George Sand avant 1840

George Sand avant 1840
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 441-452).
REVUE LITTÉRAIRE

GEORGE SAND AVANT 1840

Après tout ce qu’on a écrit sur la vie de George Sand et tout ce qu’elle-même en a écrit, après tant de confidences où se sont épanchés les faiseurs de Souvenirs, et tant de renseignemens que nous avons gagnés au jeu des petits papiers, après tant d’indiscrétions, tant de révélations, tant de divulgations, qui croirait que la biographie de l’illustre romancière fût encore à écrire ? Mais c’est d’abord George Sand elle-même qui, par son propre témoignage, a contribué à fausser les teintes de l’histoire de sa vie. Prenant la plume à quarante-trois ans pour nous conter son enfance, sa jeunesse, son mariage, ses débuts dans la carrière des lettres, elle a revu avec des yeux d’aujourd’hui toutes ces choses d’autrefois. Elle a été dupe de cette même illusion à laquelle tant d’autres ont cédé, encadrant dans leur plus lointain passé une image d’eux-mêmes qu’a formée peu à peu et par retouches successives, la lente expérience : ils introduisent ainsi dans l’interprétation de leurs idées et de leurs sentimens de jadis un perpétuel anachronisme. Puis l’écrivain cette fois est de ceux qui ont mêlé leur littérature à leur vie et leur vie à leur littérature si intimement qu’il devient difficile de distinguer l’une de l’autre. George Sand a mis beaucoup d’elle dans plusieurs des types de ses romans, c’est pourquoi on l’aperçoit à travers ces types et on lui prête les traits mêmes qu’y a ajoutés son imagination. Et enfin la femme qu’était George Sand, a déchaîné tout un monde de passions : elle a soulevé d’ardentes amitiés et aussi des colères violentes et d’âpres rancunes. Aujourd’hui toute cette agitation s’est calmée ; et les acteurs du drame ayant disparu, nous avons vu s’apaiser ces tempêtes qui ne grondent qu’autour des vivans. Certes l’écrivain continuera d’avoir ses détracteurs et ses dévots ; les critiques les plus désintéressés parleront d’elle avec une nuance de sympathie ou d’éloignement, comme on fait aussi bien pour tous ceux qui ont vécu avec intensité et réellement agi. L’impartialité de l’histoire ne saurait être l’indifférence, et l’absolue neutralité n’est qu’une forme du dédain qui s’attache aux êtres neutres. Mais sans doute après un quart de siècle George Sand peut entrer dans l’histoire. Plusieurs épisodes de son existence tourmentée ont été élucidés en ces derniers temps ; beaucoup de lettres sont sorties des archives et des collections particulières ; il en reste d’autres, je le sais, mais qui, pour la plupart sont connues de quelques privilégiés. Tous les élémens sont prêts pour une biographie impartiale. Il se trouve que l’auteur qui vient d’en entreprendre le travail, et qui se couvre discrètement du pseudonyme de Wladimir Karénine, est une femme, que cette femme est une grande dame, que cette grande dame est une Russe. Cela se trouve très bien. En feuilletant les deux premiers volumes de cette biographie copieuse[1], où abondent les citations, les digressions, les réflexions personnelles et les exclamations enthousiastes, on a d’abord le plaisir d’assister à cette série de romans dont se compose la vie de George Sand, romans dont chacun forme un tout et contraste avec les autres ; ensuite on peut mesurer toute l’importance qu’a eue dans l’évolution de la pensée moderne cet accident : l’apparition d’une femme de génie.

