Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 71-117).



CHAPITRE III

LES SOURCES DE L’INSPIRATION DE GEORGE SAND
LES IDÉES ET LES SENTIMENTS


Peut-on démêler exactement et réduire à quelques-unes les sources principales de l’inspiration de Mme Sand dans sa longue vie littéraire ? Quelle était sa doctrine sur les grands sujets de la méditation humaine dont elle se montre passionnément occupée : les lois sociales, l’amour, la nature, les idées, le sentiment du divin dans le monde et dans la vie ? Comment gouverne-t-elle et mélange-t-elle ces diverses inspirations ? N’ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit, quelque effet discordant, quelque confusion dans son œuvre ?

Certes ce serait un insupportable pédantisme que d’évoquer les ombres charmantes et légères de ses divers romans, de demander à chacune d’elles ce qu’elle représente dans le monde et de réduire en syllogismes ces fantaisies d’un esprit si libre et si varié. Dans le sens rigoureux du mot, il n’y a pas de doctrine chez Mme Sand : c’est une imagination puissante qui s’épanche en liberté, ce n’est pas une théorie qui se développe. D’ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus vivante chez elle que l’idée, et, quand c’est un principe, vrai ou faux, qui l’inspire, il a fallu d’abord que ce principe cessât d’être une abstraction et devînt un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs maîtres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu’elle-même nous le laisse supposer. Mais son premier maître de philosophie a été son cœur, un maître plein d’illusions et de chimères, et ce n’est que par l’intermédiaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire écouter.

Il n’y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de Mme Sand, mais seulement d’analyser ses idées à travers ses sentiments.

Trois sources d’inspiration semblent intarissables chez Mme Sand : l’amour, la passion de l’humanité, le sentiment de la nature. Plusieurs autres peuvent être distinguées à côté de celles-là, mais elles s’absorbent insensiblement et finissent par disparaître.

Il semble, à l’en croire, que l’amour est l’unique affaire de la vie, que la vie elle-même, c’est-à-dire l’action, sous ses formes les plus variées, n’ait pas d’autre objet ni d’autre emploi. Avant d’avoir aimé, on ne vivait pas ; quand on n’aime plus ou qu’on n’est plus aimé, à peine a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, être aimé donne du prix à l’existence. Je vois bien apparaître un autre mobile, vaguement déjà dans les romans de la première manière, très nettement dans les romans de la seconde période, le sentiment humanitaire ; mais ce mobile lui-même se subordonne au premier. Dans des romans comme le Compagnon du tour de France, la Comtesse de Rudolstadt, le Meunier d’Angibault, c’est l’amour qui est l’initiateur suprême à la doctrine égalitaire. On se dévoue au grand œuvre, comme le comte Albert, soit, mais Consuelo est la récompense espérée et prévue de ce dévouement. Tout ce qu’il y a d’activité virile ou d’héroïsme dans le monde a pour but l’amour à mériter ou à conquérir. Si l’opinion sociale ou les hasards de la vie ont creusé un abîme entre eux et l’objet aimé, les héros de Mme Sand déploient une force incalculable pour le franchir. Il y a même là une idée touchante, que l’auteur a employée plusieurs fois avec un singulier bonheur. Que d’énergie montre ce paysan demi-lettré, Simon, dans le rude assaut de sa destinée ! Pour s’élever jusqu’à Fiamma, il aura la force de conquérir la fortune, le talent même. Mauprat, le cœur pris par l’image d’Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros. Quand il n’y a pas d’abîme à franchir, on se croise les bras et on aime ; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l’amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans Jacques, il ne lui vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir d’autre occupation ou d’autre devoir ici-bas. Il a aimé Sylvia ; quand il ne l’aime plus, c’est Fernande qu’il aime. Son inutilité dans la société n’est pour lui ni un souci ni un remords ; d’ailleurs il n’y pense pas, et s’il y pense, il n’y croit pas. Sa fonction sociale est d’aimer ; Dieu sait s’il s’en acquitte en conscience. Bénédict, dans Valentine, ne s’imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s’arrête. Il abdique toute son activité, tout son avenir ; il ne songe pas que l’existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l’immobilité d’une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses désespoirs.--La raison de vivre, c’est l’amour ; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l’inutile fardeau d’une existence sans amour sont des âmes faibles qui n’ont pas su trouver en elles l’énergie d’une résolution suprême. Mais croyez bien que ces volontés inertes, qui n’ont pas l’énergie de la mort, n’ont pas eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes, lentement, les yeux baissés, comme s’il craignait encore de rencontrer le regard de son père. L’infortuné, nous dit Mme Sand, n’avait pas eu la force de mourir. C’est qu’aussi André n’a porté dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de l’amour, ils sauront quitter la vie quand l’amour les quittera. Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à son cœur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. À qui n’a plus l’amour il ne reste plus rien à faire en ce monde. Ainsi le veut l’esthétique du roman. Quel contraste avec les idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet ! « Ce qu’il exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c’est que l’amour y est représenté (à la façon française) comme s’étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l’amour, au contraire (la chose qu’on appelle l’amour), est confiné à un très petit nombre d’années de la vie de l’homme, et que, même dans cette fraction insignifiante du temps, il n’est qu’un des objets dont l’homme a à s’occuper, parmi une foule d’autres objets infiniment plus importants… À vrai dire, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, encore bien moins d’en ouvrir la bouche[1] ? » Qui a raison ?

