverse la place, salué par le peuple en joie ; des accompagnemens lourds marquent le passage des picadores bardés de fer, et quand viennent les banderilleros, des traits s’échappent en fusées étincelantes comme les broderies d’or, légères comme les capes de soie. Escamillo paraît enfin, vêtu de pourpre, héros de la fête sanglante, et le refrain du toréador s’échappe de toutes les poitrines, sonore à faire crouler les murs de l’amphithéâtre. Mais Escamilio, plus soucieux qu’à son ordinaire, sourit à peine ; sa phrase galante : Si tu m’aimes, Carmen, est presque recueillie ; il sent qu’un rideau seulement le sépare d’une mort toujours possible.

Malgré l’insistance de ses compagnes, malgré certain petit motif d’orchestre qui revient plusieurs fois, comme un avertissement et une menace, Carmen demeure. Elle a aperçu José qui la guette ; elle marche droit à lui et l’interpelle. Alors s’engage une des scènes les plus saisissantes du théâtre lyrique contemporain, l’une des plus belles et des plus vraies à la fois. Un pareil dénoûment pour couronner une œuvre pareille, c’était plus que la promesse, c’était le témoignage actuel et glorieux qu’un grand musicien et qu’un grand homme de théâtre était parmi nous.

Ce duo, terrible crescendo du sentiment et de sonorité, part d’un rien, de quelques mots froidement échangés. Pas un muscle du visage de Carmen ne bouge ; elle semble parler à un autre que José et d’une autre qu’elle-même. Mais José peu à peu s’anime. Carmen, il est temps encore, dit-il, insistant sur chaque note de la phrase frémissante tout bas, mais déjà frémissante. L’impatience gagne Carmen et la même phrase revient, plus irritée cette fois, avec une péroraison plus chaleureuse. Après la brutale déclaration de Carmen : Non, je ne t’aime plus, immédiatement après, la note ripostant à la note, comme dans un duel pied à pied, un transport d’indignation saisit tout l’orchestre ; une clameur de reproche monte vers l’impudente fille, et, dans une admirable effusion, José jette tout à ses pieds : son amour, les débris de son honneur et le désespoir longuement amassé dans son âme. Carmen n’écoute même pas ; le bruissement de son éventail froissé dans ses doigts nerveux accompagne seul la déchirante prière. Mais, au milieu de ce duo, dans la solitude de la place déserte, voici que les trompettes du cirque interviennent brutalement. La foule invisible souligne de ses cris les passes du combat. Alors, la vision de l’arène, évoquée d’un seul coup, saisit notre imagination, et nous suivons à la fois les deux scènes, les deux duels, unis par un lien de mort qui va se resserrant toujours. Désormais, c’est entre les deux drames une rivalité de hâte et d’émotion ; d’un côté et de l’autre, le sang coulera presque en même temps. Chaque éclat de la fanfare redouble au cœur de Carmen l’impatience, et la rage au cœur de José. Carmen commence à fuir ; José la poursuit et la devance devant la porte qu’elle voulait franchir. Terrible, il l’adjure de revenir à lui, et deux ou trois fois l’orchestre lance à la misérable le motif diabolique qui fut la sauvage devise de sa vie. Il le lance avec une solennité effrayante, pour bien marquer qu’il s’agit enfin de céder ou de mourir, et la phrase qui jadis revenait parfois rieuse et légère, toute fière de sa grâce et de sa liberté, la voilà maintenant prisonnière, terrassée, qui se débat avec des rugissemens. À l’intérieur du cirque, un tonnerre de cris et de bravos ; le chant du toréador éclate, mais à l’orchestre, un contre-chant sinistre lui répond et lui donne une couleur funèbre. José lève le couteau, frappe, et soudain, brisé par l’effroyable crise, il tombe à genoux, tandis que sur le cadavre les quelques notes infernales reviennent pour la dernière fois, comme si la mort même n’avait pu triompher de l’indomptable créature.

Telle est la dernière page de Bizet, et la plus admirable. C’est de ce sommet qu’il tomba ; c’est ici qu’il faut nous arrêter brusquement, comme la mort l’arrêta lui-même.

« Quand meurt un homme qu’on admire, a dit Gustave Flaubert, on est toujours triste. On espérait le connaître plus tard et s’en faire aimer. » Bizet nous inspira naguère cette admiration, cet espoir et cette tristesse. Enfin, pouvait se dire, en écoutant Carmen, le collégien que nous étions alors, un homme de génie s’est révélé ; notre jeunesse aura son musicien. Hélas ! trois mois plus tard mourait celui dont le chef-d’œuvre avait touché les fibres les plus profondes de notre cœur adolescent, celui que, dans le secret de nous-même, nous venions de proclamer un maître. De quels vœux, de quelle ardente sympathie nous rêvions de le suivre ! Il eut été l’honneur de notre temps, au lieu d’en être seulement la plus brillante espérance ! Nous l’aurions connu et aimé, et nous aurions porté cet hommage à son foyer au lieu de le déposer sur son tombeau.


Camille Bellaigue.
  1. Nous devons la communication de ces lettres à M. Ludovic Haléry, que nous prions de vouloir bien agréer ici tous nos remercîmens.
  2. V. Wilder, Ménestrel du 18 juillet 1875.