Peu d’existences sont mieux faites que celle de George Sand pour tenter le biographe ; tous les êtres qui y ont été mêlés, ceux même qui n’étaient pas des privilégiés de l’esprit ou du cœur, prennent, grâce à ce voisinage exceptionnel, une physionomie nettement accusée et dont le temps fait de plus en plus saillir le relief. Ils nous apparaissent aujourd’hui plus vrais que les héros des livres de l’écrivain ; c’est l’inverse de ce qui se passe d’habitude, les créations imaginaires de l’art rejetant le plus souvent dans l’ombre les épisodes et les êtres de la vie réelle. Aux personnages des romans de George Sand, il manque presque toujours certaines touches brutales sans lesquelles une figure ne parvient pas à s’individualiser ; cela fait que plusieurs s’estompent et que leurs traits s’effacent dans une sorte de brouillard. Ces romans sont d’une composition assez lâche et se dénouent comme ils peuvent. Il y a dans toute cette littérature quelque chose de flottant. Dans la vie de George Sand c’est le contraire qui a lieu ; tout y est net, serré, heurté, tranché. C’est que chacun de nous est l’artisan de sa propre vie ; l’œuvre vaut ce que vaut l’ouvrier. Nous nous plaidons qu’elle soit, cette vie qu’il nous a été donné de vivre, médiocre, monotone, incomplète ; c’est nous-mêmes qui sommes médiocres et qui n’avons pas su en dégager la signification. La banalité des événemens n’est faite que de la banalité des acteurs. Une âme comme celle de George Sand a en elle une énergie qui appelle, suscite et révèle partout les énergies cachées. Elle pousse à bout tous les commencemens, amène à la perfection les ébauches, épuise les situations, tire des caractères tout ce qu’ils contenaient. Elle est le grand artiste qui modèle la réalité en chef-d’œuvre et sculpte dans la matière vivante l’impérissable effigie des types.

Voici d’abord les deux figures de femmes qui se sont penchées sur l’enfance d’Aurore Dupin : la grand’mère et la mère qui, pendant douze années, se disputèrent le cœur de l’enfant. Le contraste, qui plus tard se reflétera dans certains aspects contradictoires de l’esprit de George Sand, est aussi complet qu’on peut le souhaiter. L’aïeule, Marie Aurore formée aux usages de la société disparue, a grand air en ses élégances d’ancien régime. Elle n’est pas du tout la vieille aristocrate guindée dans sa morgue et dans ses préjugés, ce qui, de la part de la fille de Maurice de Saxe et de Mlle de Verrières eût surpris et pourrait passer pour une faute de goût. C’est l’élégante de la fin du XVIIIe siècle, imbue des idées des Encyclopédistes, d’esprit libre, hardi, ennemi des superstitions, curieux de toutes les nouveautés. Très intelligente et passionnée de littérature, elle lit des livres sérieux, fait des extraits, philosophe à ses heures. Elle est excellente musicienne, aime les arts, la conversation, tout ce qui concourt à l’artifice d’une vie ornée. Elle s’enferme chez elle, comme on s’enfermait jadis dans son salon, au fond de la bergère autour de laquelle les courtisans et les gens d’esprit faisaient le cercle. Elle a cette discrétion de manières et cette politesse que l’usage du monde impose à une maîtresse de maison, obligée d’être toujours en pleine possession d’elle-même, indulgente aux autres, attentive et affable. Cette réserve éloigne d’abord l’enfant qu’on a eu soin de munir de préventions contre sa grand’mère. Peu à peu de cet ensemble harmonieux et délicat un charme se dégage qui opère lentement, et s’insinue à mesure que la fillette devient une grande fille, plus capable de réfléchir, de comprendre et de juger.