Si l’on s’étonne que l’amour soit, non pas le plus grand, mais presque l’unique devoir de la vie, Mme Sand vous l’expliquera en disant qu’il vient de Dieu. On sait qu’il était fort à la mode, en ce temps, de mêler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du cœur. Mais aucun poète, aucun romancier n’a plus ou vertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l’amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l’âme, et, comme la raison humaine cherche l’idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l’homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu dans ces sentiments privilégiés. Mais quel enthousiasme indiscret et périlleux d’appliquer à tous les amours, quels qu’ils soient, cette complaisante faveur de la Providence ! De quelles coupables lâchetés de cœur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend ainsi involontairement complice ! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa façon les hautes origines de l’amour : « Ce qui fait l’immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même, c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de sa volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu’on lui donne, ou plutôt qu’il attire à soi, l’amitié, la confiance, la sympathie, l’estime même, ne sont que des alliés subalternes ; il les a créés, il les domine, il leur survit. » Et, quelques lignes plus loin, elle ajoute : « La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n’avait-elle pas présidé à ce rapprochement ? L’un était nécessaire à l’autre : Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète ; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix absurde, coupable, impie ! La Providence a fait l’ordre admirable de la nature, les hommes l’ont détruit ; à qui la faute ? » Qu’il y ait une prédestination divine entre Bénédict et Valentine, j’ai peine à le croire, mais que Dieu intervienne exprès pour autoriser jusqu’aux inconstances du cœur, voilà ce que je ne peux, en conscience, accorder à Jacques. « Je n’ai jamais travaillé mon imagination, dit-il, pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n’y était pas encore ou celui qui n’y était plus ; je ne me suis jamais imposé la constance comme un rôle. Quand j’ai senti l’amour s’éteindre, je l’ai dit sans honte et sans remords, et j’ai obéi à la Providence qui m’attirait ailleurs. » La singulière fonction pour la Providence, d’appeler Jacques à de nouvelles amours ! Du reste, Jacques fait des prosélytes à sa doctrine, sa femme la première. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c’est religieusement, si je puis dire. On n’avait jamais poussé la piété si avant dans l’adultère. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet que forme l’aimable Fernande. « O mon cher Octave ! écrit-elle à son amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques. » Voilà un mari bien consolé.

On ne doit pas s’étonner, d’après cela, si les héros de Mme Sand croient rendre à Dieu une sorte de culte en cédant à l’amour. Les amants prennent tout à coup, dans leurs extases, des airs d’inspirés. Quand ils racontent leurs joies, c’est avec une sorte d’exaltation pieuse. Ils semblent voir là quelque chose comme des rites sacrés, où ils apportent un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands prêtres.

De quel ton religieux Valreg raconte l’invraisemblable bonheur qui lui est arrivé, le mensonge bizarre et l’héroïsme cynique par lequel la Daniella s’est livrée à lui ! Je n’insisterai pas, je veux seulement indiquer la note qui domine dans cette étrange action de grâces. Les métaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume délirante. « Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu’elle aime et qui la méconnaît ! Mais c’est un rêve que je fais !… Je suis dans un état surnaturel… Je me trouve tel que Dieu m’a fait. L’amour primordial, le principal effluve de la divinité s’est répandu dans l’air que je respire ; ma poitrine s’en est remplie… C’est comme un fluide nouveau qui le pénètre et qui le vivifie… Je vis enfin par ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l’œuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu », etc., etc. Ce n’est plus seulement un apôtre de l’amour, c’est un illuminé.

Venant de Dieu, l’amour est sacré. Y céder, c’est faire acte pie ; y résister serait un sacrilège ; le blâmer dans les autres, une impiété. Le vœu de la nature, n’est-ce pas l’appel même de Dieu à ces élus d’une nouvelle espèce ? Est-il besoin d’ajouter que l’amour se légitime par lui-même ? Il est irresponsable, puisqu’il est divin. Les égarements qu’il amène rencontrent dans l’auteur et dans ses principaux personnages la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitée : « Marthe, dit Eugénie (dans le roman d’Horace), pourquoi donc cette douleur ? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l’avenir ? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n’a le droit de t’humilier. » Ceux mêmes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés, sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur bénédiction héroïque sur le couple adultère : « Ne maudis pas ces deux amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s’aiment. Il n’y a pas de crime là où il y a de l’amour sincère ». Et ailleurs : « Fernande cède aujourd’hui à une passion qu’un an de combats et de résistance a enracinée dans son cœur ; je suis forcé de l’admirer, car je pourrais l’aimer encore, y eût-elle cédé au bout d’un mois. Nulle créature humaine ne peut commander à l’amour, et nul n’est coupable pour le ressentir et pour le perdre. » Mais où donc s’arrêtera cette indulgence pour les égarements de l’amour ? J’ai peur qu’elle ne s’étende bien loin, jusqu’aux dernières limites où peut s’étendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie très vive (pro domo suâ) d’Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse qu’un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu’Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d’ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement les folles pensées qui s’échangent au bal masqué. Soit ; mais plus loin, dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la société n’a pas donné d’autre issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion douloureuse : « Vous avez raison, Laurent ». Le mot est d’une bouche bien grave, cette fois !

Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles mêmes qui l’avilissent aux yeux du monde, il n’y a de coupable que la société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien loin avec cette théorie. J’ai peur que les âmes qui, par malheur, la prendraient au sérieux, ne s’énervent dans une sorte de fatalisme oriental. C’est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d’y croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure où l’on croit l’être, car c’est précisément cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie ; c’est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se refuse pas à qui la mérite par l’effort. Je ne prétends pas que l’homme soit impeccable, ni que l’opinion doive s’armer d’une ridicule sévérité pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c’est rétablir la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu’on n’aggrave encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s’en reconnaître le libre auteur, plutôt que d’en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant.

L’idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses héros s’élèvent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus près dans le cœur, vous y apercevrez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lélia est moins une femme qu’un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu’elle symbolise, il faut placer incontestablement l’amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l’idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s’écrie : « L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez ; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument ; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas ! » Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et sublime vers l’infini, ne s’arrête plus. L’âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le feuillet : l’âme redescend la montagne. Quelle scène ! et comme le grand cœur de Lélia est près de faiblir ! Se rappelle-t-on les pages brûlantes qui commencent ainsi : « Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers… » Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de platonisme et de volupté, l’un reprenant sans cesse ce que l’autre a ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour l’imagination, que je n’hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu’en aggraver l’étrange abandon. « Comme ton cœur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ?… Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi. » Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos soupçons. En vain elle déclare qu’elle se complaît dans la beauté de Sténio avec une candeur, une puérilité maternelle. Je me défie malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices.

