George Sand, sa vie et ses œuvres/4/8


CHAPITRE VIII

LA RÉVOLUTION DE 1848[1]


La veille. Mazzini. — Enchantements de la première heure. — Lettres au Peuple, Bulletins de la République, Paroles de Blaise Bonnin et la Cause du Peuple. — Le 15 mai. — Ledru-Rollin, la Commission d’enquête, Jules Favre et Étienne Arago. — Théophile Thoré et la Vraie République. — Louis Blanc et Barbes. — Herzen et Bakounine. — Le Diable aux champs.


Nous avons prouvé dans le chapitre vii de notre volume III combien il était inexact que George Sand ne se fût mise à peindre la douce vie champêtre qu’après sa fuite de Paris, à la suite des sanglantes journées de Juin ; il est tout aussi faux de prétendre qu’elle se soit, tout à coup, immiscée dans les affaires politiques en 1848, et s’en soit aussi subitement détachée et éloignée.

Quelques lignes suffiront pour expliquer les causes qui poussèrent George Sand à consacrer son temps, son travail et son talent au service de la République nouvellement née et pour expliquer non pas tant son horreur devant les événements sanglants de 1848 et 1849, envisagés par elle, comme de malheureux accidents advenus à la révolution, que sa désillusion de la révolution même.

George Sand fut toujours un socialiste et non pas un politique — nous le répétons[2]. — Nous avons dit dans le chapitre iv du volume III que tous les écrits politiques et sociaux de George Sand, à partir de 1841, tous ses articles dans la Revue indépendante, dans la Réforme et l’Éclaireur de l’Indre, étaient remplis des mêmes idées, des mêmes croyances et des mêmes opinions qui parurent une nouveauté inattendue, lorsqu’elles se firent jour dans les Bulletins de la République, dans les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens, dans les Lettres au Peuple et enfin dans les articles parus, soit dans son propre journal, la Cause du Peuple, soit dans la Vraie République, de Théophile Thoré.

Nous avons noté que le comité de la Réforme, en invitant Mme Sand en 1844, par l’intermédiaire de Louis Blanc, à devenir collaboratrice du journal, l’avait attirée justement par la déclaration que « la politique » n’était pour eux que le levier qui les aiderait à soulever la « cause du peuple », la défense des masses obscures et opprimées, voire cette même « œuvre sociale » que George Sand devait considérer comme sienne. À présent, en 1848, presque tout ce comité de la Réforme (qui, selon l’auteur de l’Histoire de 1848, « avait été fondée dans le dessein formel de renverser la dynastie d’Orléans[3] »), était au pouvoir : Ledru-Rollin était ministre de l’intérieur, François Arago, ministre de la marine, Carnot, de l’instruction publique, Étienne Arago, directeur des postes, Flocon et Louis Blanc, secrétaires d’État, en même temps ce dernier, en sa qualité de chef du parti socialiste et de représentant des intérêts des travailleurs, fut élu président de la commission pour l’organisation du travail, et quoique le ministère du progrès, sur la création duquel il insistait, ne fût pas institué par le gouvernement provisoire, il n’en était pas moins presque un ministre par l’indépendance et la signification de son rôle. Le rêve ébauché en 1844 devait à présent être mis en œuvre par les mêmes collaborateurs de la Réforme.

George Sand, dans tous ses articles et dans toutes ses lettres aux journaux en 1848, déclare sans ambages être un « socialiste », et dit à tout propos : « nous autres socialistes », « nous qui sommes socialistes[4] », etc. Et lorsqu’on commença à qualifier tous les socialistes de « communistes », elle prit ouvertement le parti de ces derniers, si décriés qu’ils fussent, et se déclara non moins ouvertement « communiste ». Elle se mit à expliquer ce que c’est que le « vrai communisme », différent de celui que peignaient les bourgeois effrayés, et à prouver le caractère social et sociable du premier et le caractère anarchique et antisocial du second[5].

La reconstitution sociale de la société, voici le but de toutes les aspirations et de toutes les pensées de George Sand. Elle-même le résuma d’une manière absolument précise dans l’un de ses articles de 1848, dont nous parlerons tout à l’heure, en écrivant : « le socialisme est le but, la république est le moyen, telle est la devise des esprits les plus avancés et en même temps les plus sages. La réforme sociale, tel est donc l’exercice du devoir du citoyen »[6]

Et elle redit la même chose, presque textuellement, lorsqu’elle écrivit, vingt et un ans plus tard, le 6 août 1869, à Henry Harrisse :

« Pourtant, si vous dites vrai, si c’est une Révolution sociale, ça m’intéressera quand j’en serai sûre. Il me semble, au reste, que c’est la seule possible ; tout mouvement purement politique me semble tourner dans un cercle vicieux, insoluble »[7]. George Sand espérait que la République mettrait en œuvre la réforme sociale, ou plutôt accomplirait une révolution sociale, qu’elle constituerait non pas en paroles, mais en fait l’égalité et la fraternité, que le peuple, devenu libre, saurait créer lui-même son propre bonheur et le bonheur général.

Au lieu de tout cela, elle vit la lutte des classes et de petits groupes politiques les uns contre les autres, elle vit la « politique » engloutir le « socialisme ». Elle dut se convaincre que non seulement la révolution sociale, mais même certaines réformes sociales, ne pourraient être acquises que par les efforts de toute une génération, lorsque les esprits et les âmes auraient changé, et non pas la seule forme de gouvernement ; lorsque les masses seraient moins aveugles et sauraient mieux distinguer leurs ennemis de leurs vrais amis ; lorsque les meneurs politiques seraient moins occupés de leurs querelles personnelles et de leurs intérêts de partis, et plus adonnés à la cause du peuple.

George Sand ne se sauva pas devant les horreurs de la guerre civile, comme on le dit généralement (phrase plus emphatique qu’exacte), mais elle se détacha des hommes politiques et de leur activité, parce que les uns n’avaient pas justifié ses espérances et que l’autre ne correspondait pas à ses aspirations et à ses croyances intimes.

Quant à ces croyances mêmes, elle ne les perdit pas et garda sa foi dans le socialisme et dans la République.

Non seulement elle ne renia pas ce qu’elle avait écrit, dans ses articles politiques de 1848, mais elle continua en 1849 et 1850 à dire carrément ses opinions, alors que la réaction triomphante fit taire tant d’autres voix. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire ce qu’elle dit de ses opinions politiques et de ses amis politiques dans la préface au livre de Victor Borie ou encore dans l’Histoire de ma vie, parus entre 1850-1855, c’est-à-dire au plus fort de la réaction.

Après avoir expliqué ce qui fit accourir George Sand à Paris, en février de 1848, nous allons montrer ce qui l’en fit partir désillusionnée, non du fait, mais des faiseurs.

M. Hippolyte Monin, dans un long et très intéressant article, paru dans la Révolution française de 1899-1900, a narré, avec beaucoup de précision et de détails, la part qu’avait prise George Sand aux événements de 1848. Il étudia et compara ses écrits politiques tels qu’ils parurent dans les périodiques de l’époque et tels qu’ils sont réimprimés dans ses Œuvres complètes. Il retrouva un article qui n’y fut pas réimprimé[8]. Enfin il essaya de donner des preuves à l’appui de sa supposition que c’est George Sand encore qui fut l’auteur d’un pamphlet politique de 1848 fort oublié et signé du nom d’un révolutionnaire peu connu de nos jours. Les opinions personnelles et les remarques critiques de M. Monin rendent son article digne de la plus grande attention : il est du plus haut intérêt.

Mais, comme M. Monin le remarque fort judicieusement : « Il a plu à George Sand, dans l’Histoire de ma vie, de jeter un voile sur cette période, alors trop récente, de son existence. Certes, elle ne l’a pas désavouée ; mais, étourdie comme tant d’autres par le dénouement, elle a enfoui dans de vagues développements, et parfois idéalisé, donc dénaturé des souvenirs qui lui pesaient. La Correspondance de 1848 et même des années suivantes est plus explicite : mais que de lacunes, et surtout que d’obscurités ! Les opuscules ou articles les plus caractéristiques, reproduits sans commentaires, sans indication de source, souvent même sans date, dans les Œuvres complètes[9], ne sont pas non plus exempts de coupures judicieuses au sens de l’éditeur, mais non au point de vue de l’histoire. Personne enfin ne s’est donné la peine de déterminer ce qui, dans les Bulletins de la République, appartient à George Sand. Aussi les biographes ont-Us imité, sur la crise de février, son silence prudent : Us ne l’ont pas tous fait par discrétion. » — (M. Monin note à ce propos les écrits équivoques d’Eugène de Mirecourt dont nous avons maintes fois cité les lignes indignes sous tous les rapports.)

Et M. Monin remarque que le plus sûr est encore de baser sa narration sur les lettres de George Sand imprimées dans la Correspondance et sur ses articles, pour lui donner la parole à elle-même. Toutes ses remarques sont parfaitement justes, sa méthode est celle d’un véritable historien, et nous devons dire que tout ce qu’il a été possible de faire d’après les documents imprimés, M. Monin l’a fait. Mais comme il ne pouvait pas consulter la correspondance inédite de George Sand, ainsi que d’autres documents non publiés, des journaux intimes, etc., tout en rendant pleine justice à cette étude sérieuse et consciencieuse et en la suivant parfois de près, nous arrivons à des conclusions très différentes ; à propos d’autres faits, nous serons en état de répondre aux questions qu’il pose, nous raconterons des choses tout à fait ignorées jusqu’à présent et enfin nous fixerons quelques dates précises.

Ayant ainsi tracé brièvement la ligne générale des événements de 1848 d’une part, et les exigences morales de George Sand envers la révolution et la République, de l’autre, nous allons maintenant raconter quel fut son rôle dans les événements de 1848 et analyser ses écrits politiques.

Pour cela, revenons un peu en arrière.

Dès son séjour à Paris au carnaval de 1847, lorsque Mme Dudevant et sa fille y étaient occupées du trousseau de Solange, en vue de son mariage projeté, puis rompu avec Fernand de Préaulx, George Sand fit la connaissance de Giuseppe Mazzini. Ils se virent assez souvent et il promit même de venir à Nohant. En ce même printemps, Mazzini, revenu à Londres, écrivit un petit article sur George Sand pour servir de préface à la traduction anglaise de la Mare au Diable et de quelques autres œuvres de la grande romancière, entreprise par des amies de Mazzini, Mmes Ashurst et Hays[10]. Mazzini envoya son article à George Sand ainsi que celui d’une certaine miss Jewsbury, paru dans le People’s Journal. Le grand patriote italien y parlait de George Sand avec une vive sympathie et une chaude amitié, l’appelait sa sœur et son amie, et cela la toucha, comme elle le lui avoua, plus que toutes les louanges venant d’hommes éminents. Elle crut deviner en Mazzini une « âme parente » de la sienne par son entière sincérité, et lorsqu’elle lui répondit le 22 mai 1847, au lendemain du mariage de Solange avec Clésinger, elle lui donnait dans sa lettre ces mêmes titres d’ami et de frère, lui racontait toutes ses affaires de famille, comme au plus grand ami de la maison[11] et lui rappelait sa promesse de venir la voir à la campagne, où, selon son dire, elle était plus elle-même qu’à Paris, où elle était toujours malade au moral et au physique.

En réponse à cette lettre, Mazzini renouvela sa promesse, puis envoya à Mme Sand, au nom de ses traductrices, leur travail, ainsi qu’une brochure de sa façon, comme en témoigne une autre lettre de George Sand à Mazzini, imprimée dans le volume II de sa Correspondance et datée du 28 juillet 1847. Elle lui dit, entre autres :

Cette année 1847, la plus agitée et la plus douloureuse peut-être de ma vie sous bien des rapports, m’apportera-t-elle au moins la consolation de vous voir et de vous connaître ? Je n’ose y croire, tant le guignon m’a poursuivie ; et pourtant vous le promettez, et nous approchons du terme assigné…

Elle lui ajoute que le chemin de fer arrivera bientôt à Châteauroux, ce qui rendra le trajet de Paris à Nohant rapide et facile. Puis elle continue :

Que votre lettre est bonne et votre cœur tendre et vrai ! Je suis certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des faits personnels…

(Viennent des plaintes très claires pour nous, quoique voilées et vagues, sur tout ce qu’elle eut à supporter de la part de Solange, de Clésinger et de Chopin, sur la corruption et l’impudence d’un côté, sur la folie et la faiblesse de l’autre, qu’elle explique du reste comme le reflet sur la « vie personnelle de la corruption et de la folie de l’époque ».)

Venez me donner la main un instant, vous, éprouvé par tous les genres de martyre. Quand même vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble que Je serais fortifiée et sanctifiée par cette antique formule qui consacre l’amitié entre les hommes.

J’ai reçu une de vos brochures, mais non la lettre à Carlo-Alberto, à moins que vous ne l’ayez envoyée après coup et qu’elle ne soit à Paris. Les traductions me sont venues aussi. Remerciez pour moi…

Mazzini donna suite à sa promesse et en l’automne de 1847, il séjourna quelque temps à Nohant. Au moment de partir, il oublia dans sa chambre une bague qui lui avait été donnée par sa mère.

Les trois lettres de George Sand à Mazzini qui sont imprimées dans le volume III de la Correspondance aux dates de « novembre 1850 », « 24 décembre 1850 » et « 22 janvier 1851 », sont en réalité d’avant la révolution et doivent être datées de novembre 1847, du 24 décembre 1847 et du 22 janvier 1848. Elles se rattachent justement à cet épisode du court séjour de Mazzini à Nohant. Quoiqu’elles soient imprimées, nous citerons ces trois lettres d’abord pour que le lecteur puisse se convaincre lui-même que leur ton général, l’absence des nouvelles politiques qui faisaient les frais de toutes les lettres ultérieures de George Sand à Mazzini entre 1848-1853, ainsi que les détails personnels, prouvent que ces lettres se rapportent à l’hiver de 1847-1848. Puis, elles nous renseignent d’une manière très précise sur le caractère quelque peu mystique de l’amitié et des causeries de George Sand et de Mazzini. Enfin, ces lettres peignent à merveille l’état d’âme de George Sand à la veille des événements et rappellent singulièrement, comme on le voit déjà par les vagues allusions de la lettre du 28 juillet, les pages du Piccinino que nous avons citées[12]. Elles sont comme le prologue de tout ce que Mme Sand écrivit et fit en 1848.


Nohant, novembre (1847).
Mon ami,

Je suis bien paresseuse pour répondre à toutes ces formules qui s’adressent au nom plus qu’à l’âme, et j’y réponds si bêtement, que je ferais mieux de me taire. Mais vous l’avez voulu et, comme je donnerais mon sang pour vous, je ne me fais pas un mérite de répandre un peu d’encre. Cela me fait penser que vous ne m’avez jamais demandé d’écrire à Mme Ashurst, et que, celle-là, vous la nommez toujours votre amie. Elle doit donc être meilleure que toutes les autres, et, en ce cas, parlez-lui de moi et dites-lui pour moi tout ce que je ne sais pas écrire. Vous le lui direz mieux et elle le comprendra. Ce que vous estimez, ce que vous aimez, je l’aime et je l’estime aussi. Quant à l’honorable John Minter Morgan, je lui fais un grand salut ; mais en parcourant son ouvrage, je suis tombée sur un éloge si naïf de M. Guizot et du King of the French, que je n’ai pu m’empêcher de rire.

C’est assez vous parler des autres. Permettez-moi de vous parler de vous et de vous dire tout bonnement ce que j’en pense, à présent que je vous ai vu. C’est que vous êtes aussi bon que vous êtes grand, et que je vous aime pour toujours. Mon cœur est brisé, mais les morceaux en sont encore bons, et, si je dois succomber physiquement à mes peines, avant de vous retrouver, du moins j’emporterai dans ma nouvelle existence, après celle-ci, une force qui me sera venue de vous. Je suis fermement convaincue que rien de tout cela ne se perd, et qu’à l’heure de mon agonie, votre esprit visitera le mien, connue il l’avait déjà fait plusieurs fois avant que nous eussions échangé aucun rapport extérieur.

Tout ce que vous m’avez dit sur les vivants et sur les morts est bien vrai, et c’est ma foi que vous me résumiez. À présent que vous êtes parti, quoique nous ne nous soyons guère quittés pendant ces deux jours, je trouve que nous ne nous sommes pas assez parlé ! Moi surtout, je me rappelle tout ce que j’aurais voulu vous demander et vous dire. Mais j’ai été un peu paralysée par un sentiment de respect que vous m’inspiriez avant tout. Croyez pourtant que ce respect n’exclut pas la tendresse et que, excepté votre mère, personne n’aura désormais des élans plus fervents envers vous et pour vous.

J’espère que vous me donnerez des nouvelles de Paris, si vous en avez le temps. Je suis en dehors des conditions de l’activité, je ne puis rien pour vous que vous aimer ; mais Dieu écoute ces prières-là et elles ne sont pas sans fruit.

Adieu, mon frère. Quand vous souffrez, pensez à moi et appelez mon âme auprès de la vôtre. Elle ira.

Ma famille d’enfants et d’amis vous envoie ses vœux sincères.

George.
Nohant, 24 décembre 1847.
Mon ami,

Je crois que je vais vous faire plaisir en vous disant qu’on a retrouvé, dans un coin de la chambre que vous avez habitée ici, une bague qui doit vous appartenir et vous être chère. Si j’en juge par la devise : Ti conforti amor materno, ce doit être un don de votre mère, et vous croyez sans doute l’avoir perdue. Je l’ai serrée précieusement, et quand vous m’indiquerez une occasion sûre, je vous l’enverrai. Faut-il, en attendant, la faire remettre à M. Accursi ?

J’ai reçu votre lettre au pape[13], elle est fort belle. Mais votre voix sera-t-elle écoutée ? N’importe, après tout ! D’autres que le pape liront cette lettre et ranimeront leur zèle et leur patriotisme pour entraîner ou combattre le zèle ou la tiédeur des princes. Les bonnes pensées sont déjà de bonnes actions, et vous n’avez que de ces pensées-là. Je suis vivement touchée de tout ce que vous me dites de bon et d’affectueux de la part de vos amis. Remerciez-les pour moi de leur affectueuse hospitalité. J’y répondrais avec empressement si j’étais libre. Mais avant de l’être, il faut que je passe toute une année dans les chaînes. J’ai conclu un marché, un véritable marché pour travailler un an entier et recevoir une somme[14]. Je jouissais depuis quelques années d’une sorte d’indépendance ; mais, l’âge d’établir les enfants étant venu[15], et moi n’ayant jamais su épargner en refusant d’assister autant de gens qu’il m’était possible, je me suis vue dans la nécessité de penser sérieusement au prix matériel du travail de l’art. Comme, au reste, ce travail dont je vous ai parlé me plaît, et était depuis longtemps un besoin moral pour moi[16], j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, tandis que des millions d’hommes accomplissent des travaux rebutants et antipathiques pour une rétribution insuffisante à leurs premiers besoins. Je regarde même ce que je fais, au point de vue de l’argent, comme un devoir que je continue à remplir pour soulager des gens plus pauvres que moi, puisque jusqu’à ce jour, je leur ai tout donné, sans penser à ma propre famille ; et, pour cela, je suis blâmée par les esprits positifs. Je vais donc réparer mes fautes, qui n’étaient pourtant pas grandes, à mon sens, puisque j’avais réussi à donner cent cinquante mille francs à ma fille. Et il me semblait qu’avec cela on pouvait vivre[17].

Tout cela n’est rien, mon pauvre ami ; c’est pour vous dire seulement que je ne bougerai pas de ma campagne que je n’aie accompli ma tâche et satisfait à toutes les exigences justes ou injustes.

Je me porte bien maintenant, et, si je suis triste, du moins je suis calme. J’ai appris à être gaie à la surface ; ce qui, en France, est comme une question de savoir-vivre. Quelle étrange époque que celle où tout est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et où c’est être blessant et cruel de s’en apercevoir[18] !

Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la vibration en est restée dans mon cœur bien pure et bien consolante[19]. Vous, vous n’avez pas besoin qu’on vous recommande le courage et la patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d’être aimé, parce que c’est un besoin des âmes complètes, et comme un instinct de justice religieuse qui leur fait demander aux autres l’échange de ce qu’elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portée autant par la sympathie que par le devoir à vous aimer comme un frère.

À vous,

G. S…

George Sand traduisit la Lettre de Mazzini au Pape, et au commencement de janvier, l’ayant munie de commentaires et de notes, elle l’expédia à Louis Blanc, en le priant de l’insérer dans le Siècle. Toutefois, le rédacteur de ce journal, dont la couleur « était, selon Louis Blanc, celle de M. Odilon Barrot », refusa d’insérer l’article de Mazzini, tout en répondant de la manière la plus aimable, « qu’il n’était pas de journal pour lequel un peu de prose de George Sand ne fût une bonne fortune », mais trouvant que « dans le moment actuel il n’était pas utile de critiquer trop vivement la conduite du pape[20] ».

C’est de ces pourparlers à propos de l’impression de la Lettre au Pape que George Sand parle dans sa lettre à Mazzini du 22 janvier 1848, écrite surtout pour le remercier de son désir de lui voir garder, en souvenir de lui, la bague qu’elle avait retrouvée.


Nohant, 22 janvier 1848.

Oui, mon ami, je la reçois avec reconnaissance et avec bonheur cette chère bague dont je n’ai pas besoin pour penser à vous tous les jours de ma vie, mais qui sera pour moi une relique sacrée dont mon fils héritera. Il en est digne ; car il a la religion des souvenirs comme vous.

En disant que j’ai pensé à vous tous les jours de ma vie, ce ne sera pas une formule vaine. Je mentirais si je disais que je pense tous les jours à tous mes amis. Mais comme les chrétiens ont certains bienheureux de préférence auxquels ils s’adressent chaque soir dans leurs prières, je puis dire que j’ai certaines affections sérieuses sur cette terre et ailleurs, dont la commémoration se fait naturellement dans mon âme chaque fois qu’elle s’élève vers Dieu, dans la douleur et dans la foi. Oui, je vois bien qu’il faut que vous alliez en Italie[21], tôt ou tard. Je sais bien que vous lui devez votre vie ou votre mort. C’est notre lot à tous de vivre ou de mourir pour nos principes. Pour vous, l’éventualité est plus prochaine en apparence que pour nous. Ce n’est pas moi qui vous dirai de craindre la souffrance, de reculer devant les périls et d’éviter la mort. Je vous le dirais d’ailleurs sans vous ébranler. La douleur et l’effroi qui me serrent le cœur à cette idée, je ne dois même pas vous en parler ; mais vous seriez mon propre fils, que je ne vous détournerais pas de votre devoir. Que nos amis soient parmi nous ou dans une meilleure vie, nous les sentons toujours en nous et nous les aimons de même ; nous nous sommes dit cela l’un à l’autre et nous le pensons bien profondément. Pourtant cette idée de séparation ici-bas répugne à la nature, et le cœur saigne malgré lui. Que Dieu nous donne la force de croire assez pour que cette douleur ne soit pas le désespoir !… Mais enfin, fût-elle le désespoir, acceptons tout. L’âme a des agonies et doit subir ses tortures, comme le corps.

Il faut que je vous dise maintenant que, depuis trois semaines, je suis fort tourmentée et indignée à cause de vous. Imaginez-vous que j’ai traduit en français votre lettre au pape, et que je l’ai accompagnée de réflexions qui, loin d’être violentes et subversives, sont, au contraire, chrétiennes et vraies. J’ai envoyé tout cela à Paris, pour que mes amis le fissent publier dans un journal. Je croyais que la Réforme, qui est dans nos idées plus que les autres, l’aurait accepté sans objection ; mais la Réforme n’a qu’un petit nombre de lecteurs, et je tenais à ce que votre lettre eût un répertoire de retentissement en France, surtout dans un moment où notre Assemblée vient de discuter si pauvrement la question italienne[22], et où le jésuite Montalembert et autres cerveaux despotiques et étroits vous ont personnellement lancé leur anathème méprisable[23].

Je tenais beaucoup à montrer que ces beaux chrétiens étaient des hérétiques et vous un chrétien beaucoup plus sincère et plus orthodoxe. Eh bien, le Siècle a gardé mon manuscrit quinze jours et a fini par le rendre en disant qu’il manquait de place pour le publier ; ce qui n’est qu’un prétexte pour éviter de se compromettre dans l’esprit des bourgeois voltairiens. On a porté votre lettre et mes réflexions au Constitutionnel, qui a promis de les insérer, mais qui les tient depuis plusieurs jours sans eu rien faire. De sorte que j’ignore si, comme le Siècle, il ne se ravisera pas. J’ai écrit hier pour leur dire que, s’ils étaient effrayés de mes idées, je les autoriserais à les supprimer entièrement, pourvu qu’ils publiassent ma traduction de votre lettre. Nous verrons s’ils auront un peu de cœur et de courage ; mais je suis honteuse pour la presse française non seulement que vous n’y ayez pas un défenseur spontané, mais encore qu’on ait tant de peine à laisser entendre une voix qui s’élève dans le désert pour dire que vous n’êtes ni un jacobin ni un impie. Au reste, notre ami Borie, que vous avez vu chez moi, a pris plusieurs fragments de cette traduction et a fait de son côté un bon article qu’il a envoyé au Journal du Loiret, en même temps que j’envoyais le mien avec la traduction complète à Paris. Il a mieux réussi que moi. Cet article a été publié, il y a quelques jours[24], et j’attends, pour vous l’envoyer, que j’y puisse joindre le mien.

J’ai vu aujourd’hui Leroux, à qui j’ai remis un exemplaire de votre texte italien, et qui va s’en occuper sérieusement dans la Revue sociale[25]. Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté et à l’élévation de vos idées et de vos sentiments ; mais il est possédé aujourd’hui d’une rage de pacification, d’une horreur pour la guerre, qui va jusqu’à l’excès et que je ne saurais partager.

Blâmer la guerre dans la théorie de l’idéal, c’est tout simple ; mais il oublie que l’idéal est une conquête et qu’au point où en est l’humanité, toute conquête demande notre sang[26].

Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s’annonce avec beaucoup d’audace comme possédant un dogme, une organisation, un principe de subsistance ; c’est beaucoup dire ! Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l’humanité peut atteindre. Entre le génie et l’aberration, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un cheveu[27]. Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un grand respect, une grande admiration, et une sympathie presque complète pour tous ses travaux, j’avoue que je suis forcée de m’arrêter, et que je ne puis le suivre dans l’exposé de son système. Je ne crois pas d’ailleurs aux systèmes d’application a priori. Il faut le concours de l’humanité et l’inspiration de l’action générale[28]. Enfin, lisez et dites-moi si j’ai tort et si vous me croyez dans le vrai. Je tiens beaucoup à votre jugement. J’en ai même besoin pour sonder encore le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures à cette lecture et d’en consacrer encore une ou deux s’il le faut à résumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port de lettre. Je n’ai pas encore discuté avec Leroux, j’étais tout occupée de l’écouter et de le faire expliquer. Et puis il était aujourd’hui dans une sorte d’ivresse métaphysique, et il n’eût rien entendu.

Adieu, mon ami ; permettez-moi d’affranchir ce paquet, que je vais grossir de ma réponse à miss Hays. Je ne me souciais pas de répondre, je l’avoue. Une personne qui avait débuté par des altérations ne me paraissait pas très bien venue à me demander une consécration de la fidélité de sa traduction. Et puis, il me semblait que mistress Ashurst, votre amie, ayant traduit aussi quelque chose, je ne devais pas créer à une autre un monopole. Je conclus de votre lettre que mistress Ashurst a renoncé à ce travail et je fais ce que vous me dites. Mais je vous envoie une lettre à miss Hays, pour que, réflexion faite, vous en agissiez comme vous trouverez bon.

Adieu encore, mon ami et mon frère. Bénissez-moi, j’en vaudrai mieux.

George.

L’affaire de la Lettre au Pape traîna donc en longueur, et c’est après de nombreuses délibérations et démarches que, grâce à l’aide d’Emmanuel Arago, elle fut enfin acceptée par Véron et insérée dans le Constitutionnel, à la date du 7 février 1848.

George Sand s’empressa de l’annoncer à Mazzini. La lettre est inédite.


Février 1848.

Enfin, mon ami, j’ai la satisfaction d’avoir pu publier votre lettre en France, et je prie M. Accursi de vous envoyer le journal et l’article de mon ami Borie, paru longtemps avant le mien : j’ai déjà reçu, avant même que votre lettre soit publiée par le Constitutionnel, des remerciements de plusieurs personnes de Paris, pour leur avoir fait lire ce noble écrit qui a toutes leurs sympathies et toute leur adhésion.

C’est moi qui ai à vous remercier pour cette belle préface que vous avez faite aux Lettres d’un voyageur. Votre cœur vous inspire et, je vous le répète, ennuyée comme je le suis des éloges autant que des critiques des faiseurs de jugements, je n’ai de plaisir et d’encouragement vrai que quand c’est vous qui me jugez et me consolez.

Que dites-vous des événements de Naples et de Sicile ? C’est un grand pas de fait, peut-être, mais c’est le régime constitutionnel à la place du despotique, et en France, nous avons l’expérience du juste milieu. Nous savons que les hommes s’y corrompent davantage, et qu’il vaut mieux souffrir en commun que d’être à l’aise chacun chez soi[29]. Si le peuple fatigué d’un grand effort se repose comme nous pendant vingt ans, nos idées seront bien loin ! Et puis les Débats donnent la main à cette révolution, ce n’est pas bon signe.

Adieu, cher et noble ami. À vous de toute mon âme.

George.

George Sand passa donc les mois de décembre 1847 et de janvier 1848 à Nohant, travaillant à l’Histoire de ma vie, à l’édition de Rabelais « expurgée de ses obscénités », et enfin à cette traduction de la Lettre au Pape.

Elle était en outre préoccupée et fort inquiète de ses affaires pécuniaires.

Il lui fallait venir à bout des difficultés que lui avaient créés Solange et son mari, se mettre en mesure de satisfaire leurs créanciers, sauver de la vente l’hôtel de Narbonne ; puis, pourvoir au cautionnement de Bertholdi et pour cela endosser de nouvelles dettes et une nouvelle responsabilité vis-à-vis des amis qui trouvèrent de l’argent pour elle[30], escompter des lettres de change, en payer d’autres, et tout cela au milieu de la crise financière générale. Et pour comble d’ennuis, la Société des Gens de lettres intenta et gagna contre George Sand un procès à propos de l’édition de la Mare au Diable. C’est Chaix d’Est-Ange qui plaida pour Mme Sand, dans la seconde moitié de ce procès qui dura plus de deux ans, jusqu’au 20 juillet 1849 et ne donna à George Sand que des ennuis. Ce procès lui coûta beaucoup d’argent, et il y eut même un moment où elle fut menacée de la vente de tout son mobilier de Paris et de Nohant. C’est pour cela qu’une grande partie de ses lettres inédites de 1848 sont, à côté des questions politiques, remplies de questions financières.

Ce sont encore ces questions qui la préoccupaient surtout dans les deux premières décades de février, lorsqu’elle s’ennuyait seule à Nohant, tandis que Maurice prolongeait, plus qu’elle n’avait compté, son séjour à Paris au milieu des réjouissances du carnaval. Et dans ses lettres George Sand lui parle surtout de son procès avec la Société et d’autres questions non moins fastidieuses ; elle ne fait allusion aux événements déjà très avancés, et aux hommes politiques que très légèrement, ce qui prouve qu’elle ne se rendait nul compte de la gravité de l’heure.

Et là-dessus éclatèrent les journées de Février.

Dans l’une des pages non brûlées de son Journal de 1848[31] (en précision d’une descente domiciliaire, George Sand le brûla en grande partie, après le 15 mai, avec un tas d’autres papiers et lettres), nous lisons les lignes que voici sur l’engouement universel pour les questions politiques et sociales, observé à Paris en avril 1848 :

Partout on parle et on s’occupe des affaires publiques toute la journée. Nous nous plaignions de l’indifférence générale il y a trois mois, c’est un grand pas de fait. Les ouvriers nous répondaient alors : « La politique n’est pas faite pour nous. Que nous importe un changement de ministère, cela nous donnera-t-il du travail ? Toutes vos discussions ne nous regardent pas[32] !… »

Ces paroles, George Sand aurait pu les écrire en son nom, parce que, autant elle rêvait, à l’instar de tous ses coreligionnaires politiques, à l’avènement de la souveraineté du peuple, autant la date de cet avènement lui restait vaguement voilée. Les journées de Février lurent une surprise absolue pour elle[33]. Le sens du mouvement populaire et des agitations qui suivirent de près la prohibition du célèbre banquet du XIIe arrondissement parisien, n’était pas plus clair pour elle que pour les travailleurs dont elle parle dans les lignes précitées. Dans sa lettre à son fils, du 18 février, qui commence par la demande de lui envoyer tout de suite les états de service de son père, le colonel Dupin, dont elle avait besoin pour son Histoire, et qui raconte plus loin et avec maints détails une histoire plus intime d’un vol arrivé à Nohant[34], George Sand parle ainsi des événements parisiens (ces mots viennent immédiatement après le passage omis dans la Correspondance : « Voilà le résumé de ce procès à huis-clos et le tribunal secret a prononcé qu’il ne fallait pas déshonorer la coupable, vu qu’elle est assez punie en perdant sa place ») :

Borie est sens dessus dessous à l’idée qu’on va faire une révolution dans Paris. Mais il n’y voit pas de prétexte raisonnable dans l’affaire des Banquets. C’est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l’on fait du bruit autour de leur table, il n’en résultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux, à coup sûr, mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres. Ainsi, je t’engage à ne pas aller flâner par là, car on peut y être écharpé sans profit pour la bonne cause. S’il fallait que tu te sacrifies pour la Patrie, je ne t’arrêterais pas, tu le sais. Mais se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop bête. Écris-moi ce que tu auras vu de loin, et ne te fourre pas dans la bagarre si bagarre il y a, ce que je ne crois pourtant pas[35].

Donc, au premier moment, Mme Sand fut surtout inquiet pour son fils, effrayée à l’idée de le voir « fourré dans quelque bagarre ». C’est pour cela qu’elle lui écrivit de revenir au plus vite à Nohant.

Mais, ne le voyant pas revenir, elle alla elle-même le chercher à Paris.

Alors ce que George Sand vit, ou plutôt ce qu’elle crut voir à Paris, la transporta d’un tel enthousiasme, qu’elle se crut obligée de rester dans la fournaise et de vouer toutes ses forces au triomphe définitif de la République.

Elle imagina que l’heure de la liberté était arrivée, que le peuple était prêt, que tout le peuple s’était levé en toute conscience, qu’il comprenait ses droits politiques, ses devoirs sociaux et deviendrait maître de ses destinées ; que la révolution accomplie serait la base inébranlable sur laquelle s’élèverait rapidement l’édifice grandiose des droits et des libertés du peuple, et, qu’après cela, le renouveau social marcherait aussi d’un pas franc et alerte. Telles furent les premières impressions de George Sand. Durant les premiers jours de la révolution ses lettres sont remplies d’exclamations, d’espérances et de descriptions enthousiastes. Ses articles datant de cette lune de miel de la République sont également pleins de foi courageuse, même de téméraire confiance : tout était fait, à de petites exceptions près, tout le peuple était pour les meneurs de la révolution. Il est fort aisé aux personnes se trouvant au milieu des délibérations des leaders de partis, de tomber dans cette erreur.

À ce moment, le présent et l’avenir apparaissent à George Sand sous les couleurs les plus roses ; elle en parle en des termes d’ode triomphale, sous l’impression de la proclamation de la République qui eut lieu le 27 février.

Voici ce qu’elle écrit à Mlle Augustine Brault, laissée à la Châtre sous la garde de Mme Eugénie Duvernet :

… J’ai vu tout le monde. Louis Blanc, en son palais du Luxembourg, me demandait ce soir de tes nouvelles ; il persiste à t’appeler Mlle Graffenried. J’ai vu passer le cortège ce matin de la fenêtre de Guizot, tout en causant avec Lamartine. Il était beau, simple et touchant (le cortège), quatre cent mille personnes pressées depuis la Madeleine jusqu’à la colonne de Juillet ; pas un gendarme, pas un sergent de ville, et cependant tant d’ordre, de décence, de recueillement et de politesse mutuelle qu’il n’y a pas eu un pied foulé, pas un chapeau cabossé. C’était admirable. Le peuple de Paris est le premier peuple du monde !

Elle écrit à la même le 5 mars[36] :

… J’ai vu Mazzini, Combes, mes connaissances de Genève. Toute la terre est à Paris, et pendant ce temps-là, il y a des belles dames qui s’enfuient sous des déguisements et qui se croient aux jours de la Terreur, lorsque personne ne pense à elles…

… J’aurais bien des choses à te raconter. Tout va ici aussi bien que possible. Le gouvernement est bon et honnête, le peuple excellent. La bourgeoisie a peur et fait semblant d’être enchantée. L’Europe n’a point envie de nous attaquer, et de ce côté-là, nous sommes bien forts. Je vois tous les jours nos gouvernants. Us ont bien de l’embarras, comme on dit chez nous ; mais la plupart ont envie de bien faire…

Vive la République ! — écrit-elle à Poncy, le 9 mars. — Quel rêve, quel enthousiasme et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris !

J’en arrive, j’y ai couru, j’ai vu s’ouvrir des dernières barricades sous mes pieds. J’ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français réuni au cœur de la France, au cœur du monde ; le plus admirable peuple de l’univers ! J’ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m’asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et confiance !

La République est conquise, elle est assurée ; nous y périrons tous plutôt que de la lâcher. Le gouvernement est composé d’hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui demanderait le génie de Napoléon ou le cœur de Jésus. Mais la réunion de tous ces hommes qui ont de l’âme ou du talent, ou de la volonté, suffit à la situation. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils l’essayent. Ils sont dominés sincèrement par un principe supérieur à la capacité individuelle de chacun, la volonté de tous, le droit du peuple. Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause et si fort, qu’il aide lui-même son gouvernement.

La durée d’une telle disposition serait l’idéal social. Il faut l’encourager.

… Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliés. Je vis, je suis forte, je suis active, je n’ai plus que vingt ans.

… Allons, j’espère que nous nous retrouverons tous à Paris, pleins de vie et d’action, prêts à mourir sur les barricades si la République succombe. Mais non ! la République vivra ; son temps est venu. C’est à vous, hommes du peuple, à la défendre jusqu’au dernier soupir[37].

Trois jours plus tôt, le 6 mars, elle écrit à son vieil ami Girerd qui venait d’être nommé, grâce à elle (quoiqu’elle le nie), commissaire du gouvernement provisoire, et le ton de sa lettre dénote le même optimisme débordant :

… Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer à autre chose.

… Le peuple a prouvé qu’il était plus beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce monde[38].

Le même ton enthousiaste règne dans ses premiers articles de 1848.