À ce type de fine culture, s’oppose le type rude, brutal, vulgaire, populacier de la mère d’Aurore. Ancienne modiste devenue galante au travers d’aventures louches dont elle ne garde qu’une confuse mémoire, Sophie-Antoinette Delaborde est la vraie fille des rues de Paris. Emportée, violente, bruyante, dénuée de tact et de toute espèce d’éducation, à la moindre contrariété son sang peuple ne fait qu’un tour et lui monte à la tête. Alors ce sont des cris, c’est une tempête, c’est un débordement d’outrages et de calomnies fangeuses. Au surplus elle n’y met pas de malice et n’en veut pas à ceux qu’elle vient d’injurier. Incapable de mettre deux jours de suite le même chapeau ou de dîner au même restaurant, elle porte dans ses sentimens la même mobilité, passe d’un extrême à l’autre, de la tendresse passionnée à la haine folle, des pleurs de joie aux pleurs de rage. Bonne ménagère d’ailleurs, industrieuse, habile à tirer parti d’un chiffon, entendue aux menus soins de la vie pratique, occupée à surveiller son intérieur en petite bourgeoise économe. Déjà mère avant d’avoir connu Dupin, elle retourne, après la mort de celui-ci, à ses habitudes d’inconduite, moins par libertinage que par laisser aller, abandon, et goût inné de l’intrigue. Tout à fait inapte à élever sa fille, ce qu’elle n’essaie d’ailleurs pas, elle ne l’aime qu’à intervalles, par accès, et moins par affection pour l’enfant que par haine contre sa belle-mère. Uniquement occupée à contrecarrer les enseignemens de celle-ci, elle tourne en ridicule les idées, les manières du monde des « comtesses » avec cette verve comique, cette gouaillerie grossière, ce don pour les « imitations » qui sont les formes basses de l’esprit parisien. Lors de l’ouverture du testament de Mme Dupin qui lui retirait la tutelle d’Aurore, elle entre en fureur, fait à tous les assistans une scène épouvantable, accable de reproches Deschartres, maudit Aurore dont elle ne s’était pas occupée depuis plusieurs années, vilipende la défunte et déclare enfin qu’elle ne cédera pas ses droits, qu’elle prendra sa fille chez elle. Aurore comprit ce jour-là quel abîme la séparait de cette mère pour qui elle avait éprouvé jadis une tendresse exaltée. Elle voulut vivre pourtant avec elle. Quelle différence avec la vie de Nohant mêlée de libres lectures et de courses dans la campagne silencieuse ! Crédule, comme les gens de sa classe, Sophie-Antoinette ajoute foi à tout ce que les commères de la Châtre ont inventé de plus odieux contre Aurore. Elle l’écrase sous le scandale de son immoralité prétendue, jette ses livres au feu, s’emporte jusqu’à la battre. Quand il s’agit du mariage avec Casimir Dudevant, elle hésite, dit un jour oui, un jour non, taquine Casimir, débile sur son compte toutes sortes d’inventions, entre autres qu’il avait servi autrefois comme garçon de café. Ce qui finit par la décider c’est que la baronne Dudevant, belle-mère de Casimir, vint la première lui faire visite et eut pour elle des attentions qui la flattèrent. Il se trouve alors qu’elle rend service à sa fille, en exigeant qu’elle soit mariée sous le régime dotal. Plus tard, quand George Sand publie des romans, Sophie-Antoinette lit dans les journaux les critiques malveillantes, les insinuations perfides, croit à tout ce qu’elle a vu imprimé, arrive chez sa fille avec ce ramassis dont elle lui fait honte ; après quoi elle lit le roman, le déclare sublime et traite d’infâmes tous ceux qui ne seraient pas de son avis. Chaque fois, la même scène recommence. Elle est incorrigible, comme tous ceux qui présentent un type complet et qui remplissent leur définition.

Entre ces deux femmes, on devine quelle fut la situation de l’enfant obligée de dédoubler son cœur, de partager ses sympathies, entendant railler ici ce qu’elle entendait approuver ailleurs, et quel retentissement ces luttes pouvaient avoir dans une âme point encore formée. D’avoir vu certaines personnes entourées d’une vénération unanime, certaines idées acceptées de tous et placées au-dessus de la discussion, cela prédispose à subir, alors même que nous en souffrons, les nécessités sociales. Moins que toute autre, Aurore avait pu avoir la sensation de quelque chose qui se continue à travers la famille, et qui est supérieur aux fantaisies individuelles. Ajoutez qu’elle appartient à une famille d’un caractère tout à fait particulier et justement remarquable pour la profusion de ses unions et de ses naissances illégitimes. Dans la descendance d’Auguste II et de la belle Aurore de Kœnigsmark, il y a une véritable cascade de bâtardise : les pères et les mères ont chacun de son côté des enfans de provenance irrégulière ou inconnue, les frères et les sœurs naturels vivent sous le même toit que les enfans légitimes, les maris et les femmes adoptent les enfans les uns des autres : Aurore a un demi-frère Hippolyte, une demi-sœur Rosalie, qui n’ont d’ailleurs entre eux aucun lien de parenté. Tout cela explique bien des choses dans la vie de George Sand et dans l’attitude qu’elle prendra vis-à-vis des questions relatives au mariage.