Une des conséquences de la théorie sur l’origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l’amour égalise les rangs. C’est la société seule qui fait les castes. Dieu n’est pour rien dans nos puériles combinaisons. D’où il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n’est tenu aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l’amour, qui est son œuvre. Et l’on verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d’autres, aller chercher leur idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l’ouvrier, jalouses de relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d’eux à sa vraie place. Ainsi se font les mariages d’âmes, d’une extrémité à l’autre de l’échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît, dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l’amour.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette idée ? L’amour égalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman ? C’est une de ces questions délicates qui n’admettent pas de réponse absolue, et que d’autres juges que les hommes pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j’en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand séduirait beaucoup l’imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le cœur de chacune d’elles, une tendance au dévouement dans l’amour, une sorte d’instinct chevaleresque qui s’exalte dans l’idée d’une lutte généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune. Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulée dans l’ombre, un cœur vaillant égaré, par les hasards d’un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie ? Mais cet héroïsme va-t-il au delà du rêve ? Une femme née dans un rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu’elle doit remettre à son vrai niveau ? Et si par un hasard miraculeux elle le découvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son désir pour rapprocher ces deux cœurs entre lesquels le monde met des intervalles plus infranchissables que l’Océan avec ses abîmes, que le désert avec ses immensités ? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux âmes mises en contact l’une avec l’autre par une destinée propice, tout sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s’élever tout à coup, par le seul effet d’une connaissance plus longue, des obstacles imprévus et cette fois invincibles ? L’amour survivra-t-il à cette délicate épreuve de l’intimité familière ? Songez que, de ces deux âmes, l’une apporte cette indélébile habitude de manières, de langage et de ton, qui est devenue pour elle une seconde nature plus nécessaire que la première. Songez que l’autre vient d’ailleurs et que toute la distinction du cœur ne rachète pas ces inexpériences de la vie sociale, ces ignorances qui ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture intellectuelle et des instincts particulièrement délicats viennent combler ces abîmes où l’amour, cruellement désappointé, risquerait fort de s’engloutir. Sans doute, l’amour ne consulte pas les règles de la hiérarchie sociale ; mais il sera difficile d’admettre que ces règles soient absolument interverties. Et, pour préciser ma pensée, j’accorde à Mme Sand qu’Edmée puisse aimer Mauprat : il est de sa famille et, après quelques années de soins, ce sera un fort galant homme ; ou que la dernière Aldini laisse son imagination d’abord, son cœur ensuite, s’éprendre de Lélio : c’est un artiste célèbre, un esprit charmant, un noble cœur ; que Valentine enfin pardonne à Bénédict quelques rudesses de manières : c’est une sorte de génie, inculte seulement à la surface, plein d’éloquence naturelle et d’idées fortes. Mais je doute que les grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer, ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres un ouvrier illettré ; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces amours disproportionnés, elles poussent l’imprudence au delà, et qu’elles rêvent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci je ne fais qu’exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des questions, je me garderai bien de les résoudre. Qui oserait, sans folie, affirmer qu’il y a quelque chose que l’amour ne puisse pas faire ? Mais alors c’est à titre d’exception.

Nous avons indiqué la théorie de l’amour dans Mme Sand, si pourtant ce n’est pas forcer le sens des mots que de voir une théorie dans ces inspirations ardentes d’une sensibilité sans règle. Et malgré tout, en dépit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l’empêcher d’être entraînée. Jamais on n’a porté une candeur plus éloquente dans le paradoxe, ni une loyauté plus enthousiaste dans l’erreur. Et puis, quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre séduisant des égarements ou des sophismes de la passion ! Comme il y a de grandes et nobles parties dans sa conception de l’amour ! Quelle générosité, quelle délicate fierté, quel dévouement chevaleresque dans ses types les plus aimés ! Il y a sur quelques-uns d’entre eux l’impérissable rayon de la grâce idéale. Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait ta vie, jusqu’au jour fatal où l’on te ravit ton bonheur en troublant ta pureté ; Consuelo, ravissante et fière image de la conscience dans l’art et de l’honneur dans l’amour, chaste fille religieusement fidèle à un souvenir à travers les aventures de votre vie errante ; Edmée, type envié des femmes, une des plus touchantes créations du roman moderne, douce héroïne qui avez si souvent visité les rêves des jeunes âmes enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous vit pour la première fois votre sauvage amant, avec cet air de calme souriant, de franchise courageuse et d’inviolable honneur ; et vous aussi, vous Marie, l’héroïne de la Mare au Diable, qui n’aviez pour inspirer un grand amour que votre ingénuité et qui avez vaincu avec cette arme l’âme rude d’un paysan, qui avez fait par votre désintéressement l’éducation de cette générosité ignorée d’elle-même, qui avez fait éclore par votre honte sans art la justice et le dévouement, là où le calcul régnait en maître ; vous enfin, Caroline de Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du paysan, l’implacable orgueil d’un préjugé, et qui, à force de réserve, de pudeur, de grandeur d’âme, d’héroïsme simple et modeste, avez soumis toutes les résistances, amélioré toutes les âmes, transformé autour de vous toutes les fatalités d’éducation et de race ; vous toutes, vous avez su noblement et délicatement aimer, vous avez fait connaître un jour, une heure, la vraie grandeur dans l’amour vrai. Vous avez ému l’âme de plusieurs générations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple idéal que le génie crée et qui vit du souffle immortel de l’art.

La conception que Mme Sand s’est faite de l’amour n’a pas été indifférente ; elle a eu des conséquences d’une certaine portée. C’est par l’idée de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a commencé contre l’opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte s’est tout d’abord introduite dans les romans, où plus tard elle s’est fait une si large place.

Là s’est révélée une lacune qu’il serait inutile de ne pas signaler dans la nature morale de Mme Sand, tant elle s’y trahit manifestement d’elle-même. Ce qui manque à cette âme si puissante et si riche d’enthousiasme, c’est une humble qualité morale qu’elle dédaigne et qu’elle calomnie même, quand elle vient à en parler, la résignation, qui n’est pas, comme elle semble le croire, l’inerte vertu des âmes basses, pliées d’avance à tous les jougs dans une superstitieuse servilité devant la force. C’est là une fausse et dégradante résignation ; la véritable procède de la conception de l’ordre universel, au prix duquel les souffrances individuelles, sans cesser d’être une occasion de mérite, cessent d’être un droit à la révolte. Que deviendrait la société si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre à travers les intérêts légitimes ou les droits contraires ? Ce serait la société élémentaire selon Hobbes, la lutte de l’homme devenu un loup pour l’homme. La résignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et chrétien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois nécessaires au bon ordre des sociétés, elle est une adhésion libre à l’ordre, un sacrifice consenti par la raison d’une partie de son bien particulier et de sa liberté personnelle, non à la force ou à la tyrannie d’un caprice humain, mais aux exigences du bien général, qui ne subsiste que par l’accord des libertés individuelles et des passions réglées. Cette conception manque tout à fait à Mme Sand. Elle ne sait pas se résigner, et l’orgueil de la passion frémit dans toutes ses œuvres, superbe et révolté.