La révolution est accomplie : la République est conquise… (c’est ainsi que commence sa Lettre à la classe moyenne). La République est la plus belle et la meilleure forme des sociétés modernes…

Les républiques du passé ont été des ébauches incomplètes. Elles ont péri parce qu’elles avaient des esclaves.

La République que nous inaugurons n’aura que des hommes libres, égaux en droits… Avec le régime que nous venons de détruire par l’aide de Dieu et la volonté de la Providence, le riche était aussi malheureux que le pauvre. Ces deux classes se sentaient dangereuses, hostiles l’une à l’autre. Le pauvre craignait la trahison et la tyrannie du riche ; le riche craignait la colère et la vengeance du pauvre…

Cet état de choses contre nature doit cesser prochainement, et il cessera nécessairement aussitôt que des lois sages et grandes assureront l’existence et le travail à tous les Français…

Selon son idée les classes riches doivent prendre l’initiative ; la classe moyenne s’est dignement conduite, en prenant courageusement le parti du peuple ; elle possède la science ; le peuple a la force et ce n’est que grâce à cette union de la science et de la force qu’Us ont vaincu. Il faut maintenir cette union, car autrement, la cause de la liberté sera perdue. Il faut donc se tendre la main et avoir confiance de part et d’autre.

Le peuple, continue Mme Sand, investi d’une puissance dont il n’a jamais fait usage et dont il ne comprendra la portée que dans quelques jours, est disposé à accorder toute sa confiance à la bourgeoisie. La bourgeoisie n’en abusera pas. Elle ne se laissera point égarer par de perfides conseils, par des alarmes vaines, par de faux bruits, par des calomnies contre le peuple. Le peuple sera juste, calme, sage et bon, tant que la classe moyenne lui en donnera l’exemple. S’il était trahi, si on faisait servir le premier exercice de ses droits politiques à le tromper ; si, par d’indignes manœuvres et de coupables influences, on lui faisait élire des représentants qui abandonneraient sa cause, l’union serait détruite. Le peuple irrité violerait peut-être le sanctuaire de la représentation nationale, et nous verrions recommencer les luttes d’un passé que peuple et bourgeoisie condamnent et repoussent à l’heure qu’il est…

Cette Lettre à la classe moyenne se termine par l’expression de l’assurance que tous ces conseils sont de trop, la bourgeoisie comprenant parfaitement que la renaissance du pays est la question qui se dresse devant la future Assemblée, ne voudra pas en faire l’arène de la lutte entre les classes.

La première Lettre au peuple, quoique écrite à Paris, mais datée du 7 mars, donc du jour de la rentrée de George Sand à Nohant, exprime la même pensée et les mêmes sentiments : d’une part l’enthousiasme devant la générosité, la grandeur du peuple et le sentiment d’une entière solidarité avec lui ; de l’autre, le désir de maintenir avant tout la bonne entente entre les deux classes : la bourgeoisie intellectuelle et le peuple. Ce peuple est grand, il est héroïque, il est bon, il est généreux, c’est la voix de Dieu et le bras de la Providence… On a eu tort de le redouter, quoique vraiment les fautes commises contre lui auraient pu faire craindre sa juste vengeance. Mais il « a prouvé une fois de plus au monde, et d’une manière plus éclatante qu’en aucun des jours consacrés par l’histoire, qu’il était la race magnanime par excellence ».

Doux comme la force ! Ô peuple, que tu es fort, puisque tu es si bon ! Tu es le meilleur des amis, et ceux qui ont eu le bonheur de te préférer à toute affection privée, de mettre en toi leur confiance, de te sacrifier, quand il l’a fallu, leurs plus intimes affections, leurs plus chers intérêts, exposer leur amour-propre à d’amères railleries, ceux qui ont prié pour toi et souffert avec toi, ceux-là sont bien récompensés, aujourd’hui qu’ils peuvent être fiers de toi, et voir ta vertu proclamée enfin à la face du ciel…

Et la lettre se termine par l’exclamation :

À toi, ô peuple ! aujourd’hui comme hier !

Mais outre ces sentiments d’admiration et d’adoration pour le peuple, cette Lettre exprime encore, comme celle à la classe moyenne, la conviction de la nécessité de l’union entre les deux classes qui accomplirent la révolution. C’est le peuple, qui a le droit et la force, la bourgeoisie a la science sociale. Isolés, ni l’un ni l’autre ne peuvent atteindre à la lumière et à la liberté. L’union est le gage du succès. « L’homme isolé n’est rien »… L’isolement social est la source de toutes les erreurs.

Aussi l’auteur espère-t-il que « l’union fraternelle détruira toutes les fausses distinctions et rayera le mot même de classes du livre de l’humanité nouvelle… »

Nous vivions comme une flotte naufragée que la tempête a dispersée sur des récifs, et dont les passagers meurent séparés par des abîmes, en se tendant les bras, sans pouvoir se porter secours les uns aux autres. Oui, le sort de l’humanité, divisée de droits et d’intérêts, est aussi horrible que cela, c’est la prison cellulaire, où l’on devient stupide et insensé.

Une vie nouvelle commence ; nous allons nous connaître, nous allons nous aimer, nous allons chercher ensemble et trouver la vérité sociale ; elle est au concours…

La vérité sociale n’est pas formulée. Tu voudrais en vain l’arracher de la poitrine des mandataires que tu as élus dans un jour de victoire. Us la veulent à coup sûr, puisque tu as cru en eux, et tu ne te trompes jamais dans tes grandes heures de libre inspiration.

Mais ils sont hommes, et leur science ne peut déroger à la loi de l’humanité.

La loi de l’humanité est que la vérité ne se trouve pas dans l’isolement et qu’il y faut le concours de tous.

L’isolement était le régime de séparation des intérêts et des droits. Ce régime tombe à jamais devant ce mot sacré de République !

La Seconde lettre au peuple[39], datée du 19 mars, diffère déjà beaucoup de la première comme ton général et quoiqu’elle se termine aussi par l’exclamation « À toi, ô peuple, aujourd’hui comme demain ! », cette assurance même que « demain » encore l’auteur ne renierait pas son entier dévouement, semble révéler qu’ « aujourd’hui » ce peuple n’était plus aussi mettre de la position qu’il l’était hier. Dans le texte même de la lettre l’auteur fait réellement des excuses au peuple d’avoir commis l’erreur de trop avoir espéré en un subit amour pour lui de la part d’autres classes et d’avoir cru au retour sincère et complet de ses ennemis.

Eh bien ! quelques jours se sont écoulés et mon rêve n’est pas encore réalisé. J’ai vu la méfiance et l’affreux scepticisme, funeste héritage des mœurs monarchiques, s’insinuer dans le cœur des riches et y étouffer l’étincelle prête à se ranimer ; j’ai vu l’ambition et la fraude prendre le masque de l’adhésion, la peur s’emparer d’une foule d’âmes égoïstes, les amers ressentiments se produire par de lâches insinuations ; ceux-ci cacher et paralyser leurs richesses, ceux-là calomnier les intentions du peuple, faute de pouvoir condamner ses actes ; j’ai vu le mal enfin, moi qui n’avais vu que le bien, parce que j’avais tenu mes regards attachés sur toi ; j’ai vu des choses que je ne pouvais pas prévoir, parce que, aujourd’hui encore, je ne peux pas les comprendre…

Toute cette Lettre apparaît comme une consolation adressée au peuple encore obligé d’attendre et de patienter, elle n’est plus l’hymne de félicité mêlée d’une espèce de crainte sacrée qui résonne dans la Première lettre.

Cette différence de ton des deux Lettres devient parfaitement compréhensible, si l’on se rappelle que le 17 mars eut lieu la démonstration réactionnaire de la garde nationale qui, il est vrai, fut noyée dans une grandiose manifestation populaire, mais qui montra néanmoins que non seulement il n’existait aucune solidarité entre le peuple et la bourgeoisie, mais encore qu’il s’accumulait sinon parmi les couches intellectuelles, du moins parmi la classe moyenne dans le Tai sens du mot, des sentiments d’animosité rentrée et de haine sourde, et qu’il ne suffisait pas de prononcer « le mot sacré de République » pour que toutes les classes se missent à s’aimer et que des intérêts contraires et hostiles devinssent également chers à tous.

Mais outre cette marche générale des événements, il y eut encore des faits privés qui inaugurèrent vers la mi-mars une nouvelle phase dans les relations de George Sand avec la jeune République. Les enchantements poétiques firent place à un jugement plus clairvoyant de la politique courante d’autant plus que George Sand prit désormais une part active dans la lutte pour la stabilité de cette République. Le fait est qu’à la fin de la première semaine de mars[40], George Sand alla passer quelques jours en Berry, afin d’arranger ses affaires pécuniaires ; les événements publics, ayant privé d’honoraires la romancière, exigeaient encore un travail littéraire gratis de la part de l’écrivain politique ; puis pour installer à Nohant Maurice nommé maire, certainement encore grâce aux relations de Mme Sand avec le gouvernement provisoire et quoiqu’il n’eût pas encore ses vingt-cinq ans révolus ; enfin pour revoir Augustine.

Mais surtout, avant de décider ce qu’elle-même aurait à entreprendre en faveur de la République, elle voulait se rendre compte de ce qui se faisait à la campagne. Elle voulait consulter le baromètre politique de la province, qui, même de loin, ne lui paraissait pas être au beau fixe.

… La République est sauvée à Paris ; il s’agit de la sauver en province, où sa cause n’est pas gagnée, — écrit-elle à Girard la veille de son départ à Paris.

… Je serai demain soir, 7 mars, à Nohant pour une huitaine de jours ; après quoi je reviendrai probablement ici pour m’y consacrer entièrement aux nouveaux devoirs que la situation nous crée.

Quelques jours plus tôt, George Sand s’était procurée un laissez-passer de la part du gouvernement provisoire, que nous avons retrouvé dans ses papiers et qui est libellé ainsi :

« Veuillez laisser circuler librement et donner accès auprès de tous les membres du gouvernement provisoire à la citoyenne George Sand. »

Le 2 mars 1848.
Ledru-Rollin.

Le timbre apposé porte : „

République française
Gouvernement provisoire.

Mme Sand resta à Nohant du 7 au 20-21 mars et sa belle assurance et son optimisme y furent singulièrement ébranlés.

Ce séjour à la campagne la persuada que la province en général, et la ville de La Châtre ainsi que les bourgs de Nohant et de Vie en particulier, étaient très arriérés et d’une humeur fort peu républicaine. Mme Sand ne s’effraya pas d’abord, elle crut qu’il ne fallait que réchauffer, animer, révolutionner un brin cette province, qu’agir par des mesures tant soit peu artificielles, alors elle se mettrait vite au niveau du magnifique peuple de Paris et tout marcherait à souhait.

Avant même d’avoir pris connaissance sur place de l’humeur des provinciaux, George Sand avait, dès les premiers jours de la République, commencé à « agir ». Elle avait recommandé au gouvernement provisoire des agents sûrs de la République et fait un peu éloigner les personnes suspectes ou qui ne s’étaient ralliées qu’au dernier moment. C’est dans ce sens qu’elle écrivait le 6 mars dans la lettre à Girerd déjà citée en partie :

… Ce n’est pas moi qui ai fait faire ta nomination : mais c’est moi qui l’ai confirmée ; car le ministre m’a rendue en quelque sorte responsable de la conduite de mes amis, et il m’a donné plein pouvoir pour les encourager, les stimuler et les rassurer contre toute intrigue de la part de leurs ennemis, contre toute faiblesse de la part du gouvernement. Agis donc avec vigueur, mon cher frère. Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s’élever au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d’un pouvoir élu par le peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. Ne t’apitoie pas sur le sort de Michel[41] : Michel est riche, il est ce qu’il a souhaité, ce qu’il a choisi d’être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais jours. À présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu’il donne à la République des gages certains de son dévouement s’il veut qu’elle lui donne sa confiance. La députation est un honneur qu’il peut briguer et que son talent lui assure peut-être. C’est là qu’il montrera ce qu’il est, ce qu’il pense aujourd’hui. Il le montrera à la nation entière. Les nations sont généreuses et pardonnent à ceux qui reviennent de leurs erreurs.

Quant au devoir d’un gouvernement provisoire, il consiste à choisir des hommes sûrs pour lancer l’élection dans une voie républicaine et sincère. Que l’amitié fasse donc silence, et n’influence pas imprudemment l’opinion en faveur d’un homme qui est assez fort pour se relever lui-même, si son cœur est pur et sa volonté droite.

Je ne saurais trop te recommander de ne pas hésiter à balayer tout ce qui a l’esprit bourgeois. Plus tard, la nation, maîtresse de sa marche, usera d’indulgence, si elle le juge à propos, et elle fera bien si elle prouve sa force par la douceur. Mais, aujourd’hui, si elle songe à ses amis, plus qu’à son devoir, elle est perdue, et les hommes employés par elle à son début auront commis un parricide.

Tu vois, mon ami, que je ne saurais transiger avec la logique. Fais comme moi. Si Michel et bien d’autres déserteurs que je connais avaient besoin de ma vie, je la leur donnerais volontiers, mais ma conscience, point. Michel a abandonné la démocratie, en haine de la démagogie. Or il n’y a plus de démagogie. Le peuple a prouvé qu’il était plus beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce monde. Le calomnier la veille pour le flatter le lendemain m’inspire peu de confiance, et j’estimerais encore mieux Michel s’il protestait aujourd’hui contre la République. Je dirais qu’il s’est trompé, qu’il se trompe, mais qu’il est de bonne foi.

Peut-être croit-il, désormais, travailler pour une République aristocratique où le droit des pauvres sera refoulé et méconnu. S’il agit ainsi, il brisera l’alliance qui s’est cimentée d’une manière sublime, sur les barricades, entre le riche et le pauvre. Il perdra la République et la livrera aux intrigants ; et le peuple, qui sent sa force, ne les supportera plus. Le peuple tombera dans des excès condamnables si on le trahit ; la société sera livrée à une épouvantable anarchie, et ces riches qui auront détruit le pacte sacré deviendront pauvres à leur tour dans des convulsions sociales où tout succombera.

Ils seront punis par où ils auront péché ; mais il sera trop tard pour se repentir. Michel ne connaît pas et n’a jamais connu le peuple ; que ne le voit-il aujourd’hui ! Il jugerait sa force et respecterait sa vertu.

Courage, volonté, persévérance à toute épreuve…

Nous avons transcrit cette lettre presque en entier, quoiqu’elle soit imprimée. Elle est trop significative. Elle renferme en germe les éléments des cinq premiers articles politiques de George Sand de cette année, et nous dévoile les causes qui la firent descendre en personne dans l’arène politique. Bien plus, certaines locutions et certains mots, par exemple sur les amis de la veille d’une révolution et ceux du lendemain, devinrent des mots courants et des mots transportés dans les circulaires ministérielles, ils jouèrent un grand rôle dans le flux et reflux du mouvement social.

Le 9 mars, Mme Sand écrit encore à Poncy.

… D’un bout de la France à l’autre, il faut que chacun aide la République et la sauve de ses ennemis. Le désir, le principe, le vœu fervent des membres du gouvernement provisoire est qu’on envoie à l’Assemblée nationale des hommes qui représentent le peuple et dont plusieurs, le plus possible, sortent de son sein.

Ainsi, mon ami, vos amis doivent y songer et tourner les yeux sur vous pour la députation. Je suis bien fâchée de ne pas connaître les gens influents de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de vous choisir et je vous commanderais, au nom de mon amitié maternelle, d’accepter sans hésiter. Voyez : faites agir ; il ne suffit pas de laisser agir. Il n’est plus question de vanité ni d’ambition comme on l’entendait naguère. Il faut que chacun fasse la manœuvre du navire et donne tout son temps, tout son cœur, toute son intelligence, toute sa vertu à la République…

Je repars pour Paris dans quelques jours probablement, pour faire soit un journal, soit autre chose. Je choisirai le meilleur instrument possible pour accompagner ma chanson. J’ai le cœur plein et la tête en feu.

… Je suis revenue ici aider mes amis, dans la mesure de mes forces, à révolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s’occupe de révolutionner la commune. Chacun fait ce qu’il peut…

Borie sera probablement député pour la Corrèze.

En attendant, il m’aidera à organiser mon journal…

Le 16 mars, elle écrit encore au même Poncy (la lettre est inédite) :


Nohant, 16 mars.

Je vous envoie une Lettre au peuple, qui a paru à Paris. Si vous croyez qu’elle soit utile à Toulon, je vous autorise à la reproduire, ainsi que tout ce que je vous enverrai. Cette brochure est trop longue pour un journal. Vous pourriez la faire réimprimer sur papier commun et la répandre. Les frais sont peu de chose ; vous trouveriez quelques amis du peuple qui les feraient. Reste à savoir si cette lettre, qui n’est pas trop avancée pour la population intelligente et instruite des faubourgs de Paris, ne serait pas inintelligible ailleurs. Vous verrez. J’en ai fait une autre pour les paysans de la langue d’oïl, qui est sous presse.

Adieu, écrivez-moi.

La première des deux Lettres dont parle Mme Sand est la Première lettre au peuple, datée du 7 mars, et parue à Paris dans la huitaine suivante, comme on peut le conclure de ce que le Bulletin de la République, n° 3, du 17 mars, la cite comme « publiée[42] ». Quant à la lettre, écrite en langue d’oil, c’est-à-dire en berrichon, c’est l’Histoire de France racontée au peuple et écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, vrai chef-d’œuvre, par son style populaire soutenu et par le récit extrêmement clair, et à la portée de chacun, des faits historiques, exposés au point de vue socialiste et républicain s’entend. Cette histoire est aussi signée à la manière des campagnards : Sur la paroisse de Nohant-Vic, le quinzième du mois de mars de l’année 1848. Elle parut sous forme de brochure ce même 15 mars, à La Châtre[43].

Une semaine plus tôt, le 8 mars, parut, dans les colonnes du Journal du Loiret, la Lettre à la classe moyenne, analysée plus haut ; elle fut aussi immédiatement réimprimée en brochure, et le 12 mars, parut à La Châtre, en brochure également, la Lettre aux riches.

Cette Lettre aux riches précise la position bravement prise par George Sand, dès les premiers jours de la seconde République, au milieu des partis politiques. Soutenir l’union entre les intellectuels qui avaient applaudi à la révolution, et le peuple qui l’avait faite ; réconcilier et tranquilliser la bourgeoisie alarmée ; chasser « le fantôme rouge », objet permanent de sa terreur — voilà les idées de cette lettre. Mais la profession de foi de George Sand devait certes effrayer beaucoup de lecteurs de ses brochures et affermir cette réputation de communiste dangereuse que Daniel Stern tâcha de souligner dans son Histoire de 1848, et que M. Monin trouve imméritée. La comtesse d’Agoult ne prend George Sand à partie que par un sentiment d’inimitié et de parti pris un peu trop féminin, lorsqu’elle la rend responsable de tous les écrits, circulaires et bulletins communistes fatals à la République. Nous aurons mainte occasion, au cours de notre narration, de signaler combien ces réquisitoires de Daniel Stern, par rapport à des faits, sont hasardés et mal fondés. Mais quant aux idées de George Sand, il est évident qu’en 1848 elles étaient bien proches de celles des communistes et que sur ce point-là Daniel Stern est plus près de la vérité que M. Monin, qui nie catégoriquement le communisme de Mme Sand.

La grande crainte, ou le grand prétexte de l’aristocratie, à l’heure qu’il est, — c’est ainsi que George Sand commence sa Lettre aux riches, — c’est l’idée communiste. S’il y avait moyen de rire dans un temps si sérieux, cette frayeur aurait de quoi nous divertir. Sous ce mot de communisme, on sous-entend le peuple, ses besoins, ses aspirations. Ne confondons point : le peuple, c’est le peuple ; le communisme, c’est l’avenir calomnié et incompris du peuple.

La ruse est ici fort inutile ; c’est le peuple qui vous gêne et vous inquiète ; c’est la République dont vous craignez le développement ; c’est le droit de tous que vous ne supportez pas sans malaise et sans dépit…

… Vous voilà donc épouvantés d’un fantôme créé par une panique dont tout Français devrait rougir, car la France est vaillante, héroïque…

Ce fantôme, que vous n’osez même pas regarder en face, il vous plaît de l’appeler communisme. Vous voilà terrifiés par une idée, parce qu’il existe des sectes qui croient à cette idée, parce que c’est une croyance qui doit un jour se répandre et modifier peu à peu l’édifice social. En supposant que son triomphe soit prochain, savez-vous que, si vous lui montrez tant de couardise ou d’aversion, si vous mettez vos mains devant vos yeux pour ne pas le voir, de même que si, vous armant de résolution, vous provoquez contre lui des haines aveugles, vous allez lui donner une importance, un ensemble, une lumière qu’il ne se flatte pas encore de posséder ? Vous êtes toujours les hommes d’hier, vous croyez toujours que c’est par la lutte hostile et amère que vous pouvez sauver votre opinion. Vous êtes dans une erreur inconcevable. Vous ne voyez donc pas que l’égalité à laquelle vous avez droit comme le peuple ne s’établira que par la liberté ?

J’invoquerais aussi la fraternité, si je pouvais croire qu’il existât parmi vous un cœur assez desséché pour que ce mot ne portât pas lui-même toute sa définition, la santé de l’âme.

J’augure mieux de vos sentiments, mais je crains pour vos idées, je ne les trouve ni logiques ni rassurantes. Si vous ne les transformez pas, elles amèneront l’anarchie ; non pas une anarchie sanglante : si elle éclatait sur quelques points, le peuple, tout le premier, ce peuple généreux et ami de l’ordre, que vous ne connaissez pas encore, vous sauverait des fureurs du peuple ; mais une anarchie morale qui paralysera les travaux de la nouvelle Constitution et, par conséquent, la vie morale et matérielle de la France.

Vous avez vu cette vertu, cette grandeur du peuple ; et, comme il vous est impossible de les nier, vous motivez votre répugnance à proclamer son droit, sur la crainte qu’il ne soit communiste. Hélas ! non, le peuple n’est pas communiste, et cependant la France est appelée à l’être avant un siècle. Le communisme dans le peuple, c’est l’infiniment petite minorité ; or vous savez que, si les majorités ont la vérité du présent, les minorités ont celles de l’avenir. C’est pourquoi il faut témoigner aux minorités de l’estime, du respect et leur donner de la liberté. Si on leur en refuse, elles deviennent hostiles, elles peuvent devenir dangereuses, on est réduit à les contenir par la force, elles subissent le martyre ou exercent des vengeances. Le martyre tue moralement ceux qui l’infligent, comme la vengeance tue physiquement ceux qui la subissent. Laissez donc vivre en paix le communisme… Mais il existe quelque part, dit-on, des communistes immédiats qui veulent, par le fer et le feu, détruire la propriété et la famille. Où sont-ils ? Je n’en ai jamais vu un seul, moi qui suis communiste[44].

Il y en a donc bien peu, ou leurs théories sont bien inconciliables avec celles de la majorité communiste. S’il existe une poignée de pauvres fanatiques qui ne se rattachent ni au plan inachevé, et essentiellement pacifique de Pierre Leroux, ni à l’utopie romanesque et non moins pacifique de M. Cabet, n’existe-t-il pas aussi parmi vous des fanatiques de la richesse, des monarchistes exaltés qui auraient applaudi à un massacre général du peuple le 24 février ?…

Tranquillisez-vous donc ! Le communisme ne nous menace point. Il vient de donner des preuves signalées de sa soumission légale à l’ordre établi, en proclamant son adhésion à la jeune République. Il a beaucoup d’organes différents, car c’est à l’état d’aspiration qu’il a le plus d’adeptes ; il en a jusque parmi les riches ; il en a chez toutes les nations et à tous les étages de la science et de la hiérarchie sociale ; il y en a qui ne sont point enrégimentés sous une bannière d’organisation, qui ne font partie d’aucune secte[45], parce qu’ils n’en trouvent pas la formule satisfaisante, et qu’ils aiment mieux conserver dans leur âme un idéal pur, que de l’exposer à des essais infructueux ; ceux-là aussi ont une foi inébranlable, et, s’ils avaient encore cent ans à vivre, sous un Louis-Philippe, ils mourraient avec la même conviction ; car le communisme, c’est le vrai christianisme, et une religion de fraternité ne menace ni la bourse, ni la vie de personne.

Eh bien, de tous les organes de la foi communiste, pouvez-vous en citer un seul qui ait protesté contre les lois qui régissent la propriété légitime et la sainteté de la famille ?

Qu’ont-ils donc fait pour vous épouvanter ? Rien, en vérité, et vous êtes troublés par un cauchemar !

Quant au peuple, vous le calomniez en disant qu’il penche vers le communisme immédiat. Le peuple, plus sage et plus brave que vous, ne s’alarmerait pas de quelques démonstrations coupables, il les réprimerait, et, loin de perdre sa foi dans l’avenir, il tirerait de ces excès une patience plus belle et une justice plus ferme… »

Ces Lettres et brochures ne furent publiées que grâce au secours actif que Charles Duvernet et Victor Borie prêtèrent à George Sand ; le premier dirigeait le groupe républicain de la Châtre, et tous les deux étaient alors des compagnons d’armes et les aides politiques les plus actifs, les plus fervents de Mme Sand. Ils portèrent immédiatement la peine encourue pour une opinion aussi répréhensible au point de vue des bons bourgeois provinciaux. À la Châtre tous les réactionnaires et ceux qu’on nommait les modérés, c’est-à-dire tous ceux qui étaient immodérément horripilés par les événements, commencèrent à remuer et à agir : à préparer le terrain pour faire élire à l’Assemblée nationale des députés désirables, c’est-à-dire les moins dangereux, et aussi à fane répandre des calomnies sur le compte des progressistes et à exciter tout doucement la population contre eux.

« … Braver des criailleries n’est rien du tout, pas plus pour un homme, je pense, que pour une femme », écrit Mme Sand le 14 mars, à la Châtre[46] à Charles Duvernet, auquel les réactionnaires promettaient de faire entendre un charivari, ainsi qu’à Victor Borie. « Mais je trouve que, pour le moment, il n’y a rien à faire, parce que le peuple est mis hors de cause à la Châtre, que le club devient une question de personnes, et qu’on ne pourrait prendre le parti du principe sans avoir l’air d’agir pour des noms propres. Bonsoir, mon ami, courage quand même ! la République n’est pas perdue, parce que la Châtre n’en veut pas !

Mme Sand concluait donc que ses amis ne devaient pas prendre la défense de leur parti, ne pas se mêler des tripotages de cette aimable petite ville et la laisser faire.

Mais cette prétendue indifférence pour les petites intrigues locales ne signifiait aucunement que George Sand avait consenti à voir marcher les choses au gré des conservateurs de la Châtre ou de toute autre ville de la France. Bien au contraire ! Elle décida d’agir sur l’esprit des masses et des électeurs.

À cette fin elle se mit primo à faire, de toutes ses forces et le plus réellement du monde, par Maurice, par Charles Poncy et par une foule d’autres adeptes, de la propagande des idées politiques et sociales les plus avancées et à préparer les élections, en agissant en faveur des députés les plus radicaux… en éloignant les douteux. Puis, elle décida de mettre son travail littéraire et son talent au service du mouvement politique, en publiant et en éditant des brochures diverses et son propre journal exclusivement politique. Elle décida, de plus, de prendre une part active aux faits et gestes du gouvernement provisoire ; c’est donc en trois directions qu’elle se mit d’emblée à travailler.

Pour atteindre le premier but proposé, elle écrivit de Nohant, en dehors des lettres à Poncy et à d’autres amis, une lettre au ministre de l’Instruction publique sur la nécessité d’envoyer en province d’énergiques et sûrs agents qui secoureraient l’inerte et obscure populace, contrecarreraient les éléments réactionnaires et aideraient à faire élire des députés désirables.

… C’est moi qui ai eu cette idée d’envoyer des ouvriers faire de la propagande dans les départements, — inscrit George Sand sur une feuille de son Journal à la date du 31 mars, en racontant une entrevue entre Ledru-Rollin et des ouvriers qu’elle lui avait présentés, Gilland et Leneveux à la tête. — Je me suis d’abord adressée au ministère de l’Instruction publique, dans les attributions duquel serait naturellement rentrée cette fonction d’instituteur des masses. Ma lettre écrite de Nohant[47] a été communiquée au gouvernement provisoire, qui l’acceptait d’abord. Mais Carnot ne s’en est plus occupé. Ni lui, ni J. Reynaud, ni Charton, ne connaissent les bons ouvriers de Paris. Après plusieurs jours de prédication de ma part, l’idée a enfin pénétré la « volumineuse » de ce bon Ledru-Rollin. Il s’est mis à l’œuvre avec son entrain et son étourderie habituels ; il a cent mille francs à consacrer à cette œuvre. Bien entamée, elle amènera, j’en suis sûre, d’excellents résultats. Mais que de fautes il va faire ! et s’il envoie, comme il est fort à craindre, d’après les premiers choix, de médiocres sujets, des parleurs, des braillards, des hommes violents, manquant de tact et d’intelligence, il donnera une très fâcheuse opinion des ouvriers de Paris et le mal sera plus grand qu’avant cette démarche. Il paraît sentir la vérité de cette observation ; mais, dans l’action, les bonnes intentions souvent s’évanouissent !…

La veille de quitter Nohant, George Sand y organisa, le dimanche 19 mars, une petite fête patriotique : celle de la proclamation de la République à Nohant-Vic, et le lendemain de sa rentrée à Paris elle la décrivit dans une lettre pleine de verve au Rédacteur de la Réforme, lettre non signée, parue dans ce journal le 23 mars. En reproduisant dans son article la description de cette petite fête naïve, mais fort ingénieusement mise en scène, M. Monin dit que la fête même n’aurait pas eu lieu le 19, comme on aurait pu le croire d’après la date du numéro de la Réforme, mais bien « dimanche le 12 mars », parce que George Sand l’aurait décrite le samedi 18 mars, « en déjeunant chez Pinson ». En avançant cela, M. Monin devait bien involontairement se fier aux dates des lettres imprimées dans le volume III de la Correspondance de George Sand : « Paris, 14 mars » en tête de la lettre à Duvernet, et « Paris, 18 mars » en tête de celle à Maurice Sand. Mais ces désignations sont tout aussi fausses que les dates mises au bas des Lettres au Peuple : « Paris, 7 mars » et « Paris, 19 mars ». La lettre à Duvernet, comme nous venons de le dire, fut écrite de Nohant, ainsi que la Seconde Lettre au Peuple, et la lettre à Maurice, de Paris, mais après le 19 mars, comme on peut aisément le voir par la lettre inédite que voici, adressée à Mme Viardot :


Nohant, 17 mars 1848.

Ma fille chérie, dans quelques jours je vous serrerai dans mes bras. Oui, je suis heureuse, malgré mes cruels embarras de finances qui allaient finir et qui renaissent sous le coup de cette crise, malgré les montagnes de difficultés misérables auxquelles on se heurte en province, malgré les dangers que nous suscitent les polirons. Si je ne retournais à Paris, où le contact de ce pauvre peuple si grand et si bon m’électrise et me ranime, je perdrais ici, non la foi, mais l’enthousiasme. Ah ! nous serons républicains quand même, fallût-il y périr de fatigue, de misère, ou dans un combat. C’est la pensée, le rêve de toute ma vie qui se réalise, et je savais bien qu’elle ferait tressaillir votre généreux cœur.

Mes chagrins personnels, qui étaient arrivés au dernier degré d’amertume, sont comme oubliés ou suspendus…

Mais ne parlons pas de nous-mêmes, chacun a son ver rongeur et doit se laisser ronger sans y songer, car il y a de grands devoirs qui réclament tout notre temps, toutes nos forces, toute notre âme. Vous allez bientôt nous ramener, j’espère, les consolations de l’art, remède divin et force bienfaisante. Vous me direz tout ce que vous allez faire, car je compte sur vous pour faire dans Fart la révolution que le peuple vient de faire dans la politique. À bientôt donc, ma Paulita, je vous chéris et vous embrasse mille fois.

Maurice est aux prises avec ses fonctions de maire délégué du gouvernement. La commune de Nohant ne lui offre qu’amitié et confiance. Mais il faut que, dans son petit coin, il travaille à éclairer l’esprit de 900 administrés et de 200 électeurs qui disent tous : Vive la république, à bas l’impôt ! et qui ne veulent pas entendre à autre chose. Dimanche nous faisons une cérémonie champêtre, garde nationale en sabots, cornemuse en tête, et lundi ou mardi, je pars.

À vous, chère fille, toujours, toujours. Maurice et Augustine baisent vos belles mains et vous aiment avec vénération.

George.

Donc la fête eut effectivement lieu le dimanche 19 mars. Lundi, le 20 mars, Mme Sand partit pour Paris, et mardi, le 21, elle écrivit chez Pinson la lettre qui parut le surlendemain, le 23 mars, dans la Réforme, ainsi que la lettre à Maurice qui est imprimée dans la Correspondance à la fausse date de 13 mars, Nous allons citer des extraits de toutes ces lettres, ainsi que la description de la Fête. Quoique chacun puisse la lire dans l’excellent article de M. Monin, nous devons quand même la réimprimer encore une fois ici, parce qu’elle contient des Lignes qu’il nous faut absolument noter et confronter avec d’autres écrits de George Sand ; nous tenons aussi à mettre au point certaines allusions qu’elle contient.

« La commune de Nohant-Vic (Indre) a proclamé la République dimanche dernier (19 mars) dans une cérémonie champêtre à la fois simple et touchante. Les habitants de cette commune, tous agriculteurs, ont demandé au curé de leur chef-lieu paroissial un service funèbre particulier dans leur petite église, trop petite surtout ce jour-là, pour contenir l’affluence des fidèles. Ce temple rustique, à défaut d’ornements somptueux, était paré de feuillages, de branches de cyprès, de mousse et de blanches primevères. Le catafalque en l’honneur des martyrs de la République était couronné d’une splendide guirlande de pâles violettes, et les étendards tricolores qui l’ombrageaient avaient pour hampes des tiges de lauriers fraîchement coupées et garnies de leurs feuilles. La garde nationale s’était organisée et rassemblée spontanément sur la simple invitation du nouveau maire, M. Maurice Sand. Dès le matin, tous ces braves gens étaient arrivés du fond de leurs terres, montés sur leurs petits chevaux, enveloppés de leurs manteaux bleus, le bout du fusil passant sur le flanc du cheval. On eût dit d’une petite Vendée. Ces hommes ont le sang-froid et la bravoure des partisans. Mais aujourd’hui il n’y a plus de partis contraires à la grande unité nationale ; une même pensée rassemble tous les habitants du sol ; et si l’accoutrement pittoresque de nos gens de campagne rappelle les apprêts mystérieux de la guerre civile, leur physionomie enjouée, l’esprit de fraternité qui s’éveille à leur approche, les cris de : Vive la République ! qui les saluent sur leur passage, et le concours de toutes les sympathies à un triomphe dont la France entière veut être solidaire, annoncent qu’à la poésie des temps passés ils savent joindre la vive notion du présent et de l’avenir. Soixante-dix paysans, armés de fusils de chasse, se trouvèrent ainsi réunis à deux cents non armés, qui demandaient avec enthousiasme des armes à la République[48]. Les femmes et les enfants portant des bannières, les vieillards, les voisins des campagnes environnantes formèrent bientôt un nombreux cortège, qui assista religieusement à l’office et à la bénédiction des drapeaux. La garde nationale armée s’était exercée seulement une heure avant la messe, et pourtant elle y rendit les honneurs militaires avec l’ensemble et la bonne tenue de soldats éprouvés. Elle était commandée fraternellement par des officiers improvisés, jeunes gens récemment sortis du service et revêtus de leurs uniformes des différents corps. Un soldat de marine revenu de la Martinique, un artilleur revenu d’Alger, un lancier qui avait parcouru la France, un fantassin qui avait tenu garnison à Paris, de jeunes et de vieux militaires, tels sont les éléments qui se retrouvent dans les campagnes sous les nouvelles bannières de la garde civique, et qui aiment à confier leurs drapeaux à de vieux héros de l’Empire ou de la République. Le porte-drapeau de Nohant-Vic était un grenadier de la vieille garde, tout couvert de blessures, revêtu de la grande tenue de l’Empire, et fier de pouvoir raconter à ses jeunes et vaillants camarades les jours de Leipzig et la glorieuse campagne de 1814.

Un objet d’art tiré du cabinet d’un amateur obligeant[49], jouait son rôle dans la rustique solennité. C’était une petite couleuvrine du seizième siècle, toute fleurdelisée, et qui n’en célébrait pas moins d’une voix bruyante et généreuse le triomphe du peuple. Montée sur son petit affût, elle fut joyeusement traînée par de beaux enfants en tête du cortège. Le curé et le maire conduisirent ce cortège nombreux au hameau de Vie, annexe de Nohant, où le drapeau tricolore fut planté, au bruit du canon et de la mousqueterie, au son du tambour et de la cornemuse, instrument guerrier d’un nouveau genre en France, et qui ne messied pas plus aux gardes civiques de nos campagnes qu’aux bandes de montagnards écossais. Tout le monde était dans l’ivresse. Parmi les vivats patriotiques, il y en a un qui paraîtra bizarre, si on le rapproche de ce qui venait de se passer à Paris. Le grenadier de la vieille garde[50], faisant allusion à sa coiffure criblée de balles ennemies, provoqua le cri de : Vivent les bonnets à poil ! Et chacun de lui répondre cordialement : Vivent les bonnets à poil de la vieille garde ! Voilà les honneurs que nul ne refusera jamais à la véritable bravoure. Quant à la gloriole des oursons parisiens, nos bons paysans, qui ne savent pas le fait, eussent eu grand’peine à le comprendre[51].

En se séparant, ces braves gens exprimèrent im vœu qui mériterait bien d’être encouragé : a Pourquoi, disaient-ils, nous a-t-on laissé prendre le pli de regarder comme rivaux et presque comme ennemis les habitants des communes environnantes ? N’est-ce pas le moment d’oublier toutes les fâcheuses divisions d’amour-propre[52] ? Vienne vite le soleil du printemps, et si la République veut nous donner des fusils et le mot d’ordre, nous inviterons les autres communes à un grand rendez-vous, dans quelque bel endroit, où nous viendrons tous fraterniser avec elles sous les grands arbres. »

C’était une belle et bonne pensée. Oui, qu’on nous seconde, qu’on réponde à notre appel amical, disaient-ils, et, dans de belles fêtes champêtres, nous sentirons grandir en nous le sentiment républicain, nous oublierons l’augmentation de l’impôt qui, en ce moment, chagrine un peu les pauvres, et nous nous aiderons les uns les autres à comprendre la nécessité des sacrifices patriotiques.