Laissons de côté le séjour au couvent et la crise de mysticisme, le retour à Nohant et les mois d’indépendance, de lectures faites au hasard, de furieuses galopades à travers champs et à travers bois Arrivons au mariage de la baronne Dudevant. Il n’a, ce mariage, rien qui ne soit fort ordinaire. Il ressemble à tous les mariages faits un peu vite, sur la foi de convenances apparentes et dont les débuts furent heureux. Lui non plus, Casimir Dudevant, n’a rien d’une nature exceptionnelle, et n’est guère tourné en personnage de roman. Marié moins brillamment, il eût été un mari pareil à tant d’autres, un peu incapable, un peu viveur, un peu coureur, qu’il était bon de surveiller de près et de toutes manières ; et rien n’aurait signalé à l’attention ce ménage de hobereaux. Mais le ménage de la baronne Dudevant va devenir un type d’union mal assortie, et le mari un type de pauvre homme. D’abord, il s’appelle Casimir ; ce n’est pas sa faute, mais c’est tout de même un tort. Il n’est pas propre aux affaires de gestion rurale, ni d’ailleurs à aucune sorte d’affaires. Il est homme à aventurer vingt-cinq mille francs sur la garantie d’un navire, « dont on lui a montré l’image. » Il est intéressé ; et plus tard, lors du procès, il inscrira au nombre de ses réclamations douze pots de confiture et un poêle valant un franc cinquante centimes ; devenu, contre sa vocation, une manière de maître de ferme, il prend d’abord les défauts de l’emploi : Hippolyte Chatiron lui fait contracter le goût de la boisson ; il s’avise, à lui tout seul, d’avoir le goût des servantes. Il est brutal, processif, quoi encore ? Il ne manque plus que la note comique. Mais Casimir ne traite-t-il pas sa femme d’« idiote » et ne l’accable-t-il pas de sa supériorité ? Le voilà au complet.

La série des amours de George Sand avait commencé dès le mariage par la liaison platonique avec Aurélien de Sèze ; et sans doute il convenait qu’il en fût ainsi pour qu’aucune variété ne manquât à la collection. Nous voyons ici se profiler une silhouette de jeune magistrat de province honnête, sérieux, réservé, un peu gourmé, très disposé à se prêter au rôle de confident et de directeur de conscience, mais aussi très décidé à éviter tout ce qui pourrait le compromettre, et le jeter dans l’inconnu des voies coupables, semées d’écueils. La liaison avec Sandeau est une escapade d’étudiant fraîchement débarqué de sa province et qui se hâte de jouir de sa liberté toute neuve : on est jeune, on se plaît, on se prend, on se quitte. Avec Mérimée ce fut une erreur dont l’excuse est de n’avoir duré que huit jours ; l’un ne pouvait se faire à cette exaltation qui lui paraissait souverainement ridicule ; l’autre ne pouvait se faire à cette ironie qui lui paraissait misérable. Avec Musset ce fut une application si complète d’un idéal littéraire que lorsqu’on veut donner une idée de ce que pouvait être l’amour romantique dans son expression la plus folle, on évoque aussitôt le souvenir des « amours de Venise. » Jusque-là les hommes que George Sand avait rencontrés n’étaient guère que de grands enfants, pour qui elle avait éprouvé une tendresse semi-maternelle et qui ne pouvaient guère contenter le désir naturel qu’elle avait d’être dominée. Elle crut avoir trouvé le maître attendu, dans l’avocat Michel de Bourges. Ce rhéteur lui plaît justement par son affectation de vertu romaine et d’intransigeance révolutionnaire. Il prêche le nivellement universel, nie la liberté individuelle, annonce la disparition de l’art, suspect d’être inutile, heurte par conséquent toutes les croyances qui ont été jusqu’alors celles de George Sand. Celle-ci regimbe d’abord, puis peu à peu se soumet. Seulement le maître a tôt fait de tourner au despote : grossier, rude, entêté, tout à la fois jaloux et infidèle, le farouche Éverard est un bon spécimen de ce qu’il peut y avoir de vanité chez un démocrate, d’étroitesse d’esprit chez un égalitaire et d’égoïsme chez un ami de l’humanité. Un intermède sans importance, l’intimité avec le jeune Mallefille, nous mènerait jusqu’à la liaison avec Chopin et au lamentable séjour à Majorque. Comme d’ailleurs toutes les âmes excessives s’appellent et s’unissent par une mystérieuse attraction, un Liszt, un Lamennais prennent place parmi les maîtres de l’esprit de George Sand. Le roman de ses amitiés féminines n’est pas moins frappant. Celles que nous lui voyons pour amies, c’est cette frénétique Mme Dorval, c’est la comtesse d’Agoult, grande dame ennuyée, qui, dupe à son tour d’un idéal de convention, et pour jouer les rôles de victime de la passion, d’Égérie et de Béatrix, vient de se sauver avec le pianiste à la mode.