De là ces déclamations célèbres sur les droits de l’être humain à secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitié et sans intelligence, qui meurtrissent le cœur et violentent la liberté. De là tant de prophéties irritées et cette utopie du mariage idéal : « Je ne doute pas, s’écrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaînes. » Demander une loi, c’est bientôt dit, une loi qui affranchisse la liberté des époux sans détruire la famille que fonde le pacte de ces deux libertés. Qu’on essaye donc de la concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes ! À moins de conclure tout simplement à l’union libre, je défie les législateurs de l’avenir de sortir de ce dilemme : il faut que l’homme et la femme aliènent leur liberté ou que la famille périsse. Encore s’il n’y avait que l’homme et la femme, le problème serait bientôt résolu. Ils se quitteraient dès qu’ils ne s’aimeraient plus, à supposer pourtant qu’ils puissent vivre l’un sans l’autre. C’est une panacée commode à l’usage des deux époux, quand ils ont tous deux des rentes ou même quand ils n’ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces mariages éphémères ? Mme Sand ne s’en occupe pas. Pas davantage la Sibylle, quand elle prépare dans le temple des Invisibles les décrets de l’avenir : « Oui, dit-elle, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle, car toute âme est libre en vertu d’un droit divin. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez-leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. » À merveille ; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle ? Si l’enthousiasme qui a entraîné cet homme et cette femme à se donner l’un à l’autre par le pacte toujours révocable de l’amour ; si cette ferveur qui les fait s’écrier à la première heure de l’amour : « Non pas seulement dans cette vie, mais dans l’éternité » ; si la passion, enfin, se refroidit et disparaît, le mariage idéal cessera-t-il par là même ? L’enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le roman de Jacques nous montre une femme qui s’est mariée dans la plénitude de sa liberté, qui a connu et pratiqué cette ferveur exigée dans le mariage idéal et qui disait, elle aussi : « Pour l’éternité ». Et pourtant, après quelques années, que deviennent Fernande et la famille qu’elle a fondée ? Mme Sand élude la difficulté ; elle envoie aux enfants une maladie, qui les enlève, elle conseille à Jacques d’aller se tuer dans quelque gouffre ignoré, pour laisser sa femme libre d’aimer ailleurs. Fort bien, mais la réalité ne se laisse pas gouverner comme le roman. Et si les enfants s’obstinent à vivre ? Et si Jacques ne veut pas mourir ? Il serait trop cruel, en vérité, de recommander l’exemple de Jacques à tous les maris que leurs femmes cessent d’aimer. Quelle hécatombe !

George Sand avait-elle été coupable, dès ses premiers romans, de pareilles intentions ? Elle s’en était défendue dans une réponse bien curieuse, courtoise mais vive, à M. Nisard, qui a dû être écrite vers 1836 et qui a été annexée, sous forme de post-scriptum, aux Lettres d’un Voyageur. C’est comme une apologie personnelle des romans de sa première manière et de leurs tendances : « S’il ne s’agissait pour moi que de vanité satisfaite, disait-elle au critique sévère et délicat qui s’était occupé de la partie sociale de ses œuvres, je n’aurais que des remerciements à vous offrir, car vous accordez à la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d’éloges qu’elle n’en mérite. Mais plus je suis touché de votre suffrage, plus il m’est impossible d’accepter votre blâme à certains égards… Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d’en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l’institution sociale, et où je ne sache pas qu’il en soit dit un mot… Indiana ne m’a pas semblé, non plus, lorsque je l’écrivais, pouvoir être une apologie de l’adultère. Je crois que dans ce roman (où il n’y a pas d’adultère commis, s’il m’en souvient bien) l’amant (ce roi de mes livres, comme vous l’appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari — André n’est ni contre le mariage, ni pour l’amour adultère. — Enfin dans Valentine, dont le dénouement n’est ni neuf ni habile, j’en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d’un bonheur qu’elle n’a pas su attendre — Reste Jacques, le seul qui ait été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention. »

Et l’apologie, très habile, commence par l’aveu que l’artiste a pu pécher, que sa main sans expérience et sans mesure a pu tromper sa pensée, que son histoire ressemble un peu à celle de Benvenuto Cellini, qui s’arrêtait trop au détail en négligeant la forme et les proportions de l’ensemble. C’est quelque chose de semblable qui a dû lui arriver à elle-même en écrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres romans se ressentent de cette hâte d’ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s’amuser aux moyens. Cette première excuse une fois admise, on voudra bien considérer qu’il y a en elle plus de la nature du poète que de celle du législateur, qu’elle ne se sent pas la force d’être un réformateur ; qu’il lui est arrivé souvent d’écrire lois sociales à la place des vrais mots, qui eussent été les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps, lesquels lui semblent appartenir de plein droit à la juridiction du roman, tout aussi bien qu’à celle de la comédie. À ceux qui lui ont demandé ce qu’elle mettrait à la place des maris, elle a répondu naïvement que c’était le mariage, de même qu’à la place des prêtres, qui ont compromis la religion, elle croit que c’est la religion qu’il faut mettre. Elle a fait peut-être une autre grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des abus et des vices de la société, elle a dit la société ; elle jure qu’elle n’a jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle ; elle n’a pas eu, d’ailleurs, l’intention qu’on lui prête de donner au monde son malheur personnel en preuve de sa thèse, faisant ainsi d’un cas privé une question sociale. Elle s’est bornée à développer des aphorismes aussi péremptoires que ceux-ci : « Le désordre des femmes est très souvent provoqué par la férocité ou l’infamie des hommes ». — « Un mari qui méprise ses devoirs de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, est quelquefois moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant. » Mais enfin quelle est sa conclusion ? Évidemment cet amour qu’elle édifie et qu’elle couronne sur les ruines de l’infâme est son utopie ; cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel ; mais cet amour, « c’est le mariage tel que l’a fait Jésus, tel que l’a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques ». C’est, en un mot, le mariage vrai, idéal, humanitaire et chrétien à la fois, qui doit faire succéder la fidélité conjugale, le véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l’espèce de contrat honteux et de despotisme stupide qu’a engendrés la décrépitude du monde.