Cela est bien nécessaire, en effet. Les bourgeois, en général, déclament piteusement devant les paysans, à propos de ces sacrifices. Au heu de les encourager et de leur donner joyeusement le bon exemple, ils travaillent, parleur tristesse et leurs murmures, à maintenir le règne de l’égoïsme. Le peuple comprendrait pourtant les grandes choses, au fond des campagnes comme sur le pavé brûlant des villes, si de bons citoyens s’efforçaient de l’initier à la connaissance de ses véritables intérêts. »

Revenue à Paris et ayant passé la nuit dans une chambre meublée, parce que le concierge de son fils était allé à son club, Mme Sand alla déjeuner chez Pinson et c’est là qu’elle écrivit et l’article pour la Réforme et la lettre à son fils, où elle lui disait entre autres :

… J’irai ce soir loger chez toi[53], en attendant que je m’installe un peu mieux, s’il y a lieu. Mais je ne veux pas encore louer pour un mois avant de savoir si je pourrai faire quelque chose ici. Je vais aller voir Pauline. Je viens de faire, en déjeunant, le récit de la fête de Nohant pour la Réforme. Borie en a fait un en déjeunant à Châteauroux, pour le journal de Fleury. Tu les recevras l’un et l’autre et tu feras bien de les lire dimanche, à haute et intelligible voix, à tes gardes nationaux. Ça les flattera. Tu développeras ces articles par des conversations dans les groupes. Tu feras sentir la nécessité de l’impôt pour ce moment de crise. Tu diras que nous sommes très contents d’en payer la plus grosse part et que ce n’est pas acheter trop cher es bienfaits de l’avenir. Voilà ton thème, que tu traduiras en berrichon…

Travaille à prêcher, à républicaniser nos bons paroissiens. Nous ne manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde nationale armée, modérément, dans la cuisine, et, là, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup. Je t’enverrai du Blaise Bonnin[54], qui te servira de thème. Seulement, mets de l’ordre maintenant dans ces réunions, et, s’il le faut, forme une espèce de club, d’où seront exclus les flâneurs et les buveurs inutiles, les enfants et les femmes, qui ne songent qu’à crier et à danser. Pour le moment, c’est tout ce qu’on peut faire. »

Ayant ainsi mis en bon train (le croyant du moins) la propagande dans sa localité, par la voix de son fils, par celle des commissaires envoyés de Paris et enfin par les brochures éditées à la Châtre et à Orléans, George Sand ne tarda pas, à Paris, à agir sur un plus vaste auditoire : elle fonda son propre journal hebdomadaire et promit définitivement son aide au gouvernement provisoire pour la rédaction des Bulletins de la République.

Ces Bulletins, le gouvernement décida de les faire afficher périodiquement à Paris et dans les grandes villes ainsi que dans les communes rurales, afin de « donner non seulement une aide matérielle, mais mieux encore un aliment spirituel » à ces habitants des campagnes et ouvriers des cités industrielles pour lesquels commençait une vie nouvelle, « avec sa morale, ses lois et ses obligations », auxquels n’arrivaient jusqu’à ce jour ni enseignement, ni conseils, ni sympathies, ni leçons et pour lesquels la presse même… était muette » ; à présent le gouvernement voulait entrer en relations directes avec ce peuple, parce que « le plus solide lien entre un gouvernement et le peuple était un perpétuel échange d’idées et de sentiments », car si « la royauté qui dédaignait le peuple n’avait pas besoin de lui parler, la République… doit lui parler sans cesse pour l’éclairer, car l’éclairer c’est le rendre meilleur et le rendre meilleur, c’est le rendre plus heureux[55]… »

Dans deux Bulletins déjà, rédigés par Ledru-Rollin lui-même et par Jules Favre, sous-secrétaire d’État, avaient paru des extraits des écrits de George Sand : dans le numéro 3, une page de sa Première Lettre au peuple, et dans le numéro 4, un passage de sa Lettre aux riches. Mais le 15 mars, lorsque Mme Sand était encore à Nohant, il fut décidé en un conseil du gouvernement provisoire de mettre ordre dans la publication des Bulletins, et à cette fin « le ministre de l’Intérieur fut autorisé à s’entendre avec Mme George Sand pour fournir des articles au Bulletin de la République[56] ». « Il fut encore décidé qu’à partir du numéro 3, le Bulletin ne paraîtrait désormais que sur le bon à tirer d’un des membres du gouvernement provisoire » et on établit une liste des douze signataires responsables dans l’ordre suivant : Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, Marie, Louis Blanc, Arago, Albert, Jules Fawe, Flocon, Ledru-Rollin, Bethmont, Carnot ; il ne fut toutefois pas stipulé que le même roulement reprendrait avec le numéro 14 et ce point, on le verra, a quelque importance »[57]. Jules Favre affirma plus tard que ce fut par l’entremise d’Étienne Arago que le gouvernement provisoire invita George Sand à prendre part à la rédaction du Bulletin. D’autres prétendirent que Mme Sand avait elle-même offert ses services. Nous avons tout lieu de croire que ce fut, comme en 1844, au nom du comité de la Réforme, se trouvant à présent à la tête du gouvernement, au nom de Ledru-Rollin et du sien propre que Louis Blanc s’adressa à Mme Sand (avec laquelle il avait beaucoup correspondu, en l’hiver de 1847-48).

Mais M. Monin remarque en toute justesse que quel que fût l’intermédiaire entre George Sand et le gouvernement provisoire, l’important est que ce fut « tout le gouvernement provisoire, modérés, radicaux et socialistes, qui a officiellement accepté sa collaboration ».

Or, la calomnie ne manqua pas de trouver là encore sa pâture ; Jules Favre prétendit, plus tard, que George Sand fut payée par le gouvernement provisoire. Et lorsque dans les cercles réactionnaires se propagèrent sciemment des fables sur le luxe effréné, « les repas de Lucullus » et le train magnifique des membres du gouvernement provisoire, ces fables s’étendirent à George Sand : beaucoup crurent que se trouvant au faîte du pouvoir, elle puisait à pleines mains l’or et les honneurs, et que sa vie à Paris ne fut qu’une série ininterrompue de triomphes. Son cousin René de Villeneuve le crut aussi, et elle l’en dissuada par les lignes suivantes, empreintes d’une souriante bonhomie :

Ces récits sont romans d’un bout à l’autre. Mes triomphes à Paris ont consisté à vivre dans une mansarde de cent écus par an, à dîner pour trente sous, à payer mes dettes et à travailler gratis pour la République. Voilà les honneurs, les profits et les grandeurs que j’ai brigués jusqu’à ce jour. Aimez-moi, je le mérite toujours et je vous aime toujours…[58].

Elle écrit encore à Poncy sur le même sujet :

Pour mon compte, je vous assure que, physiquement même, je ne m’aperçois pas que la pauvreté soit un malheur. Il est vrai que ma pauvreté est relative et que ce n’est pas la misère. Mais enfin, j’ai changé un appartement de trois mille francs pour un appartement de trois cents, et la même diminution s’est opérée dans tous les détails de mon existence matérielle. Or, je ne comprends pas que cela soit une souffrance, et je pense maintenant que le luxe est un besoin de la vanité plus qu’un appétit véritable de la mollesse…

Les amis de George Sand ne purent toutefois pas accepter aussi bénignement ces calomnies et lorsque Jules Favre crut possible de proclamer hautement dans son rapport à la Commission d’Enquête que Mme Sand avait reçu de l’argent du gouvernement provisoire et des ministres, l’un des membres de ce gouvernement, un vieil ami de Mme Sand, Étienne Arago, en fut indigné et crut devoir réfuter sérieusement ce mensonge. Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand deux lettres de ce vieux républicain accompagnées de deux versions d’une réfutation adressée par lui à la rédaction du Corsaire. Il nous semble suffisant d’en donner une seule.


Cabinet du directeur général des postes.
1848, Paris.
Ma chère amie,

Cette lettre vous va-t-elle ? J’allais l’envoyer à la rédaction du Corsaire, lorsque Gouin m’a apporté le petit mot qu’il vous adresse en réponse à une demande que vous lui avez faite. Si ma lettre vous va, dites-le-moi, et le Corsaire l’insérera de gré ou de force :

« Monsieur le rédacteur, dans un de vos numéros du mois dernier, vous demandiez à connaître la somme que Mme Sand aurait reçue du gouvernement provisoire pour la rédaction de ses bulletins. C’est à moi peut-être qu’il appartient de répondre à cette question puisque dans une de ses insinuations inexactes M. Jules Favre a prétendu devant messieurs de l’enquête que c’était moi qui avais conseillé à M. Ledru-Rollin d’employer la plume de Mme Sand. Je puis donc vous dire, monsieur le rédacteur, que je mets au défi le plus grand fureteur de trouver dans les comptes du gouvernement provisoire et du ministère de l’intérieur autre chose que la preuve du désintéressement complet de l’illustre écrivain si injustement soupçonné. Agréez, etc.

Étienne Arago.

Cela vous va-t-il ? Si oui, la lettre part, si non, je la déchire. Écrivez-moi donc bien vite. J’ai vu ces jours passés MM. Planet et Fleury, nous avons parlé de vous : c’était toujours cela ; mais quand nous re verrons-nous ? On m’a parlé d’une charmante préface que vous écrivez en tête d’un nouveau chef-d’œuvre, cette préface aurait pour titre Comme quoi je suis revenue à mes moutons[59]. Heureuse au moins, vous qui ne les tondez pas, de vivre avec ces douces bêtes. Nous autres, nous vivons au milieu des loups de l’état de siège. Qui l’eût dit ?

J’ai reçu bien des nouvelles d’Emmanuel, à qui j’avais écrit en lui envoyant les articles de son ami Vevey. Le bel indifférent consent à se défendre contre une pétition qui va être lue à la tribune et qui arrive de Lyon[60]. C’est son père sans doute qui lira la justification. L’accusation tombera, puisqu’on accuse le proconsul d’avoir mis dans sa poche cinq cent mille francs. L’ambassadeur pourrait faire bonne mine à Berlin avec cette somme, mais il se contente de dépenser du talent[61], Bastide m’a dit hier que ses dépêches étaient excellentes.

Écrivez-moi, vous qui n’êtes pas occupée comme je le suis.

Mille amitiés profondes.

Étienne Arago.

Le contenu de ces deux lettres non seulement réfute brillamment les calomnies répandues par Jules Favre et par d’autres pêcheurs en eau trouble, sur le prétendu argent reçu par Mme Sand, mais nous laisse conclure que la célèbre femme paraît avoir voulu sacrifier quelques mille francs pour cette édition des Bulletins et nous montre encore combien M. Monin avait raison de dire : « Elle ne demanda ni ne reçut d’argent pour sa peine : elle devait être abondamment payée en outrages. »

Nous avons anticipé sur les faits et devons revenir au moment où George Sand ne faisait que commencer à aider le gouvernement provisoire de sa plume et s’apprêtait gaiement à agir dans les trois directions désignées, qui toutes devaient aboutir à un seul but : la gloire et la durée de la République. Elle écrit à son fils le 23 mars : (La lettre est datée du 24 dans la Correspondance.)

Me voilà déjà occupée comme un homme d’État. J’ai fait deux circulaires gouvernementales aujourd’hui, une pour le ministère de l’Instruction publique et une pour le ministère de l’intérieur. Ce qui m’amuse c’est que tout cela s’adresse aux maires, et que tu vas recevoir par la voie officielle les instructions de ta mère.

Ah ! ah ! monsieur le maire, vous allez marcher droit, et pour commencer, vous lirez chaque dimanche un des Bulletins de la République à votre garde nationale réunie. Quand vous l’aurez lu, vous l’expliquerez, et, quand ce sera fait, vous afficherez ledit Bulletin à la porte de l’église. Les facteurs ont l’ordre de faire leur rapport contre ceux des maires qui y manqueront. Ne néglige pas tout cela, et, en lisant ces Bulletins avec attention, tes devoirs de maire et de citoyen te seront clairement tracés. Il faudra faire de même pour les circulaires du ministre de l’Instruction publique. Je ne sais auquel entendre. On appelle à droite, à gauche. Je ne demande pas mieux.

Pendant ce temps, on imprime mes deux Lettres au peuple. Je vais faire une revue avec Viardot, un prologue pour Leckroy. J’ai persuadé à Ledru-Rollin de demander une Marseillaise à Pauline. Au reste, Rachel chante la vraie Marseillaise tous les soirs aux Français d’une manière admirable, à ce qu’on dit. J’irai l’entendre demain.

Mon éditeur commence à me payer. Il s’est déjà exécuté de trois mille francs et promet le reste pour la semaine prochaine ; nous nous en tirerons donc, j’espère. Tu entends bien que je n’ai pas dû demander un sou au gouvernement. Seulement, si je me trouvais dans la débine, je demanderais un prêt, et je ne serais pas exposée à une catastrophe. Tu entends bien aussi que ma rédaction dans les actes officiels du gouvernement ne doit pas être criée sur les toits. Je ne signe pas. Tu dois avoir reçu les six premiers numéros du Bulletin de la République, le septième sera de moi. Je te garderai la collection : ainsi affiche le tiens, et fiche-toi de les voir détruits par la pluie.

Tu verras dans la Réforme d’aujourd’hui[62] mon compte rendu de la fête de Nohant-Vic et ton nom figurera au milieu. Tout va aussi bien ici que ça va mal chez nous. J’ai prévenu Ledru-Rollin de ce qui se passait à la Châtre. Il va y envoyer un représentant spécial Garde ça pour toi encore. J’ai fait connaissance avec Jean Reynaud, avec Barbès, avec M. Boudin, prétendant à la députation de l’Indre ; celui-ci m’a paru un républicain assez crâne, et il est en effet ami intime de Ledru-Rollin. Il nous faudra peut-être l’appuyer. Je crois que les élections seront retardées. Il ne faut pas le dire et il ne faut pas négliger l’instruction de tes administrés. Tu as ton bout de devoir à remplir, chacun doit s’y mettre, même Lambert, qui doit prêcher la République : sur tous les tons aux habitants de Nohant.

Je suis toujours dans ta cambuse, et j’y resterai peut-être. C’est une économie, et le gouvernement provisoire vient m’y trouver tout de même.

Le gouvernement et le peuple s’attendent à de mauvais députés, et ils sont d’accord pour les ficher par les fenêtres. Tu viendras, nous irons, et nous rirons. On est aussi crâne ici qu’on est lâche chez nous. On joue le tout pour le tout ; mais la partie est belle…

(Nous omettons les lignes qui suivent et qui se rapportent à Borie, surnommé « le Potu » ; natif du Limousin, il était un objet constant de moqueries de la part de Mme Sand et de son fils sur son accent limougis et son flegme d’Auvergnat.)

… Ne manque pas de dire à ta garde nationale qu’il n’est question que d’elle à Paris. Ça la flattera un peu…

La fin de cette lettre, imprimée dans la Correspondance, y est arbitrairement ajoutée et appartient en réalité à la lettre inédite du 25 mars. Quant à celle du 23 mars, nous l’avons citée presque en entier, quoiqu’elle soit publiée dans la Correspondance, pour la raison qu’on y voit se suivre et s’entrelacer, presque sans aucune transition, toute une série de nuances d’humeurs, de faits et d’idées d’ordres très divers et tous extrêmement importants pour le biographe. D’abord, le ton de la lettre est gai, alerte, moqueur, on y sent la confiance dans sa cause et dans le triomphe de la République. Puis, nous y voyons narrée la part la plus directe que prenait l’auteur aux agissements du gouvernement, aussi bien que ses propres projets littéraires et autres. On y voit encore échapper à la plume de l’amie de Ledru-Rollin des indications fort intéressantes concernant messieurs les républicains : ils devaient à Paris ainsi qu’en province avoir recours à de petites ruses ; taire cela, chauffer artificiellement ceci, et en particulier on voit comment George Sand conseillait à son fils de recourir même à de petits trucs aussi peu… sages que d’assurer sa garde nationale, « qu’il n’était question que d’elle à Paris. » Et enfin nous y voyons annoncer la décision prise dès lors, probablement pendant l’une de ces séances privées du gouvernement provisoire dans la « cambuse » de la rue de Condé, d’ajourner les élections, dont les radicaux et les républicains « purs » appréhendaient les résultats ; or, cet ajournement fut, comme on le sait, une erreur fatale et fit grand tort à la deuxième République. Comme suite à cette première décision, il en surgit une seconde : dans le cas de l’insuccès de ces élections ajournées, déclarer nulle l’Assemblée nationale pouvant se trouver réactionnaire ou modérée, la dissoudre et obtenir par force une majorité désirable. C’est une chose qu’il faut noter, surtout en vue des accusations ultérieures portées contre George Sand d’avoir pris part à la conspiration, accusations qui se trouvent ainsi avoir sinon une raison réelle, au moins une raison morale, puisque nous voyons Mme Sand, déjà vers la fin de mars, applaudir à ce qu’on « fiche par la fenêtre les mauvais députés ». Le fameux Bulletin n° 16, n’est qu’une conséquence directe de ce fait moral.

Et voici maintenant la lettre inédite, du 25 mars, mentionnée plus haut :

Mon enfant,

J’ai reçu tes lettres. Le temps me manque pour t’écrire longuement et souvent comme je le voudrais. J’ai fait une circulaire pour l’Instruction publique. Elle n’a pas encore paru, ils n’en finissent pas. Ce ministère est le palais du sommeil. J’ai fait le numéro 1 et S du « Bulletin de la République ». Ceux-là marchent bien. J’ai demandé grâce pour le numéro 9[63], parce que le temps me manque.

J’ai fait un prologue pour l’ouverture gratis du Théâtre français (vieux style : lisez Théâtre de la République), au populaire de Paris et de la banlieue. Ce sera une représentation superbe. Le gouvernement provisoire y sera, Rachel, Samson, Ligier, Beauvallet, Mlle Brohan jouent mon prologue, et les comparses même y seront représentés par de premiers sujets. Il y aura des chœurs, Pauline fait une Marseillaise nouvelle, dont Dupont a fait les paroles : c’est moi qui mène tout cela. Pauline chantera sa composition en tête des chœurs du Conservatoire. Rachel chantera la vraie Marseillaise qu’elle chante tous les soirs avec une voix de bois (sans calembour), mais avec un accent, un geste, une tête vraiment admirables.

Si tu veux venir passer trois jours pour voir cela et le Salon, tu viendras. Je t’écrirai le jour de la pièce, et m’assurerai d’abord si tu pourras entrer par le théâtre, car, ce jour-là, il n’y aura point d’entrées de faveur, comme tu penses. Dupuy m’a payé. Je t’envoie cinq cents francs.

J’ai vu hier M. Marc Dufraisse, qui part pour l’Indre ce matin comme commissaire général. Il va aider Fleury à se débarrasser d’un faux commissaire nommé Vaillant qui révolutionne Châteauroux tout de travers. Il y a beaucoup de ces gens-là qui courent Paris et les départements, et qui sont des échappés du bagne ; si tu en vois, il faut leur demander la preuve de leur mandat et les faire arrêter s’ils font du mal. Quant à M. Marc Dufraisse, il est excellent, il ira te voir. Je lui ai dit que la maison et toi étaient à sa disposition. Tu l’instruiras de tout ce que tu sais de la ville et de la campagne, tu le mettras en rapport avec Touchet et les bons de la Châtre. Vois Touchet d’avance pour l’en prévenir. Dis à Touchet cependant de ne pas le voir trop ni d’une manière trop évidente pour ne pas faire naître l’idée d’une prévention exclusive de la part de ce commissaire pour notre opinion. Il va remuer la Châtre, contenir les veaux de Delaveau[64], casser tout ce qui ne marchera pas. Fais-lui casser ton conseil municipal, si celui-ci ne veut pas te seconder franchement. Ce M. Dufraisse est un homme grave, fin, énergique et doux de formes. Tu en seras content. De plus, je vais envoyer Gilland et un de ses amis nommé Lambert, qui est comme lui excellent[65]. Ceux-là auront aussi une mission pour révolutionner et catéchiser les paysans et les ouvriers. Reçois-les, aide-les, mets-les en rapport avec le curé, Touchet, etc…

Cette lettre, ainsi que la page du Journal intime de Mme Sand, citée plus haut, prouve combien était injuste la boutade de Ledru-Rollin qui disait ironiquement plus tard que « Mme Sand avait fait l’importante auprès du berceau menacé de la jeune République ». Il est évident que brouillé ou refroidi à l’égard de son ex-amie, Ledru-Rollin oublia trop vite que Mme Sand n’avait pas fait l’importante, mais qu’elle avait effectivement joué un rôle important sous son propre ministère et pris une part active aux mesures qui en émanèrent. Dans cette même lettre, Mme Sand signale à son fils la direction qu’il doit faire suivre aux affaires de sa localité : d’inculquer l’idée de la solidarité de toutes les communes, si importante pour faire prospérer la souveraineté du peuple et si facile à compromettre par les jalousies de clocher. Elle y revient souvent encore, tant dans ses lettres à sou fils que dans ses écrits politiques. Cette fois, elle lui écrit à ce propos :

Je n’approuve pas ton idée de séparer Vic de Nohant. Cette rivalité est à détruire et non à encourager. Ces petites communes isolées ne pourront rien, elles ne pourront pas l’une sans l’autre faire les dépenses nécessaires à leur bonne gestion : c’est comme un ménage qui dépense double en se divisant en deux individus. Étant maire à Nohant, tu reprends la part d’autorité que Nohant avait perdue, c’est à toi de maintenir l’égalité des pouvoirs des deux communes en prenant tes conseillers également dans l’une et dans l’autre, et en tenant ferme, sans préférence et sans faiblesse.

Je ferai l’impossible pour vos fusils. C’est bien difficile, Subervie n’étant plus là[66], j’agirai par Ledru-Rollin, qui est tout à nous, c’est-à-dire tout au peuple.

Embrasse Titine pour moi, impossible de lui écrire, mais dis-lui qu’elle m’écrive de temps en temps et que je l’embrasse, et que je pense à elle. Dis-lui tout ce que je fais, sans lui parler des commissaires : et missionnaires que je fais envoyer. Cela est pour toi seul… Borie t’a acheté pour quarante sous quatre bretelles de fusil. Il ne part pas encore, les élections étant retardées. Ma Revue est toute prête, seulement, je n’ai pas encore le temps de la commencer. Voilà tout, je crois. Je t’embrasse mille fois, prends courage, nous allons ferme !…

Jusqu’à cette ligne, toute la lettre est inédite, la fin est imprimée dans la Correspondance, en qualité de fin de la lettre du 23 mars et se rapporte aux dangers encourus par Emmanuel Arago à Lyon. Elle se termine par des paroles toujours enthousiastes encore :

Nous l’aurons, va, la République ! en dépit de tout. Le peuple est debout et diablement beau, ici !

Tous les projets dont Mme Sand parle dans cette lettre, elle les réalisa effectivement.

En se basant sur une lettre de Mme Sand à Girerd, dans laquelle elle dit qu’entre le 22 mars et le 15 avril, elle avait écrit en outre du Bulletin n° 16 encore cinq ou six bulletins, M. Monin croit qu’ « examinés ou non, amendés ou non, par le ministre ou par son secrétaire, à la plume de George Sand, appartiennent les nos 7, 9, 10, 12, 15 et 16 et qu’il faut éliminer, en tout, du n° 7 au n° 16 inclusivement, trois ou quatre bulletins… Le n° 8, très mal écrit et rempli de fautes typographiques (on connaît à cet égard la scrupuleuse minutie de George Sand) ; le n° 11, extrêmement court, sur la suppression des droits d’exercice ; le n° 13, circulaire administrative, adressée aux commissaires ; et le n° 14, qui reproduit un article de polémique financière de la Réforme… » Mais nous avons vu par la lettre de Mme Sand à son fils que c’est elle, justement, qui écrivit le n° 8 ; que pour le n° 9 elle avait par contre « demandé grâce ». D’autre part, quoique le n° 13, daté du 8 avril, soit une circulaire du gouvernement provisoire adressée aux commissaires et leur enjoignant à travailler l’élection de vrais républicains et de contrecarrer celle des adeptes du régime déchu, ou des tièdes, nous y voyons beaucoup de passages qui ne sont que des variations tant soit peu développées des lignes de George Sand, adressées à Girerd sur Michel de Bourges, sur les amis de la veille de la République et ceux du lendemain. Quant à son contenu, ce bulletin se rattache étroitement aux Bulletins nos 8 et 10 et présente, avec ce dernier, comme le programme abrégé des quatre articles de George Sand, intitulés Socialisme et imprimés dans sa Cause du Peuple. En ce qui regarde le n° 12 (sur la défense de la femme et la cessation du trafic des malheureuses filles du peuple), que, grâce à son thème même, l’auteur de la Préface à la collection des Bulletins de la République[67], ainsi que M. Monin attribuent à Mme Sand, il nous semble par contre qu’il n’est pas entièrement dû à sa plume, que des locutions, des tours de phrase et leur rythme même, ne nous produisent pas l’effet d’être sortis des « griffes » — ex ungue — de George Sand, En tout cas, ce Bulletin ne doit pas avoir été écrit par elle seule.

Nous croyons donc que Mme Sand écrivit les nos 7, 8, 10, 12 (?), 13, 15, 16, et certains passages des nos 19 et 20 (?).

Dans sa première lettre à son fils, à sa rentrée à Paris, Mme Sand conseillait à Maurice, comme nous venons de le voir, de faire comprendre aux paysans « la nécessité d’un nouvel impôt », et le premier Bulletin écrit par elle (le n° 7), a également pour but de justifier aux yeux du peuple le malencontreux impôt de 45 centimes décrété par ce même gouvernement provisoire qui venait si imprudemment de déclarer, dans son Bulletin n° 2, qu’il considérait comme l’un de ses premiers devoirs de « réduire les impôts, ou du moins de les répartir avec plus d’équité », George Sand tente d’expliquer au peuple que cette nouvelle charge est causée par le désordre financier où se trouvait la France après dix-huit années d’absence de contrôle sous le régime précédent. Mais le nouveau régime ne donne pas seulement de nouveaux droits, il impose encore de nouveaux devoirs. L’auteur du Bulletin parle donc aux habitants des campagnes presque dans les mêmes termes qu’employait Fra Angelo dans le Piccinino, pour caractériser le régime bourgeois :

… Habitants des campagnes, connaissez vos véritables intérêts, et repoussez les fatales suggestions de l’égoïsme et de la peur. Habituez-vous à comprendre la vérité sociale. La vérité sociale est que lorsque chacun pense exclusivement à son propre intérêt, sans tenir compte de celui de tous, il marche à sa ruine. Le gouvernement qui vient de s’écrouler sans retour prêchait la doctrine du chacun pour soi. Vous avez vu où il nous a conduits, et les maux dont vous souffrez aujourd’hui sont encore son ouvrage…

Quant au Bulletin n° 8, c’est en même temps un exposé un peu étendu d’une phrase de la Lettre à la classe moyenne, et une périphrase de l’Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin.

« Pour que les élections satisfassent le peuple, il est de toute nécessité que le peuple soit personnellement représenté… par deux citoyens au moins par département, choisis dans le sein même du peuple : un ouvrier des villes et un paysan » — avait dit George Sand dans sa Lettre à la classe moyenne.

Et Blaise Bonnin, ce prétendu auteur de la Lettre en langue d’oil (autrement dite Histoire de France racontée au peuple), dit fort spirituellement que lorsqu’il avait lu « sur les journaux que le monde de Paris avaient tous fait la paix, les riches comme les malheureux… » et qu’on avait aussi « mis sur les journaux que le seul moyen de s’accorder c’était de se mettre en République, ça l’avait fait se souvenir

… du temps que j’étais jeune et quasiment un enfant tout au juste en état de mener mes bêtes aux champs. Et dans ce temps-là, on se disait aussi citoyens, et on jurait la République. Mais ils s’en sont fatigués, à cause que les riches trompaient toujours les pauvres, ce qui était une chose injuste ; et à cause aussi que les pauvres avaient fait mourir ou ensauver beaucoup de riches pour en tirer une vengeance, ce qui n’était pas juste non plus. Alors on s’est mis en guerre avec les Autrichiens, Prussiens, Russiens et autres mondes étrangers, et la République a fini comme une nuée d’orage qui s’est tout égouttée…

Mais, — dit plus loin Blaise Bonnin, — on s’est imaginé qu’il fallait un homme tout seul au gouvernement et on en a pris un qui n’était pas sot : l’empereur Napoléon. Il a bien fait tout ce qu’il a pu… mais l’empereur Napoléon, en se mettant la grande couronne sur la tête, avait perdu la moitié de son esprit. À ce qu’il paraît que la couronne de roi dérange l’esprit de tous ceux qui la mettent, et que, quand im homme se trouve le maître de tous les autres, quand même ça serait l’homme le plus sage de toute la chrétienté, il faut qu’il perde sa raison et sa justice. Ça ne fait pas plaisir au bon Dieu de voir des millions d’hommes baptisés se soumettre à un homme, comme s’il était le bon Dieu lui-même. Cette coutume-là retire un peu des païens, qui ont commencé à servir leurs rois et à se mettre esclaves pour leur faire plaisir. On a continué la chose après avoir renvoyé les païens, sans faire attention que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait dit aux hommes qu’ils étaient tous frères et qu’ils avaient devoir de ne plus être esclaves.

Blaise Bonnin raconte après cela comment Napoléon, ainsi que les Bourbons revenus en France qui lui ont succédé, tombèrent parce qu’ils avaient manqué à cette loi divine et qu’ils ne protégeaient que les nobles et le clergé, tandis que le peuple était opprimé ; comment Louis-Philippe, « caponné auprès des bourgeois pour faire accroire qu’il était brave homme », n’eut pas meilleur sort, parce que, « comme ce roi-là aimait grandement son profit… les bourgeois s’en sont dégoûtés aussi et ont laissé le peuple le mettre à la porte sans un sou vaillant… »

À présent, — dit Blaise Bonnin — il n’y a ni rois, ni empereurs, ni étrangers, ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, qui soient capables d’enlever au peuple la République… Les rois sont tous partis ou prêts à partir. Dans les pays étrangers, les autres rois et les autres empereurs ont bien du mal à rester maîtres chez eux, et ils n’osent pas se mettre en guerre avec nous, parce que leurs peuples veulent aussi la République, et qu’ils ont peur que leurs soldats ne refusent de marcher contre les Français…

Après cet aperçu historique, Blaise Bonnin se met en devoir d’instruire ses bons voisins sur le compte des bourgeois qui continuent à craindre le peuple et la République, sur ceux qui font mine de l’avoir acceptée et enfin sur ceux qui lui sont sincèrement dévoués ; quant aux gens du peuple, dit-il :

… Nous ne sommes pas si bêtes qu’on nous croit et, dans peu de temps, nous connaîtrons mieux que les bourgeois ce que c’est que la République…

Le peuple saura aussi ce qu’il a à attendre de la République. Qu’un peu de temps passe, il saura se rendre compte des affaires, mûrira un peu et choisira sagement ses élus, ceux de sa localité, comme ceux qui iront voter pour lui à l’Assemblée nationale ; dans peu d’années, lorsque le peuple saura lire, ce ne sera plus si difficile que ça, mais à présent, dit Blaise, « nous serions bien pris si, croyant envoyer à l’Assemblée des amis du peuple, nous envoyions des ennemis qui aideraient à faire des lois contre nous ».

… Or, cela arriverait infailliblement, si chaque commune ne choisissait que des gens de sa localité, diviserait ainsi les voix et n’agirait pas d’accord avec les autres communes, ou si elle se fiait à des bourgeois qui, par de vaines paroles, sauraient accaparer les voix à leur profit ou à celui de leurs amis et puis ne défendraient pas les intérêts du peuple. Je ne vois qu’un moyen pour empêcher ça, c’est que nous exigions d’abord qu’on donne à des gens comme nous, à des ouvriers des villes et à des gens de campagne une partie des voix…

L’ami Blaise trouve de toute justice que les bourgeois jouissent également de ce droit.

… Mais, conclut-il, nous examinerons la conduite de ceux qu’on nous proposera. Nous n’écouterons pas leurs belles paroles, et nous nous défierons surtout de ceux qui n’étaient pas de la République la semaine passée, et qui seront pour elle la semaine qui vient. Nous savons bien que la jappe ne leur manque pas et qu’il y en a qui font contre fortune bon cœur. Mais nous consulterons leur comportement dans le passé et nous saurons bien s’ils étaient durs pour nous ou s’ils assistaient dans nos peines, s’ils ont eu peur de nous au premier mot de République qui a sonné, ou s’ils ont confiance en nous ; nous verrons bien s’ils nous insultent en disant tout bas que nous ne sommes pas capables de nous gouverner, ou s’ils nous ont toujours eu en estime, en disant, de tout temps, qu’on devait nous donner la liberté et l’égalité.

Nous verrons tout cela, braves gens, et nous sommes assez fins pour nous méfier des cafards.

… Ce sera à nous de nous souvenir comment ces gens-là nous ont traités avant la Révolution. Ça ne sera pas si vieux, nous n’aurons pas eu le temps de l’oublier…

Le dernier paragraphe, comme on peut le voir, parle en toute clarté et même presque dans les mêmes termes que la lettre à Girerd, des hommes de la veille et de ceux du lendemain.

Or, tout cela, seulement en changeant les locutions populaires contre des expressions convenant aux articles politiques, l’auteur le redit dans le 8e Bulletin qui peut se diviser en deux parties[68]. Dans la première, le ministre de l’Intérieur, au nom duquel se publiaient les Bulletins de la République, notifiait aux « citoyens » que le gouvernement et le peuple devaient se communiquer réciproquement leurs intentions, leurs aspirations et leurs espérances, le gouvernement voudrait entendre la voix du peuple, c’est pour cela qu’il s’adresse à lui.

… Ouvriers des villes et des manufactures, généreux enfants de la République, c’est vous qui formez la majorité des électeurs dans les vastes et nombreux foyers de l’industrie. Il importe que vous vous rendiez compte de vos souffrances, de vos droits et de vos justes prétentions. Faites-les connaître, parlez à vos candidats, parlez à la France ce langage éloquent et simple de la vérité que la France n’a jamais entendu encore d’une manière officielle. Le temps de la plainte est passé ; celui de la vengeance ne viendra plus jamais, parce que celui du droit règne dès aujourd’hui…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand vous aurez dit ce que vous avez souffert, ce que vous ne devez plus souffrir, votre tâche ne sera pas encore remplie. Il faudra veiller à ce que tout ce qui est possible soit fait, veiller à ce que rien de possible ne soit omis, veiller à ce que rien d’impossible ne soit exigé…

… Il importe que la classe la plus nombreuse et la plus utile, celle des travailleurs, révèle ses souffrances, il importe, pour qu’elle les révèle avec fruit, qu’elle les révèle avec noblesse, avec fermeté, avec la volonté solennelle de donner au monde un grand exemple de la dignité humaine, reprenant la place qui lui était due. Il faut que le peuple ait la majesté qu’on croyait jadis être l’apanage des rois ; la violence était celui des tyrans. Le peuple a prouvé que l’heure de son règne avait enfin sonné ; car le peuple est calme, patient et ferme. Le peuple n’est pas un souverain absolu, à la manière des rois ; c’est la vérité qui seule est absolue. Les rois sont tombés pour n’avoir pas compris que Dieu était au-dessus d’eux. Le peuple ne tombera pas, parce qu’il puise sa force dans la loi divine[69].

Travailleurs, venez dire ce que vous avez souffert… La société vous doit désormais de sonder vos plaies et d’y porter remède… La société, vous allez y porter la main. Travailleurs, c’est un édifice que vous allez construire pour la postérité. Ne souffrez pas qu’il soit bâti pour quelques-uns seulement, tandis que l’humanité resterait à la porte, nue, affamée, avilie, désespérée…

Dans la seconde partie de ce Bulletin, l’auteur met tout d’abord les citoyens en garde contre des « hommes qui ne craignent pas de répéter que la République va couvrir la France d’échafauds, porter atteinte à la propriété, provoquer des guerres acharnées ».

Blaise Bonnin se souvenait de la chute de la monarchie de Louis XVI et de la proclamation de la première République, dont il avait été témoin dans sa jeunesse, puis des guerres « avec les Autrichiens, Prussiens et autres mondes étrangers n, provoquées par les émigrés, il dit qu’à présent ce danger-là n’existe plus. Et l’auteur du Bulletin n° 8 demande à ses lecteurs s’il doit leur rappeler ces événements, « dont quelques-uns de vous ont été les acteurs et les témoins », et dont « vos anciens peuvent encore raconter les héroïques phases » ; puis il passe à l’exposé des faits historiques et de la position internationale présente, en suivant exactement le contexte de Blaise Bonnin :

… La résistance obstinée des castes privilégiées a seule fait couler les larmes et le sang de la France. Propriétaires exclusifs du sol, exempts de l’impôt, accaparant toutes les faveurs, la noblesse et le clergé voulaient conserver un monarque absolu pour abriter derrière son despotisme leur unique domination. Quand, éclairée par ses écrivains, la nation revendiqua l’égalité pour tous les citoyens, ces deux puissantes corporations prétendirent arrêter son essor. Elles compromirent la royauté en l’associant à leurs intrigues et à leurs aspirations… L’émigration commença. Plus attachés à leurs titres qu’à leur pays, les nobles et les prêtres coururent en foule à l’étranger, sollicitant l’intervention des rois voisins et s’offrant eux-mêmes à déchirer de leurs mains impies le sein de la patrie menacée…

Jadis effectivement, tout le Nord marcha contre la France ; mais cette dernière remporta la victoire quand même. À présent, il n’y a plus à craindre aucun danger, ni au dedans, ni au dehors.

Jetez donc les yeux sur l’Europe ; partout où vous voyez un trône, vous entendez le bruit des combats. Attendez un peu, ce sera le chant de la victoire populaire. L’étoile des tyrans pâlit…

Les rois seuls pouvaient être vos ennemis ; les peuples sont nos amis et nos frères. Encore un peu, fuyant la justice de Dieu et la légitime colère des nations, ceux qui s’appelaient les maîtres du monde iront finir leur vie dans l’oubli et, saintement unies par des relations pacifiques, toutes les grandes familles de l’Europe abjureront leurs rivalités et leurs haines ; la guerre, ce redoutable fléau, aura fini avec les monarchies.

Si nous ne sommes menacés ni au dedans ni au dehors, nous n’aurons donc point à traverser cette ère de calamités qui a marqué l’établissement de la première république…

Toutefois, — dit l’auteur du Bulletin, et il revient encore une fois à la charge, en pariant de ce qui avait déjà servi de thème à ses deux Lettres au peuple et ses lettres privées à Poncy et à Girerd,

Toutefois, il est une faute qui pourrait nous perdre ; ce serait la division. Si, au heu de se rallier sans arrière-pensée à la République, quelques-uns d’entre nous choisissaient, pour les représenter, des hommes douteux, l’anarchie et la guerre civile pourraient sortir des déchirements de l’Assemblée nationale. Cette Assemblée ne peut nous préserver de ce malheur qu’à la condition d’être composée d’éléments tout à fait républicains. Repoussez donc les tièdes, les indifférents, les fauteurs d’intrigue ; choisissez les cœurs honnêtes et ardents, ceux qui aiment vraiment le peuple, ceux qui n’ont jamais pactisé avec les mensonges et la corruption du pouvoir déchu.