J’aurais évité cette énumération des premières liaisons de George Sand, si l’intérêt littéraire ne rejoignait ici l’intérêt biographique. Car la période de l’œuvre de George Sand à laquelle se limite jusqu’ici l’étude de Wladimir Karénine est celle des romans individualistes, depuis Indiana jusqu’aux Lettres à Marcie. La baronne Dudevant y exhale ses rancunes de femme malheureuse en ménage. Et guidée par son expérience personnelle, appliquant à son cas les théories du romantisme, elle en tire, au point de vue de la condition de la femme, des conclusions dont aucun des chefs de l’école ne faisait mine de s’aviser. Le romantisme, en effet, était jusqu’alors resté entre les mains des hommes, qui n’avaient pas manqué de s’en servir comme d’un nouvel instrument pour leur propre glorification. Les René, les Didier, les Hernani, sont des héros d’une fatuité toute masculine et naïvement persuadés que le rôle de la femme doit consister à se sacrifier pour eux. Mais il arrive que sur son chemin le romantisme trouve accueil dans une âme féminine. Et peu de femmes ont été femmes plus que George Sand. Elle est femme par tout ce qui est de l’esprit, la mobilité, la facilité à se contredire, l’intrépidité dans la déduction logique, le don de perpétuelle exagération, femme par le romanesque de l’imagination, par l’abondance verbeuse de l’expression, et femme surtout par ce qui vient du cœur : la bonté foncière, la sensibilité toujours prête, les élans enthousiastes ; car sans doute les idées lui viennent d’autrui, mais c’est bien elle qui leur donne cet accent de généreuse émotion. De cette rencontre vont sortir les premières et les plus ardentes « revendications » féminines.

Le romantisme prêche la libération de l’individu. Affranchi de toutes les contraintes qui ont pendant si longtemps gêné son expansion, l’individu développera en leur entier ces énergies qu’on lui enseignait jadis à réprimer afin de les subordonner à l’intérêt général. Il se pose lui seul en face de la communauté. Il oppose aux lois que celle-ci a édictées les révoltes de son instinct. Par un autre aspect du mouvement, le romantisme est un appel furieux à la jouissance immédiate. Un Rousseau, un Chateaubriand, un Byron sont des âmes tourmentées de désirs. Leurs tristesses, leurs langueurs, leurs déclamations contre la destinée ne viennent que de leur sensibilité exaspérée, incapable de se satisfaire et condamnée à rester inassouvie. Elle aussi, la femme, est un individu et comme tel réclame sa mise en liberté. Elle aussi, comme toute créature humaine, elle pousse le même appel désespéré vers le bonheur. Et puisque la société a été organisée par les hommes en vue de leur plus grand bien, c’est donc que la libération pour la femme consiste à se comporter en toute occasion comme un homme.