Malgré tout, l’objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un pacte irrévocable d’éléments aussi changeants, aussi fugaces que l’amour ? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une chance quelconque de stabilité, s’il n’est que la constatation de la passion ? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un élément plus solide, plus substantiel, ou l’honneur ou un serment social, ou un engagement religieux qui lui donne une règle et un appui ? Et que deviendront, dans le péril de ces unions mobiles si facilement rompues, la faiblesse de la femme abandonnée ou celle de l’enfant trahi ?

On dirait que Mme Sand elle-même a reconnu tardivement la force de l’objection. Elle s’est fort amendée dans les derniers romans. Comme exemple, voyez Valvèdre, la contre-partie de Jacques dont la conclusion logique était que le mariage tombe de soi avec l’amour. Rien n’est plus curieux que de voir le même sujet traité deux fois par un auteur sincère, à vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les préoccupations différentes qu’apporte la vie et qui imposent aux héros du roman des destinées si différentes, au roman lui-même deux dénouements contraires. Le sujet est le même : la lutte du mari et de l’amant ; mais comme cette lutte se termine différemment ! Par malheur, Valvèdre ne vaut pas Jacques. La verve et le charme se sont en partie éclipsés. Alida, c’est encore Fernande, mais dépouillée de sa poésie, passionnée à froid et dans le faux. L’amant n’a guère changé. Qu’il s’appelle Octave ou Francis, c’est toujours le même personnage qui prodigue l’héroïsme dans les mots et qui débute dans la vie par immoler une femme à son amour-propre. Mais le mari n’est plus cet insensé sublime qui se tue pour n’être pas un obstacle dans la vie de celle qu’il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit pas un crime. Jacques s’appelle maintenant Valvèdre ; il a réfléchi, il a cherché des consolations dans l’étude. Il a tué en lui la folie du désespoir ; il n’abdique pas son rôle et son devoir de mari ; il ne cède plus volontairement sa femme à Octave, et quand sa femme l’a quitté, quand elle meurt de la situation fausse où l’a jetée le dépit plus que l’amour, il apparaît près du lit funèbre ; il reprend à l’amant faible et inutile le cœur de cette femme qui va mourir. Il écrase Francis de sa générosité, tout en lui enlevant la joie de la dernière pensée d’Alida. Le dénouement est, on le voit, tout l’opposé de l’ancien roman. La réflexion a fait son œuvre, la vie aussi.

Il est certain que c’est l’attaque vive contre les lois à propos du mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entière dans les romans de George Sand. Elle s’enhardit en dehors des limites qu’elle avait tout d’abord tracées autour de sa pensée. Elle ne s’arrêta pas, comme en 1836, à la crainte de se poser en réformateur de la société ; elle entreprit de porter remède, sur les principaux points, à l’infâme décrépitude du monde.

Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incohérence dans la conception, voilà ce qui caractérise les théories sociales de Mme Sand. Nous n’insisterons pas sur ce côté si connu et si souvent discuté de ses œuvres, où d’ailleurs il y aurait bien des questions de propriété ou de voisinage à résoudre entre elle et ceux qu’elle se plut à nommer ses maîtres dans l’œuvre de destruction et de reconstruction qu’elle préparait. D’ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces âges lointains des politiciens et des philosophes dont la pensée agitait les réformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a étrangement vieilli. Il semble, lorsqu’on les relit à près de cinquante ans de distance, que l’on assiste à une exhumation de doctrines antédiluviennes. Étrange et magnifique supériorité de la poésie, qui est la fiction dans l’art, sur l’utopie, qui est la fiction violente dans la réalité sociale ! Tout ce qui reste de l’art pur, de l’art désintéressé, dans les récits de cette période, conserve à travers les années la sérénité d’une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimées, qu’on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la thèse qui déclame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui relève du système, toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de spécieuses promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes épopées de la philosophie de l’avenir, tout cela porte les traces d’une effroyable caducité, tout cela est mort, irrémissiblement mort. Qui aurait le courage, aujourd’hui, de relire ou de discuter des pages, écrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictée des grands prophètes, comme celles qui remplissent le second volume de la Comtesse de Rudolstadt, les trois quarts du Péché de M. Antoine, et cet Évenor, dont je ne peux évoquer le souvenir sans un indicible effroi ? Est-il besoin de rappeler même les traits fondamentaux de la doctrine, le mélange d’un mysticisme historique élaboré par Pierre Leroux, et d’un radicalisme révolutionnaire naïvement imité de Michel (de Bourges) ? Mme Sand a toujours eu un goût très vif, une passion véritable pour les idées, mais elle les interprète en les mêlant et les confondant toutes. Sa métaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est idéaliste, sans doute, et c’est par là qu’elle se distingue profondément de l’école des romanciers qui l’ont suivie. Mais qui pourrait définir clairement sa pensée dans les œuvres diverses où elle a essayé de l’exprimer ? Elle a l’élan vigoureux, elle a le coup d’aile vers les régions mystérieuses. Mais quelle doctrine précise rapporte-t-elle de ces explorations sublimes ? Que l’on essaye seulement de comprendre quel sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalité ? Que devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensée a subies dans ses diverses phases, à travers les maîtres qu’elle a écoutés avec une curiosité docile et passionnée ? Que devient-il dans cet immense laboratoire humanitaire, ce Dieu de l’amour pur, que Lélia appelait dans sa prière désespérée, dans l’église des Camaldules, ce Dieu de vérité que Spiridion invoquait, d’un cœur enflammé, à travers les persécutions des moines, dans les sombres visions du cloître ? Sous l’influence de Pierre Leroux, il semble bien qu’il soit devenu le commencement et le terme du circulus universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de raconter l’odyssée de ce Dieu successivement transformé, anéanti et finalement retrouvé. C’est tout un avatar dont le sens reste souvent une énigme.

Loin de nous toute pensée d’ironie ! Ces choses sont graves, et il faudrait être misérablement gai pour en rire ; d’ailleurs ces idées philosophiques et sociales ont vécu dans une âme sincère, c’est assez pour que l’on n’en plaisante pas. J’accorde de grand cœur mon respect, non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes ; elles ont succombé sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n’est pas mort, ce sont les problèmes eux-mêmes ; ce qui n’est pas mort, c’est la nécessité économique et morale de les poser, et d’en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n’est pas mort, enfin, c’est la misère et l’imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du cœur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n’est pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du christianisme, que ces deux causes n’en font qu’une, et que nul n’est vraiment ni chrétien ni philosophe qui n’est pas résolu à opposer aux tristes conquêtes de la misère l’effort croissant de la sympathie et du dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu’il n’est pas fatal et qu’il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de l’étendue, sur un point du temps, c’est peut-être tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d’aimer l’humanité de l’avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main et de notre cœur. Tout cela n’est pas chose nouvelle, c’est le socialisme de la charité, et c’est le bon.

Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu’elle ait connue ? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les œuvres posthumes : « On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu’en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n’est point de la terre, et se figurer qu’on l’y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d’envie et de haine, c’est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère. » Et, avec un admirable geste d’âme, l’illustre penseur s’écrie : « Je les ai vus de près, ces riches si heureux ! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un irrémédiable ennui qui m’a donné l’idée des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du cœur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des saintes espérances, des pures affections. Rien d’élevé, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu’au prix de la souffrance et de l’abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond. » Pour cette simple page d’un vrai penseur qui tempère par des traits d’une raison si forte ses indignations et ses colères, je donnerais de grand cœur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l’éclat d’une fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d’initier à des doctrines farouches l’intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut l’étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde, débridée à cette heure jusqu’à une sorte de férocité apocalyptique. La naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l’horreur avouée de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore à croire à l’esprit politique de son prolixe et bruyant ami ?

Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d’autres d’avoir exalté dans le faux cette sensibilité d’artiste, si facile à recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d’avance un complice dans son cœur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les idées de réforme et les utopies sanglantes ; elle-même l’avoua plus tard. Son cœur fut la première dupe.

Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui avait éclaté dans les premiers traits de sa nature, c’était une immense bonté, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misère humaine. Il était impossible de s’approcher d’elle, même avec les préventions les plus contraires, sans être désarmé par cette grâce rayonnante du sentiment. Rarement elle se fâchait, soit contre les hommes, soit contre les choses, même quand elle en souffrait le plus cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colère, des contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignité. Et quand elle regardait autour d’elle, c’était avec un regard de tendre et profonde sympathie. Après bien des essais différents de morale applicable à sa vie, elle avait fini par se faire à elle-même une morale qui tenait dans cette règle unique : Être bon. Chacun se fait une morale selon son cœur. Le jour où elle s’était élevée à cette conception claire du but et de l’emploi de la vie, les grandes émotions qui avaient soulevé la sienne jusque dans son fond s’étaient pacifiées. Une lumière supérieure avait pénétré à travers le trouble et le tumulte de son cœur qui, jusqu’alors, n’avait eu que des instincts facilement égarés. Cette idée, qui résume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une importance et une sorte de royauté intellectuelle : le devoir de sortir de soi. Elle avait fini par comprendre, à force de douloureuses expériences, ce qu’il y a d’égoïsme implacable dans la passion. Elle avait fini par concevoir que la vraie vie, c’est de penser non toujours à soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi à tout ce qui est grand, noble et beau, à tout ce qui peut nous distraire de ce moi, toujours prêt à se prendre pour l’objet de sa monotone analyse et de sa lugubre idolâtrie.

C’est par ce grand côté de sa nature, la sensibilité toute prête et la bonté absolue, qu’elle avait été si facilement prise par les thèses sociales émergées du cerveau de chaque réformateur en disponibilité. Ces thèses elles-mêmes, qu’était-ce, sinon des formes variées de l’utopie qui l’avait séduite dès son enfance et dont le premier mobile avait été le sentiment profond du mal humain, du mal social ; utopie qui pouvait se croire innocente et sainte tant qu’elle n’avait pas essayé de régner en dehors des imaginations et des cœurs, et qu’elle n’avait pas encore tenté la force comme dernier moyen d’apostolat ?

« Il n’y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin d’aimer. » C’est par ce besoin d’aimer qu’elle parvint à maintenir en elle, au-dessus des tentations du doute et même un peu contre l’opinion de son siècle « qui n’allait pas de ce côté-là pour le moment », une doctrine toute d’idéal et de sentiment qui ressemblait assez à une sorte de platonisme chrétien. Leibniz d’abord, et puis Lamennais, Lessing, puis Herder expliqué par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin, voilà les principaux maîtres qui l’empêchèrent, par des secours successifs, de trop flotter dans sa route à travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. « Chaque secours de la sagesse des maîtres vient à point en ce monde, où il n’est pas de conclusion absolue et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s’est levé plus grand encore, pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz et de Jésus, l’infini des mondes comme une patrie qui nous réclame. » Que de noms divers et contradictoires successivement invoqués !

Elle n’avait pas eu trop de ces secours pour rester fidèle à quelques-unes des idées qui, sous des formules plus ou moins variées, donnent du prix à la vie et un sens à l’espérance. Après la période de dévotion et d’extase qu’elle avait traversée au couvent des Anglaises et les années qui suivirent, avec des oscillations diverses terminées un jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes perplexités et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait révélé l’état de son âme dans plusieurs de ses livres.

« Tu me demandes, dit-elle à un de ces amis réels ou imaginaires qui sont les confidents commodes du Voyageur, si c’est une comédie que ce livre (Lélia), que tu as lu si sérieusement. — Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquais de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où je me plus à faire Trenmor (le forçat philosophe) plus creux qu’une gourde. » Tous les types avaient représenté, à un certain moment, des états de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni complètement réels, ni complètement allégoriques. Pulchérie, c’était l’épicurisme héritier de la partie mondaine et frivole du dernier siècle ; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps sans point de repère et sans appui ; Magnus, le débris d’un clergé corrompu et abruti ; Lélia, l’aspiration sublime, qui est l’essence même des intelligences élevées. Tel était son plan ; jusqu’à quel point elle l’a exécuté, dans quelle mesure elle l’a fait sortir d’une demiréalité, où sont plongés tous les personnages, pour lui confier parfois une réalité choquante, c’est là la part et c’est aussi l’œuvre de l’artiste, la responsabilité de l’artiste. Quant à l’idée philosophique qui préside au livre, elle ressort de chaque page ; c’est l’idée conçue sous le coup d’un abattement profond devant l’énigme de la vie, qui jamais n’avait pesé plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s’étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l’on haïsse un auteur à travers son œuvre. C’était un livre de bonne foi, c’est-à-dire de doute sincère, d’un doute qui remue à de grandes profondeurs les idées et les âmes. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n’entendirent pas ce cri de conscience, cette plainte entrecoupée, mêlée de fièvre et de sanglots, se scandalisèrent.

Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours dans ses heures de détresse, ce fut l’amour de la nature, un des rares amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sûr de son inspiration et la moitié au moins de son génie. Personne, comme elle, avec des mots, de simples mots choisis et combinés entre eux, de ces mots qui servent à chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une désespérante froideur, personne n’a réussi à traduire, dans la réalité vivante d’un paysage, ces lumières et ces ombres, ces harmonies et ces contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer, cet infini étoilé du ciel. Personne surtout n’a su comme elle saisir, exprimer cette âme intérieure, cette âme secrète des choses qui répand sur la face mystérieuse de la nature le charme de la vie.

À quoi tient cette supériorité de peintre de la nature, qui frappe au premier aspect chez Mme Sand ? La première raison qui s’offre est si naïve que j’ose à peine l’exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la regarde, elle ne l’invente pas. La preuve en est dans la netteté des détails et de l’ensemble, qui fait voir exactement ce qu’elle voit elle-même. La pensée du lecteur reconstruit avec facilité les grandes scènes qu’a décrites son ample et souple pinceau. J’ai trouvé l’explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces lignes jetées au bas d’une page perdue : « Il est certain, dit Mme Sand, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même. » Le trait propre de Mme Sand, c’est précisément d’avoir une imagination qui ne précède pas son regard, qui ne déflore pas son plaisir, qui n’interpose pas les jeux d’un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu’elle est, longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On pourrait dire qu’elle apporte plus de mémoire imaginative que d’imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C’est même cette absence d’un brillant défaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au dehors. Je parierais qu’il trouvait toujours la nature moins belle qu’il ne l’avait prévu. L’éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu’elle était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c’était encore son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était splendide, mais confuse ; elle avait la mobilité scintillante d’un rayonnement ; le regard ébloui ne pouvait ni s’y fixer ni en rien saisir avec tranquillité.

L’art fatigue à la longue l’esprit. La nature le repose et le récrée sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n’était avide que de marbres taillés. « Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ? » Au bout de peu de jours il fut rassasié de statues, de fresques, d’églises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d’une eau limpide et froide où il lava son front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. « C’est que les créations de l’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. »

La nature tout entière passe dans l’homme ; elle lui parle le langage le plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de la Daniella, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l’effet d’orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les bruits des collines et des vallées qui montent jusqu’à lui, il étudie cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. « Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours », et celui-ci est le plus mélodieux où il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers : la chanson des grandes girouettes, si régulièrement phrasée à son début qu’il a pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d’est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d’une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l’ensemble. « Je ne sais quel esprit de l’air les met d’accord avec le son des cloches des Camaldules… D’autres chants se mêlent à ces bruits : ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne… Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés et d’une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout. » En écoutant tout cela, Valreg poursuit une idée qui l’a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard ; par cela même qu’elles échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d’une puissance et d’une signification extraordinaires ; elles remplissent l’air d’une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l’infini.

À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne s’intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l’aime. Ce nouvel effet tient à l’art délicat ou plutôt à l’heureux instinct de ne jamais décrire uniquement pour décrire, et d’associer toujours à la nature quelque chose de l’âme humaine, une pensée ou un sentiment. Le paysage ne va jamais seul, chez elle ; il est choisi en harmonie ou en contraste avec l’état de l’âme qui s’y répand. Mais ce contraste lui-même est une sorte particulière d’harmonie plus intime. Au moment où il semble que, dans l’imposante solitude des montagnes, tout le reste va être oublié, il surgira de l’ombre du rocher une petite pastoure espagnole, et nous voilà qui mettons dans un coin du paysage son piquant profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, mêlée au vent comme la queue d’une jeune cavale. Et ainsi l’âme, en retrouvant la figure humaine, se détend de la grandeur trop austère que lui imposent les cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un rude travailleur qui peine et qui souffre. S’ils se portent vers les profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples d’âmes inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la bleue immensité. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute à l’infini de la nature l’infini plus mystérieux de l’âme. Une fleur, une herbe, tout s’harmonise avec nos pensées. Des traits charmants éclatent à chaque instant à travers les dialogues ou les rêveries, comme celui-ci : « En portant mes mains à mon visage, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? Le parfum de l’âme, c’est le souvenir… » Cette page m’a toujours frappé comme un exemple de l’heureuse facilité avec laquelle Mme Sand mêle l’âme aux choses et l’homme à la nature.

On n’oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien à la situation du roman ou au caractère des personnages, que les deux souvenirs restent inséparablement liés et n’en font bientôt plus qu’un. Est-il possible de penser à Valentine sans se reporter à cette scène enchanteresse où son âme, vaguement impatiente d’amour, en pressent le mystérieux appel dans la campagne déserte, qu’elle traverse seule, le soir de la fête, au pas négligent de son cheval, quand tout à coup, aux murmures de l’eau voisine et de la brise qui s’élève, vient se joindre une voix pure, un chant jeune et vibrant ? C’est Bénédict qui s’approche, c’est la rencontre, c’est l’amour ; la destinée fait son œuvre. Et André, qui de nous ne saurait le retrouver, s’il l’avait perdu ?

Il est là, bien sûr, dans cette gorge inhabitée, où de rivière coule silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les rêves de son adolescence romanesque et troublée. Il est là, je l’ai vu, évoquant ses héroïnes, Alice et Diana Vernon, derrière ce massif de trembles où il a cru voir un jour passer une ombre, une fée, qui sera Geneviève. — Il y a des attitudes qui restent gravées dans l’esprit. « Il m’enveloppa dans mon couvre-pied de satin rose et me porta auprès de la fenêtre. Je jetai un cri de joie et d’admiration à la vue du sublime aspect déployé sous mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plaît à la folie… Ah ! ne changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques ! Comment aurais-je d’autres goûts que les tiens ? Crois-tu donc que j’aie des yeux à moi ? » Ainsi écrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura passé dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons involontairement à cette fenêtre d’où elle aperçut ses riches domaines, et nous saisirons là, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles extases d’une âme faible. — Mauprat ! son nom seul évoque l’ombre sinistre de son château effondré, la herse brisée, les traces du feu encore fraîches sur les murs et le souterrain à demi comblé où Edmée sentit défaillir son courage. Sténio, enfin, le charmant poète, allez le contempler pour la dernière fois dans le premier de ses sommeils que ne vint pas troubler l’orgueilleuse et orageuse image de Lélia. Le voilà, baigné du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa tête reposant sur un tapis de lotus, son regard attaché au ciel.

Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les reçut la première fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de George Sand se résume dans une situation et dans un paysage dont rien ne peut rompre ni déconcerter la poétique union. L’homme associé à la nature, la nature associée à l’homme, c’est une grande loi de l’art. Nul peintre ne l’a pratiquée avec un instinct plus délicat et plus sûr.

C’est qu’en effet la nature nous écrase de son silence et de sa grandeur quand la voix de l’homme ne vient pas l’émouvoir, quand ses muettes harmonies n’expriment pas une âme imaginaire que la nôtre conçoit et interprète. L’homme, dit quelque part Mme Sand, n’est pas fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni même avec l’eau qui court à travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on rêve de vivre au désert, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures que l’on recevra dans le combat de la vie ; c’est une grave erreur : l’expérience nous aura bientôt détrompés et nous apprendra que, là où l’on ne vit pas avec des semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissance d’art capables de combler l’abîme. C’est la pensée, c’est la souffrance, c’est le don humain de sentir ou d’aimer qui répand la vie au dehors et crée le paysage avec l’âme particulière qui le contemple. Mais, pour aider à ce travail d’idéalisation, la nature prête ses formes, ses harmonies, ses couleurs, et le tout, ainsi combiné, devient la matière immortelle de l’art.

La passion et la nature, Mme Sand est là tout entière. Tout ce qui est en dehors de cette double inspiration lui est comme étranger, comme venu d’une âme pour ainsi dire extérieure, et si les formes de son talent se plient encore, avec leur admirable souplesse, à quelque nouvelle sorte d’inspiration qui ne viendrait pas du fond même, on sent bientôt l’effort et le parti pris. Elle n’est elle-même, dans la plénitude de ses forces et la liberté de son art, qu’alors qu’elle raconte les troubles délicats de l’amour naissant, les violentes émotions des cœurs éprouvés par la vie ou qu’elle esquisse à grands traits les paysages alpestres, comme dans le voyage aux Pyrénées[2], la vie et l’aspect de Venise, comme dans les Lettres d’un voyageur, ou les scènes tranquilles de la campagne du Berry, dont l’image la poursuivait à travers les enchantements de l’Italie. Elle arrive au comble de son art quand elle unit ces deux inspirations l’une à l’autre, et que, mêlant l’âme de l’homme à la nature, elle attendrit le paysage et ajoute à la grandeur la sympathie.

Cet amour de la nature, elle ne l’avait pas pris seulement à l’école de Jean-Jacques Rousseau, elle l’avait pris en elle-même. Elle avait senti la grandeur religieuse de la terre, la nourrice féconde ; son âme virgilienne avait vécu, pendant une grande partie de son enfance et de sa jeunesse, dans l’intimité des champs et des bois ; elle était vraiment la fille de ce sol natal qui l’avait bercée dans ses sillons, nourrie avec les petits pastours, façonnée à son image, formée de ses influences familières, consolée dans bien des chagrins sans cause, charmée de ses vagues terreurs. Par cette communauté de sensations, elle s’était faite elle-même la sœur des petits paysans qui avaient été pendant de longs mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De là lui vint tout naturellement au cœur le goût de la bucolique et de l’idylle qui apparaissent dans presque toutes ses œuvres et qui deviendront même, à un moment de sa vie, un refuge contre les émotions violentes de la politique et comme un genre privilégié. C’est alors que, en face des injustices sociales dont elle était blessée, elle évoquera l’image de la vie champêtre et le tableau des intérieurs rustiques ; elle transportera de la scène du monde, qu’elle a jugée artificielle, sur une scène aussi humaine et plus naturelle à son gré, le conflit des passions et les drames du cœur, qu’elle poursuit toujours. Mais elle y transportera aussi quelques-unes des illusions de son imagination ; elle n’y verra bien souvent que des types embellis ou rectifiés de paysan poète, prêtre de la nature, officiant, bénissant les travaux de la campagne, ou de paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, héroïque même (comme Jeanne, la grande pastoure). C’est de la poésie, assurément, et si sincère qu’elle paraît naturelle. Balzac et les romanciers modernes concevront autrement les paysans et les peindront avec une âpreté dure, même féroce, de pinceau ; ne sera-ce pas une exagération dans un autre sens ? Ce que je reprocherais plus volontiers à George Sand, ce n’est pas sa peinture du bon paysan, qui, après tout, a sa réalité, pourvu qu’on l’aide un peu à se dégager d’une enveloppe de sensations et d’impressions vulgaires, c’est sa conception chimérique du paysan philosophe, lettré, comme Patience, qui serait plutôt un transfuge de la société, un renégat des villes, un Jean-Jacques Rousseau réfugié dans les forêts, et qui n’a plus rien de l’âme élémentaire des champs.

Quant au paysan, légèrement idéalisé par George Sand, il n’est pas aussi faux qu’on l’a dit ; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de poésie champêtre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances et par d’heureuses rencontres. L’auteur n’a fait que les dégager de leur rudesse native et les éclaircir par le langage. Il ne les a pas créés, il les a exprimés. Tous ses personnages de la campagne sont à la rigueur possibles ; il ne faut à chacun d’eux, pour devenir ce qu’ils sont dans ses récits, qu’une occasion favorable, une excitation venue du dehors, une combinaison d’événements qui les élève au-dessus de leur manière ordinaire de sentir et de parler, et les révèle à eux-mêmes. C’est là l’œuvre de l’artiste, qui n’invente pas, à proprement parler, mais qui ajoute à la réalité humaine la conscience, par laquelle elle s’aperçoit, et la voix, par laquelle elle se rend compte d’elle-même en se traduisant aux autres. C’est l’œuvre propre de George Sand dans ses adorables paysanneries. Elle est interprète plutôt que créatrice, si l’on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n’ont rien du paysan que l’apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une sorte de fraude, dans ses bergeries.

  1. Mme Carlyle. — Portraits de femmes, par Arvède Barine.
  2. Histoire de ma vie, t. VIII.