C’est avec intention que nous nous sommes si longuement, arrêtés sur ce 8e Bulletin, afin de prouver par le texte même et par les arguments employés que les deux parties de ce Bulletin sont bien, comme le disait George Sand, dans sa lettre à son fils, écrites par elle-même.

Le Bulletin n° 13, répète et développe les idées émises dans le n° 8 et celles que nous avons vues dans les lettres à Girerd et à Poncy. C’est une circulaire adressée aux commissaires, à ces mêmes commissaires que Mme Sand avait conseillé au gouvernement d’envoyer ; à la veille des élections, le gouvernement de la République, qui personnifie la victoire du peuple, se croit obligé de donner encore une fois des indications précises à ses commissaires. Les voici : Ils ne doivent nullement être de passifs spectateurs des élections qui approchent ; sans tomber dans les fautes du régime précédent et sans avoir recours à ses procédés indignes, le gouvernement de la République doit prendre ses mesures pour que les élections, dont dépend tout l’avenir du pays, soient favorables à la République et pour que la population choisisse de dignes représentants.

… Sincèrement républicaines, elles lui ouvrent une ère brillante de progrès et de paix ; réactionnaires ou même douteuses, elles le condamnent à de terribles déchirements. Votre constant effort a donc été, doit être encore, d’envoyer à l’Assemblée nationale des hommes honnêtes, courageux et dévoués jusqu’à la mort à la cause du peuple… Pénétrez-vous de cette vérité que nous marchons vers l’anarchie, si les portes de l’Assemblée sont ouvertes à des hommes d’une moralité et d’un républicanisme équivoques.

Ceux qui ont accepté l’ancienne dynastie et ses trahisons, ceux qui limitaient leurs espérances à d’insignifiantes réformes électorales, ceux qui prétendaient venger les mânes des héros de Février en courbant le front glorieux de la France sous la main d’un enfant, ceux-là peuvent-ils être élus du peuple victorieux et souverain, les instruments de la Révolution ?

Ne regarderaient-ils pas eux-mêmes comme un défi à la révolution que des hommes qui ont attaqué, calomnié la révolution, devinssent aujourd’hui les organisateurs de la constitution républicaine ?

Eh bien, puisque le choc impétueux des événements leur a subitement dessillé les yeux, soit ! Qu’ils entrent dans nos rangs, mais qu’ils n’aspirent ni à nous commander ni à nous conduire. Qu’ils marchent à l’ombre du drapeau du peuple, mais qu’ils ne songent pas à le porter. À la moindre secousse, leur âme se troublerait et, revenant malgré eux aux engagements de leur vie entière, ils affaibliraient la représentation nationale de toutes les incertitudes, de toutes les transactions familières aux opinions chancelantes et aux dévouements d’apparat.

Que le peuple s’en défie donc et les repousse ; mieux vaudrait des adversaires déclarés que ces amis douteux.

Citoyen commissaire, ce qui fait la grandeur du mandat de représentant, c’est qu’il investit celui qui en est revêtu du pouvoir souverain d’interpréter et de traduire l’intérêt et la volonté de tous.

Or, celui-là seul en usera dignement, qui ne reculera devant aucune des conséquences du triple dogme de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.

La liberté, c’est l’exercice de toutes les facultés que nous tenons de la nature, gouvernées par notre raison.

L’égalité, c’est la participation de tous les citoyens aux avantages sociaux, sans autre distinction que celle de la vertu ou du talent.

La fraternité, c’est la loi d’amour unissant les hommes et de tous faisant les membres d’une même famille.

De là découlent : l’abolition de tout privilège, la répartition de ; l’impôt en raison de la fortune, un droit proportionnel et progressif sur les successions, une magistrature librement élue et le plus complet développement de l’institution du jury, le service militaire pesant également sur tous, une éducation gratuite et égale pour tous, l’instrument du travail assuré à tous, la reconstitution démocratique de l’industrie et du crédit, l’association volontaire partout substituée aux impulsions désordonnées de l’égoïsme…

Il suffit de lire ces deux Bulletins, nos 8 et 13, après les lettres de George Sand à son fils, à Girerd à Poncy et entre les Lettres au Peuple et l’Histoire de France, pour se dire : « C’est la même plume qui les a écrits ».

Mais cette impression devient une conviction inébranlable si, immédiatement après ces deux Bulletins, on lit le Bulletin n° 10 et les quatre articles intitulés Socialisme, mentionnés plus haut. Ces articles parurent dans le journal hebdomadaire de George Sand, qui portait un nom très caractéristique pour sa couleur politique : la Cause du Peuple.

« De nouveaux rapports vont s’établir entre ce qu’on a appelé jusqu’ici les gouvernants et les gouvernés. Il importe que les droits et les devoirs soient définis d’une manière nette et loyale… » lisons-nous dans le Bulletin n° 10.

« Non seulement le droit public existe, mais encore le droit divin. Dieu veille sur les destins de l’humanité ; il a conféré le droit divin à tout homme venant dans le monde ; mais aucun homme ne doit et ne peut exercer isolément le droit divin. La royauté est une idolâtrie. Le droit divin est dans l’humanité collective, il est dans la société qui consacre les droits et qui trace les devoirs de tous.

Mais l’humanité est soumise à la loi du progrès et les sociétés, qui ne tiennent pas compte de cette loi, ne représentent pas le droit divin. Le jour où elles restent en arrière du progrès, leur droit n’existe plus ; elles le sentent parce qu’elles ne peuvent plus fonctionner. Elles se brisent d’elles-mêmes pour se reconstituer.

C’est alors qu’il faut les reconstruire et, dans ce moment de travail et d’attente où la société se reforme sur de nouvelles bases, où est le droit divin, où est le principe de légitimité, où est l’autorité souveraine ? … Cherchez tant que vous voudrez, inventez tout ce qui vous plaira, vous ne le trouverez pas ailleurs que dans le peuple…

L’auteur du 10e Bulletin ajoute qu’il ne faut point craindre les erreurs possibles.

… Une fois que la vérité existe et qu’existe le progrès, il est clair que la vérité doit être de plus en plus avec les hommes, avec le plus grand nombre des hommes et qu’elle doit donner au principe de majorité une sanction absolue dans l’avenir…

Il est fort probable que, tant que ce jour bienheureux n’est pas arrivé, le libre vote de tous les citoyens va vous donner peut-être une représentation nationale qui protégera, à la majorité des voix, les intérêts exclusifs de la majorité des citoyens.

… Nul n’a pouvoir de retirer le droit, pour châtier le mauvais usage du droit ; autant vaudrait dire à l’enfant : « Tu as trop mangé, tu as choisi une mauvaise nourriture et tu ne mangeras plus. »

… Le peuple sera toujours la majorité et le temps où la majorité était condamnée à se tromper d’une manière durable est passé sans retour. Si la majorité s’égare, elle n’en est pas moins le souverain légitime des temps où nous vivons, puisqu’elle est irrésistiblement emportée par la loi du progrès dans la voie où l’appelle la vérité…

… Il vient d’être versé, en France et dans toute l’Europe, des flots de sang pour le salut de la plus nombreuse portion du genre humain, il ne faut pas que ce sang généreux ait été répandu pour le triomphe d’une minorité.

Les trois uniques numéros de la Cause du Peuple, parus les 9, 16 et 23 avril, furent presque entièrement écrits par George Sand, à l’exception de quelques articles insignifiants de ses co-rédacteurs, MM. Rochery et Borie, et de quelques poésies de Pierre Dupont. Notamment, elle y réimprima ses deux Lettres au Peuple ; elle écrivit une Introduction servant de prospectus du journal ; trois descriptions : des Rues de Paris (pour le n° 1) » de la Journée du 16 avril et de celle du 20 avril (pour le n° 3) ; elle y publia deux articles de critique théâtrale intitulés les Arts, son prologue, « le Roi attend » et enfin les quatre articles sur le Socialisme.

Les trois premiers articles sur le Socialisme portent les sous-titres : 1° La souveraineté, c’est l’égalité ; 2° l’application de la souveraineté, c’est l’application de l’égalité ; 3° l’application de l’égalité, c’est la fraternité. George Sand y revient encore à l’idée mère du 10e Bulletin et, en la développant, elle énonce les thèses émises dans les Bulletins nos 8 et 13. Dans le quatrième article, la Majorité et l’unanimité, imprimé dans le troisième numéro, on entend déjà clairement l’écho du 15e et du trop célèbre 16e Bulletin. C’est pour cette raison que nous trouvons nécessaire de placer l’analyse de ces quatre articles entre les deux groupes des Bulletins.

Il faut noter, en outre, que les deux premiers numéros de la Cause du Peuple diffèrent beaucoup par leur ton du troisième et dernier. Le fait est que le n° 2 parut juste le 16 avril, jour où, selon la propre expression d’une lettre de George Sand à son fils, « la République a été tuée ». Ce jour-là. Mme Sand vit et comprit certaines choses, elle réfléchit… et son enthousiaste confiance, ses espérances des premiers jours se transformèrent en pensées pessimistes sur la marche et la fin probable des événements. Nous pensons que cette impression chagrine la fit passer de l’activité militante à l’observation contemplative et critique ; ce changement se produisit un mois avant le 15 mai : Donc, le n° 3 du journal, paru le 23 avril, fut dans sa plus grande partie écrit sous une tout autre impression que les deux numéros précédents.

Nous avons un peu anticipé sur les événements, mais cela était indispensable pour expliquer pourquoi nous analyserons d’abord les numéros 1 et 2 de la Cause du Peuple et passerons ensuite aux Bulletins nos 15 et 16 ; alors seulement nous nous tournerons vers le dernier numéro de ce journal.

Dans son introduction à la Cause du Peuple George Sand revient aux idées émises dans ses lettres au peuple : « l’homme isolé ne compte point devant Dieu », la « vérité sociale ne peut être acquise que par les efforts de tous » ; et elle déclare que le but de son journal sera de contribuer, selon ses forces et ses moyens, à la découverte de cette vérité appartenant à tout le monde. Mais, en outre — et ceci est de toute signification et doit être noté, — George Sand y dit encore qu’une circulaire récente de Ledru-Rollin a éveillé des discussions générales et soulevé les questions capitales du droit social, ce sont ces questions-là que la Cause du Peuple veut traiter.

Effectivement, dans le premier article sur le Socialisme, ayant pour sous-titre : la Souveraineté, c’est l’égalité, George Sand pose la question :

… Un ministre, un membre du gouvernement révolutionnaire a-t-il le droit, lorsque nous sommes encore en pleine révolution, de prendre des mesures exceptionnelles et de déranger l’ordre établi, auquel un nouvel ordre succède ?

Elle y répond :

Sans aucun doute selon nous ; la voix du peuple a prononcé pour l’affirmative, puisque l’adhésion des candidats à la circulaire a été regardée comme une garantie pour le peuple. Mais, continue-t-elle, pour prononcer sur ce droit, il faut soulever tout le problème du droit social ; il faut admettre ou rejeter le principe de la souveraineté du peuple…

Alors, elle s’adresse aux adversaires du suffrage universel et leur dit :

… Eh bien ! il faut vous répondre au nom du peuple, il faut vous lire où le peuple puise son droit de souveraineté, quelle puissance supérieure à lui et à vous le lui concède et veille sur lui, pour le lui conserver malgré vous.

La source de ce droit est en Dieu, qui a créé les hommes parfaitement égaux et qui les conserve tels, en dépit des erreurs des sociétés et de la longue consécration d’un abominable système d’inégalité ; vous avez entassé sophisme sur sophisme, pour prouver que l’égalité n’est pas dans la nature et que, par conséquent, Dieu ne l’a pas consacrée… Vous cherchez vainement à confondre le mot égalité avec celui d’identité. Non, les hommes ne sont pas identiques l’un à l’autre ; la diversité de leurs forces, de leurs instincts, de leurs facultés, de leur aspect, de leur influence est infinie. Il n’y a aucune parité entre un homme et un autre homme ; mais ces diversités infinies consacrent l’égalité au lieu de la détruire. Il y a des hommes plus habiles, plus intelligents, plus généreux, plus robustes, plus vertueux les uns que les autres ; il n’y a aucun homme qui, par le fait de sa supériorité naturelle, soit créé pour détruire la liberté d’un autre homme et pour renier le lien de fraternité qui unit le plus faible au plus fort, le plus infirme au plus sain, le plus borné au plus intelligent. Une grande intelligence crée des devoirs plus grands à l’homme qui a reçu du ciel ce don sacré d’instruire et d’améliorer les autres ; mais elle ne lui donne point des droits plus larges et, comme la récompense du mérite n’est pas l’argent, comme l’homme intelligent n’a pas des besoins physiques différents de ceux des autres hommes, il n’y a aucune raison pour que cet homme devienne l’oppresseur, le maître et, par conséquent, l’ennemi de ses semblables.

La morale évangélique est éternellement vraie… C’est vraiment la doctrine de l’égalité… La véritable loi de nature, la véritable loi divine, c’est donc l’égalité…

… L’égalité est donc une institution divine, antérieure à tous les contrats rédigés par les hommes…

… Le peuple est souverain, parce que tous les hommes ont un droit égal à la souveraineté ; et tous les actes de cette souveraineté, nouvellement reconnue et proclamée, sont légitimes devant Dieu et devant les hommes, quand même ils ne datent que d’une heure.

… Ce droit est illimité, en ce sens qu’il n’a de limite que dans le devoir. Le devoir est facile à établir sur un principe aussi net et aussi sûr que le droit, c’est que chaque homme a des devoirs envers tous et : tous envers chacun…

Le second article Application de la souveraineté, c’est l’application de l’égalité commence par une récapitulation de la thèse premier.

La souveraineté, c’est l’égalité ; donc, la souveraineté réside dans le peuple et ne peut résider ailleurs que dans le peuple… La souveraineté, c’est le gouvernement de tous. Voilà pour le droit…

Le devoir, c’est l’exercice du droit, et, comme on ne peut concevoir un droit sans usage, le droit et le devoir sont inséparables et indivisibles…

Puis l’auteur continue à développer cette thèse, ainsi que suit :

… La vérité n’est pas modifiable et relative ; elle est avant nous et hors de nous plus brillante qu’en nous. Elle est en Dieu, elle est la loi de l’univers… Mais, si la vérité est immuable, si elle est debout dans l’éternité, le sentiment que nous avons de cette vérité est éternellement modifiable et relatif. Le progrès est notre œuvre ; Dieu, qui nous l’a donné pour loi, nous a rendus propres à le créer en nous-mêmes et dans nos sociétés… Le progrès de l’homme est une course ardente, pénible et continue vers un but… Nous voyons la révolte élever, de siècle en siècle, sa voix sacrée et proclamer le droit éternel dans la religion, dans la politique, dans la science, dans l’art. La notion du vrai n’a donc jamais disparu parmi nous ; elle s’étend, elle lutte, elle grandit, elle combat, elle triomphe et aujourd’hui enfin elle est proclamée… La notion de la vérité, nous l’avons conquise ; elle nous a coûté du sang et des pleurs. Dieu bénit notre persévérance et nous donne cette notion plus vaste et plus claire qu’à aucune autre époque de notre vie antérieure. Il ne la donne pas seulement à quelques élus, il la donne à tous les hommes…

… Le principe du devoir est identique au principe du droit ; il s’appelle égalité. Et, pourtant, nous avons le droit aujourd’hui et il nous faut trouver le devoir demain. Nous avons le fait, nous voulons la conséquence ; le fait, on le trouve dans le combat ; la conséquence, on ne la trouve que dans la réconciliation. Il y avait un ennemi hier, aujourd’hui il y a un vaincu…

En rassurant tous ceux qui auraient pu trembler pour le sort de ce vaincu, l’auteur dit qu’à présent, l’ennemi n’a plus à craindre de représailles comme dans l’antiquité ; mais immédiatement après, ayant toujours en vue les élections prochaines, il met en garde contre une trop grande confiance envers cet ennemi tombé, ce qui pourrait être dangereux pour la cause de la liberté :

… S’il abuse de notre générosité ; si, au nom de l’égalité, il veut rétablir l’inégalité, déjà il nous trahit, nous calomnie et cherche à nous entraîner dans l’abîme. Que ferons-nous ?… Serons-nous généreux et oublieux de nos injures personnelles, jusqu’à lui permettre d’étouffer la vérité dans ses perfides embrassements ?…

C’est le troisième article : l’Application de l’égalité, c’est la fraternité, qui sert de réponse à cette question, et c’est le plus important de tous les quatre, pour nous fixer sur le dogme socialiste de George Sand :

… Ce serait dire un lieu commun, grâce au ciel, que de déclarer notre révolution non pas seulement politique, mais sociale. Le socialisme est le but, la République est le moyen ; telle est la devise des esprits les plus avancés et, en même temps, les plus sages.

La réforme sociale, tel est donc l’exercice du devoir du citoyen. Il s’agit de faire succéder le régime de l’égalité au régime de la caste, l’association à la concurrence et au monopole, fléaux distincts dans le principe, fléaux identiques dans ces derniers temps. Il ne s’agit pas d’écrire le principe de l’égalité comme épigraphe à notre nouveau Code, pour qu’ensuite tous les articles du Code en détruisent l’application.

C’est donc un devoir nouveau, un devoir mûri pendant plus d’un demi-siècle, que la République de 1848 implante sur celui qui a été proclamé en 1789…

Puis, démontrant que malgré toute la différence des époques et la prétendue différence entre les partis d’alors et ceux du présent, an fond ce sont toujours les mêmes intérêts égoïstes contre lesquels il faut lutter, George Sand trace d’une manière ferme et concise la limite qui sépare les dangers que couraient jadis les partisans de l’ancien régime et ceux qui menacent, à présent, les ennemis de la liberté. À présent, la révolution étant surtout sociale, ils n’ont rien à craindre ; plus de sang versé, pas de pillage ni de vol ! Ils peuvent être absolument tranquilles là-dessus.

… Alors que craignent-ils ?… L’impôt progressif, l’atteinte portée à l’héritage indirect, les mesures révolutionnaires, les contributions forcées, la socialisation des instruments de travail ; enfin, tous nos besoins, toutes nos infortunes, auxquels il leur faudra porter remède, par de grands sacrifices. Ils craignent de devenir pauvres à leur tour, car ils voient bien que nous ne les laisserons pas jouir en paix d’un luxe qui nous affame et d’une sécurité qui nous expose à mourir de faim.

Et le rédacteur de la Cause du Peuple — socialiste de la plus pure espèce — répond :

Si c’est là ce que vous craignez, vous avez quelque sujet de ne pas dormir bien tranquilles car, certainement, il vous faudra faire des sacrifices. Vous n’avez pas des droits seulement, vous avez de devoirs ; et nous, nous n’avons pas seulement des devoirs, nous avons des droits. C’est vous qui avez profité du passé, vous seuls ! C’est vous aussi qui avez provoqué, par votre entêtement et vos méfiances, la crise où nous sommes, et le présent ne périra pas avec l’avenir, pour laisser le passé vivre impunément sur leurs cadavres.

Oui, les hommes du passé doivent bien s’attendre à payer les frais de la guerre qu’ils nous ont suscitée…

Et, en posant la question : Que serait-il juste d’exiger des riches ? l’auteur s’empresse encore une fois de les tranquilliser :

Malgré qu’il semble équitable, au premier coup d’œil, de tout reprendre à celui qui a tout pris, malgré toute l’indignation qu’on sent bouillonner en soi, quand on entend le cri de la veuve et de l’orphelin, quand on voit, à tous les carrefours, le vieillard et l’enfant tendre la main aux passants, et malgré tout le désir de mettre le riche à la place du pauvre, les législateurs du présent, les initiateurs de l’avenir, nous ne pouvons pas appliquer la peine du talion.

Toutefois l’avenir détruira entièrement la richesse individuelle ; il créera la richesse sociale. L’avenir n’aura plus de pauvres, il n’aura que des égaux dans toute la force du terme…

Ceci ne se fera pas d’emblée, ni par violence, mais par transition.

…Voici quelle sera la transition : l’homme avide et habile n’aura plus les moyens de faire ces fortunes scandaleuses, qui, en se dévorant les unes les autres, dévoraient en somme la subsistance du peuple. La société doit rendre ces moyens impossibles et empêcher que les hommes du passé n’accaparent encore une fois l’avenir à leur profit. Plus d’agioteurs, plus de spéculations sur la fatigue, la résignation et la misère de l’homme, plus de sacrifices humains ; poursuivons ce trafic sauvage jusque dans ses plus mystérieux retranchements.

Quant aux fortunes déjà faites, laissons-les s’épuiser d’elles-mêmes ; imposons-leur les sacrifices que la situation exigera. La situation n’exige pas que les riches soient réduits à la misère qu’ils nous ont fait subir, ou qu’ils ont contemplée avec indifférence.

Quand la République pourra fonctionner sans leur réclamer au delà des sommes nécessaires à ses premiers besoins, méprisons leur superflu, n’en soyons pas jaloux, nous sommes trop fiers pour cela !…

… S’il faut souffrir encore un peu de temps pour traverser une crise qui nous promet tous ces biens, nous souffrirons patiemment, à la condition que nous verrons le gouvernement choisi par nous s’occuper activement de mettre tout en œuvre pour abréger notre sublime épreuve…

Et l’auteur, optimiste, croit que si le gouvernement parvient à accomplir cette tâche et si le peuple sait attendre patiemment, alors

… peu à peu, nous passerons de la pauvreté à l’aisance, et de l’aisance à la richesse sociale sans nous heurter violemment aux obstacles que le devoir nous ordonne de tourner.

Voilà, je crois, notre devoir tout tracé, relativement aux droits du passé…

Trois jours avant l’apparition du n° 2 de la Cause du Peuple le 13 avril, parut le Bulletin n° 15, et la veille, le 15 avril, le Bulletin n° 16. Tous les deux répètent à satiété le conseil de n’élire que de vrais républicains.

Le n° 15 déclare simplement et catégoriquement :

… Il importe que chaque citoyen, se recueillant en lui-même, soit pénétré de la grandeur du devoir qu’il va remplir… les députés ne doivent plus être les hommes d’affaires de leur département, mais les interprètes de la volonté souveraine de la France. Il faut donc les chercher parmi les hommes doués au plus haut degré de qualités généreuses et de nobles sentiments…

Pour être député, ce n’est point assez d’être honnête, il faut être républicain sans réserve et sans arrière-pensée…

Puis, nous lisons dans ce Bulletin des lignes qui semblent tirées de la lettre de Mme Sand à propos de Michel de Bourges :

… Vous entendrez beaucoup de candidats célébrer la chaleur et la sincérité de leurs opinions ; mais si déjà vous les avez vus, engagés dans la carrière politique, accepter comme chefs et comme maîtres les hommes que nous avons renversés, défiez-vous de leur changement subit, et avant de les exposer à l’épreuve périlleuse de l’Assemblée nationale, laissez-les affermir dans la vie privée leur prompte et miraculeuse conversion… Or, celui-là qui défendait sous la monarchie les principes mis en poussière par la Révolution, ne peut obéir à un sentiment d’abnégation. Il cède au vain désir d’associer son nom à un grand fait historique, peut-être à l’amour des distinctions et du pouvoir. Mais la pensée du sacrifice est loin de son cœur. Il ne voit dans la députation qu’un piédestal ou un moyen de fortune.

De tels hommes compromettraient bien vite l’Assemblée en la conduisant dans des voies hostiles aux intérêts de la nation… Cette assemblée doit incessamment travailler à fonder solidement l’édifice de la société démocratique. Elle doit porter une main hardie sur les institutions oppressives et condamnées, ne reculer devant aucune des conséquences de la révolution, entraîner le pays par la grandeur de ses résolutions, et, s’il le faut, briser sans ménagement toutes les résistances. Le salut de la France est à ce prix. Quiconque n’est pas convaincu que la République ne peut pas périr ne sera qu’un député dangereux. Il sera disposé aux transactions et aux demi-mesures, et par ses hésitations il deviendra une cause de graves embarras. Arrière les indifférents et les ambitieux, la patrie a besoin de foi et d’abnégation…

Il dut probablement arriver jusqu’à l’oreille de l’auteur du Bulletin n° 15, que presque partout le peuple ne témoignait aucun désir de choisir des gens qui « porteraient une main hardie sur les institutions oppressives et condamnées » (par exemple : sur la « richesse individuelle », comme le prétendait l’auteur du troisième article socialiste de la Cause du Peuple.) Il dut apprendre aussi que les paysans étaient tout autrement disposés que les ouvriers des villes, qu’on ne voterait pas exclusivement pour ceux qui croient en la République comme en une espèce de divinité dont il n’est pas permis de douter. Et le Bulletin n° 16 laisse alors entendre une menace non déguisée :

… Une heure d’inspiration et d’héroïsme a suffi au peuple pour consacrer le principe de la vérité. Mais dix-huit ans de mensonge opposent au régime de la vérité des obstacles qu’un souffle ne renverse pas ; les élections, si elles ne font pas triompher la vérité sociale, si elles sont l’expression des intérêts d’une caste, arrachées à la confiante loyauté du peuple, les élections, qui devaient être le salut de la République, seront sa perte, il n’en faut pas douter. Il n’y aurait alors qu’une voie de salut pour le peuple qui a fait des barricades, ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d’ajourner les décisions d’une fausse représentation nationale. Ce remède extrême, déplorable, la France voudrait-elle forcer Paris à y recourir ? À Dieu ne plaise !…

À la fin de ce Bulletin la population des campagnes est exhortée à faire cause commune avec celle des cités, parce que « partout la cause du peuple est la même, partout les intérêts du pauvre et de l’opprimé sont solidaires ; si la République succombait à Paris, elle succomberait non seulement en France mais dans tout l’univers… »

Et, après cela, il ne semble pas que l’auteur s’exprime en toute sincérité, en disant :

… Citoyens, il ne faut pas que vous en veniez à être forcés de violer vous-mêmes le principe de votre propre souveraineté. Entre le danger de perdre cette conquête par le fait d’une assemblée incapable ou par celui d’un mouvement d’indignation populaire, le gouvernement provisoire ne peut que vous avertir et vous montrer le péril qui vous menace. Il n’a pas le droit de violenter les esprits et de porter atteinte au principe du droit public. Élu par vous, il ne peut ni empêcher le mal que produirait l’exercice mal compris d’un droit sacré, ni arrêter votre élan, le jour où, vous apercevant vous-mêmes de vos méprises, vous voudriez changer, dans sa forme, l’exercice de ce droit. Mais ce qu’il peut, ce qu’il doit faire, c’est vous éclairer sur les conséquences de vos actes…


On sent dans ces mots, surtout si on les rapproche des Bulletins nos 13 et 15, une indication nullement équivoque : ou bien choisissez des députés radicaux, républicains ; ou bien, si les élections sont réactionnaires, risquez un coup d’État et renversez l’Assemblée nationale qui pourrait être ni démocratique ni républicaine.

Simultanément, avec ces deux derniers Bulletins, George Sand écrivit ses cinq Paroles de Blaise Bonnin. Les sous-titres seuls prouvent combien la différence qui s’accentuait entre les aspirations et les dispositions des ouvriers des villes et celles des gens de la campagne, jointe au mécontentement général suscité par le nouvel impôt, inquiétaient George Sand et lui donnaient de justes craintes. Les deux premières Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens sont intitulées : l’Impôt et Encore l’impôt. Notre vieil ami Blaise, toujours dans son simple et clair langage, qui cette fois pourtant n’est point la langue d’oïl, mais le bon français de tout le monde, l’ami Blaise, disons-nous, y exhorte le peuple à « encore patienter un peu », à faire encore un nouveau sacrifice que les circonstances exigent de lui sous la forme de cet impôt de 45 centimes. Mais il l’exhorte aussi à mettre la main à la pâte pour que de meilleurs temps arrivent plus vite, et, à cette fin, il lui conseille de choisir « une bonne Assemblée ».

Les trois derniers numéros des Paroles de Blaise Bonnin sont intitulés : l’Ouvrier des villes et l’Ouvrier des campagnes, l’Agriculteur et l’Artisan, et enfin, les Villes et les Campagnes, et sont consacrés au développement de la même idée du Bulletin n° 16 sur la solidarité des intérêts du prolétariat des villes et des campagnes.

Or, le même jour où parut le n° 2 de la Cause du Peuple et au lendemain de celui où avait paru le Bulletin n° 16, eut lieu la célèbre manifestation contre-révolutionnaire qui fut comme une contre-partie de la manifestation prolétaire du 17 mars. Les socialistes et les radicaux ayant tenté de renverser le gouvernement provisoire à leur profit, cet essai de sédition fut très adroitement déjoué par tous ceux qu’on traitait railleusement de « bourgeois », en leur opposant « le peuple ». C’étaient les bourgeois aisés, tremblant devant ces mesures socialistes rêvées par le rédacteur de la Cause du Peuple, et la petite bourgeoisie proprement dite, la garde nationale, tous ceux que ruinaient la crise financière et le chômage dans les affaires et qui étaient déprimés et effrayés par les processions et les manifestations populaires en permanence, le bruit dans les rues devenant chronique ; enfin tous les modestes citadins avides de silence et de repos, dont George Sand s’était si cruellement moquée dans son article « Les Rues de Paris »[70], en comparant ces bonshommes pacifiques au Cassandre de la vieille comédie[71], le symbole de la poltronnerie, de l’inertie stupide et bornée, eux tons, disons-nous, exécutèrent la contre-manifestation restée célèbre et dirigée très explicitement contre les socialistes, les communistes, contre tous ceux que les pauvres bourgeois apeurés et les libéraux modérés personnifiaient également sous les traits du « spectre rouge ». C’est pendant cette manifestation que des cris : d’À bas les communistes ! À la lanterne ! Mort à Cabet[72] ! Mort aux communistes ! se firent entendre une première fois.

Et voici que le quatrième article du Socialisme, paru dans le dernier numéro de la Cause du Peuple, proclame quelque chose de nouveau. Ce n’est plus la majorité qui est la voix du peuple par laquelle la divinité elle-même prononce les arrêts de la vérité accessible à l’humanité ; il est certain qu’en pratique l’expression de la souveraineté du peuple se fait voie par la majorité, mais, dit l’auteur de ce quatrième article intitulé « la Majorité et l’Unanimité » :

… Il faut toujours avoir l’idéal devant les yeux…

Or, l’idéal de l’expression de la souveraineté de tous, ce n’est pas la majorité, c’est l’unanimité. Un jour viendra où la raison sera si bien dégagée de voiles et la conscience si parfaitement délivrée d’hésitations, que pas une voix ne s’élèvera contre la vérité dans les conseils des hommes… Oui, à toutes les époques de l’histoire, il y a de ces heures décisives où la Providence tente une épreuve et donne sa sanction à la véritable aspiration, au consentement électrique des masses, Il y a des heures où l’unanimité se produit à la face du ciel, et où la majorité ne compte plus devant elle…

De telles heures furent, selon l’auteur de l’article, les journées du 24 février et du 20 avril, celle de la Fête de la fraternité. Si cette unanimité avait pu ou pouvait encore être brisée ou altérée, la vérité n’en cessera pas moins d’exister. Donc, quoiqu’on dise que « la France va nous envoyer, le 5 mai, l’expression de ses diverses majorités locales » et que « la souveraineté de ces majorités fractionnées sera inviolable », l’auteur proteste contre cette opinion.

… La Chambre des députés a été violée le 24 février au nom du principe de la majorité contre la minorité, dit-il. Si l’Assemblée du 5 mai se trouve être l’expression d’une majorité abusée, si elle est résolue à représenter encore les intérêts d’une minorité, cette assemblée ne régnera point ; l’unanimité viendra casser les arrêts de la majorité…

George Sand s’empresse de tranquilliser d’avance les représentants de cette majorité abusée, en niant que le parti républicain puisse appeler la guerre civile ou que « par d’odieuses provocations il réveille le souvenir de Fructidor… ».

Il faut noter ces mots, parce que nous verrons tout à l’heure par une page de Mme Sand, non destinée à l’impression, qu’elle-même, ainsi que le « parti républicain » avaient justement débattu l’opportunité d’un « Fructidor ».

Donc, continue Mme Sand dans ce quatrième article :

… il n’y aura pas d’émeutes, le peuple n’en veut plus. Il n’y aura pas de conspirations, le peuple les déjoue. Il n’y aura pas de sang versé, le peuple en a horreur. Il n’y aura pas de menaces, le peuple n’a pas besoin d’en faire…

Et alors, Mme Sand trace un projet grandement fantastique : dans le cas où l’Assemblée se trouverait réactionnaire ou tiède, en un mot, point démocratique, le peuple tout en respectant extérieurement son inviolabilité, « s’en ira au Champ de Mars, et là, avec la France entière, il votera sa constitution, en appelant à ce vote l’humanité tout entière, qui lui répondra par un courant électrique ».

… Alors nous te porterons en souriant cette constitution à signer et tu la signeras avec empressement, heureuse d’être délivrée du mal affreux de l’abandon et de l’impuissance ; nous te couronnerons de feuilles de chêne et nous te porterons en triomphe[73]

Donc, d’une part, la journée du 16 avril avait laissé voir à George Sand que la « République sociale » n’était nullement le rêve de la « majorité ». D’autre part, le Bulletin n° 16 provoqua une explosion d’indignation et d’horreur de la part de la bourgeoisie et des modérés[74], et quoique cet épisode ne se dénoua que plus tard et que la question de savoir qui avait écrit ce Bulletin ou signé un bon à tirer ne fut vidée définitivement qu’après la journée du 15 mai dont il fut considéré comme le prodrome et la cause, néanmoins, Ledru-Rollin qui s’était rapproché, dès le 16 avril, des modérés et de Lamartine en particulier, s’empressa de renier ce Bulletin, et George Sand elle-même fut probablement reconnue pour une collaboratrice incommode. Il s’ensuivit un froid entre les alliés de naguère, et quoique George Sand ne renia point « son parti », elle n’écrivit plus de Bulletins pour Ledru-Rollin, et il lui arriva parfois de qualifier celui-ci du nom de : « le gros Ledru ». Il est probable toutefois que la description de la Fête de la fraternité du 20 avril, dans le Bulletin n° 19, est due à sa plume, comme le suppose aussi M. Monin, et comme on peut le conclure par les lignes de la lettre à Maurice :

« Il me faudrait t’écrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s’est passé, et je n’ai pas cinq minutes. Tu en trouveras une relation bien abrégée dans le Bulletin de la République et dans la Cause du Peuple[75].

Mais nous nous empressons de remarquer que les descriptions de la Journée du 20 avril, celle qui parut dans la Cause du Peuple et celle que contient le Bulletin n° 19, sont différentes, quoique très ressemblantes : la seconde n’est nullement « empruntée » à la Cause du Peuple, comme le prétend M. Monin.

Le Bulletin n° 16, publié le 15 avril, est comme le dernier acte de la participation littéraire de George Sand aux affaires du gouvernement provisoire. Le 16 avril fut aussi, paraît-il, le dernier jour de sa participation active dans ces affaires, du moins, depuis ce jour, la part qu’elle prit aux événements eut un autre caractère.

Avant de parler de cette mémorable journée, disons quelques mots sur le Bulletin n° 12, dont nous n’avons rien dit encore (quoiqu’il soit considéré comme le plus sûrement dû à la plume de George Sand), ainsi que sur les autres articles, non encore mentionnés, de la Cause du Peuple.

La Cause du Peuple, — disait Mme Sand, dans le premier article paru sous le titre d’Arts dans le n° 1 du journal, — n’étant pas une revue, ne s’engageait pas à faire des comptes rendus systématiques, sur le théâtre, la musique et les arts, quoique l’art comme toute autre manifestation de l’esprit humain soit une expression de la vérité, mais… en temps de révolution, les artistes et les poètes ne peuvent, pour formuler cette vérité en marche, que procéder par de rapides improvisations. Or, l’art étant le travail de l’esprit sur le sentiment et pour ainsi dire de l’enthousiasme réfléchi, demande du calme et un peu de latitude, pour se raviser.

Le chroniqueur de la Cause du Peuple n’aura donc pas grand’chose à enregistrer, George Sand ne donne le compte rendu que de trois représentations théâtrales : de la première de l’Aventurière d’Augier (à laquelle elle sait avec une grande perspicacité et un flair artistique parfait prédire un glorieux avenir)[76], et de deux représentations gratuites pour le peuple : la Muette de Portici à l’Opéra et la solennelle ouverture de la Maison de Molière, rebaptisée sous le nom de « Théâtre de la République ». On y donna les Horace (un acte), avec Rachel, et le Malade imaginaire avec Madeleine Brohan, Samson et d’autres célébrités de l’époque, et en guise de Prologue, une petite pièce de circonstance de George Sand elle-même, le Roi attend. Le spectacle fut ouvert par le Chant du départ de Méhul, chanté par les chœurs du Conservatoire, puis Roger chanta à leur tête une cantate de Mme Viardot sur des paroles de René Dupont, la Jeune République[77], et le tout fut clos par la Marseillaise, mélodie déclamée par Rachel, que l’orchestre accompagnait en sourdine[78]. Mais George Sand s’occupa bien moins de la représentation, que de ceux à qui on la donnait, des spectateurs populaires. Lorsqu’on ordonna ces représentations gratuites, il y eut certaines voix qui s’écrièrent : « Margaritas ante porcos ! Ces spectateurs « barbares » ne sauront apprécier ni le jeu de Rachel, ni les œuvres de Molière et de Racine ; les possesseurs loqueteux des billets s’empresseront de les revendre, et préféreront naturellement un dîner à une représentation, » etc. Tels devaient être les discours qui précédèrent ces représentations, à en juger par le ton mi-polémique, mi-enthousiaste dont George Sand relate qu’il n’y eut que fort peu de billets revendus, qu’on ne comptait pas plus de cinquante messieurs dans la salle, que, du commencement jusqu’à la fin de l’opéra et de la tragédie, chaque mot des acteurs et chaque son de musique fut écouté dans un « silence religieux », qu’il « n’y eut dans les loges ni pelure de pomme, ni d’orange » ; que ces prétendus barbares qui, disait-on, ne valaient pas la peine qu’on jouât devant eux des chefs-d’œuvre de littérature ou d’art lyrique, avaient été vivement impressionnés par le sujet et la musique de la Muette, qu’ils avaient applaudi toujours à propos, aux passages les plus touchants ou les plus dramatiques de la tragédie ; comment enfin le peuple s’était cotisé pour offrir « un bouquet à Mlle Rachel, qu’on ne le jeta pas brutalement sur la scène, comme le font de prétendus dandies, mais un ouvrier monta sur la scène et, en présentant respectueusement le bouquet à la grande artiste, lui exprima la gratitude de l’auditoire populaire et lui demanda de vouloir bien redire le dernier couplet de la Marseillaise, » au lieu de le lui réclamer grossièrement à grands cris, comme le fait le soi-disant public cultivé. Enfin, à la sortie, le peuple ne voulut pas profiter gratuitement du divertissement que l’État lui offrait, et, se souvenant que tandis qu’il « s’amusait d’autres souffraient », chacun fit une offrande pour les pauvres. Plus on avait décrié ces représentations, plus George Sand mit de joie ironique à constater combien on s’était trompé.