George Sand aurait pu se contenter de prêcher la théorie et de mettre, ainsi que faisait Victor Hugo, tout son romantisme dans son œuvre. Elle est femme, elle va prêcher d’exemple. Elle s’habille en homme ; c’était le plus facile. Elle fume la pipe ; de fumer la pipe ce n’est en soi rien de très remarquable, c’était dans l’espèce tout un pro gramme. Elle parle le langage des ateliers, mène la vie d’artiste et jure comme un charretier, l’artiste et le charretier étant chacun à sa manière éminemment hommes. Elle gagne sa vie, comme un homme, en travaillant ; et son indépendance lui est d’autant plus chère qu’elle lui est garantie par son labeur personnel. Enfin c’est par rapport à l’amour qu’éclate le plus violemment l’injustice des idées que nous avons, nous autres hommes, accréditées. Nous faisons de la fidélité un devoir strict pour la femme, et pour l’homme rien qu’une duperie. Nous maudissons la perfidie de la femme infidèle et nous jetons l’anathème au sexe malade et impur ; nous pourtant, avec la sérénité qu’on apporte dans l’exercice d’un droit, nous multiplions nos expériences amoureuses. Nous avons le droit de chercher, le droit de savoir ; hélas ! de savoir quoi ? Cette prérogative, comme les autres prérogatives masculines, George Sand nous l’envie et nous l’emprunte. Justement le romantisme vient de mettre Don Juan au nombre de ses héros, et il l’a au préalable dûment métamorphosé en je ne sais quel sombre chercheur d’idéal. Pourquoi le don juanisme ne serait-il pas pareillement applicable aux deux sexes ? Il explique et il guide la vie amoureuse de George Sand ; et nous la savons occupée aux mêmes expériences que le Don Juan de Musset et que Musset lui-même.

Est-il besoin de remarquer qu’elles aboutissent pour elle aux mêmes désillusions ? Elle n’avait pas eu à se féliciter de l’union régulière ; l’union libre lui apparut à peine supérieure le jour où elle trouva Sandeau dans les bras de quelque blanchisseuse. Elle ne se décourage pas, et après chaque épreuve suivie d’un prompt désenchantement, elle recommence. Pénétrée du paradoxe romantique que tout est grand venant d’une grande âme, elle s’attache de préférence à ceux qui la séduisent par l’éclat de leur esprit. Elle reconnaît bien vite que les grands hommes perdent beaucoup à être vus de près, et qu’il vaut mieux ne pas les aimer. « J’ai des grands hommes plein le dos, passez-moi l’expression. Je voudrais les voir tous dans Plutarque ; là ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, et qu’on n’en parle plus ! Tant qu’ils vivent ils sont méchans, persécutans, fantasques, amers, soupçonneux... » Pour ce qui est du bonheur tant désiré, il refuse décidément de venir. C’est que l’erreur du donjuanisme est toujours la même ; elle consiste à demander aux jouissances sensuelles autre chose que la satisfaction des sens, et à prendre pour le tourment de l’idéal ce qui n’est que l’exigence du tempérament. Aussi rien n’est-il plus bizarre que de voir des personnes, réputées sérieuses, discuter sur la question de savoir qui, de George Sand ou de tel de ses amans, a eu les premiers torts. Qu’importe ? puisque tôt ou tard et de l’un ou de l’autre la lassitude devait venir. D’ailleurs, si on écarte le prestige des grands mots et du décor artistique, quelles basses réalités ! Bel exemple à méditer pour les femmes qui seraient tentées d’imiter George Sand, sans être assurées d’avoir son génie !

Ce qui intéresse l’histoire des lettres c’est qu’à propos de sa situation particulière et de ses expériences personnelles, George Sand fait pénétrer dans le roman des idées qu’on n’y avait pas encore rencontrées. Le point de vue auquel se plaçait l’auteur de Delphine et de Corinne était singulièrement plus étroit puisqu’elle se bornait à envisager la destinée de la femme de génie. De plus, Mme de Staël, qui est ambassadrice et liée à toute la société aristocratique, a des scrupules qui ne sauraient arrêter la fille de Sophie Delaborde. C’est avec celle-ci que la fiction romanesque devient un moyen de développer une thèse, et cette thèse est celle du droit de la femme au bonheur. Si un mariage mal assorti compromet le bonheur, qu’on brise ce lien factice par lequel on prétendait enchaîner une liberté vivante. Si l’institution elle-même du mariage est en contradiction avec la nature de notre cœur changeant et de nos volontés débiles, c’est donc qu’il faut réformer l’institution dans un sens plus libéral : « Je ne doute pas, s’écrie le héros de Jacques, que le mariage ne soit aboli si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là et saura assurer l’existence des enfans qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l’un et de l’autre. Jacques ne définit pas ce lien plus humain, plus sacré qui doit remplacer le mariage tout en assurant l’existence des enfans. Et c’est dommage, personne après lui n’ayant réussi à trouver cette définition que lui-même n’apercevait pas clairement. C’est par la révolte sentimentale, c’est dans l’ordre de la passion et dans la question spéciale du mariage que l’auteur d’Indiana, de Valentine et de Jacques commence sa prédication. Ce n’est qu’un commencement. Les Lettres à Marcie indiquent déjà qu’un long chemin a été parcouru. Et dans les romans qui suivront, quand George Sand, gagnée à la politique, rédigera les bulletins du Gouvernement provisoire, c’est l’égalité complète des sexes qu’elle réclamera. Ainsi d’une part George Sand donne le signal du mouvement en mettant la littérature d’imagination au service d’une cause nouvelle ; d’autre part elle pousse elle-même assez loin ses idées pour qu’on y retrouve, dans ce qu’elles ont d’essentiel, les revendications des féministes d’aujourd’hui.

On peut mesurer par là l’influence de ces premiers livres de George Sand et la puissance qu’a eue l’écrivain pour propager certaines doctrines. Inférieure à Balzac pour créer des types durables, elle a été plus habile que lui dans l’expression des idées Ces idées de Lélia semblent aujourd’hui tout à fait banales ; c’est donc qu’elles sont entrées dans le courant des discussions et qu’elles font partie du patrimoine commun ; cela prouve, je ne dis pas leur justesse, mais leur faculté de pénétration. La forme déclamatoire dans laquelle George Sand les a traduites nous est devenue à peu près insupportable ; mais c’est que le jargon romantique a fait place à un autre, plus pédantesque, non moins prétentieux, et qui aura aussi tôt fait de se démoder. Mais l’ébranlement donné aux imaginations est incontestable ; les témoignages en abondent, et celui que nous apporte le nouveau biographe de George Sand n’est pas le moins précieux.