Ces deux articles de critique furent insérés dans les nos 1 et 2 de la Cause du Peuple, parus les 9 et 16 avril. Et dans le même n° 2 parut le Prologue — le Roi attend[79]. George Sand confesse candidement dans la première de ses critiques de théâtre que ce prologue était une espèce de pastiche où l’auteur faisait preuve de bons sentiments et dont l’idée est empruntée à l’Impromptu de Versailles de Molière. Ici comme là, Molière se trouve dans l’embarras : il faut commencer, le roi va venir et la pièce n’est pas encore écrite et les acteurs n’en savent pas un mot. Accourent l’un après l’autre sept « nécessaires » en criant : Messieurs, commencez donc ! Le roi risque d’attendre !… Le roi attend !… Le roi a attendu !… » Les acteurs horripilés se sauvent. Molière, resté seul, dit qu’il se sent, malgré tout, pur de tout reproche, parce qu’il a toujours honnêtement fait son devoir, a tâché de corriger le vice, a toujours dit la vérité ; s’il a aimé le roi c’est parce que le roi était bon, il l’a employé à châtier sa cour et l’a défendue, simple petit roturier, contre les grands auxquels il s’attaquait. Puis, fatigué, Molière s’endort. Des nuages l’enveloppent et quand ils se dissipent apparaît la Muse (Rachel), entourée des ombres des grands poètes, antiques et modernes : Eschyle, Sophocle, Euripide, Plante, Térence, Shakespeare, Voltaire, Rousseau, Beaumarchais, Marivaux, etc. Chacun d’eux, selon son genre et sa nature, prédit la victoire définitive de la vérité, de la justice et de la tolérance sur les abus, les vices et les iniquités des siècles passés. (Par exemple : Voltaire dit : « J’ai fait une grande révolution, mais Rousseau en a fait une seconde. » — Celle de 1848, la sociale, et démocratique, s’entend !) Puis la Muse proclame en belles et sonores paroles que les maux et les erreurs d’autrefois sont vaincus, que la raison triomphe, que les temps de la vengeance sont révolus et qu’à présent, les poètes des temps nouveaux, en continuant l’œuvre de leurs grands prédécesseurs, créeront aussi un art nouveau « qui va naître au souffle de la liberté ». La vision disparaît. Laforêt vient réveiller Molière, lui dit que le roi attend toujours et conseille de regarder dans la salle. Molière s’approche de la rampe en priant Laforêt de ne point l’éveiller, parce qu’il rêve encore, et, en rêvant, il « voit bien le roi ; mais il ne s’appelle plus Louis XIV, il s’appelle le peuple, le peuple souverain… Ce souverain est grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu’il est bon, parce qu’il n’a pas d’intérêt à tromper, parce qu’au lieu de courtisans, il a des frères…, etc. » Et Molière s’adresse à ce peuple en disant :

« Messieurs !… »

« Il faut dire citoyens à cette heure » ! — lui souffle Laforêt. Et Molière invite les « citoyens » à franchir très souvent les portes du théâtre de la République, qui leur sont « toutes grandes ouvertes ».

Il n’y a pas à dire, quel que soit le « souverain » du moment, les poètes, lorsqu’ils s’adressent à lui, sont toujours obligés de… l’aduler, et George Sand ne put se soustraire à la règle générale, quoique « des temps nouveaux » fussent arrivés !

Examinons maintenant le Bulletin n° 12, que nous n’avons pas analysé à son numéro d’ordre, justement à cause de son thème spécial. Son idée principale est celle-ci : parmi toutes sortes de pétitions et de résolutions votées en ce dernier temps, on a vu quelques femmes « réclamer les privilèges de l’intelligence », voire : des droits politiques égaux à ceux de l’homme. L’auteur du Bulletin trouve que la question ainsi posée manque d’actualité et prouve l’égoïsme des femmes privilégiées. Il faut, d’abord, que tous les hommes acquièrent et affermissent les droits de l’homme, s’affranchissent du joug de l’ignorance et de la misère. Puis il faut que les femmes qui jouissent de tous les privilèges de l’instruction et de l’aisance matérielle « oublient leur personnalité » et s’occupent du sort de leurs sœurs malheureuses ne possédant aucun droit ou privilège, les ouvrières opprimées par la misère et l’ignorance, les misérables filles du peuple qui gagnent leur existence en se prostituant. Les unes et les autres sont les parias, les esclaves blanches du régime social actuel, elles ne parviendront pas par leurs propres efforts à s’affranchir de leur horrible état. C’est à les aider en cette tâche, à alléger leur sort que doivent tendre les efforts des femmes. C’est aux mères surtout qu’il incombe de prêcher à leurs époux, à leurs frères, à leurs fils, « l’affranchissement sérieux et moralisateur de la femme ».

M. Monin, en parlant de ce Bulletin, ajoute avec une ironie bien fondée : « On peut se figurer l’effet que produisit ce douzième Bulletin sur les murs des communes rurales » (au milieu des paysans qui sont, en général, si sainement sages et si sévères pour tout ce qui est prostitution, ajouterons-nous).

Puis M. Monin cite un menu fait d’histoire d’un comique achevé :

« À Paris, le triste monde de la prostitution patentée fut inquiet, mais non terrifié. Il existe une circulaire signée, « convoquant les maîtresses », pour le 11 avril, à une assemblée générale, afin de défendre les intérêts menacés de leurs « maisons ». L’histoire ne dit pas si ce syndicat d’un nouveau genre envoya une députation à l’Hôtel de ville. »

L’auteur anonyme de la Préface des Bulletins de la République, dont il a été plus d’une fois question dans ces pages, trouve que ce Bulletin « trahit une origine particulière ».

… On y reconnaît sans peine les idées, le style et la touche habituelle d’un bas bleu célèbre, voué, depuis quelques années, à la défense de son sexe ; l’auteur de Lélia et de Valentine se laisse deviner à chaque ligne, George Sand y occupe une chaire de morale à l’usage des femmes…

M. Monin réfute en toute justesse cette prétendue défense exclusive de son sexe de la part de George Sand et démontre, en quelques lignes probantes, qu’en 1848, comme toujours, George Sand s’intéressait bien plus aux questions générales et humaines qu’au féminisme. Le Bulletin n° 12 confirme ce fait de tous points. Bien plus, nous y trouvons plusieurs phrases redondantes, des locutions qui ne sont pas propres à George Sand, et qui, selon nous, doivent avoir été écrites par un homme, et non pas par une femme. Nous ne pouvons pas dire qui avait revu ou corrigé ce Bulletin, si ce fut Jules Favre, Arago ou Ledru lui-même, mais nous sommes convaincus que George Sand ne l’avait pas écrit seule[80].

Or, ce n’est pas seulement dans ce bulletin-là, mais deux fois encore que George Sand se prononça dans la presse contre les réclamations féminines, hors de propos, lorsque les droits de l’homme ne sont pas encore conquis, et en particulier contre le point pour lequel, de nos jours, les suffragettes anglaises combattirent avec une énergie extravagante : contre la participation des femmes aux élections et à la députation. Voici les deux cas où George Sand eut à se prononcer.

D’abord, au commencement d’avril des clubs féminins — et en particulier celui qui siégeait au boulevard Bonne-Nouvelle et publiait sous la direction de Mme Niboyet son propre journal : la Voix des femmes, avec le sous-titre[81] : Journal social et politique, organe des intérêts de toutes (sic), — décidèrent de prendre part aux élections (quoique les femmes n’eussent pas le droit d’élire), et proposèrent deux candidats : Ernest Legouvé, le Bayard du féminisme, et George Sand (quoiqu’elle n’eût pas le droit, comme femme, d’être élue). Vers la même époque, on put lire dans ce même journal de dames, dans un petit entrefilet, à propos de Pierre Leroux jugé par George Sand, que chaque parole de George Sand était considérée par ces dames comme « religieuse et sainte ». Puis, quelques jours plus tard, il parut dans la Voix des femmes un petit article, signé des initiales G. S. et qui exhortait pathétiquement la société à restituer la loi du divorce au nom de la morale publique, à l’appui de quoi l’article faisait allusion au récent assassinat de la duchesse de Praslin, tuée par son mari outragé. Le gros public crut que les initiales G. S. signifiaient George Sand.

C’est alors que cette dernière, généralement si indifférente à la calomnie qui la touchait personnellement, ne voulut ni souffrir qu’on abusât de son nom d’auteur, ni permettre qu’on importât de la mauvaise marchandise sous le couvert d’un beau pavillon. Et puis elle comprenait tout le ridicule de cette escarmouche féminine, brandissant sa candidature comme une bannière. On a retrouvé dans les papiers de George Sand une lettre inachevée adressée aux dames qui avaient proposé cette candidature. Elle s’y prononce d’une manière très sérieuse et très convaincue sur la question féminine ou plutôt sur l’inutilité de la participation des femmes à la lutte et aux droits politiques. Selon nous, même de nos jours il serait difficile de dire quelque chose de plus raisonnable et de plus sage. La lettre est trop longue pour être citée en entier et des pensées détachées de l’ensemble perdraient de leur suite et de leur force de conviction. Cette lettre plairait peu aux féministes actuels, elle prouverait aussi leur erreur à ceux qui prennent George Sand pour l’apologiste et l’avocat des femmes ; mais il est fort douteux d’autre part que des personnes sérieuses et réfléchies, ceux qui en principe ne mettent pas en doute les droits humains et l’égalité morale de la femme, ne soient entièrement d’accord avec cette lettre de George Sand[82]. On peut la lire dans le volume paru en 1904, intitulé : Souvenirs et Idées et présentant un recueil de morceaux et de pages posthumes (nous l’avons mentionné déjà), où cette lettre parut sous le titre arbitraire de : À propos de la Femme dans la société politique[83]. Mais s’étant ravisée, George Sand, au lieu de cette longue réponse traitant le fond de la question, préféra se dégager formellement de toute solidarité avec les femmes qui eurent la fantaisie de mettre son nom sur la liste des candidats, et en même temps elle renia les initiales G. S. qu’on lui attribuait dans le journal « rédigé par des dames ». Dans ce but, elle envoya une lettre à la rédaction de la Vraie République de Thoré et à celle de la Réforme, écrite dans les tenues que voici :

Monsieur,

Un journal rédigé par des dames a proclamé ma candidature à l’Assemblée nationale. Si cette plaisanterie ne blessait que mon amour-propre, en m’attribuant une prétention ridicule, je la laisserais passer, comme toutes celles dont chacun de nous en ce monde peut devenir l’objet. Mais mon silence pourrait faire croire que j’adhère aux principes dont ce journal voudrait se faire l’organe. Je vous prie donc de recevoir et de vouloir bien faire connaître la déclaration suivante :

1° J’espère qu’aucun électeur ne voudra perdre son vote en prenant fantaisie d’écrire mon nom sur son billet

2° Je n’ai pas l’honneur de connaître une seule des dames qui forment des clubs et rédigent des journaux.

3° Les articles qui pourraient être signés de mon nom ou de mes initiales dans ces journaux ne sont pas de moi.

Je demande pardon à ces dames qui, certes, m’ont traitée avec beaucoup de bienveillance, de prendre des précautions contre leur zèle.

Je ne prétends pas protester d’avance contre les idées que ces dames, ou toutes autres dames, voudront discuter entre elles ; la liberté d’opinions est également pour les deux sexes, mais je ne puis permettre que, sans mon aveu, on me prenne pour l’enseigne d’un cénacle féminin avec lequel je n’ai jamais eu la moindre relation agréable ou fâcheuse.

Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments distingués,

George Sand.

8 avril 1848.

La lettre parut le 9 et 10 avril dans la Vraie République et dans la Réforme. Le lendemain elle fut réimprimée par divers autres journaux, et celui de Mme Niboyet dut confesser, hélas ! que les initiales G. S. n’appartenaient pas à George Sand, mais bien… à Mme Gabrielle Soumet !

Hélas ! dirons-nous encore, parce qu’il nous faut chagriner une fois de plus toutes les féministes françaises, russes et autres, toutes les suffragistes et suffragettes, en citant, immédiatement après cette lettre, une autre page encore de George Sand, écrite contre les réclamations féminines. Un mois plus tard, le 7 mai, George Sand publia dans la même Vraie République, une très intéressante Revue politique et morale de la semaine, et c’est dans cet article que nous trouvons les lignes suivantes :

La question des femmes est venue mêler, cette semaine, un peu de gaieté au sérieux des événements et des préoccupations. Certains clubs sont envahis ou menacent de l’être par les dames socialistes. Ces dames ont raison de s’occuper du progrès que la République promet de faire entrer dans les mœurs, dans la législation, dans la condition morale et matérielle des femmes du peuple, dans l’éducation de l’un et de l’autre sexe. Mais ces dames ont tort de vouloir se jeter de leurs personnes dans le mouvement. On ne leur conteste point le droit de lire, de penser, de raisonner et d’écrire ; mais quel que soit l’avenir, nos mœurs et nos habitudes se prêtent peu à voir les femmes haranguant les hommes et quittant leurs enfants pour s’absorber dans les clubs.

Je ne vois point que dans l’état actuel des choses, les femmes doivent être si pressées de prendre une part directe à la vie politique. Il n’est point prouvé qu’elles y apportent un élément de haute sagesse et de dignité bien entendue ; car si une grande partie des hommes est inexpérimentée encore dans l’exercice de cette vie nouvelle où nous entrons, une plus grande partie des femmes est exposée à cette inexpérience, et l’essai compliquerait d’une manière fâcheuse les embarras de la situation.

Il ne nous est point prouvé d’ailleurs que l’avenir doive transformer la femme à ce point que son rôle dans la société soit identique à celui de l’homme. Il nous semble que les dames socialistes confondent l’égalité avec l’identité, erreur qu’il faut leur pardonner ; car, en ce qui les concerne eux-mêmes, les hommes tombent souvent dans cette confusion d’idées. L’homme et la femme peuvent remplir des fonctions différentes sans que la femme soit tenue pour cela dans un état d’infériorité. Nous n’avons point trouvé jusqu’ici la prétention de ces dames assez significative pour qu’il soit nécessaire de les contrarier en la discutant. Si elle se formulait d’une manière plus sérieuse, nous consacrerions un travail particulier à l’examen de leurs droits et de leurs devoirs dans le présent et dans l’avenir. »

Il est curieux de noter dans la Lettre et dans la page précitées que George Sand y parle à plusieurs reprises avec une certaine ironie des dames socialistes, ce qui porta probablement M. Monin à nier catégoriquement son « socialisme » ou son « communisme » à elle. Or, George Sand était très consciente de sa solidarité morale avec les républicains socialistes, qualifiés de « communistes » en 1848, comme le lecteur l’a déjà pu voir et comme il le verra encore. Cette expression de son article doit donc être comprise dans le sens de reniement formel de toute participation à quelque parti ou coterie socialiste, parce que George Sand tenait à n’être enrôlée sous aucune bannière, à n’appartenir à aucune secte (qu’elle opposait à une école). C’est pour cette raison qu’elle qualifiait du nom de « dames socialistes » les membres des clubs féminins socialistes, tout comme un peu plus tard elle disait très explicitement en parlant d’elle-même :

… Si, par le communisme, on entend l’adhésion à quelque groupe précis, à quelque secte définie, nous ne sommes pas communistes ; mais si on entend par ce terme la sympathie pour certaines idées, certaines aspirations, certaines croyances, oui, alors, nous sommes communistes.

George Sand croyait nuisible à la cause de la République le socialisme et le communisme, et n’importe quelle autre secte vouée à quelque unique idée, ne voyant rien ni à droite, ni à gauche, des gens aveugles pour tout ce qui n’est pas leur clan, voulant exhausser leur secte au détriment de la grande cause de la liberté et de l’égalité, bref, des hommes de parti dans le sens exact du mot. C’est à leur myopie qu’elle attribua la défaite du peuple au 16 avril. Dans la description de cette journée parue dans le dernier numéro de la Cause du Peuple et ressemblant beaucoup à la version donnée à cet épisode dans le Bulletin n° 20, que nous serions fort portés à lui attribuer, quoiqu’il n’y ait aucune preuve du fait[84], George Sand dit ceci : La secte (c’est-à-dire : Blanqui, Raspail et C°, et Louis Blanc lui-même, tous ceux qui portèrent audacieusement leurs réclamations à l’hôtel de ville dans le but secret de forcer le gouvernement provisoire à n’écouter qu’eux) et la caste (c’est-à-dire la bourgeoisie effrayée outre mesure et la Garde nationale qui s’y élancèrent également afin de défendre ce gouvernement), avaient failli tuer la jeune République. Mme Sand assure y avoir assisté en simple spectateur et vu que les deux foules, l’une armée, l’autre désarmée, chacune croyant qu’on voulait égorger une partie du gouvernement provisoire, accoururent des deux côtés vers l’Hôtel de Ville. Il s’en fallut de peu qu’une sanglante guerre civile n’éclatât, mais le peuple comprit le malentendu et les deux ondes populaires, s’étant mêlées en une seule, quittèrent la place et s’en allèrent aux cris de Vive la République ! après que le gouvernement provisoire au grand complet eut tranquillisé le peuple alarmé.

On sait que les choses ne se passèrent point tout à fait ainsi. Et d’abord George Sand ne fut pas un simple spectateur, et ce « malentendu » populaire, l’égoïsme de la secte et de la caste ne la surprirent pas. Elle avait eu une part dans la préparation de l’événement. Puis, — et c’est là l’important, — elle avait très bien vu et compris que la journée du 16 avril signifiait quelque chose de lien pire pour l’avenir de la République qu’un malentendu. Daniel Stem dit dans son Histoire de la Révolution de 1848 :

Par malheur, l’entourage du ministre de l’Intérieur était possédé d’ambitions plus impatientes ; on y rêvait pour lui la dictature, on voulait avec lui et par lui gouverner révolutionnairement la France. Ce rêve de quelques hommes passionnés prenait chaque jour plus de consistance par l’intervention très directe et très efficace de M. Caussidière. Peu à peu, il se transformait en projet ; du projet au complot, il n’y avait pas loin pour des hommes habitués aux pratiques des sociétés secrètes. Sans y tremper d’une manière active, M. Ledru-Rollin prêtait une oreille quelquefois distraite, mais souvent complaisante aux discours des conspirateurs ; tout en agissant contre eux… en pressant la rentrée des troupes, il ne les dissuadait pas de leur entreprise et laissait faire leur zèle.

… Mme Sand était l’un des agents les plus animés de la conspiration, moins dans l’intérêt de Ledru-Rollin que dans celui de M. Louis Blanc. Elle y avait amené Barbes et travaillait dans ce sens l’esprit des ouvriers qu’elle réunissait tous les soirs dans un petit logement voisin du Luxembourg, où elle était descendue. Vers la fin de la soirée, elle allait rejoindre au ministère de l’Intérieur le petit cercle des invités, parmi lesquels on comptait habituellement MM. Jules Favre, Landrin, Portalis, Carteret, Étienne Arago, Barbes, etc. Là, soit en présence de M. Ledru-Rollin, soit en son absence, on discutait les moyens de remettre entre ses mains le sort de la République. Ces moyens, depuis le succès de la manifestation du 17 mars, paraissaient très simples. Provoquer, sous un prétexte quelconque, une réunion générale de prolétaires, tenir des armes et des munitions prêtes, ce qui était d’autant plus facile qu’on avait pour soi le préfet de police, entrer à l’hôtel de ville, en chasser ceux du gouvernement provisoire qui déplairaient, quoi de plus élémentaire et d’une exécution plus prompte[85]

Et cette page de Daniel Stern est en tous points confirmée par les indications que nous trouvons dans les propres lettres de George Sand, C’est ainsi qu’elle écrit à Maurice et à Mme Duvernet les 15 et 16 avril :

Au citoyen Maurice Sand, à Nohant.
Paris, le 15 avril 1848.
Pour toi seul.

Cher Bouli, j’allais partir dans quelques heures. Mais cela devient tout à fait impossible. Il se prépare une manifestation politique à laquelle je dois assister absolument. Manifestation toute pacifique, mais qui doit réparer bien des sottises et bien des actes coupables. Sois en paix, s’il y avait quelque chose d’intéressant, je t’appellerais.

Mais c’est une affaire de conciliabules. Au reste, quand tu t’ennuieras trop, tu sais que tu n’es pas forcé de garder la maison. Je t’écrirai plus en détail demain.

Je te bige mille fois. Représente-moi auprès de notre fille Titine pour la marier à l’église.

Bonsoir, je t’aime.


À Madame Eugénie Duvernet.
Paris, 16 avril 1848.

Chère mignonne, je ne peux plus partir. Les affaires se présentent BOUS un aspect auquel il faut absolument ma présence pendant quelques jours. Mais je ne peux pas laisser mes amoureux dans l’attente. Je leur écris donc de se marier sous ton patronage, si tu peux y assister, et sous celui de Maurice qui me représentera. Je leur dis aussi de venir me retrouver ici tout de suite après. Je leur envoie donc une petite somme en papier pour leur voyage. Tâche de faire remettre les deux lettres ce soir à Nohant. Tu devrais te faire accompagner par quelqu’un de nos amis à Châteauroux et aller coucher à Nohant.

Adieu, adieu, j’ai un gros chagrin de ne pas partir avec toi. J’embrasse Charles.

George[86].


Le 16 avril, au matin, George Sand écrit encore à son fils les lignes plus que significatives que voici :

L’affaire est avortée ou la partie est remise. Il n’y aura rien aujourd’hui. Je suis doublement fâchée à présent de ne pas avoir été à Nohant. Je m’y serais remise d’une toux qui me fend le corps en quatre. Mais on ne sait plus où on en est, et rien ne ressemble plus aujourd’hui à la vie d’hier. J’espère pourtant bien me sauver au premier rayon de soleil et aller me reposer un peu près de toi. Tu ne me dis rien de ce qui se passe chez nous. Avez-vous un sous-commissaire ? Que disent les paysans de Nohant ? Que fais-tu ? J’ai eu des détails du mariage par Eugénie, j’ai su que Gilland et son ami[87] y assistaient. Probablement je vais voir arriver Titine aujourd’hui qui me racontera tout ce que tu ne me dis pas.

Ici, tout va de travers, sans ordre et sans ensemble. Il y aurait pourtant de belles choses à faire en politique et en morale pour l’humanité. Malgré les bourgeois, il y aurait mille moyens de sauver le peuple. Mais l’homme, dit Montaigne, est ondoyant et divers. Il faudra que j’aille te raconter tout le détail de cela. C’est bien curieux, c’est souvent triste, souvent bête, et c’est pourtant avec tout cela que le progrès marche et que l’histoire se fait…

(Viennent des lignes consacrées à des conseils maternels à Maurice et à Eugène Lambert de travailler sérieusement, ainsi que des détails sur leurs tableaux et dessins exposés au Salon. Puis Mme Sand revient à ses affaires et à ses projets personnels) :

… Écris-moi donc, puisque je suis en prison ici. Je tente de trouver un gagne-pain et un moyen d’être utile dans ce journal que j’ai créé. Ça prendra-t-il, oui ou non ? Je ne sais encore. Mais si ça ne prend pas, je ferai autre chose. Enfin, il faut trouver ici un moyen de faire honneur à ses affaires et de vivre, car, après les onze mille francs qu’on me payera au mois de mai pour les deux premiers volumes de Ma Vie, il y aura une grande lacune avant de faire paraître et avant d’en payer d’autres, on me l’annonce[88].

Bonjour, mon enfant, je te bige mille fois. Si tu vois Gilland, dis-lui mille choses pour moi, bonjour à Lambrouche[89].

Et dans le Journal de 1848, mentionné plus haut, et dont il ne reste, comme nous l’avons dit, que quelques feuillets, se trouvent les pages suivantes très importantes : elles nous révèlent combien, dans la huitaine qui précéda ce 16 avril, George Sand était au courant des choses qui se préparaient. Il faut noter préalablement que le morceau imprimé dans le volume Souvenirs et Idées, sous la date du « 17 avril », se trouvait dans le manuscrit autographe placé après ce qui était écrit à la date du 26 avril, c’est-à-dire qu’il présente un essai rétrospectif de repasser en mémoire tout ce qui avait précédé la manifestation contre-révolutionnaire du 16 avril. Il explique et résume tous les faits qui aboutirent en cette journée à des résultats parfaitement inattendus pour les meneurs de la conspiration : la fusion très visible de tous les éléments réactionnaires. Et au milieu de cet exposé en traits sommaires des événements, du 24 février au 16 avril, nous trouvons des indications très précieuses sur la participation personnelle de George Sand aux conspirations des partis :

… Le 17 mars, après une manifestation faite la veille par quatorze mille garde nationaux de Paris et de la banlieue, sur le motif apparent du maintien des compagnies d’élite et en réalité contre le citoyen Ledru-Rollin et la portion véritablement républicaine du gouvernement provisoire, eut heu une manifestation imposante du peuple de Paris, à laquelle prirent part plus de cent cinquante mille hommes.

Hier, la contre-révolution a tenté de prendre sa revanche. Le fait qui s’est passé est diversement interprété. Je vais tâcher de le consigner ici aussi exactement que possible et en toute sincérité.

Voici quelle était la situation de la France avant le 17 avril :

Dès le lendemain de la révolution de février tout le monde se disait républicain ; cependant il était facile de voir qu’au premier jour un dissentiment profond séparait en deux partis nettement tranchés les républicains de la veille et ceux du lendemain. En effet, le gouvernement, la presse, la France entière fut bientôt divisée en républicains purement politiques, auxquels se rallièrent aussitôt les hommes de la monarchie déchue, et en républicains socialistes, qui comprenaient dans leur sein la majeure partie des ouvriers de Paris.

Avant-hier, ils pouvaient encore être confondus ; aujourd’hui un abime les divise. Demain peut-être le sort des armes décidera entre eux.

Depuis plusieurs jours, la réaction contre l’esprit démocratique d’une portion du gouvernement provisoire était devenue ostensible. Les commissaires du ministre de l’Intérieur étaient repoussés dans plusieurs départements, particulièrement à Bordeaux, où le fédéralisme s’avouait hautement Les élections paraissaient devoir se faire sous l’influence d’une réaction aveugle contre les républicains socialistes, que l’on cherchait à flétrir par l’appellation de communistes (la bourgeoisie appelle communistes des sectes purement chimériques qui voudraient la loi agraire, la destruction de la famille, le pillage, le vol, etc.). Il était évident pour tous que, sous prétexte de communisme, on écarterait violemment de la représentation tous les républicains sincères, ceux qui avaient combattu et souffert, depuis huit ans, pour la cause de la démocratie, de là l’irritation contre la bourgeoisie et contre la fraction du gouvernement provisoire qui paraît faire cause commune avec elle ; des projets de fructidorisation existaient, mais à l’état de tendance seulement[90].

Les élections approchaient cependant, les manœuvres et la confiance des réactionnaires augmentaient Les vices de la loi d’élection, faite par M. de Cormenin, et qui rétablit, en fractionnant le vote par département, les fâcheuses influences de clocher, étaient hautement signalés. Jeudi[91], vers minuit, en sortant du club de la Révolution, Leroux et Barbes se rendent chez moi sans aucune arrière-pensée. La question est cependant soulevée et après un entretien de trois heures, il est décidé qu’on tentera d’en finir avec la situation et que l’on essayera d’obliger la majorité du gouvernement à donner sa démission.

Vendredi, un projet de loi sur les finances est soumis à Ledru-Rollin afin d’inaugurer par des mesures significatives le nouveau pouvoir. Samedi, un projet de loi électorale, un projet de gouvernement provisoire autour duquel se rallierait un Conseil d’État formé de larges bases et où toutes les opinions figureraient, est préparé.

Dans une réunion secrète chez Ledru-Rollin, où assistaient Louis Blanc, Flocon, Barbes et Caussidière, on discute la question du 18 fructidor sans pouvoir s’entendre.

Samedi, quelques vagues rumeurs transpirent. Un élément nouveau intervient. Un rapprochement aurait eu lieu entre Blanqui et Cabet et peut-être aussi Raspail. (Leroux a rencontré Blanqui chez Cabet vendredi.) Ils ont des projets pour le dimanche. On nous menace d’un triumvirat dictateur, les clubs de ces citoyens s’empareraient d’une manifestation assez équivoque, provoquée par Louis Blanc (une grande ambition dans un petit corps), sous le prétexte de la nomination de treize capitaines d’état-major de la garde nationale pris dans les corporations d’ouvriers.

Le soir du même jour le club de la révolution reçoit avis de tous ces bruits. L’inquiétude s’empare de tous. On aime mieux maintenir le gouvernement provisoire tout entier que de s’exposer à un coup de main de Blanqui et d’autres. Mais comme l’incertitude est grande, le club décide qu’il se tiendra en permanence le lendemain dès sept heures du matin…

Là, s’arrête le récit dans le Journal, c’est-à-dire juste au moment de l’entrée en matière. Plus loin (dans le livre), ou plutôt avant cela (dans le manuscrit autographe), George Sand expose son opinion sur la signification de l’événement du 16 avril, c’est-à-dire qu’elle tire des conclusions des choses accomplies déjà.

Dans le Journal nous trouvons donc une narration suivie des préparatifs de la mémorable journée et de ses suites. Mais la description de cette journée elle-même et celle du 20 avril (Fête de la Fraternité), se trouve dans le troisième numéro de la Cause du Peuple, dont elles forment l’épilogue. Et dans la première de ces deux descriptions George Sand s’efforce, tout comme l’auteur anonyme du 19e et 20e Bulletin de la République, de paraître très optimiste, de ne voir dans l’incident survenu qu’une preuve de ce que le peuple est pour la République et ne veut souffrir aucune usurpation de pouvoir de la part des meneurs de ces sectes. Dans le second article, George Sand peint avec un sincère enthousiasme la grandiose fête du 20 avril, qui devait symboliser la fraternité du peuple et de l’armée. Or, cette fête fut une démonstration assez artificielle et officielle. Et quoique le beau spectacle ait pu aveugler George Sand, lui cacher la cruelle réalité en lui faisant croire au républicanisme vital des masses et en lui faisant attribuer la manifestation contre-révolutionnaire aux menées de la bourgeoisie seule, néanmoins Mme Sand comprit presque immédiatement qu’il n’existait plus dans le peuple ni vraie concorde, ni vraie union. Elle se rendit un compte exact des causes profondes et générales qui amenèrent, le 16 avril, à des résultats qu’on voulait croire « inattendus ». Dans sa lettre du 17 avril à son fils (imprimée dans la Correspondance), et dans les pages du Journal, écrites non plus post-facto, mais bien réellement le 26 avril, après les événements du 16 et du 20, on sent la conviction que la cause des socialistes républicains est perdue, ou pour le moins fort menacée, qu’on a fait un faux pas et que ses suites sont déplorables pour la République démocratique et la cause de la liberté.

Paris, 17 avril 1848.
Mon pauvre Bouli,

J’ai bien dans l’idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd’hui elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l’égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C’est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.

Aujourd’hui, ce n’étaient plus seulement les bonnets à poil, c’était toute la bourgeoisie armée et habillée ; c’était toute la banlieue qui criait en 1832 : Mort aux républicains ! Aujourd’hui elle crie : Vive la République ! mais Mort aux communistes ! Mort à Cabet ! Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c’est que le communisme ; aujourd’hui, Paris s’est conduit comme la Châtre.

Il faut te dire comment tout cela est arrivé ; car tu n’y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose.

Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre, sur pied depuis huit jours.

D’abord, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Camot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la République, à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu’ils n’ont pas), se seraient joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l’abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l’ouvrier, comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chicane et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la République, proclamer à l’instant la diminution des impôts du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière ; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et donnera des élections de clocher ; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu’on n’aurait pas été forcé de violenter. »

Ce passage de sa lettre à son fils n’est pas seulement fort intéressant à confronter avec la page du Journal précitée, mais il est encore plein de signification, parce qu’il est évident que cette première conspiration « bien fondée », jouissait de toutes les sympathies de l’auteur de la lettre et lui semblait parfaitement légitime et désirable. Quant aux dernières lignes du paragraphe, soulignées par nous, elles confirment encore une autre indication de Daniel Stern[92].

Nous arrêterons là la citation de cette lettre, renvoyant le lecteur au tome III de la Correspondance. Nous nous bornons à reproduire l’avis de M. Monin sur cette lettre qui constate que « l’histoire a peu de chose à rectifier au récit de cette journée fait par George Sand ».

Quelques jours plus tard, le 19 avril, Mme Sand revient à la charge et parle à son fils d’un ton plus ironique de ce que tout Paris est effrayé, tous ont peur de tous, et s’attendent à quelque chose d’horrible, comme en l’année de la peur (1793). Puis elle dit encore qu’ « il ne tiendrait qu’à elle de se poser aussi en victime », à cause du « déchaînement de fureur » contre le malheureux Bulletin n° 16, qu’elle était pourtant « fort tranquille toute seule dans la cambuse » de Maurice, mais « il ne tiendrait qu’à elle d’écrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme défunt Marat, qu’elle n’avait plus une pierre pour reposer sa tête ».

Mais à la fin de cette lettre elle ajoute sérieusement déjà que sa Revue ne prend guère, tout le monde étant trop préoccupé et vivant au jour le jour, puis elle semble faire un dernier effort pour rester… ou paraître optimiste :

Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu’il a prises hier sur l’impôt progressif, la loi des finances, l’héritage collatéral, etc. Ce sera sans doute la fin de cette panique et d’une bêtise générale sortira un bien général. J’espère aussi que ce sera la fin de la crise financière. Ainsi soit-il ! Ce sera un premier acte de joué dans la grande pièce dont personne ne sait le dénouement

Dans sa lettre du 21 avril George Sand prêche la nécessité pour tous de s’habituer à une espèce d’état de guerre permanent.

… Ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les menaces. Tout homme qui agit révolutionnairement en ce moment-ci, qu’il soit membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la résistance, la réaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement, et aurions-nous grand mérite à être révolutionnaires si Bout allait de soi-même, et si nous n’avions qu’à vouloir pour réussir ? Non, nous sommes et nous serons peut-être toujours dans un combat obstiné.

Ai-je vécu autrement, depuis que j’existe, et avons-nous pu croire que trois jours de combat dans la rue donneraient à notre idée un règne tans trouble, sans obstacle et sans péril ? Nous sommes sur la brèche à Paris comme à Nohant. La contre-révolution est sous le chaume comme sous le marbre des palais. Allons toujours ! Ne t’irrite pas, tiens ferme, et surtout habitue tes nerfs à cet état de lutte qui deviendra bientôt un état normal. Tu sais bien qu’on s’accoutume à dormir dans le bruit. Il ne faut jamais croire que nous pourrons nous arrêter. Pourvu que nous marchions en avant, voilà notre victoire et notre repos…

Et quoique les deux lettres, l’inédite du 20 avril et la publiée du 21, se terminent, l’une par l’assurance que Mme Sand « allait se coucher pour aller demain matin au grand défilé de trente mille hommes armés de la garde nationale et de la ligne », par le regret que Maurice « n’avait pas vu les Montagnards de Caussidière, une garde urbaine superbe », et par le conseil de s’arranger de manière à pouvoir venir à l’ouverture de l’Assemblée, à Paris, et l’autre, par la description brève, mais exultante de la Fête de la Fraternité, du coup d’œil grandiose du haut de l’Arc de Triomphe, de l’illumination splendide, de la foule enthousiaste fraternisant avec l’armée, etc… on y sent derrière cette foi optimiste en la victoire du peuple, comme un vague pressentiment de luttes prochaines, un besoin de cacher à ses propres yeux, par la beauté du spectacle, la réalité alarmante.

Sa lettre du 23 avril accentue encore cette note inquiète :

Au citoyen Maurice Sand, à Nohant.
Paris, 23 avril 1848.

Arrive donc, mon Bouli, puisque tu n’y tiens plus. Tu ne trouveras pas mieux ici, car le moment des élections a fait éclater les rancunes, les propos, les haines, les ruptures que la fête du 20 avait endormies. Mais au moins nous serons ensemble et nous nous consolerons l’un par l’autre. C’est une triste chose que ces alternatives d’élan fraternel et de méfiance haineuse qui agitent le cœur et la bile de tous à des moments données. N’importe, l’avenir viendra et l’humanité fera son progrès. J’ai besoin de la gaieté de Lambrouche pour me remonter. Apporte Cocoton et viens.

Comme elle est loin, Mme Sand, de la belle assurance avec laquelle elle déclarait dans son 15e Bulletin, il y a à peine huit jours, « que quiconque ne sera pas convaincu que a République ne peut pas périr, ne sera qu’un député dangereux » !

Mais dans le dernier feuillet qui reste du Journal de 1848 (il porte la date du 26 avril mais doit, en réalité, avoir été écrit entre le 16 et le 20, on ne peut pas dire au juste quand), George Sand se prononce encore plus sérieusement :

Je crois qu’on demandait au peuple plus qu’il ne pouvait donner ; il y a autant de danger à vouloir faire marcher une nation trop rapidement dans la voie du progrès qu’à vouloir l’arrêter. Le peuple est plus sage que ses gouvernants.

Le 16 avril la réaction contre les idées socialistes nous avertissait qu’il ne fallait pas aller trop loin dans le domaine des faits, au risque de faire proscrire l’idée ; la bourgeoisie s’est emparée de cette expression du sentiment populaire pour frapper à mort toutes les idées progressives. Elle a pu croire vingt-quatre heures à son triomphe. Les socialistes, les républicains avancés étaient menacés, pourchassés, traqués sous l’accusation de communisme (loi agraire, égalité de salaire, icarisme, abolition de la famille, etc., tout était confondu sous le nom de communisme). Si, dans un groupe, un citoyen avait à se récrier, même timidement contre l’espèce de terreur dont les idées sociales, comme idées, étaient l’objet, il était battu, injurié et souvent mis en prison. Cela se passait ainsi lundi.

Mardi, on arrêtait encore.

Mercredi, c’était plus rare : un ou deux exemples ; jeudi, à la fête de la fraternité, tout était oublié. Au commencement du défilé, la banlieue pousse quelques cris isolés : « À bas le communisme ! »

Le soir, il n’en était plus question.