Ce qu’il y a de plus remarquable en effet dans le travail de Wladimir Karénine, ce qui lui donne sa valeur et sa signification, c’est que l’auteur l’ait entrepris pour attester l’influence considérable exercée par George Sand en Russie et non pour acquitter, mais pour reconnaître la dette contractée par la littérature russe envers notre compatriote. « C’est en envisageant George Sand comme force russe, comme l’une des souches primordiales de la conscience sociale russe de notre temps que nous avons considéré comme de notre devoir d’écrivain russe de lui consacrer une étude sérieuse. » Elle rappelle l’enthousiasme des hommes des « années quarante » pour l’œuvre de la romancière ; les enfants ont grandi en partie sous l’influence d’hommes élevés dans George Sand ; la génération actuelle est composée de ses petits-fils spirituels. Et elle suit chez les maitres de la littérature russe les progrès de cette influence. « Les Mémoires d’un chasseur de Tourgueniew, qui ont joué un rôle si important dans notre histoire et ont été un des leviers les plus puissans de l’émancipation des serfs, ont dû leur origine à l’influence exercée par George Sand... « Croyez-moi, écrit lui-même Tourgueniew, George Sand est une de nos saintes. » Se référant à ses propres souvenirs, Dostoïewsky explique l’émotion que causèrent ces œuvres jetant au milieu du silence universel qui pesait alors sur la Russie des appels qu’on n’avait pas songé à étouffer, faute d’en avoir prévu le retentissement. À cette époque éloignée les romans étaient presque les seuls ouvrages qui fussent autorisés en Russie pendant que tout le reste, comme presque toute pensée, surtout celles venant de France, était sévèrement interdit... Tout ce qui pénétra alors en Russie sous la forme du roman rendait non seulement les mêmes services à la cause, mais peut-être de la façon la plus dangereuse, car il est très probable que les gens désireux de lire Louis Reybaud n’ont pas été très nombreux, tandis que les lecteurs de George Sand se comptaient par milliers. » Tolstoï lui est aussi bien redevable ; et pour ce qui est notamment de la peinture des paysans, notre auteur remarque avec finesse qu’on les avait jusqu’alors représentés comme des barbares, comme des monstres sans rapports avec nous, placés en dehors de notre humanité ; en lisant les scènes populaires de Tourgueniew, de Tolstoï ou de George Sand, nous sentons en leurs personnages nos semblables, nos proches, nous y retrouvons les traits typiques que, vivant à la campagne, on peut observer partout, cette campagne se trouvât-elle d’ailleurs en plein Berry ou dans les gouvernemens de Riazan ou de Novgorod. Les rapprochemens qu’elle institue entre George Sand et les plus fameux des écrivains russes sont fréquens et probans ; et il est piquant de voir telles pensées de notre romancière illustrées par les gloses des commentateurs russes, encadrées dans des vers de Pouchkine, de Lermontow et de Griboiedow. Les théories d’émancipation, un christianisme dépouillé du dogme, la sympathie pour les humbles, pour les paysans et pour le peuple, l’indulgence pour toute espèce de fautes, la pitié pour la souffrance, la vague religion de l’humanité, la croyance à un avenir meilleur, voilà les tendances plus ou moins obscures que George Sand représentait et qui ont séduit l’imagination russe. Elles ont servi à constituer cet évangélisme qu’on s’est mis, voilà quelque quinze ans, à nous prêcher et qui nous a plu par son air exotique. Certes on a justement fait en nous mettant à même d’apprécier les maîtres d’une littérature étrangère et nouvelle. On nous a rendu service en nous donnant ainsi un moyen de secouer le joug de notre pesant et épais naturalisme. Mais il n’est pas sans intérêt de constater que les idées qui nous revenaient de là-bas, légèrement transformées, étaient des idées françaises et que l’engouement pour Dostoïewsky et pour Léon Tolstoï était un retour démode et un renouveau de faveur pour George Sand, l’oubliée.

... Pourtant le calme s’était fait dans l’âme orageuse de Lélia. Le socialisme l’avait arrachée à ses préoccupations individuelles, et le spectacle du mal social l’avait délivrée de la hantise de ses propres souffrances. Elle retrouvait dans le cadre de la vie de Nohant des émotions lointaines et délicieuses ; et délivrée des influences extérieures et toutes proches, elle laissait affleurer les impressions les plus anciennes, les plus profondes, celles où il y avait le plus d’elle-même. De nouveau elle s’enchantait de son rêve optimiste et en imprégnait de beaux contes, comme au temps de sa petite enfance, alors qu’entre ses quatre chaises, elle composait en imagination pour elle seule des romans où il y avait déjà des longueurs. Mais ses idées d’antan continuaient leur chemin par le monde et apportaient à d’autres les atteintes du mal dont elle-même s’était guérie. Ainsi s’exerce l’action de ces âmes exceptionnelles. Elles ressentent avec une intensité extraordinaire les mêmes maux que d’autres moins délicates ou plus patientes avaient trouvés supportables et elles crient leur souffrance. La secousse une fois donnée se propage. Leur tourment sera le nôtre ; il entre comme une partie intégrante dans la conscience universelle ; et notre vie morale, compliquée d’autant, en devient plus inquiète et plus douloureuse.


RENE DOUMIC.

  1. George Sand. Sa vie et ses œuvres, par Wladimir Karénine, 2 vol. in-8o, (Ollendorff).