Depuis ce jour, une réaction se manifeste paisiblement. Non seulement on ne menace plus, on n’injurie plus, on n’arrête plus les citoyens suspectés de socialisme, mais tout le monde discute avec eux.

En décrivant l’animation avec laquelle on débattait, dans les groupes populaires, la question sociale et en se réjouissant de cet éveil général pour les intérêts publics, George Sand se laisse encore aller à son optimisme habituel, qui s’explique cette fois encore par la fête du 20 avril, toute récente. Mais le ton de la première page de ce morceau est la note dominante, on y entend la conscience réveillée d’une faute politique commise par les socialistes intransigeants, ses propres amis, à elle, la constatation du fait que leurs affaires ne sont pas brillantes ; en un mot le ton est le même que celui de ses lettres imprimées du 17 et du 19 avril et de toutes ses lettres inédites.

Une seule journée encore, le 28 avril, jour des élections parisiennes, arracha à la plume de George Sand des lignes presque aussi enthousiastes que la journée du 20 avril. Dans sa lettre inédite à Maurice, elle peint avec une verve extraordinaire, une excitation nerveuse entraînante, l’attente du résultat des votes, la nuit du 28, et dans son article Devant l’Hôtel de Ville elle transcrit les discussions et les débats entendus dans les masses populaires, attendant ce résultat des votes. Toutes ses lettres ultérieures et tous ses autres articles de cette année ne sont dictés tantôt que par le désir de prévenir le peuple (et en particulier les habitants des campagnes) de ne pas croire aux épouvantails inventés par la bourgeoisie, de ne pas perdre la cause de la liberté par crainte du « fantôme du communisme », de ne pas séparer ses intérêts de ceux du prolétariat des villes. Et tantôt par le désir de prévenir la bourgeoisie de ne pas exaspérer le peuple par des mesures rétrogrades ou hypocrites, de ne pas le pousser à la guerre civile. Ou encore par celui de défendre ses amis politiques et elle-même contre la réaction de plus en plus triomphante, de se disculper de certains mensonges et de certaines calomnies répandus sur elle qui pouvaient tous amener des suites fort tristes pour Mme Sand, un procès, la prison, ou même la déportation.

La Cause du Peuple ayant cessé d’exister, George Sand donna tous ses articles, à commencer par la description de l’attente Devant l’Hôtel de Ville, à la Vraie République, journal de Théophile Thoré, auquel elle promit sa collaboration exclusive. Il faut noter à ce propos que la prétendue collaboration de George Sand à différentes publications révolutionnaires de l’époque, et entre autres am journal de Cahaigne et Sobrier, la Commune de Paris, n’a été confirmée par aucun document, et que non seulement nous n’avons pu trouver la moindre indication dans quelque lettre de Mme Sand sur ses relations avec Sobrier et son manque de parole à Thoré, mais encore que la plupart des auteurs l’ont affirmé sans aucune preuve à l’appui, sur la foi seule de deux brèves remarques de Hatin, aux pages 418 et 449 de sa Bibliographie historique et critique de la presse périodique française. Or, nous avons pu nous convaincre que l’opinion de Hatin émise à la page 449 n’était basée que sur le titre d’un pamphlet d’un certain Leroux (sans prénoms), paru en 1849, sous le titre de La Commune de Paris par Barbès, Sobrier, George Sand et Cahaigne ; il est toutefois avéré qu’il n’existait aucun rapport entre Barbès et cette feuille, et que cette réunion de noms fortuits n’est qu’une manière de mêler ensemble tous les gauches, manière fort usitée dans les pamphlets réactionnaires de toutes les époques. Dans le premier cas (page 448), Hatin ne se base que sur une phrase de Daniel Stern. Or, cette phrase [une note à la page 8 du volume III de l’Histoire de 1848 se rapportant au passage que nous avons cité plus haut[93]] disait textuellement : « Voir l’Ami du Peuple, la Vraie République, la Commune de Paris, la Cause du Peuple, journaux rédigés par MM. Raspail, Thoré, Sobrier, Mme Sand, etc. Numéros du 16 avril au 4 mai. » Il est évident que cette phrase doit être commentée. Dans le même ordre que sont nommés les journaux, Daniel Stern avait nommé leurs rédacteurs respectifs : Raspail rédigeait (avec Cabet) l’Ami du Peuple ; Thoré, la Vraie République ; Sobrier, la Commune de Paris ; Mme Sand, la Cause du Peuple. Nous avons vu plus haut que les dernières lignes de Daniel Stern, auxquelles cette note se rapporte, visaient justement l’article n° 4 sur le « Socialisme » dans la Cause du Peuple. La note de Daniel Stern ne peut donc nullement être comprise dans le sens que Thoré prenait part à l’Ami du Peuple, Mme Sand au journal de Sobrier, ou ce dernier au journal de Raspail, etc.

M. Monin cite dans son article la très intéressante lettre de George Sand à Thoré, parue dans la Vraie République du 2 mai et point réimprimée dans la Correspondance. Elle est importante et décisive pour la question, qui nous occupe.

Mon cher Thoré, puisque vous voulez la vraie République comme je l’entends, avec toutes ses conséquences et son développement, j’accepte l’offre que vous me faites de participer à la collaboration de votre journal, et je vous autorise à regarder cette collaboration comme exclusive de toute autre de ma part dans les journaux et quotidiens.

Tout à vous de cœur.

George Sand.

Donc, nous devons nous fier à cette promesse formelle de Mme Sand et ne pouvons que nous joindre à l’opinion de M. Monin qui dit : « Jusqu’à preuve du contraire, et nous n’en voyons aucune, il faut croire George Sand sur parole, lorsqu’elle garantit au citoyen Thoré sa collaboration exclusive. »

Le premier article de George Sand dans la Vraie République est l’article déjà mentionné : Devant l’Hôtel de Ville, qui parut dans ce journal le 2 mai. Le second intitulé la Question sociale, fut inséré le 4 mai, juste le Jour de l’ouverture de l’Assemblée nationale. Il est très remarquable, parce qu’il est comme une prière et un avertissement adressés à la majorité de cette assemblée, aux modérés, c’est-à-dire les conservateurs et républicains non socialistes : elle les prie de prêter une attention particulière aux questions qui agitent surtout les masses et dont la résolution par l’Assemblée nationale est passionnément attendue, et elle les avertit de ne pas pousser ces masses et le pays au désespoir et à une catastrophe. Cet écrit très bref est tellement significatif et exprime si justement la position que George Sand occupait alors par rapport à la « majorité » et à la « minorité » de l’Assemblée, que nous ne pouvons nous abstenir d’en citer, ne fût-ce que le commencement.

— Fuyez, fuyez, citoyen, la maison brûle !

— Non, la maison ne brûle pas. Je ne vois ni feu ni fumée. Vous voulez entrer dans ma maison pour la piller quand j’en serai sorti.

— Dieu me garde d’entrer dans votre maison quand vous en serez sorti ! car, à ce moment, elle s’écroulera dans les flammes. Sortez, vous dis-je, car vous êtes perdu, si vous tardez.

— En effet, je sens maintenant l’odeur de la fumée, et il me semble que la maison craque par la base. Aidez-moi à sortir.

— Il est trop tard. Le premier étage est en feu. Il ne vous reste qu’à sauter par la fenêtre.

— Comment, sauter par la fenêtre ? Je vais me tuer sur le pavé.

— Probablement, mais il n’y a pas d’autre moyen.

— Hélas ! hélas ! une corde, une échelle, ou je suis perdu L’homme qui veut rester dans sa maison et qui ne se décide à en sortir qu’en la sentant craquer sous ses pieds, c’est l’esprit du passé, qui ne voudrait rien changer à ses habitudes et qui s’est trop endormi dans une confiance trompeuse.

Le pavé qui s’offre à lui comme un abîme où la mort l’attend, c’est la conséquence funeste de l’aveuglement, c’est l’avenir inconnu que le passé n’a jamais voulu mesurer du regard.

La voix qui crie au passé : « Sautez par la fenêtre, ou vous allez brûler avec votre maison ! » c’est le présent qui constate le danger sans s’occuper de le prévenir. La corde, l’échelle, que l’on demande à grands cris pour descendre sans catastrophe dans la rue, c’est la solution de la question sociale.

Oui, oui, hâtez-vous d’apporter l’échelle si vous ne voulez pas que les intérêts du passé succombent violemment sans profit pour l’avenir. Et vous, insensés, qui croyez votre maison incombustible et qui ne voyez pas que vous y avez mis le feu vous-mêmes, vous qui avez méprisé l’échelle, unique moyen de salut, hâtez-vous de nous aider à la placer sous vos pieds ; car nous autres, socialistes tant raillés et tant repoussés par vous, nous n’avions qu’une pensée, c’était de sauver cet édifice social que vous avez laissé périr ; et maintenant qu’il va crouler, par suite de votre imprévoyance, nous voudrions vous sauver et vous recueillir avant que le désastre s’accomplisse.

L’Assemblée nationale du 4 mai fut, comme ou le sait, non pas réactionnaire, comme le prétendaient les amis de George Sand, mais très modérée et les radicaux et socialistes s’y trouvaient en minorité fort négligeable. Le lendemain de l’ouverture de cette Assemblée, le 5 mai, George Sand adressait dans le journal de Thoré une Lettre au citoyen Lamennais, dans laquelle elle protestait avec une perspicacité presque prophétique contre son projet de constitution et surtout contre le paragraphe qui confiait le pouvoir exécutif à un président élu pour trois ans :

L’autorité d’un seul serait contraire aux sentiments et aux idées des masses populaires et serait le signal d’une guerre civile… le président serait forcé de devenir dictateur, et tout dictateur serait forcé de marcher dans le sang !…

Mme Sand revient encore à la thèse de son quatrième article de la Cause du Peuple : l’idéal serait la volonté du peuple par l’unanimité et, en pratique, c’est la majorité qui en approche le plus ; mais il est des heures terribles dans la vie des peuples où la majorité chancelle et vacille, il serait sage alors de faire attention à la minorité, Mme Sand tâche de défendre aux yeux de Lamennais les utopistes qu’il traite trop sévèrement selon elle, tandis qu’à son dire ce ne sont que des « somnambules » qu’il est dangereux de réveiller trop brusquement à la réalité.

Quant à la minorité, elle deviendra d’autant plus redoutable qu’elle sera plus fractionnée et plus impuissante en apparence, elle jettera la confusion dans l’ordre de la marche, elle excitera toutes les passions, elle forcera la majorité à être agressive, violente et impitoyable.

Il est fort édifiant et plus que curieux de confronter ces mots avec ce que M. de Tocqueville avait entendu de la bouche de Mme Sand.

Nous avons promis dans la première partie de notre ouvrage (vol. Ier, page 402) de citer à sa place la page 204 des Souvenirs d’Alexis de Tocqueville, racontant la conversation qu’il eut avec Mme Sand à un dîner ou déjeuner chez M. Monkton-Milnes, plus tard lord Houghton, où se trouvaient en outre Mignet, Mérimée, Considérant et deux dames.

Nous y avons dit aussi que, tandis que chez Tocqueville, l’époque de ce dîner se trouvait être indiquée d’une manière assez indécise, — entre la fête de la Concorde du 21 mai et les journées de Juin, — ce dîner devait, en réalité, avoir eu lieu le 6 mai ou quelques jours avant le 6 mai, car la lettre de Mérimée à la comtesse de Montijo, mère de la future Impératrice, où il décrivait ce même dîner, était datée du 6 mai 1848. Donc ce dîner devait avoir lieu le surlendemain de l’ouverture de l’Assemblée et le lendemain du jour où George Sand disait, dans sa Lettre au citoyen Lamennais, qu’il ne fallait pas pousser la minorité au désespoir parce qu’elle deviendrait « redoutable » et forcerait la majorité à devenir « impitoyable ».

M. Monin dit en toute justesse que les pages où M, de Tocqueville nous conte son entrevue avec Mme Sand sont placées après le récit de l’élection du 5 juin[94], elles précèdent immédiatement le récit des journées de Juin, mais qu’il fallait « considérer le mode de composition des souvenirs, leur caractère à la fois philosophique et anecdotique », ce qui ne permettrait, selon M. Monin, d’en tirer « qu’une conclusion » : « que le dîner en question a eu lieu après le 15 mai, dont George Sand tirait en quelque sorte la morale politique à l’usage de tous les partis ». M. Monin vient à conclure que « malgré la lettre de Mérimée qui lui assignerait la date du 6 mai, d’après l’écrit de M. Filon (Mérimée et ses amis, p. 194-195), le 6 juin lui paraissait plus probable ».

Quant à la remarque que c’est de l’événement du 15 mai que Mme Sand avait tiré une espèce de « morale politique à l’usage de tous les partis », nous avons vu qu’elle l’avait tirée dès le 16 avril et que, dans la Question sociale et dans sa Lettre à Lamennais, publiées les 4 et 5 mai, George Sand prêchait déjà cette morale, en avertissant la majorité qu’il ne fallait pas exaspérer la minorité, ni pousser à bout les masses, parce que le peuple avait encore confiance en l’Assemblée. C’est justement ce qu’elle dit à Tocqueville. Enfin, des pages 194 et 195 du livre de M. Filon (que nous avons aussi citées en leur lieu dans notre premier volume, en parlant de l’épisode Sand-Mérimée), on ne peut nullement tirer la conclusion que le dîner avait eu lieu le 6 juin ; bien au contraire, après la lettre de Mérimée du 6 mai, M. Filon parle de l’ouverture de l’Assemblée du 4 mai et puis de l’événement du 15 mai ; et il ne s’y trouve rien qui puisse faire croire que le dîner en question eut lieu après ce dernier événement. Nous croyons qu’il y a une simple erreur de mémoire de la part de M. de Tocqueville ; au lieu de la « Fête de la Concorde » (le 21 mai), il faudrait lire : « fête de la Fraternité » (20 avril), et cela mettrait immédiatement de l’ordre dans les dates et cadrerait parfaitement avec la date de la lettre de Mérimée : le déjeuner eut lieu entre la Fête de la Fraternité et les élections ; donc entre le 20 avril et le 5 juin. Mais laissons la parole à M, de Tocqueville lui-même :

… Je ne doutais pas, pour mon compte, que nous ne fussions à la veille d’une lutte terrible ; toutefois, je n’en compris bien les périls que par une conversation que j’eus vers cette époque avec la célèbre Mme Sand. Je la vis chez un Anglais de mes amis, Milnes, membre du Parlement, qui était alors à Paris. Milnes était un garçon d’esprit qui faisait et — ce qui est plus rare — qui disait beaucoup de bêtises. Combien ai-je vu de ces figures dans ma vie, dont on peut affirmer que les profils ne se ressemblent pas ; hommes d’esprit d’un côté et sots de l’autre ?… Je n’ai jamais va Milnes qu’engoué de quelqu’un ou de quelque chose. Cette fois-là, il était épris de Mme Sand et, malgré la gravité des événements, il avait voulu donner à celle-ci un déjeuner littéraire ; j’assistai à ce déjeuner et l’image des journées de Juin, qu suivirent presque aussitôt après, au lieu d’en effacer de mon récit le souvenir, l’y réveille.

La société était fort peu homogène ; indépendamment de Mme Sand, j’y trouvai une jeune dame anglaise, fort modeste et très agréable, qui dut trouver assez singulière la compagnie qu’on lui donnait, quelques écrivains assez obscurs et Mérimée[95]. Milnes me plaça à côté de Mme Sand ; je n’avais jamais parlé à celle-ci, je crois même que je ne l’avais jamais vue, car j’avais peu vécu dans le monde d’aventuriers littéraires qu’elle fréquentait. Un de mes amis lui ayant demandé un jour ce qu’elle pensait de mon livre sur l’Amérique : Monsieur, lui dit-elle, je suis habituée à ne lire que les livres qui me sont offerts par leurs auteurs. J’avais de grands préjugés contre Mme Sand, car je déteste les femmes qui écrivent, surtout celles qui déguisent les faiblesses de leur sexe en système, au lieu de nous intéresser en nous les faisant voir sous leurs véritables traits ; malgré cela, elle me plut. Je lui trouvai des traits assez massifs, mais un regard admirable ; tout l’esprit semblait s’être retiré dans ses yeux, abandonnant le reste du visage à la matière. Ce qui me frappa surtout fut de rencontrer en elle quelque chose de l’allure naturelle des grands esprits ; elle avait, en effet, une véritable simplicité de manières et de langage, qu’elle mêlait peut-être à quelque peu d’affectation de simplicité dans ses vêtements. Je confesse que, plus ornée, elle m’eût paru encore plus simple.

Nous parlâmes une heure entière des affaires publiques ; on ne pouvait guère parler d’autre chose dans ce temps-là. D’ailleurs, Mme Sand était alors une manière d’homme politique ; ce qu’elle me dit me frappa beaucoup. C’était la première fois que j’entrais en rapport direct et familier avec une personne qui pût et voulût me dire ce qui se passait dans le camp de nos adversaires.

Les partis ne se connaissent jamais les uns les autres ; ils s’approchent, ils se pressent, ils se saisissent : ils ne se voient pas. Mme Sand me peignit très en détail et avec une vivacité singulière l’état des ouvriers de Paris, leur organisation, leur nombre, leurs armes, leurs préparatifs, leurs pensées, leurs passions, leurs déterminations terribles. Je crus le tableau chargé et il ne l’était pas ; ce qui suit le montra bien. Elle parut s’effrayer pour elle-même du triomphe populaire et prendre en grande commisération le sort qui nous attendait.

« Tâchez d’obtenir de vos amis, monsieur, me dit-elle, de ne point pousser le peuple dans la rue en l’inquiétant ou en l’irritant ; de même que je voudrais pouvoir inspirer aux miens la patience, car, si le combat s’engage, croyez que vous y périrez tous. »

Après ces paroles consolantes, nous nous séparâmes et, depuis, je ne l’ai jamais revue…

En citant aussi cette page de M, de Tocqueville, M. Monin remarque que George Sand ne se serait « nulle part exprimée publiquement avec l’effrayante lucidité qui étonna Tocqueville » et qu’il était « évident qu’elle se ménageait et ménageait ses amis et même ses ennemis dans tout ce qu’elle a signé », Or, nous avons vu ce qu’elle disait dans l’article : la Question sociale, dans sa Lettre à Lamennais, et dans le dernier article sur le Socialisme. Nous ne voyons aucune différence entre ses paroles à Tocqueville et ses écrits signés ; l’amie de Gilland et des autres ouvriers devait posséder cette « effrayante lucidité » dans les journées qui séparaient le 16 avril du 15 mai.

Le lendemain de cette conversation avec M, de Tocqueville, le 7 mai 1848, parut dans le journal de Thoré une Revue politique de la semaine, par Mme Sand, écrit remarquable et remarquablement écrit ; Mme Sand y précise encore une fois, avec une netteté parfaite, sa position à l’égard des partis politiques du moment et à l’égard de leurs tendances. Elle y professe des sympathies pour les prétendus « communistes », c’est-à-dire les républicains socialistes qui rêvent des réformes sociales et, en même temps, elle trace une ligne nette et ferme qui la sépare de toute fraction ou coterie de communistes ou socialistes militants.

Les deux événements qui, à part l’ouverture de l’Assemblée nationale, ont ému, durant cette semaine, l’âme généreuse du peuple de Paris, dit-elle, ce sont les événements de Rouen et ceux de Limoges. À Rouen, un prétendu complot communiste que le parti bourgeois a noyé dans le sang ; à Limoges, un prétendu complot communiste que le peuple des travailleurs étouffe dans un embrassement fraternel de toutes les classes, de tous les citoyens, de toutes les opinions.

En exprimant l’espoir que l’Assemblée nationale se prononcera ouvertement contre les répressions à outrance et les persécutions, George Sand revient encore une fois aux vraies aspirations qui animaient les soi-disant communistes, c’est-à-dire les partisans d’une république vraiment sociale, et aux prétendues doctrines exterminatrices qui leur étaient attribuées par la bourgeoisie, sous le titre sommaire de « communisme ».

… Le peuple a compris aujourd’hui ce que c’est que le véritable communisme ; il sait que M. Cabet n’est pas l’inventeur de cette doctrine, car elle est aussi ancienne que le monde. Il sait que le roman intitulé Icarie n’est point le code du communisme, parce que le véritable code c’est l’Évangile quant au passé et au présent, c’est l’Évangile introduit dans la vie réelle sous le nom de République quant au présent et à l’avenir. Le peuple sait aussi que le communisme immédiat, dont on s’est tant effrayé et qui n’existe peut-être que dans l’imagination troublée de quelques hommes, est la négation même du communisme, puisqu’il voudrait procéder par la violence et par la destruction du principe évangélique et communiste de la fraternité.

Le peuple sait enfin que ce malheureux mot de communisme, tant jeté à la face des républicains-socialistes depuis quelques années par les conservateurs de la monarchie, n’a point l’acception qu’on lui prête et ne se localise dans aucune secte.

Quant à nous, voici ce que nous répondrions à des questions faites de bonne foi, car nous ne saurions répondre à des questions de mauvaise foi. Si, par le communisme, vous entendez telle ou telle secte, nous ne sommes point communistes parce que nous n’appartenons à aucune secte ; si, par le communisme, vous entendez la volonté aveugle et orgueilleuse de combattre toute forme de progrès qui ne serait pas l’application exacte ou immédiate du communisme, nous ne sommes pas des communistes ; parce que le communisme est un contrat de fraternité idéale, pour lequel nous savons bien que les hommes ne sont pas mûrs et auquel ils ne sauraient consentir, librement et sincèrement, du jour au lendemain. Si, par le communisme, vous entendez une conspiration disposée à tenter un coup de main pour s’emparer de la dictature, comme on le disait au 16 avril, nous ne sommes point communistes, car une pensée d’avenir ne s’impose que par la conviction et ou ne se bat que pour faire triompher un principe immédiatement réalisable : l’institution républicaine, par exemple.

Mais si, par le communisme, vous entendez le désir et la volonté que, grâce à tous les moyens légitimes et avoués par la conscience publique, l’inégalité révoltante de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté disparaisse dès aujourd’hui pour faire place à un commencement d’égalité véritable ; oui, nous sommes communistes et nous osons vous le dire, à vous qui nous interrogez loyalement, parce que nous pensons que vous l’êtes autant que nous. Si, par le communisme, vous entendez qu’à nos yeux le seul moyen d’arrêter l’élan désordonné de la richesse pour développer l’élan sacré du travail, c’est la protection accordée par l’État à l’association vaste et toujours progressive des travailleurs ; oui, nous sommes communistes et vous le serez aussi dès que vous aurez pris la peine d’examiner le problème qui menace l’existence de la société. Si, par le communisme, vous entendez une direction éclairée, consciencieuse, ardente et sincère, donnée par l’État au principe protecteur de l’association, à l’examen de la forme la plus applicable, la plus étendue, la plus préservatrice de toutes les libertés individuelles et de tous les intérêts légitimes ; oui, nous sommes communistes et chaque jour vous prouvera que vous êtes forcés de l’être vous-mêmes…

L’article suivant de George Sand, dans le journal de Thoré, parut dans les numéros des, 11, 12 et 13 mai, et l’auteur tâche, pendant que « neuf cents législateurs s’agitent dans une grande boîte de papier peint, pour savoir quelle forme de gouvernement va être improvisée, à la plus grande satisfaction des plus petites idées de trente-cinq millions de Français… », de définir quelle est la religion actuelle de la France, quel est son dogme et quel culte serait à ce moment l’expression de cette religion et de ce dogme[96]. Mme Sand croit pouvoir conclure qu’il n’y a plus en France de religion dans le sens qu’on donnait autrefois à ce mot. Le christianisme, tel que l’entend le clergé, ne satisfait plus, selon elle, aucun homme pensant ; le peuple croit encore, mais ce n’est plus aux dogmes st aux miracles d’autrefois… il me garde que le sens général de la doctrine chrétienne. Et l’auteur de ces trois articles formule le petit catéchisme suivant :

Mais où est le Dieu ? Il n’est plus enfermé dans un calice d’or ou d’argent ; son esprit plane librement dans le vaste univers et toute âme républicaine est son sanctuaire, Comment s’appelle la religion ?… Elle s’appelle République. Quelle est sa formule ?… Liberté, Égalité, Fraternité. Quelle est sa doctrine ? L’Évangile, dégagé des surcharges et des ratures du moyen âge ; l’Évangile, librement compris et interprété par le bon sens du peuple. Quels sont ses prêtres ? Nous les sommes tous. Quels sont ses saints et ses martyrs ?… Jésus et tous ceux qui, avant et après lui, depuis Je commencement du monde jusqu’à nos jours, ont souffert et péri pour la vérité.

Voilà pourtant tout le dogme dont la France éclairée et tout ce qui est éclairé dans l’univers se contente depuis longtemps. Pourquoi ne s’en contenterait-on pas toujours ?… Il est simple et court…

Oh ! pour court, il l’est ! Quant au culte, Mme Sand croit que l’institution des Fêtes populaires symboliques, fêtes où trouveraient leur expression les sentiments d’égalité, de fraternité et d’amour, conviendrait à l’état actuel des âmes. En somme, quelque chose de mixte entre la fête de la Fraternité du 20 avril et le Culte de la Raison de Robespierre ; or, on sait combien la fête de la Concorde, organisée le 21 mai, fut une chose avortée !

Sur ces entrefaites éclata la tempête du 15 mai. La tentative des ultra-révolutionnaires, Barbes et autres, de profiter d’une démonstration en faveur de la Pologne, pour renverser l’Assemblée nationale, pas assez démocratique, leur marche sur l’Hôtel de Ville, l’envahissement par les factieux de la salle des séances, se terminèrent par la défaite des démocrates, et ce fut le signal d’un revirement général et décisif vers la réaction. Lamartine, Marrast et les autres modérés crurent la république sauvée : elle s’acheminait à grands pas vers l’empire.

Considérant la cause de la république sociale perdue et estimant que sa présence à Paris n’était plus d’aucune utilité, ayant été prévenue qu’elle était menacée d’une descente domiciliaire, d’une arrestation et peut-être de quelque chose de pire, George Sand s’empressa de brûler tous ses papiers, son journal intime, passa un jour sans sortir de la maison[97], puis partit pour Nohant.

On a fait de nombreuses recherches sur la date exacte à laquelle George Sand quitta Paris. D’aucuns prétendent qu’elle est simplement restée à Paris entre le 15 mai et les journées de Juin, se tenant prudemment cachée ; d’autres qu’elle a fui après ces journées ; d’autres encore qu’elle a, en toute hâte, quitté Paris après le 15, mais ne se voyant pas en sûreté à Nohant non plus, serait partie pour Bourges ou Orléans. Il est vrai que les articles imprimés de George Sand, entre le 13 mai et le 7 juin, ne portent que la date du jour, sans indication du lieu où ils furent écrits. La seule Lettre d’un ouvrier carrossier à sa femme, première partie de l’article Paris et la province, quoiqu’elle portât en tête : Paris, le 21 mai, et surtout la Réponse de la femme, trahissent leur provenance berrichonne. Les autres articles ne portent aucune indication précise du lieu ; aussi le meilleur chroniqueur du rôle de George Sand en 1848, M. Monin, déclare que la date de son départ est une question fort intéressante, mais qu’elle n’est pas résolue.

Or, George Sand est partie le 17 mai au soir ; cette date de son départ de Paris appert des deux lettres inédites à Thoré, d’une lettre inédite à Poncy, de la lettre à Barbes imprimée dans la Correspondance et enfin des lignes de sa Lettre à Thoré, publiée dans le numéro du 27 mai de la Vraie République :


Nohant, 18 mai 1848.
Mon cher ami,

Je vous envoie un mot dont vous ferez usage si vous le jugez utile. Écrivez-moi ; envoyez-moi le journal à la Châtre (Indre), à partir du numéro 18. Donnez-moi des nouvelles. Continuons-nous ? D’ici, je vous enverrai du travail tant que vous en voudrez. Les élections communales nous forcent d’y passer quelques jours. Je ne sais ce que vous déciderez à l’égard du sous-titre. Il faut retrancher tous les noms ou pas un seul. C’est à vous de tâter les faits et de voir ce qui convient dans l’intérêt de celui qui nous intéresse le plus. Un mot, je vous en prie.

À vous de cœur.

George.

On me dit qu’on a publié dans un journal, je ne sais lequel, que j’avais de ma personne joué un rôle dans cette affaire. Veuillez y faire répondre au besoin, dans la Vraie République. En passant entre trois et quatre heures dans la rue de Bourgogne, le 15, j’ai vu à la fenêtre d’un café une dame fort animée qui haranguait la manifestation. Des hommes du peuple, qui étaient autour de moi, me dirent que c’était George Sand ; or, je vous assure que ce n’était pas moi.

À cette première lettre en était jointe une seconde, écrite ostensiblement pour être montrée au besoin.

18 mai 1848.
Mon cher Thoré,

Trouvez-vous utile que je constate votre alibi, lors de la scène de l’Hôtel de Ville, le 15 mai ?… Vous vous rappelez que nous avons causé ensemble et avec deux autres personnes au coin de la rue du Bac et du quai d’Orsay pendant qu’à votre insu, on vous proclamait maire de Paris. Mon témoignage est à votre disposition, vous le savez.

Tout à vous.

George Sand.

Thoré ne profita pas de cette lettre et préféra la version qui constatait son alibi indirectement et se trouvait dans les premières ligues de l’article de George Sand écrit de Nohant te 24 mai et qui parut le 27 mai dans la Vraie République sous le titre d’une Lettre à Théophile Thoré.


Mon cher Thoré,

Je ne suis qu’à dix heures de Paris, et je vous enverrai mes articles comme à l’ordinaire. Lorsque je vous ai rencontré, le 15, au quai d’Orsay, ignorant comme vous ce qui se passait an même moment à l’Hôtel de Ville, je vous ai dit que je partais, que j’avais toujours dû partir le lendemain ; mais il se faisait tant de bruit autour de nous, que vous ne m’avez pas entendu apparemment. Je ne suis cependant parti que le 17 au soir, parce qu’on me disait que je devais être arrêté ; et, naturellement, je voulais donner à la justice le temps de me trouver sous sa main, si elle croyait avoir quelque chose à démêler avec moi. Cette crainte de mes amis n’était guère vraisemblable, et j’aurais pu faire l’important à bon marché, en prenant un petit air de fuite, pendant que personne ne me faisait l’honneur de penser à moi, si ce n’est quelques messieurs de la garde nationale qui s’indignaient de voir oublier un conspirateur aussi dangereux. Ils n’ont pourtant pas été jusqu’à dire que j’avais un dépôt de fusils et de cartouches dans ma mansarde…

… J’étais si peu du prétendu complot, — écrit-elle à Poncy à la même date, — que je jurerais presque qu’il n’y a pas eu complot, mais coup de tête et enivrement imprévu. De la part de Barbes et Louis Blanc, j’ai la complète certitude de l’absence de connivence et je crois encore que le Moniteur, qui n’est pas un évangile, n’a pas rendu un compte fidèle des paroles qu’ils ont prononcées dans le tumulte. En attendant, ils sont insultés et menacés comme des bêtes féroces. Barbès, ce héros, ce martyr, est en prison. Pierre Leroux aussi. J’ai été menacée, mais on s’est arrêté, je pense, devant l’absurdité d’un pareil soupçon. Pourtant, comme je craignais une visite domiciliaire qui n’eût en rien compromis ni mes amis, ni moi, mais qui eût mis du désordre et le coup d’œil du premier venu dans mes papiers de famille, après deux jours passés sans encombre à Paris, j’ai quitté ma mansarde le 17 et je suis venue ici me mettre en mesure d’attendre sans inquiétude cette vexation qui n’a point eu lieu et qui n’aura point lieu probablement.

Ne vous inquiétez point de moi au milieu de tout cela, je ne suis pas malade, et Les rudes fatigues que j’ai éprouvées sont dissipées depuis que j’ai revu mon cher Nohant…

… Je ne sais par quel caprice, — écrit-elle le 10 juin à Barbès, déjà incarcéré à Vincennes, — il paraît qu’on voulait me faire un mauvais parti et mes amis me conseillaient de fuir en Italie. Je n’ai pas entendu de cette oreille-là. Si javais espéré qu’on me mit en prison près de vous, j’aurais crié : Vive Barbès ! devant le premier garde national que j’aurais trouvé nez à nez. Il n’en aurait peut-être pas fallu davantage.

… Mais, comme femme, je suis toujours forcée de reculer devant la crainte d’insultes pires que des coups, devant ces sales invectives que les braves de la bourgeoisie ne se font pas faute d’adresser au plus faible, à la femme, de préférence qu’à l’homme.

J’ai quitté Paris, d’abord parce que je n’avais plus d’argent pour y rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice à se faire empoigner ; ce qui lui serait arrivé s’il eût entendu les torrents d’injures que l’on exhalait contre tous ses amis et même contre sa mère, dans cet immense corps de garde qui avait remplacé le Paris du peuple, le Paris de Février. Voyez quelle différence ! Dans tout le courant de mars, je pouvais aller et venir seule dans tout Paris, à toutes les heures, et je n’ai jamais rencontré un ouvrier, un voyou qui, non seulement ne m’ait fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l’ait fait d’un air affable et bienveillant. Le 17 mai, j’osais à peine sortir en plein jour avec mes amis : l’ordre régnait !…

Toutes ces lettres nous permettent de préciser avec une absolue exactitude le jour du départ de George Sand pour Nohant (tout en ne nous laissant point convaincre sur son prétendu calme devant les répressions qui la menaçaient). Toutes les autres lettres inédites permettent aussi de constater qu’à partir du 18 mai[98], George Sand resta invariablement à Nohant et ne le quitta point jusqu’au mois de décembre 1849[99].

Mais Mme Sand tomba de Charybde en Scylla. La réaction s’en donnait à cœur joie en Berry, « dans ce Berry si romantique, si doux, si bon, si calme ». Les « veaux de Delaveau » avaient évidemment réussi non seulement à profiter du mécontentement des paysans contre l’impôt de 45 centimes et contre le chômage des affaires, mais ils parvinrent à répandre parmi la population obscure des renseignements les plus exacts sur l’ennemi juré du peuple et de la bourgeoisie, l’horrible vieillard appelé le Père Communisme qui, aidé par M. le Duc Rollin, s’apprêtait à s’approprier et à donner à Mme Sand toutes les terres et toutes les vignes du paysan, et, ayant ainsi introduit la loi agraire sui generis, et fait table rase de la religion, du mariage, de la famille, il fera en outre, « tuer tous les enfants en bas âge et tous les vieillards au-dessus de soixante ans[100] ». Quant à la dame de Nohant, elle s’est spécialement rendue à Paris pour se joindre par ses écrits à ces deux abominables ennemis du genre humain[101], et leur prêter aide et secours. Ainsi donc, lorsque cette bonne dame est revenue au Berry, la population des campagnes environnantes, les mêmes braves indigènes qu’Aurore Dupin avait connus dès son enfance, que plus tard, elle avait soignés, pansés, enseignés, secourus, et qu’elle s’imaginait être ses meilleurs amis, commencèrent à lui manifester une hostilité croissante, et ces mêmes lachâtrois, qui dans leur jeunesse, étaient des habitués de sa maison, prirent ouvertement parti contre elle, et commencèrent à exciter les paysans et citadins. On passait devant le mur de Nohant en criant : « Mort aux communistes ! À bas Maurice Dudevant ! À bas Mme Dudevant ![102] Il est vrai qu’il suffisait à Mme Sand de se montrer pour que l’on se découvrît et s’éloignât fort paisiblement ; pourtant à peine tournait-elle le dos, que les cris recommençaient. L’air semblait à l’orage et chargé d’électricité à tel point, qu’un brave métayer avait déclaré que la dame de Nohant méritait d’être enterrée vive dans un fossé[103]. Tout cela Mme Sand le conte de la manière, semble-t-il, la plus allègre dans sa lettre du 24 mai, à Thoré, mais cet humour est tout artificiel et on peut voir à travers aisément, que le cœur de celui qui écrit ces lignes quasi légères, saigne. Et lorsqu’elle dit :

Voilà où nous en sommes, mon cher Thoré. À Paris, on est factieux dès qu’on est socialiste. En province, on est communiste dès qu’on est républicain ; et si, par hasard, on est républicain-socialiste, oh ! alors, on boit du sang humain, on tue les petits enfants, on bat sa femme, on est banqueroutier, ivrogne, voleur, et on risque d’être assassiné au coin d’un bois par un paysan qui vous croît enragé, parce que son bourgeois ou son curé lui ont fait la leçon.

Ceci se passe en France, l’an premier de la République démocratique et sociale,

Nous avons dévoué notre fortune, notre vie et notre âme à ce peuple qu’on voudrait amener à nous traiter comme des loups.

À lui quand même !

— On sent des larmes amères cachées là-dessous, larmes d’indignation de douleur aiguë et cuisante, causée par la blessure faite par ces « ignorants ».

Pendant que Mme Sand se voyait ainsi conspuée par des voisins de campagne, à Paris et dans toute la France sévissait contre la gauche et surtout contre les socialistes des rigueurs et des poursuites. On objectait à Ledru-Rollin la conduite répréhensible, sinon criminelle, de sa collaboratrice de naguère. Thoré était menacé, il devait se tenir caché, puis bientôt clore son journal. Barbès était en prison. On dressait une enquête contre Louis Blanc. On commença une autre enquête contre tous les communistes, socialistes, et les meneurs de l’émeute. Des perquisitions, des arrestations, des procès et des condamnations à la prison, n’en finissaient pas. On formula contre George Sand elle-même deux charges d’accusation : le Bulletin n° 16, où l’on crut voir une excitation du peuple, préméditée de longue date, aux événements du 15 mai — et la participation personnelle à la manifestation ; on prétendait que Mme Sand aurait harangué le peuple qui se dirigeait vers l’Hôtel de Ville. On fit une enquête pour savoir qui avait rédigé le fameux Bulletin, donné le bon à tirer et qui avait invité Mme Sand à rédiger les Bulletins.

Ledru-Rollin renia catégoriquement le Bulletin n° 16 : il déclara ne pas l’avoir vu. Il se trouva que le tour d’examiner le Bulletin revenait à Elias Regnault, mais il venait de perdre sa mère et n’avait pu songer au Bulletin ; le Bulletin fut envoyé à l’imprimeur sans être revu par personne. Jules Favre prétendit encore qu’il s’était « empressé » de courir à la poste pour « arrêter » l’envoi du Bulletin en province, mais qu’il était arrivé trop tard ; le Bulletin, hélas ! était expédié et avait paru. C’est alors que George Sand déclara résolument être l’auteur du Bulletin. Avant tout, elle écrivit à Ledru-Rollin.

La lettre de George Sand prouve qu’elle savait le propos qu’il avait tenu. Elle lui répondit très finement et très spirituellement, réclamant courageusement la responsabilité de ses actes, montrant une fois de plus qu’elle était un parfait honnête homme et savait rendre le bien pour le mal.

En annonçant à Ledru-Rollin, ce que probablement il ne savait pas, qu’elle rédigeait dans la Vraie République, journal « où on le traitait collectivement de Roi, de Consul, de Dictateur », elle le priait de lire ses articles dans ce journal ; n’étant pas solidaire de la rédaction, elle n’acceptait aucune responsabilité des attaques contre les personnes : elle signait tout ce qu’elle écrivait ; elle trouvait donc sa position bien fausse dans ce journal, mais après le 15 mai « il y aurait eu lâcheté de se retirer ». Eh bien, elle adressait quand même une prière à Rollin :

… Je vous demande une chose, c’est de nie faire signe quand vous consentirez à ce que je vous dise dans ce même journal, qui vous attaque, et où je garderai toujours le droit d’émettre mon avis sous ma responsabilité personnelle, ce que je sais et ce que je pense de votre caractère, de votre sentiment politique et de votre ligue révolutionnée. Si vous n’avez pas le temps d’y songer, je ne vous en voudrai point et je ne me croirai pas indispensable à votre justification auprès de quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non plus. Mais, pour l’acquit de ma conscience, de mon affection, je me dois (au risque de faire l’importante[104] de vous dire cela ; vous le comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon cœur.

On me dit ici que j’ai été compromise dans l’affaire du 15 mai. Cela est tout à fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission exécutive s’est opposée à ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je vous en remercie personnellement ; car, ce que je déteste le plus au monde, c’est d’avoir l’air de jouer un rôle[105] pour le plaisir de me mettre en évidence. Mais si l’on venait à vous accuser de la moindre partialité à mon égard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je n’ai absolument rien à craindre de la plus minutieuse enquête. Je n’ai rien su ni avant ni pendant les événements, du moins rien de plus que ce qu’on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne le cache pas, je l’écris et je le signe ; mais je ne crois pas que c’est là conspirer.

Adieu et à vous de tout mon cœur.

Puis, Ledru-Rollin, ayant consenti à ce qu’elle agisse comme elle l’entendait, elle écrivit à Girerd, son vieil ami, alors député à l’Assemblée, la lettre que voici et que nous devons citer, quoiqu’elle ait été publiée dans la Correspondance :


Nohant, 6 août 1848.
Mon ami,

Je suis en effet l’auteur du 16° Bulletin, et j’en accepte toute la responsabilité morale. Mon opinion est et sera toujours que si l’Assemblée nationale voulait détruire la République, la République aurait le droit de se défendre, même contre l’Assemblée nationale,

Quant à la responsabilité politique du 16° Bulletin, le hasard a voulu qu’elle n’appartint à personne. J’aurais pu la rejeter sur M. Ledru-Rollin, de même qu’on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi la responsabilité morale. Mais dans un moment où le temps manquait à tout le monde, j’aurais cru, moi, manquer à ma conscience, si j’avais refusé de donner quelques heures du mien à un travail gratuit, autant comme argent que comme amour-propre. C’est la première et ce sera probablement la dernière fois de ma vie que j’aurai écrit quelques lignes sans les signer.

Mais du moment que je consentais à laisser au ministre la responsabilité d’un écrit de moi, je devais aussi accepter la censure du ministre ou des personnes qu’il commettait à cet examen.

C’était une preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin, la plus grande qu’un écrivain qui se respecte puisse donner à un ami politique.

Il avait donc, lui, la responsabilité politique de mes paroles, et les cinq ou six Bulletins que je lui ai envoyés ont été examinés. Mais le 16e Bulletin est arrivé dans un moment où il. Elias Regnault, chef du cabinet, venait de perdre sa mère. Personne n’a donc lu, apparemment, le manuscrit avant de l’envoyer à l’imprimerie. J’ignore si quelqu’un en a revu l’épreuve. Je ne les revoyais jamais, quant à moi.

Un moment de désordre dans le cabinet de M. Elias Regnault, désordre qu’il y aurait cruauté et lâcheté à lui reprocher, a donc produit tout ce scandale, que, pour ma part, je ne prévoyais guère et n’ai jamais compris jusqu’à présent.

Comme, jusqu’à ce fameux Bulletin, il n’y avait pas eu un mot à retrancher dans mes articles, ni le ministre, ni le chef du cabinet n’avaient heu de s’inquiéter extraordinairement de la différence d’opinion qui pouvait exister entre nous.

Apparemment, M. Jules Favre, secrétaire général, qui, je crois, rédigeait en chef le Bulletin de la République, était absent ou préoccupé aussi par d’autres soins. Il est donc injuste d’imputer au ministre ou à ses fonctionnaires le choix de cet article parmi trois projets rédigés sur le même sujet, dans des nuances différentes. Je n’ai pas le talent assez souple pour tant de rédactions et c’eût été trop exiger de mon obligeance que de me demander trois versions sur la même idée. Je n’ai jamais connu trois manières de dire la même chose, et je dois ajouter que le même sujet ne m’était point désigné.

Une autre circonstance que je me rappelle exactement et qu’il est bon d’observer, c’est que l’article avait été envoyé par moi le mardi 12 avril, alors qu’il n’était pas plus question, dans mon esprit, des événements du 16, que dans les prévisions de tous ceux qui vivent comme moi en dehors de la politique proprement dite. Par suite de la préoccupation douloureuse du chef du cabinet, cet article n’a paru que le 16 : c’est dire assez que, dans l’agitation où se trouvaient alors les esprits, on a voulu à tort donner, à des craintes que j’avais émises, d’une manière générale, une signification particulière.

Voilà ma réponse aux explications que tu me demandes. Pour ma part, il m’est absolument indifférent qu’on incrimine mes pensées ; je ne reconnais à personne le droit de m’en demander compte et aucune loi n’autorise à chercher au fond de ma conscience si j’ai telle ou telle opinion. Or, un écrit que l’on compte soumettre à un contrôle avant de le publier, et que, dans cette prévision, on ne se donne le soin ni de peser, ni de relire, est un fait inaccompli, ce n’est rien de plus qu’une pensée qui n’est pas encore sortie de la conscience intime.

Mais peu importe ce qui me concerne. Je devais seulement à la vérité et à l’amitié de te raconter ce qui entoure ce fait, c’est-à-dire la part qu’on accuse certaines personnes d’y avoir prise.

Si le 16e Bulletin a été un brandon de discorde entre républicains, ce que j’étais loin d’imaginer durant les cinq à dix minutes que je passai à l’écrire, il ne fut pas écrit du moins en prévision ou en espérance de l’événement du 15 mai, que je n’approuve en aucune façon Je crois que tu me connais assez pour savoir que, si je l’avais approuvé avant et pendant, ce ne serait pas l’insuccès qui me le ferait désavouer après.

À toi de cœur, mon ami.

Le lendemain, 7 août, Mme Sand écrivit encore une fois à Girerd à ce même propos, et nous devons encore citer plusieurs passages de cette lettre publiée, car elle est trop importante pour la biographie de George Sand :

… Il y a assez longtemps qu’on m’ennuie avec ce 16e Bulletin. J’ai dédaigné de répondre à toutes les attaques indirectes des journaux de la réaction. Ma réponse, conforme à l’exacte vérité, est dans la lettre que je t’ai envoyée hier et dont je t’autorise à faire usage quand tu jugeras convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un journal de notre opinion. J’aurais pu l’écrire plus tôt ; mais je voulais laisser à M. Ledru-Rollin le soin de désavouer ce Bulletin comme il l’entendrait ; les explications que le rapport prétend avoir reçues de hauts fonctionnaires ne sont pas conformes à la vérité, et tu comprendras qu’il me plaise peu de passer pour son rédacteur payé, apparemment, puisqu’on suppose que j’envoyais divers projets, parmi lesquels on choisissait la nuance, je tiens à garder l’attitude qui me convient comme écrivain, et à laquelle je n’ai jamais manqué, ni comme dignité, ni comme modestie, ni comme désintéressement.

Avise donc de toi-même ; car je prends ici conseil de toi, sur ce que tu dois faire de ma lettre. Je désire rétablir la vérité en ce qui me concerne, et c’est aussi défendre M. Ledru-Rollin que de me défendre moi-même. C’est la seule occasion convenable peut-être que j’aurai de le faire ; car, le rapport oublié, il serait de mauvais goût de ramener sur moi l’attention pour un fait personnel, comme vous dites à l’Assemblée. Peut-être aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s’en explique lui-même ? Confères-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui mes lettres si tu veux.

…Je crois que tu dois blâmer, toi, l’homme de la douceur et de la prudence généreuse, la brutalité du 16{{e)} Bulletin. Pardonne-moi ce péché, que je ne puis appeler un péché de jeunesse. Je ne reviendrai pas sur ce que je t’ai écrit hier du fait non accompli dans ma réflexion, et pourtant accompli par le vouloir d’un hasard singulier. Ma défense, là-dessus, n’est point trop métaphysique, elle est simple et même naïve, je crois. Mais après tout, je ne me repens pas bien sincèrement, je te le confesse, de cette énormité. Je suis sincère en te disant que je n’ai jamais donné dans le 15 mai. L’Assemblée n’avait pas mérité d’être traitée si brutalement. Le peuple n’avait pas droit ce jour-là. Il ne s’agissait pas pour lui de sauver la République par ces moyens extrêmes qu’il n’a mission d’employer que dans les cas désespérés. D’ailleurs, il n’était pas là, le peuple, puisqu’on ne s’est pas battu. Quelques groupes socialistes n’ont pas le droit d’imposer leur système à la France qui recule ; mais, quand je disais dans l’abominable 16e Bulletin que le peuple a droit de sauver la République, j’avais si fort raison, que je remercie Dieu d’avoir eu cette inspiration si impolitique. Tout le monde l’avait aussi bien que moi ; mais il n’y avait qu’une femme assez folle pour oser l’écrire. Aucun homme n’eût été assez bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s’est trouvé là pour que l’étincelle mît le feu. J’en rirais sur l’échafaud, si cela devait m’y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin !

Mais que M. Ledru-Rollin s’en défende, je le veux de tout mon cœur, et je l’y aiderai tant qu’il voudra. Je l’eusse fait plus tôt s’il ne m’eût dit que cela n’en valait pas la peine. Pourtant puisque l’accusation de ce fait prend place dans les choses officielles, hâtons-nous de dire la vérité. Ce que je n’accepte pas, c’est que M. Elias Regnault ou quelque autre (je ne sais pas qui) arrange la vérité à sa manière.

Nous voyons donc que George Sand en acceptant toute la responsabilité morale du 16e Bulletin s’empressait de décharger et de défendre les autres.

Quant à sa participation à l’événement même du 15 mai, il existe deux versions : d’après la première elle avait assisté à la séance de l’Assemblée et avait été vue dans la tribune du corps diplomatique parmi les dames peu nombreuses qui y étaient restées bravement jusqu’à la fin, n’ayant quitté la tribune qu’au moment où l’ordre fut donné de la faire évacuer[106].

D’autre part, George Sand convient qu’elle a suivi en qualité de spectateur le cortège populaire, mais elle nie carrément avoir pris part à la conspiration ou avoir harangué le peuple. Il faut noter le fait étrange que Mme Sand, ainsi que son fils, prirent pour nier la chose et pour réfuter « les bruits qui couraient un ton badin, humoristique, d’une légèreté voulue et nullement adaptée à la gravité des circonstances », comme le remarque très judicieusement M. Monin. C’est sur ce ton que Mme Sand écrivit le 20 mai à Caussidière qui n’était plus alors le préfet de police, mais qui Tétait le 15 mai.


Nohant, le 20 mai 1848.
Citoyen,

J’étais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, mêlée à la foule, curieuse et inquiète comme tant d’autres, de l’issue d’une manifestation qui semblait n’avoir pour but qu’un vœu populaire en faveur de la Pologne. En passant devant un café, on me montra à la fenêtre du rez-de-chaussée une dame fort animée, qui recevait une sorte d’ovation de la part des passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se trouvaient à mes côtés m’assurèrent que cette dame était George Sand ; or, je vous assure, citoyen, que ce n’était pas moi, et que je n’étais dans la foule qu’un témoin de plus du triste événement du 15 mai.

Puisque j’ai l’occasion de vous fournir un détail de cette étrange journée, je veux vous dire ce que j’ai vu.

La manifestation était considérable, je l’ai suivie pendant trois heures. C’était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorité des citoyens qui l’avaient augmentée de leur concours durant le trajet, et pour tous ceux qui l’applaudissaient au passage. On était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation jusqu’aux portes de l’Assemblée. On supposait que des ordres avaient été donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires ; nul ne prévoyait une scène de violence et de confusion au sein de la représentation nationale. Des nouvelles de l’intérieur de la Chambre arrivaient au dehors. L’Assemblée, sympathique au vœu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l’organisation du travail, disait-on. Les pétitions étaient lues à la tribune et favorablement accueillies.

Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée et la formation d’un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient répondre au vœu du groupe passionné qui violentait l’Assemblée en cet instant, mais nullement, j’en réponds, au vœu de la multitude. Aussitôt, cette multitude se dispersa, et la force armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du pouvoir constitué.

Je n’ai point à rendre compte ici des opinions et des sympathies de telle ou telle fraction du peuple qui prenait part à la manifestation ; mais toute voix en France a le droit de s’élever en ce moment pour dire à l’Assemblée nationale…

Et George Sand dit alors, déjà sérieusement, qu’il aurait fallu, selon elle, avertir l’Assemblée de ne pas se détourner du peuple et de ne pas tourner à la franche réaction, par crainte d’une minorité factieuse.

De son côté, Maurice Sand, dans sa lettre à Charles Duplomb, auteur d’une Monographie de la rue du Bac[107], réfutait comme suit la légende accréditée qui prétendait que George Sand aurait été vue à la fenêtre d’un café prononçant un discours devant la foule rassemblée :

… Il est complètement faux que ma mère ait harangué la foule an quai d’Orsay. C’est une dame A… qui, le 15 mai 1848, était dans ledit café (d’Orsay) et faisait de la révolution parlementaire. Quelques imbéciles, en la voyant, crièrent ou firent une farce aux autres badauds, en criant : Vive George Sand ! La bonne dame, enchantée d’être prise pour ma mère, salua la populace et, entre plusieurs bocks, se paya plusieurs speechs. Je l’ai vue et entendue, parce qu’un des badauds là présents m’a pris à partie en me disant : « Venez donc crier : Vive George Sand ! » Moi, de rire de la fumisterie en disant : « Ce n’est pas George Sand, c’est Mme A…, femme de lettres. Quant à George Sand, je la connais bien, puisque c’est ma mère. » Votre père[108] a dû vous raconter la chose, car j’étais avec lui ce jour-là, le 15 mai, à l’assaut de l’Assemblée nationale, d’où nous avons été pour prendre les canons de l’École militaire, où nous n’avons rien pris que des bocks en route, et d’où nous nous sommes rabattus sur l’Hôtel de Ville. Journée mémorable et des plus hilarantes que j’aie passées !

George Sand raconta toutefois la journée du 15 mai et les choses qu’elle vit et entendit alors autrement que sous la forme d’une défense badine de sa personne. Le 28 mai et le 5 juin parurent, dans la Vraie République, ses deux Feuilletons populaires : la Lettre d’Antoine G. ouvrier carrossier à Paris et la Réponse de Gabrielle G. à son mari Antoine G.,[109]. C’est dans ces feuilletons que, déjà sérieusement et simplement, avec cet art achevé et cette pénétration géniale de la psychologie populaire qui lui sont propres, George Sand fait raconter « l’Événement du 15 mai », par un simple ouvrier, point fanatique, mais conscient de ses droits et de ses devoirs.

Antoine G. ne voulait prendre part à aucune manifestation, parce qu’il avait ouï-dire que c’est l’affaire des « meneurs » et quant à lui, il « ne se mêlait pas de la politique des bourgeois » ; mais il se rendit quand même à l’Hôtel de Ville, lorsqu’il entendit battre le rappel, parce qu’on lui avait dit qu’on tirait sur le peuple dans les environs de l’Assemblée. Il faillit se trouver au nombre des « factieux » et n’échappa que par hasard au danger d’être écrasé par la cavalerie. Dans sa logique toute rectiligne, il jugea que si même les meneurs qui voulaient proclamer leur propre gouvernement, avaient tort, les bourgeois qui se réjouissaient de cette occasion d’étouffer le peuple, — jusqu’alors le maître de la position, — étaient bien plus fautifs encore. Selon Antoine G. et ses amis : Coquelet, Bergerac, Vallier et Laurent, une fois que les bourgeois provoquaient les « blouses », il fallait prendre les armes, parce que celui qui commence le premier à tirer contre le peuple, sous quelque prétexte que ce fût, est un ennemi du peuple.

Le peuple n’entend rien à la politique, il « ne connaît ni Blanqui, ni Dieu, ni diable dans ces affaires ; il ne sait qu’une chose, c’est que le peuple est malheureux et qu’on le nourrit de coups de fusil… » Une fois que les bourgeois crient « À bas Barbes », pour cette seule raison Coquelet voulait crier « Vive Barbes », au risque de se faire arrêter ou écharper par les furieux de l’ordre, et ce ne sont que ses amis qui l’en empêchèrent en le « prenant au collet ».

« Nous tombâmes tous d’accord qu’il fallait aller chercher nos armes et obéir au rappel ; mais nous y avons tous été avec l’intention bien arrêtée de tirer sur le premier habit qui tirerait sur une blouse, car, dans ce moment d’étonnement où nous ne comprenions rien du tout à tout ce qui se passait, nous sentions que Coquelet était mieux inspiré par son cœur que nous ne l’avions été par la raison. Oui, oui, criait Bergerac, quand même ce serait Barbès qui tirerait sur la blouse, et quand même la blouse cacherait Guizot, malheur à qui touchera à la blouse ! Coquelet a raison. Voilà toute notre politique à nous autres[110]. »

On voit bien que le carrossier Antoine G. se tenait, dans la foule au coin de la place de Bourgogne, tout près de l’auteur du Feuilleton populaire, parce qu’il ne partage pas seulement ses sentiments pour Barbes, mais encore son récit est d’un intérêt palpitant, plein d’observations fines et spirituelles et témoigne d’une profonde connaissance de l’âme populaire. Or il connaissait aussi cette âme celui qui guidait la plume de Gabrielle  G., dans sa réponse à son mari ; elle fut sûrement écrite de Nohant, de Vie ou de Saint-Chartier : sa lettre trahit sa présence dans le voisinage de l’amie prétendue du Père Communisme et de M. le Duc Rollin. Fort heureusement, Gabrielle G. n’avait point prêté l’oreille aux discours des « veaux de Delaveau », ni des autres lachâtrois, horripilés par le fantôme des lois agraires ; elle voit et comprend parfaitement ce qu’il faut au paysan et qui sont ses vrais amis, et elle en parle simplement et avec chaleur.

Nous voyons donc que George Sand avait bravement accepté la responsabilité du 16e Bulletin, qu’elle s’était empressée à être utile à Ledru-Rollin et à Théophile Thoré. Puis, lorsque la réaction croissante se déchaîna contre Louis Blanc et les racontars bourgeois calomnièrent et déchirèrent Barbès, l’ennemi déjà prisonnier, alors George Sand, qui dans son Journal intime et dans ses lettres, jugeait sévèrement Louis Blanc, comme un « meneur » et un « sectaire » et allait jusqu’à se moquer de « cette grande ambition dans un petit corps »[111] ; qui appelait Barbès un « factieux » et « pire qu’un factieux », parce qu’il se laissait gouverner par la néfaste maxime : Qui veut la fin veut les moyens, maxime si justement réprouvée par George Sand comme criminelle, — alors cette même George Sand, disons-nous, prit ouvertement la défense de Louis Blanc et de Barbès dans le journal de Thoré. Elle y publia deux articles sur Louis Blanc[112], et un article sur Barbès[113]. De plus, le 7 août, George Sand envoya à Girerd une lettre de Milnes (reçue le 8 ou le 10 juin), « qui peut servir à la défense de Louis Blanc. » Et on ne peut assez apprécier ces deux courageuses et nobles levées de lances en faveur d’hommes dont les noms mêmes étaient prononcés « avec horreur et terreur », comme ceux de malfaiteurs et de meurtriers sanguinaires.

À Barbès lui-même, incarcéré à Vincennes et qui avait écrit à George Sand pour lui dire qu’il était sain et sauf, elle écrit le 10 juin de Nohant :

Je n’ai reçu votre lettre qu’aujourd’hui 10 juin, cher et admirable ami. Je vous remercie de cette bonne pensée, j’en avais besoin ; car je n’ai pas passé une heure depuis le 15 mai, sans penser à vous et sans me tourmenter de votre situation. Je sais que cela vous occupe moins que nous ; mais enfin il m’est doux d’apprendre qu’elle est devenue matériellement supportable.

Ah ! oui, je vous assure que je n’ai pas goûté la chaleur d’un rayon de soleil sans me le reprocher, en quelque sorte, en songeant que vous en étiez privé. Et moi qui vous disais : « Trois mois de liberté et de soleil vous guériront »

On m’a dit que j’étais complice de quelque chose, je ne sais pas quoi, par exemple. Je n’ai eu ni l’honneur ni le mérite de faire quelque chose pour la cause, pas même une folie ou une imprudence, comme on dit ; je ne savais rien, je ne comprenais rien à ce qui se passait ; j’étais là comme curieux, étonné et inquiet, et il n’était pas encore défendu, de par les lois de la République, de faire partie d’un groupe de badauds. Les nouvelles les plus contradictoires traversaient la foule. On a été jusqu’à nous dire que vous aviez été tué. Heureusement cela a été démenti au bout d’un instant par une autre version. Mais quelle triste et pénible journée !

Le lendemain était lugubre ! Toute cette population armée, furieuse ou consternée, le peuple provoqué, incertain, et à chaque instant des légions qui passaient criant à la fois : Vive Barbès ! et À bas Barbès ! Il y avait encore de la crainte chez les vainqueurs. Sont-ils plus calmes aujourd’hui après tout ce développement de terrorisme ? J’en doute.

Viennent les lignes qui se rapportent à elle-même et que nous avons citées plus haut[114], puis elle continue :

… Mais c’est bien assez vous parler de moi. Je n’ose pas vous parler de vous : vous comprenez pourquoi. Mais si vous pouvez lire des journaux, et si la Vraie République du 9 juin vous est arrivée, vous aurez vu que je vous écrivais en quelque sorte avant d’avoir reçu votre lettre. Ne faites attention dans cet article qu’au dernier paragraphe. Le reste est pour cet être à toutes facettes qu’on appelle le public, la fin était pour vous…

Ce « dernier paragraphe » où George Sand tâchait de prouver combien il était injuste d’accuser Barbes d’une action criminelle, alors qu’il avait voulu prévenir une rencontre sanglante entre le peuple et le gouvernement était rédigé ainsi :

… Mais parmi les hommes d’exception qui donnent tout sans vouloir jamais rien recevoir, l’homme dont je parle est un des plus purs, des plus grands, des plus fanatiques, si ce mot peut s’appliquer au dévouement et au renoncement. Cet homme est né pour le sacrifice, pour le martyre, et parmi ceux qui le blâment, il n’en est pas un seul qui ne l’aimerait et ne l’admirerait, s’il le connaissait particulièrement.

Mais qui ne le connaît ? qui n’a déjà reconnu Barbès à ce que je viens d’en dire ? Barbès qui, au fond de sa prison, n’a point encore eu d’autre préoccupation, d’autre souci que la crainte de voir des innocents compromis dans sa cause ? Qui n’a senti, en lisant les lettres de Barbès au colonel Rey et à Louis Blanc, qu’une grande âme était aux prises avec une terrible destinée ? Un mot bien simple du colonel Rey a frappé tous les cœurs en France d’un choc électrique ! Merci, honnête homme ! Oui, honnête homme ! Ce titre-Là est grand comme le monde aujourd’hui, aussi grand, aussi rare que le génie de Napoléon dans le passé…

… Quant à toi, Barbès, rappelle-toi le mot de l’enfer dans Faust : Pour avoir aimé, tu mourras ! Oui, pour avoir aimé ton semblable, pour t’être dévoué sans réserve, sans arrière-pensée, sans espoir de compensation à l’humanité, tu seras brisé, calomnié, insulté, déchiré par elle. J’ignore si le fer de la guillotine est à jamais brisé pour les dissidences politiques. Tu l’as déjà vu de près, et son éclair ne te ferait point cligner les yeux. Mais déjà, à demi mort dans les cachots de la monarchie, tu recommences ton agonie dans les cachots de la République. Je crois fermement que la justice du pays t’absoudra, j’espère encore dans l’idée qui préside aux destinées de la République. Mais, tu n’en seras pas moins persécuté, durant les jours qui te restent à vivre, par l’idée contraire, toute-puissante encore chez la plupart des hommes. Tu mourras à la peine d’un éternel combat, car les forces humaines ne suffisent pas à la lutte que ces temps-ci ont vu naître, et que ni toi ni moi ne verront finir. Reste donc calme ! Tu as choisi la souffrance, la prison, l’exil, la persécution et la mort. Tu seras exaucé, toi dont l’ambition était de mourir pour la cause du peuple. Peut-être même connaitras-tu cette suprême douleur, peut-être boiras-tu ce dernier calice, d’être maudit par des insensés, à l’heure où tu rendras à Dieu ton âme sans souillure. Mais tu crois à la vie éternelle et d’ailleurs, tandis que les ennemis du peuple te jetteront une dernière pierre, le peuple te criera par la bouche de ceux qui t’aiment : Merci, honnête homme !

Et nous de notre part nous dirons : à l’heure où régnait parmi l’opposition une panique, un abattement et un ahurissement général, où la réaction triomphait sur toute la ligne, à cette heure-là, George Sand, qui adressait ainsi publiquement la parole au prisonnier Barbès, prouva qu’elle était, elle aussi, non seulement un honnête homme, mais aussi une femme courageuse, une âme sans peur.

À partir de cette époque, et jusqu’à la mort de Barbes, fût-il en prison ou en exil, Mme Sand entretint avec lui une correspondance suivie.

Elle le considérait comme un homme d’un autre monde, « le Bayard de la révolution », et le traitait avec un respect sans bornes et un tendre dévouement.

À peine deux jours après le second article sur Louis Blanc, éclatèrent les horribles journées de Juin : frappée d’horreur et de dégoût, George Sand se tut, dans la presse du moins. Quant à ses lettres innombrables, écrites cet été, publiées ou inédites, elles sont pleines d’amertume désespérées. Elle assure ses correspondants de sa foi en l’avenir du peuple et au triomphe fina Ide la liberté, — ne fût-ce que dans un avenir bien éloigné, — mais un désespoir profond se laisse quand même deviner à travers ses paroles. Son ami Rollinat s’efforçait, comme toujours, de soutenir son courage, de ranimer son énergie, il lui conseillait d’abandonner momentanément la politique, de revenir à la poésie et justement à ce genre de littérature qui avait toujours été une consolation aux époques de cataclysmes politiques ou de déchéance morale, aux bergeries. Ses conversations et ses disputes avec Rollinat, George Sand les a transcrites dans la charmante Préface à la Petite Fadette, écrite en septembre 1848, et annoncée sous le titre de : Pourquoi nous sommes revenus à nos moutons, dans le Spectateur Républicain. Le roman parut dans le Crédit, le 1er décembre. Nous avons deux fois déjà parlé de cette Préface :

Et tout en parlant de la République que nous rêvons et de celle que nous subissons — écrit George Sand — nous étions arrivés à l’endroit du chemin ombragé où le serpolet invite au repos.

— Te souviens-tu, dit-il, que nous passions ici il y a un an et que nous nous y sommes arrêtés tout un soir ? Car c’est ici que tu me racontas l’histoire du Champi et que je te conseillai de l’écrire dans le Style familier dont tu t’étais servi avec moi.

— Et que j’imitais de la manière de notre chanvreur ? Je m’en souviens, et il me semble que depuis ce jour-là nous avons vécu dix ans.

— Et pourtant la nature n’a pas changé, reprit mon ami : la nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon…

— L’art est comme la nature, lui dis-je ; il est toujours beau. Il est comme Dieu qui est toujours bon ; mais il est des temps où il se contente d’exister à l’état d’abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes ; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ? L’art est aujourd’hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses humaines, en temps de révolution, comme les plantes qui meurent en hiver pour renaître au printemps. Mais le temps fait périr beaucoup de germes. Qu’importent dans la nature quelques fleurs ou quelques fruits de moins ? Qu’importent dans l’humanité quelques voix éteintes, quelques cœurs glacés par la douleur ou par la mort ? Non, l’art ne saurait me consoler de ce que souffrent aujourd’hui sur la terre la justice et la vérité. L’art vivra bien sans nous. Superbe et immortel comme la poésie, comme la nature, il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traversons ces jours néfastes, avant d’être artistes, tâchons d’être hommes ; nous avons bien autre chose à déplorer que le silence des Muses…

— … La poésie est quelque chose de plus que les poètes, c’est en dehors d’eux. Les révolutions n’y peuvent rien. Ô prisonniers ! ô agonisants ! captifs et vaincus de toutes les nations, martyrs de tous les progrès ! Il y aura toujours dans le souffle de l’air que la voix humaine fait vibrer une harmonie bienfaisante qui pénétrera vos âmes d’un religieux soulagement. Il n’en faut même pas tant, le chant de l’oiseau, le bruissement de l’insecte, le murmure de la brise, le silence même de la nature, toujours entrecoupé de quelques mystérieux sons d’une indicible éloquence. Si ce langage furtif peut arriver jusqu’à votre oreille, ne fût-ce qu’un instant, vous échapper par la pensée au joug cruel de l’homme, et votre âme plane librement dans la création.

… Tout affligés et malheureux que nous sommes, on ne peut nous ôter cette douceur d’aimer la nature et de nous reposer dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons plus donner que cela aux malheureux, faisons encore de l’art comme nous l’entendions naguère, c’est-à-dire célébrons tout doucement cette poésie si douce ; exprimons-la comme le suc d’une plante bienfaisante sur les blessures de l’humanité…

— … Puisqu’il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c’est-à-dire à nos bergeries…

… Je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d’accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de reconnaître que cette minorité est l’élue de la majorité, que je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout à l’heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de ces contes que le chanvreur de ton village t’apprend durant les veillées d’automne…

— Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout réjoui d’avance ; et demain tu écriras son récit pour faire suite avec la Mare au Diable et François le Champi à une série de contes villageois, que nous intitulerons classiquement les Veillées du chanvreur.

— Et nous dédierons ce recueil à nos amis prisonniers ; puisqu’il nous est défendu de leur parler politique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en particulier à Armand…

— Inutile de le nommer, reprit mon ami : on verrait un sens caché dans ton apologue, et on découvrirait là-dessus quelque abominable conspiration. Je sais bien qui tu veux dire, et il le saura bien aussi, lui, sans que tu traces seulement la première lettre de son nom.

C’est ainsi que la Petite Fadette se trouve être dédiée à Armand Barbes et prouve une fois de plus que George Sand n’oubliait pas ses amis tombés dans le malheur ; au contraire, elle semble vouloir ostensiblement confirmer sa piété amicale à ceux qui, en ce moment, souffraient en prison de la justice des hommes et étaient encore condamnés à la réprobation et à la médisance générale.

En ce même été de 1848, George Sand eut aussi l’occasion de défendre Michel Bakounine. Nous reviendrons à ce propos un peu en arrière et puis nous anticiperons un peu sur les événements de cette année, afin de raconter les relations de Mme Sand avec les deux grands émigrés russes, Herzen et Bakounine, et avec quelques autres membres de l’émigration internationale.

Herzen et Bakounine avaient toujours hautement apprécié George Sand. Tous ceux qui ont lu les écrits de Herzen connaissent trop bien ses opinions, la plupart enthousiastes, sur ses romans ; chacun d’eux provoquait un échange d’idées des plus animés entre Herzen et ses amis russes : Ogarew, Basile Botkine, Annenkow, Biélinski, etc. Toutefois Herzen ne se contentait pas de donner toute son attention à chaque nouvelle œuvre de l’illustre femme, son nom revient constamment sous sa plume à tout propos : « George Sand aurait à cette occasion fait ceci », dit-il, « George Sand a envisagé cela ainsi ». Ces renvois constants à George Sand sont trop connus pour que nous nous y arrêtions. Mais, ce qu’on ignore absolument, c’est que Herzen s’adressa à Mme Sand pour avoir son jugement sur une affaire toute personnelle. Nous avons copié quelques lettres inédites de Bakounine, de Herzen, et d’autres émigrés qui furent mêlés aux deux épisodes les plus intéressants de ces relations de l’illustre femme et de ces deux grands exilés.

George Sand connut Bakounine dès 1844[115], c’est-à-dire à l’époque où Louis Blanc et ses amis se mirent à la tête de la Réforme, dont Bakounine fut aussi l’un des collaborateurs.

Nous n’avons pas de documents se rapportant à ces toutes premières années des relations entre George Sand et Bakounine, mais il est à croire qu’elles furent très amicales, car lorsqu’à la fin de 1847, à la veille même de la révolution de 1848, Bakounine fut, sur les instances de l’ambassadeur russe, le comte Kisselew, banni de France, il adressa à George Sand la lettre suivante que nous copions sur l’autographe :


Madame,

Profitant de la permission que vous avez bien voulu m’accorder en partant, je prends la liberté de vous adresser un petit discours que j’ai prononcé dans une réunion polonaise. C’est bien peu de chose sous le rapport littéraire, mais je regarde cette première manifestation comme le commencement sérieux d’une œuvre bonne et grande, d’une action que je ne crois pas seulement possible, mais nécessaire, inévitable, et c’est uniquement à ce titre que je la soumets à votre jugement. J’espère, madame, que vous avez foi dans la sincérité de mes intentions, et que vous me pardonnerez la pauvreté ainsi que les fautes du langage en faveur de la grandeur et de la sainteté de mon but.

Agréez, madame, l’assurance de mon dévouement ainsi que de mon profond respect.


M. Bakounine.
Paris, rue Saint-Dominique, 96, faubourg Saint-Germain.

Je viens de recevoir à l’instant même l’ordre de quitter Paris et la France, pour avoir troublé l’ordre et la tranquillité publique. Permettez-moi donc, madame, avant de partir, de vous exprimer ma gratitude pour la bienveillance et la bonté que vous m’avez toujours témoignées ; croyez à mon dévouement profond, inaltérable, et gardez un petit souvenir à un homme qui vous a vénérée, avant même d’avoir fait votre connaissance, car vous avez été pour lui souvent et dans les moments les plus tristes de la vie une consolation et une lumière.

Mon adresse, si vous voulez bien me répondre, est : Paris. Rue de Bourgogne, 4, Faubourg Saint-Germain. M. Reichel, professeur de musique, pour remettre à M. Back.


Nous avons retrouvé aussi la réponse de George Sand à Bakounine :

Je ne sais pas, monsieur, si la poste a cru devoir me supprimer votre envoi, mais je ne l’ai point reçu. J’avais lu par fragments dans les journaux les belles paroles que vous avez prononcées et pour lesquelles vous savez bien que mon approbation sincère et ma vive sympathie vous étaient acquises, puisqu’elles sont l’expression de sentiments que je partage avec vous depuis que j’existe. Ces sentiments sont plus méritoires chez vous que chez moi, car vous leur avez fait de grands sacrifices, et ils attirent sur vous une persécution qui vous atteint, même en France, ce noble pays qui use les derniers anneaux de sa chaîne et qui réparera tous les crimes qu’on commet en son nom. La mesure odieuse prise contre vous indigne toutes les âmes honnêtes, vous n’en pouvez pas douter. Elle contriste la mienne en particulier, croyez-le bien. J’espère pour mon pays (et je crois trop à l’action divine pour croire à un long abaissement de la France) que vous y rentrerez avant longtemps et que je vous serrerai encore la main avec toute l’estime que je vous dois et l’intérêt que je vous porte.

George Sand.

Nohant, 1er janvier 1848.

George Sand écrit à ce propos à son fils :

Nohant, 7 février 1848.

… Tu ne savais donc pas que Bakounine avait été banni par notre honnête gouvernement. J’ai reçu une lettre de lui il y a un mois environ et je crois te l’avoir lue, mais tu ne t’en souviens pas. Je lui ai répondu, avouant que nous étions gouvernés par de la canaille, et que nous avions grand tort de nous laisser faire. Au reste, l’Italie est sens dessus dessous. La Sicile se déclare indépendante ou peu s’en faut. Naples est en révolution et le roi cède. Ces nouvelles sont certaines à présent. Seulement, voilà tout ce qu’ils y gagneront, c’est qu’ils passeront du gouvernement despotique au constitutionnel, de la brutalité à la corruption, de la terreur à l’infamie, et quand ils en seront là, ils feront comme nous, ils y resteront longtemps[116].

Non, je ne crois pas non plus à la chimère du pôtu[117].

Nous sommes une génération de foireux et le Dieu nouveau s’appelle Circulus[118] Lisez m… Tâchons dans notre coin de ne pas devenir ignobles, afin que si, sur mes vieux jours, ou sur les tiens, il y a un changement à tout cela, nous puissions en jouir sans rougir de notre passé…

Bakounine avait reçu la réponse de George Sand et lui avait de nouveau écrit, comme on le voit par la lettre inédite de Mme Viardot à Mme Sand :


15 février 1848.

… Je vous envoie une lettre de Bakounine. Voilà bientôt huit jours que ma lettre est commencée, je veux absolument qu’elle parte aujourd’hui. Si vous voulez répondre à Bakounine, envoyez-moi la lettre et je la ferai parvenir. Notre ami allemand dont vous avez quelquefois lu des passages traduits de ses lettres politiques à moi adressées (Dieu ! quelle singulière phrase !), est dans ce moment à Paris et il sait toujours la cachette de Bakounine[119].

On sait que Bakounine revint en France dès que la République fut proclamée, mais il paraît que lui et Mme Sand se virent peu ou point : George Sand étant le 6 mars partie pour Nohant, y resta jusqu’au 20-21 ; Bakounine séjourna à Paris, notamment en mars, et le quitta peu après la journée du 17. Le révolutionnaire russe Golovine assure qu’au 17 mars, lors de la manifestation du prolétariat contre la garde nationale, Bakounine aurait marché à la tête d’une bande d’ouvriers. Herzen dit dans ses Souvenirs que Bakounine vivait en pleine tempête politique comme un poisson dans l’eau, conspirant, pérorant, haranguant les ouvriers des faubourgs, passant son temps dans les casernes des Montagnards ; qu’il avait horripilé par ses discours ultra, même les représentants des partis aussi extrêmes que Caussidière et Flocon, qui se sont empressés de l’envoyer… faire de la propagande politique en Allemagne, le munissant même d’une petite somme d’argent.

C’est justement alors, Bakounine s’efforçant à y organiser les forces révolutionnaires internationales et à les faire agir d’un commun accord, que George Sand dut un jour intervenir en sa faveur. Et notamment Karl Marx inséra dans sa Nouvelle Gazette Rhénane, qui paraissait à Cologne, une correspondance calomnieuse prétendant que George Sand avait entre ses mains la preuve que Bakounine était un agent du gouvernement russe. Cette Correspondance de Paris à la date du 3 juillet, parut dans le numéro 36 de la dite Gazette et était ainsi conçue :

On suit ici d’un œil attentif, malgré tous nos troubles intérieurs, les luttes des Slaves, en Bohême, Hongrie et Pologne. À propos de la propagande slave on nous communiquait hier que George Sand aurait acquis des papiers très compromettants pour le Eusse exilé d’ici, Michel Bakounine, en laissant constater que c’était un outil ou un agent nouvellement acquis par la Russie, auquel incombaient la plupart des arrestations des malheureux patriotes polonais survenues en ces derniers jours. George Sand avait montré ces papiers à quelques intimes. Nous n’avons ici rien à objecter contre un royaume slave, mais il n’en sera jamais créé par la trahison contre des patriotes polonais…

Bakounine qui, toujours dans le but de faire de la propagande en Russie, s’était entre temps rendu à Breslau, après avoir séjourné à Bruxelles, Cologne et Dresde, s’adressa à George Sand en la priant de réfuter cette calomnie. Cette première lettre, paraît-il, ne parvint pas à sa destination. Alors l’ami de Bakounine, Adolphe Reichel, lui adressa une seconde lettre que nous copions textuellement sur l’autographe.

Madame,

Chargé par mon ami Bakounine, j’ai l’honneur de vous communiquer ci-après la copie d’une de ses lettres, dont l’original vous a été déjà envoyé de Breslau, il y a huit jours, mais dont il n’est pas sûr qu’il vous soit parvenu. J’y vois avec un grand regret que M. Marx, rédacteur de la Nouvelle Gazette Rhénane, s’est servi de votre nom honorable pour attaquer et pour salir par des calomnies infâmes l’honneur de mon ami. Si je ne donnais pas au premier moment trop de valeur à ces sortes de cancans, auxquels tout homme est exposé, qui prête aujourd’hui son nom à la publicité, j’ai dû cependant autrement juger la position de Bakounine, depuis que j’ai appris hier que des bruits pareils sur son compte ont couru aussi ici, à Paris.

Je ne sens aucun besoin de vouloir justifier par mon autorité auprès de vous un ami, avec lequel j’ai vécu pendant cinq ans dans la plus profonde intimité, car certes à une femme telle que vous, il n’a pas pu rester caché, même à la moindre connaissance de Bakounine, que son âme est incapable d’aucune vile action, d’aucune participation à quelque chose de déshonorant ; et même, si je le voulais, mon nom n’est pas une autorité pour vous.

Cependant, je dois me permettre de joindre mes instances aux siennes pour vous prier de ne pas laisser perdre sa réputation à si bon marché, car il ne s’agit pas seulement de la personne de Bakounine (à la rigueur une conscience pure pourrait s’élever au-dessus de toutes les calomnies), mais il s’agit aussi de son influence qu’il doit gagner et conserver sur son parti et qui serait entièrement paralysée, si des bruits pareils pouvaient gagner la foi de ceux qui ne le connaissent pas, bruits que le noble gouvernement russe a bien des raisons à semer et à soutenir. Je vous supplie donc, madame, de vouloir bien m’envoyer quelques mots en réponse de l’article de la Gazette Rhénane que vous m’autoriserez de publier ici, au journal de la Réforme et dans les journaux allemands ; il ne s’agit pas seulement de défendre l’honneur d’un homme, ce qui déjà à lui seul serait un devoir pour qui que ce soit, il s’agit encore de ne pas laisser écraser moralement un instrument de la sainte cause, qui déjà n’a plus beaucoup à perdre.

Tous les amis personnels de Bakounine, aussi indignés que moi, sont prêts à protester hautement contre ces menées indignes du gouvernement russe et, notamment, M. Herwegh, qui a l’honneur de vous être connu personnellement, est prêt à vous exposer plus clairement les faits existants, si vous jugiez insuffisantes ces lignes que j’ai pris la liberté de vous écrire, malheureusement dans un style et dans des termes trop peu français.

Dans la ferme croyance qu’en tous cas vous ne me laisserez pas sans réponse, je vous prie, madame, de vouloir bien agréer l’expression du profond respect et du dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être, madame.

Votre très humble

Adolphe Reichel.


Paris, le 19 juillet 1848.

On peut voir que George Sand s’empressa de donner suite à la demande que contenait cette lettre, car dès le 20 juillet, le lendemain du jour où elle fut écrite, c’est-à-dire le jour même où elle arriva à Nohant, Mme Sand adressait une protestation au rédacteur de la Gazette Rhénane. Nous la retraduisons de l’allemand, parce que l’original français est introuvable, et nous la citons intégralement, parce qu’elle est parfaitement inconnue des lecteurs français, même aux Sandistes. Quant aux lecteurs russes, ils en auraient pu connaître quelque chose, parce qu’elle était déjà mentionnée par Herzen, dans son volume XI de ses Œuvres complètes[120]. On y fait allusion également dans toutes les biographies de Bakounine. Nous donnerons aussi intégralement la réponse forcée de la Gazette Rhénane, dans laquelle la lettre de George Sand fut intercalée, pour que les lecteurs contemporains puissent se faire une idée du degré de la… sincérité du « Grand Karl » et de sa manière de se disculper en cette occurrence.

Cologne, jeudi[121].

Nous avons communiqué dans le numéro 36 de notre gazette le bruit oui avait circulé à Paris, selon lequel George Sand aurait possédé des papiers qui auraient permis de prendre l’émigré russe Bakounine pour un agent de Nicolas pr. Nous avons communiqué ce bruit tel qu’il nous parvint de la part de deux correspondants qui ne se connaissaient pas respectivement. Nous remplissons ainsi le devoir de la presse qui est d’observer sévèrement les caractères des personnages en vue et nous avons par là même donné l’occasion à M. Bakounine de réfuter un soupçon qui fut en tous cas répandu sur son compte dans beaucoup de cercles à Paris. Nous avions tout aussi volontiers inséré la déclaration de M. Bakounine et sa lettre à George Sand parues dans la Gazette Oderoise, avant même que M. Bakounine nous l’ait demandé. À présent nous communiquons une lettre adressée par George Sand au rédacteur de la Gazette Rhénane, en la traduisant intégralement et, par là, l’incident peut être considéré comme parfaitement clos :


Monsieur le rédacteur,

Vous avez publié à la date du 3 juillet, Paris, l’article suivant [— venait la traduction de la Correspondance parisienne en question —]. Les faits que vous communiquait votre correspondant sont absolument faux et n’ont même pas l’ombre de vérité. Je n’ai jamais eu la moindre preuve à l’appui des insinuations que vous avez tâché de faire accréditer contre M. Bakounine, banni de France par la monarchie déchue. Je n’ai donc jamais été autorisée à émettre le moindre doute sur la loyauté de son caractère et la générosité de ses opinions.

Agréez, etc.

George Sand.

P.-S. — J’en appelle à votre honneur et à votre conscience pour taire immédiatement publier cette lettre dans votre journal.


La Châtre (Indre), le 20 juillet 1848.

Bakounine, qui était alors plongé dans la fournaise révolutionnaire, semble ne pas avoir pu remercier George Sand de l’avoir si résolument et si amicalement défendu. Après l’insurrection de Dresde et de Prague, il fut arrêté en Saxe, jugé, condamné à mort. Puis cette peine de mort ayant été remplacée par la détention à perpétuité, il fut incarcéré dans la forteresse de Kœnigstein, puis livré à l’Autriche ; encore une fois jugé, U passa de longs mois dans deux forteresses autrichiennes, puis, livré encore au pouvoir russe, il fut incarcéré d’abord dans le donjon de Schlusselbourg, puis dans la forteresse de Saint-Pierre et Paul, et enfin déporté en Sibérie. Il s’en échappa, passa en Amérique, et, à la veille de 1862, notamment le 27 décembre 1861, il revint en Europe, à Londres. À peine débarqué et en sécurité, il voulut donner de ses nouvelles à l’illustre femme qu’il estimait tant et qui l’avait si vaillamment défendu dans les derniers mois de sa liberté. Il adressa à George Sand la lettre suivante, inconnue et inédite que nous copions encore sur l’autographe.

31 janvier 1862. Londres.
M. Alfredstreet. Bedford square W. C.
Madame,

Vous avez oublié sans doute un pauvre Russe qui a été pourtant un de vos plus dévoués admirateurs. Moi, je ne vous ai pas oubliée, et c’est fort naturel ; vous m’avez témoigné jadis tant de noble et bonne sympathie. Je vous ai si peu oubliée, que, revenu à la vie après un évanouissement qui a duré à peu près treize ans, ne pouvant venir moi-même à Paris qui s’évertue maintenant à se laisser mener par un gouvernement arbitraire, et voulant à toute force me rappeler à votre bienveillant souvenir, je vous adresse mon frère qui, comme moi, madame, est un de vos admirateurs passionnés. Il vous racontera comment j’ai été pris en 1849, mis aux fers, gardé pendant deux ans et demi dans les forteresses de Kœnigstein, de Prague et d’Olmutz, jugé et condamné à mort en Saxe, puis en Autriche, enfin transporté en Russie où j’ai passé encore six ans en forteresse et quatre ans en Sibérie ; comment je m’y suis marié — pas en forteresse, mais en Sibérie ; — comment, à la fin, réveillé par tout le bruit qui se fait de nouveau dans le monde et surtout par l’agitation du monde slave, je me suis embarqué sur l’Amour, — le fleuve, pas le dieu, — j’ai traversé le Japon, l’Océan Pacifique, San-Francisco, l’isthme de Panama, New-York, Boston, l’Océan Atlantique et suis venu prendre ancre à Londres, où il fait un temps détestable, mais où il y a pour compensation une bonne et forte liberté.

Vous êtes bonne, madame, vous serez contente de me savoir de nouveau libre et prêt à recommencer les péchés pour lesquels on m’a tant soit peu malmené. Il n’y a qu’une chose, hélas ! de changée : j’ai vieilli de treize ans. C’est un malheur sans doute, mais que faire ? D’ailleurs, je me sens encore assez jeune. J’ai tout à fait l’âge du Faust de Goethe, lorsqu’il se dit :

    Trop vieux pour s’amuser à des riens.
    Trop jeune pour ne pas avoir de désirs.

Sevré de vie politique pendant treize ans, j’ai soif d’agir, et je pense qu’après l’amour, le suprême bonheur, c’est l’action. L’homme n’est vraiment heureux que quand il crée. Mais voilà que je tombe dans la philosophie, et devant vous, encore, madame, un Scythe qui fait de l’esprit devant un esprit athénien ! Soyez indulgente, rappelez-vous que je viens de la Sibérie et non de Paris, — quoique, à vrai dire, Paris semble être tombé aujourd’hui un peu au niveau de la Sibérie.

Laissez-moi, madame, vous exprimer encore une fois les sentiments de respect profond et de sympathique dévoument dont j’ai été toujours pénétré pour vous.

M. Bacounine[122].

Les événements de 1848, ou plutôt la réaction qui sévit dans toute l’Europe en 1849, fit encore connaître à George Sand un autre jeune républicain, le docteur Hermann Müller-Strubing, archéologue et helléniste passionné, qui fut en même temps un bon musicien… Il vint à Paris ayant déjà passé sept longues années dans les casemates d’une forteresse allemande, pour avoir, presque adolescent encore, pris part à une attaque contre un corps de garde à Francfort, ce qui fut le signal d’une émeute générale. Müller fut arrêté, jugé comme instigateur, condamné à mort, mais la condamnation fut commuée en détention à perpétuité. L’amnistie générale, proclamée lors de l’avènement au pouvoir de Frédéric-Guillaume IV, le mit en liberté. Or, les sept années qu’il passa en prison, il les employa à étudier à fond la philologie, notamment le grec et quelques langues nouvelles, l’histoire de l’art, etc. De sorte que « ce n’est pas un être brisé qui quitta sa cellule après cette longue détention, mais bien un homme grandement instruit, plein de forces et d’espérances. C’était un idéaliste en toutes choses, un enthousiaste comme on n’en rencontre plus. Le grand art grec, la musique, le Beau, voilà ce qui comptait le plus pour lui. Les privations, la vie précaire, lui importaient peu. Ayant, dès 1841, fait la connaissance de Tourguéniew à Berlin, et s’étant hé d’amitié avec lui, ce dernier le présenta à Mme Viardot, lors de ses brillants succès à Berlin, en 1845. Musicien distingué lui-même, Müller se prit d’une admiration sans bornes pour la géniale artiste. Mais quand la révolution de 1848 éclata, l’ancien républicain se réveilla. Müller oublia l’art et la musique et se jeta dans le mouvement. La réaction ayant triomphé en Allemagne, il dut fuir en France. C’est alors qu’il trouva l’hospitalité chez les Viardot et chez Tourguéniew ; par eux il fit la connaissance de Mme Sand. La réaction ayant remporté la victoire en France aussi, le pauvre docteur es lettres eut à pâtir doublement : les vivres lui manquaient et la police le poursuivait. Alors Mme Sand l’hébergea à Nohant, en même temps que deux autres jeunes républicains poursuivis : MM. Émile Aucante et Fulbert Martin.

Mme Viardot écrit à ce propos à Mme Sand le 9 avril 1849 :

… Le bon Müller a eu des larmes de joie dans les yeux quand je lui ai lu le passage qui le concerne, c’est un brave et loyal ami, une vraie barre d’or…

Le musicien allemand rappelait un peu un héros d’Hoffmann : c’était déjà un titre aux yeux de George Sand, aussi fut-il un hôte selon les goûts des habitants de Nohant. Il s’installa bientôt à la Châtre, chez les Duvernet, pour pouvoir y donner des leçons à leur fille, ainsi qu’à d’autres jeunes musiciens de l’endroit, mais il revenait constamment à Nohant, soit pour prendre part à une représentation théâtrale, soit pour aider Mme Sand à adapter des chants berrichons pour ses pièces[123]. Il y était toujours le bienvenu.

Müller avait gagné tous les cœurs à Nohant. S’agît-il d’une excursion, d’un spectacle, ou de quelque occupation plus sérieuse : on faisait toujours appel à lui.

Mme Sand écrit à son fils le 2 janvier 1850 :

… Je pense que tu es aujourd’hui encore sur les pierres druidiques ou à Chambon. Écris-moi un mot quand tu seras de retour à Nohant. Raconte-moi les événements de ce beau voyage, quelle figure faisait Müller et Paloignon le jeune…

Le 2 janvier 1850, Mme Sand écrit à Mme de Bertholdi :

Manceau, l’ami de Maurice et de Lambert, est ici… Nous avons aussi un allemand de mes anciens amis politiques qui est pour quelque temps en France et nous donne une partie de son hiver. Les Fleury et les Duvernet viennent toutes les semaines passer deux jours et l’on joue la comédie et la pantomime à mort. Les enfants ont rapporté de Paris force costumes nouveaux.

« Muller m’a fait part de tes observations. Elles sont justes », écrit-elle au mois d’août de la même année, cette fois à son ami Duvernet, qui avait lu avec Müller Claudie qu’on allait donner à la Porte-Saint-Martin…

« C’est le vieux Hans, qui a fait votre rôle », dit Mme Sand dans sa lettre à Sully-Lévy, qui venait de quitter Nohant après y avoir joué le rôle de Nello (ou Maître Favilla) en 1851.

D’autres lettres nous montrent un souci sérieux de la part de Mme Sand pour la santé de son pauvre ami éprouvé par le sort.

… Müller est venu aujourd’hui avec les Duvernet, écrit-elle le 22 décembre 1850 à Maurice, il souffre d’un œil et ne voit pas. Il est changé, il engraisse cependant toujours, mais je trouve qu’il file un vilain coton. Il tourne au Borie, il ne vit que de farineux et commence à dormir…

Bref, on voit par ces extraits de lettres de George Sand, combien elle avait de sympathie pour Millier. Or, ceux qui connaissent les Mémoires de Herzen et notamment le chapitre : Les Allemands dans l’émigration européenne, auraient pu croire, d’une part, que Müller n’était qu’un bon gaillard assez commun et fort débraillé, enclin à vivre aux dépens des autres, aimant la bamboche, cicérone obligé de tous les Russes fraîchement débarqués à Berlin ou à Paris. D’autre part, on aurait pu croire que Herzen était en rapports superficiels avec lui, et qu’il le traitait même avec une condescendance tant soit peu méprisante. Il n’en fut nullement ainsi. Ni Müller, ni ses relations avec Herzen ne furent tels qu’on aurait pu croire en prenant au pied de la lettre ces pages pleines de verve de Herzen. Les lettres de Herzen et de Müller que nous allons donner ne laissent subsister aucun doute à ce propos.

Après le coup d’État, Millier dut fuir en Angleterre comme tant d’autres. Il retrouva à Londres ses anciens amis parisiens : Louis Blanc, Étienne Arago, Herzen. Celui-ci venait de perdre son fils et sa femme. On sait que Mme Nathalie Herzen mourut à la suite de cruelles épreuves psychologiques qui lui échurent en partage dans les dernières années de son existence, le dernier coup fut porté par la mort de son fils survenue dans un naufrage. Une passion que la malheureuse femme éprouva entraînant une séparation entre elle et son mari, le bruit que les amis de Herzen soulevèrent à propos de ce triste événement, le repentir, l’effroi en découvrant l’indignité de son ami, les racontars, les querelles et le retour sous le toit conjugal, tout cela avait miné le frêle organisme de la pauvre femme ; elle succomba prématurément en mettant au monde un enfant qui, lui aussi, ne vécut pas. Après sa mort, Herzen quitta le Midi et vint à Londres. Il y rencontra d’anciens amis au courant de ses douleurs conjugales ; il revécut en souvenir toutes ses émotions cruelles. C’est justement à ce moment qu’il revit Millier tout plein encore de ses souvenirs de Nohant, ne tarissant pas dans ses éloges sur George Sand, son grand cœur, son profond esprit, son don de pénétrer les recoins les plus cachés de l’âme humaine. Les autres émigrés politiques — Mazzini, Louis Blanc, Arago, Ledru-Rollin, prononçaient aussi constamment le nom de George Sand, en parlant des épisodes les plus émouvants de 1848.

Herzen éprouva soudain le désir de s’adresser à George Sand comme à un suprême arbitre des choses humaines, afin qu’elle jugeât la tragédie qui venait de dévaster sa vie. Il écrivit une lettre à Müller en le priant de la communiquer à George Sand, c’est ce que ce dernier fit immédiatement, accompagnant la lettre de Herzen de quelques lignes de sa main. Voici ces deux lettres :

18 octobre 1852.
London. Spring-Gardens, 4.
Cher Müller.

Lorsque je t’ai rencontré à Londres, sans m’y attendre le moins du monde, et lorsque deux jours après je te parlais des terribles malheurs qui m’ont frappé, le nom de George Sand tomba de tes lèvres. Je frissonnai à ce nom. C’était pour moi une indication. Elle doit connaître cette histoire, elle qui résume dans sa personne l’idée révolutionnaire de la France. Je t’ai exprimé mon désir de l’instruire de cette affaire.

La réponse dont tu m’as parlé hier me prouve, qu’entraîné par l’indignation contre tant de scélératesse, tu ne m’as pas tout à fait compris. L’affaire est jugée, un tribunal formel est impossible, un tribunal moral a prononcé son arrêt. La réprobation générale qui a enveloppé cet homme en est la preuve. Penses-tu donc que des hommes comme Mazzini, Worcel, Proudhon, Kinkel, etc., se seraient prononcés avec tant d’énergie, si les faits n’étaient pas constatés, s’il n’y avait pas de documents et des témoins ? Dévoiler cet homme devant ceux que j’estime, que j’aime, est pour moi un besoin de cœur, un acte de haute moralité. Socialiste et révolutionnaire, je ne m’adresse qu’à nos frères. L’opinion des autres m’est indifférente. Tu vois de là que l’opinion de George Sand a une valeur immense pour moi.

Il s’agit d’une femme dans cette tragédie. D’une femme qu’on a brisée, calomniée, persécutée, qu’on est parvenu à assassiner enfin. Et tout cela parce qu’une passion malheureuse a envahi son cœur comme une maladie et que son cœur repoussa au premier réveil de la nature noble et forte. Et l’assassin, le calomniateur, le dénonciateur de cette femme était ce même homme qui, feignant pour elle un amour sans bornes, la trahit par vengeance, comme il avait trahi son ami le plus intime par lâcheté. Tu as vu ses lettres… C’est un de ces caractères dans le genre d’Horace de George Sand. Mais Horace développé jusqu’à la scélératesse.

Je n’ai pas voulu terminer une affaire pareille par un duel, il y avait trop de crimes, trop de perfidie pour les couvrir par la mort ou pour les laver par le sang d’une blessure. J’ai entrepris une autre justice, elle était hasardée. Le premier homme auquel je fis part de ma résolution était Mazzini. Il m’a soutenu dans cette voie difficile ; il m’écrivit : « Faites de votre douleur un acte solennel de justice au sein de la société nouvelle, accusez, la démocratie jugera. »

Je l’ai accusé ; et mon appel à nos frères ne resta pas sans réponse. Maintenant, je commence un mémoire détaillé. Ce mémoire, je voudrais l’envoyer à George Sand.

Il ne me manquait pas de conseil prudent et charitable de me taire, de couvrir tout par un silence absolu. Celui qui dit cela, accuse la femme. Je n’ai rien à cacher, elle est restée pure et sublime à mes yeux, mon silence serait perfide, serait un manque de religion pour la victime. Et ensuite il n’y avait pas même de choix après les calomnies répandues par cet individu. Je fais à haute voix et au grand jour ce qu’il a fait traîtreusement et en cachette. Mon accusation suivra cet homme partout. Je suis là sur le tombeau d’une femme que j’aimais, et je l’accuse ; ce qu’on fera de mon accusation, je ne le sais pas. Je ne cherche pas des verdicts, ils arriveront naturellement.

Portant mon accusation devant la plus haute autorité quant à la femme, la portant devant George Sand, je ne voulais qu’un peu d’attention sympathique, qu’un peu de confiance.

Dans la pensée de m’entretenir de cette tragédie avec elle, il y avait pour moi un entraînement irrésistible.

Il y a longtemps que je rêvais à cela. Ta visite m’a montré de près la possibilité de réaliser ce dernier rêve poétique. Mais je n’ai demandé ni réponse ni verdict. Je voulais laisser tout cela au temps et à la pleine conviction.

Voilà, cher Müller, ce que j’avais sur le cœur de te dire. Communique quelque chose de cela à George Sand, si tu n’as rien contre cela. Adieu. Je te salue fraternellement.

A. Herzen.
Londres, 19 octobre 1852.
Madame,

Comme j’ai trouvé à l’instant même une occasion pour Paris, je me permets de vous envoyer une lettre de mon ami Herzen, qu’il m’a adressée pour vous être communiquée. J’y joins une brochure qu’il m’a également remise pour vous. Je ne l’ai pas encore lue, mais je la crois très remarquable. Si vous-même n’avez pas le temps de la lire, Émile[124] s’en chargera bien et vous dira si cela vaut la peine, Herzen a écrit encore une autre brochure sur l’état actuel de la Russie, qui, malheureusement, a été saisie par le gouvernement français, Il s’en plaint beaucoup, parce qu’il la croit supérieure à ce premier essai.

Je n’ai que justement le temps de vous remercier de tout mon cœur pour votre bonne lettre et pour le bon souvenir que vous me gardez. J’ai besoin d’une telle consolation, car, après tout, je suis encore très seul ici. Mes affaires, pourtant, ne vont pas mal, j’ai trouvé déjà des leçons qui me font gagner quinze shillings par semaine, c’est-à-dire les trois quarts de ce qui est strictement nécessaire pour vivre. C’est beaucoup pour le moment, d’autant plus que c’est indépendamment des lettres de M. et Mme Viardot. Je n’ai pas encore des nouvelles de Duvernet, ce qui m’étonne beaucoup. J’espère pourtant qu’il a reçu ma lettre. Pardon, madame, de cette lettre incohérente, j’écris à la hâte, car on veut partir. Je vous écrirai bientôt une lettre plus raisonnable. Mauprat réussira[125] ; je suis aussi sûr de cela que de quoi que ce soit. J’espère que les amis de Nohant me tiendront au courant de tout ce qui vous regarde ! Un shake-hand fraternel à Maurice (ah ! que je suis content qu’il fait des illustrations) et aux autres amis.

À vous de cœur et pour toujours.

H. Müller.

Ces lettres, du plus haut intérêt pour la biographie de Herzen, suffisent pour prouver en toute évidence qu’Herzen, après avoir confié à Müller ses affaires les plus intimes, après avoir eu recours à ce dernier, pour faire connaître à George Sand ce cas de conscience, ne pouvait pas le traiter avec le mépris qu’on découvre dans les pages de ses Mémoires. Ses boutades toutes fortuites furent peut-être amenées par quelque cause tout à fait étrangère, au moment où Herzen écrivit ses Mémoires.

Nous n’avons pas retrouvé les réponses de George Sand à ces deux lettres, ni d’autres lettres de Herzen ou de Millier se rapportant à cet épisode. Mais nous avons retrouvé d’autres lettres de Millier à Mme Sand datées de 1852-56, témoignant d’une parfaite amitié entre les deux correspondants. Ces réponses de Müller nous prouvent de plus que Mme Sand dans ses lettres tenait Müller au courant de tout ce qui se faisait à Nohant, de tous les détails de sa vie de famille, de ses travaux à elle, de toutes les questions qui la passionnaient et l’agitaient à cette époque. Et c’est l’amitié qui liait Millier à George Sand, Bakounine, Herzen, Tourguéniew, à M. et Mme Viardot qui nous rend intéressante la figure de l’ami Müller, comme ils l’appellaient tous.

Revenons maintenant aux années 1848-51. Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon était élu par une énorme majorité à la présidence de la République. George Sand vit avant tout dans ce vote une protestation populaire contre Eugène Cavaignac. Il lui sembla que le peuple espérait que le prince donnerait non seulement la liberté politique, mais encore des réformes sociales. Comme nous consacrons tout le chapitre suivant aux relations entre George Sand et Napoléon III, nous ne dirons pas ici ce qu’écrivit Mme Sand sur cette élection. L’article qu’elle écrivit sur cet événement fut l’avant-dernier article politique publié à cette époque. Le dernier fut une Lettre aux modérés, un appel à la miséricorde envers les vaincus, les victimes de la révolution qu’on allait déporter. Cette lettre fut insérée dans l’Événement en novembre 1849. Mais il ne faut pas croire que si George Sand n’écrivait plus dans la presse, elle ne prit aucune part à la politique. À ce moment, comme cela arrive toujours après une défaite, tous les partis se reprochaient réciproquement les faits accomplis, se querellaient, se condamnaient, se défendaient et se séparaient toujours davantage les uns des autres. Entre les émigrés à Londres l’hostilité bouillonnait, ils dépensaient toute leur énergie, toute la force de leurs passions dans des querelles de partis. Ledru-Rollin, Koschut et Mazzini, les républicains purs, firent paraître leur « appel » célèbre à la démocratie. Les « socialistes » leur répondirent. Malgré tout son dévouement pour Mazzini, George Sand resta fidèle à elle-même et à son idéal socialiste, et dans ses lettres à Mazzini, elle discuta ardemment et prit la défense des « socialistes » ou des soi-disant « communistes », en prédisant que l’avenir était à eux, mais en réprouvant toute mise en pratique brusque ou violente de leur doctrine. Et en même temps George Sand continuait à exprimer à Mazzini des sentiments de vénération profonde. Bien plus, comme en 1848 elle avait traduit sa Lettre au Pape, de même en 1849 elle traduisit et munit de commentaires République et Royauté en Italie. Cette traduction parut en 1850. Quant à ses lettres à Mazzini, elles présentent un intérêt extrême, parce qu’elles sont comme une causerie avec cet ami lointain, causerie sans relâche ne laissant dans l’ombre aucune question actuelle. Nous conseillons donc à nos lecteurs de relire tout le volume III de la Correspondance de George Sand où ces lettres se trouvent, elles sont trop longues pour être citées. Il faut seulement se souvenir que toutes ces lettres sont mal datées (nous l’avons prouvé sur trois d’entre elles), très souvent on a imprimé à une fausse date des morceaux de lettres différentes ou bien elles sont tronquées. Enfin, il reste encore beaucoup de morceaux de lettres et de lettres entières qui sont inédites et que nous avons heureusement pu lire.

En cette même année 1849, George Sand écrivit une Préface au livre de Victor Borie : Travailleurs et Propriétaires. Elle y revient encore à son thème favori : elle affirme qu’il y a deux sortes de communismes. L’un, créé par l’imagination des réactionnaires, évoque l’idée d’un désastre général, de pillage, de violences. Celui-là — prétendait-elle — n’existe que dans les imaginations timorées ; si une secte ou une société pareille existait réellement, George Sand la renierait parce que toute secte sous-entend l’intolérance et l’hostilité envers les hommes pensant autrement.

L’autre communisme est purement transcendant ; il n’existe que dans le cerveau d’un très petit nombre d’utopistes et de rêveurs ; c’est à ce communisme-là qu’appartiendra, dans un avenir lointain encore, le triomphe final, parce qu’il est la foi en la fraternité humaine ; son idéal ce n’est pas seulement l’égalité et la liberté politique imposées par la loi, mais la liberté réelle, la liberté économique, qui ne s’acquiert pas par la violence, mais par l’extension de l’amour humain.

La propriété est, elle aussi, de deux natures. L’une est une propriété personnelle, imprescriptible. Il y a une propriété modifiable et commune…

… Oui, il y a deux natures de propriétés : la part individuelle, largement dévolue à quelques-uns, respectable quand même ; la part commune, qui a été surprise, dérobée à tous par un petit nombre ; celle-là doit être restituée…

Si l’auteur de ce travail (c’est-à-dire Victor Borie) rejette absolument le mot que je tiens à maintenir et s’attache à prouver que l’admission du principe de deux natures de propriété éloigne à jamais le communisme de nos institutions, c’est parce qu’il entend par le communisme l’institution par violence ou par surprise des dogmes d’une certaine secte, tandis que si on entend par communisme une croyance pacifique basée sur celle de l’Évangile, l’avenir lui appartient.

George Sand, qui veut défendre le communisme, et Borie qui lutte contre lui, arrivent au même but par deux voies opposées. George Sand se croit même obligée d’être communiste…

… Ma conscience et l’Évangile, qui est pour moi le plus beau des enseignements divins, me le demandent, dit-elle, et c’est précisément parce que je possède quelque chose que j’ai le devoir d’être communiste.

… Mais si le communisme est une société, je m’en retire, parce que je me vois aussitôt forcé d’être en guerre et en lutte incessante avec tous ceux de mes semblables qui ne reconnaissent pas l’Évangile…

Et en note à cette page, George Sand écrit les lignes suivantes, extrêmement significatives pour sa manière de voir à toutes les époques de sa vie :

… Et pourtant, comme dans le moment où nous vivons on parle encore dans les provinces de pendre et de brûler les communistes, moi personnellement, je ne répudierai point ce titre dangereux. Je ne le ferai que le jour où le communisme triompherait en politique, et m’adresserait les mêmes menaces que les conservateurs m’adressent aujourd’hui. Jean-Jacques Rousseau disait : « Je suis philosophe avec les superstitieux, religieux avec les athées. » Il est des temps d’anarchie morale où cette parole de Jean-Jacques Rousseau est nécessairement la devise de tout esprit sincère et courageux…

Avec les vaincus, non avec les vainqueurs ! Avec les oppressés, non avec les oppresseurs !… Voilà la devise que George Sand ne démentait jamais… Voilà le fond de sa nature, tout de courage et de pitié, la tendance qui se manifesta encore bien plus tard, lorsque dans les dernières années de sa vie, lors d’un triomphe passager du communisme en 1871, elle écrivait :

… Plus que jamais, je sens le besoin d’élever ce qui est bas et de relever ce qui est tombé. Jusqu’à ce que mon cœur s’épuise, il sera ouvert à la pitié, il prendra le parti du faible, il réhabilitera le calomnié. Si c’est aujourd’hui le peuple qui est sous les pieds, je lui tendrai la main ; si c’est lui qui est l’oppresseur et le bourreau, je lui dirai qu’il est lâche et odieux. Que m’importent tels ou tels groupes d’hommes, tels noms propres devenus drapeaux, telles personnalités devenues réclames ? Je ne connais que des sages et des fous, des innocents et des coupables.

Nous verrons plus loin que ces lignes font partie d’un article dans lequel George Sand exhorte les Français à abandonner toutes les querelles de partis, toutes les haines et les calomnies réciproques pour chercher le salut dans l’amour fraternel. Elle leur demande de se souvenir des paroles de saint Jean : Frères, aimez-vous les uns les autres !

C’est ainsi que, jusqu’à la fin de sa vie George Sand resta fidèle à son credo, et fut toujours socialiste et non politique.

Et si l’on veut savoir dans quels sentiments, quelles idées George Sand achevait les orageuses années de 1848-1851 ; et ce qui lui restait, à la veille du coup d’État de décembre, de ses croyances, qui semblent avoir dû sombrer définitivement, il faut consulter l’une de ses œuvres fort peu connue et très importante : le Diable aux champs. Elle est importante pour le biographe parce que la vie à Nohant y est peinte dans la période de 1847-1855. (Elle fut écrite juste au moment où la révolution de février interrompit l’Histoire de ma Vie.) Pour l’historien et le critique, elle est extrêmement intéressante comme le résumé des idées et des espérances de George Sand à cette époque.

Dans la préface de ce roman, George Sand dit que le Diable aux champs, terminé en novembre 1851, mais publié en 1855, n’a qu’une valeur éphémère, — il est un reflet exact du trouble des esprits par lequel la France passa en 1851.

Il est des époques historiques, dit-elle, où la vie individuelle semble s’effacer dans la préoccupation de la vie générale ; mais si on y regarde de plus près, on voit que, tout au contraire, les préoccupations personnelles prennent une importance d’autant plus grande, aux époques de trouble et d’incertitude, que l’on est surexcité par la vie générale. Ne sont-ce pas les époques fécondes en rêves, en projets, en situations romanesques, en accès d’enthousiasme, de doute et d’effroi ?…

… Vivant à l’écart du grand courant d’action, — dit-elle plus loin, — je fus à même d’observer le contre-coup moral et intellectuel de ces agitations dans un milieu paisible, aux champs, au village, au coin du feu, sur les chemins, au presbytère. L’idée me vint de saisir toutes les réflexions, toutes les émotions, toute l’imprévoyance, toute l’inquiétude, tout le sérieux et toute la frivolité qui étaient dans l’air, et de les grouper autour d’un sujet de roman quelconque et de types imaginaires quelconques…

D’après le plan primitif, il devait y avoir trois romans qui se faisaient suite ou pendant : le Diable aux champs, le Diable à la ville et le Diable en voyage. Dans le premier, Mme Sand voulait peindre avec équité tous les partis et coteries politiques qui étaient à l’apogée de leur activité vers la fin de la deuxième République. Mais, après le 2 Décembre, il était impossible, selon elle, de parler avec une égale impartialité de ceux qui étaient les vaincus en 1851 et rachetaient leurs erreurs dans les prisons ou l’exil — et des représentants du parti triomphant : « Ce serait une lâcheté. »

Pour cette raison, elle ne continua point sa trilogie, et fit même des coupures dans le roman déjà écrit ; elle « l’expurgea de toute discussion vive, de toute physionomie accusée d’actualité », et elle ne le donna à l’impression qu’en 1855.

L’esprit du livre est resté ce qu’il était, rien n’y a été changé, mais beaucoup de détails ont été supprimés. Peut-être que le roman y a gagné : il n’était que le prétexte du livre, il en est devenu le but.

Nous croyons toutefois que malgré ces coupures, son intérêt principal gît justement dans le contre-coup des agitations du moment reflétées dans le roman, et dans la reproduction presque photographique de la réalité ambiante dans les derniers mois de la deuxième République.

Ce roman est bien un document humain, une œuvre presque autobiographique. L’auteur le comprend parfaitement en disant dans sa dédicace à M. Alexandre Manceau :

Quelques scènes de ce roman dialogué sont pour nous des souvenirs. Nous étions encore gais en les commentant dans nos causeries de famille. Que de chagrins ont passé sur nous depuis ce temps-là ! En si peu de temps, que d’inquiétudes, que de séparations, que de morts ! Nous avons ri et pleuré ensemble : il est bien juste que je dédie cette page du passé au plus fidèle, au plus dévoué des amis.

Et effectivement, des volumes entiers de correspondances et de mémoires ne rendraient pas aussi vivement, avec autant d’éclat et de couleur, la vie à Nohant de 1848 à 1851. Et tout d’abord, nous y voyons apparaître sous des pseudonymes transparents, sous les noms des personnages des premiers romans de George Sand, et même sous leurs véritables noms, tous les habitants de Nohant et de La Châtre. C’est ainsi que nous y voyons Maurice et ses amis : Eugène (Lambert), Émile (Aucante) et Damien (Manceau). Puis Jacques (la personnification de l’une des multiples faces de George Sand elle-même) et son ami Ralph Brown (Jules Néraud) avec sa femme Indiana (l’autre personnification de l’auteur) et ses deux filles Noémie et Sarah (du roman d’Isidora). Solange y apparaît sous le nom de la comtesse Diane de Noirac ; l’un de ses adorateurs, sous celui de Gérard de Mireville. Nous voyons aussi les deux curés : celui de Nohant (changé en Noirac) et celui de Saint-Chartier (transformé en Saint-Abdon). Marie Caillaud, la jeune servante de Nohant, la favorite de Mme Sand et de Manceau, à laquelle ils enseignaient la lecture et l’écriture, et qu’ils avaient rapprochée d’eux, surtout depuis qu’ils lui avaient découvert un vrai talent dramatique et qu’elle prenait part aux représentations de la Commedia dell’ arte, est nommée Jenny ; le jeune républicain poursuivi, Fulbert Martin, s’appelle Florence Marigny, il se cache à Nohant, nous voulons dire… à Noirac, en qualité de jardinier ; le fermier de Nohant, Camus, s’appelle Cottin. Puis viennent les habitants de La Châtre, à peine dissimulés sous leurs pseudonymes : Charcasseau (Delaveau), Mme Paturon (Châtiron), et son neveu Polyte Chopard (Hippolyte Châtiron), et les paysans de Nohant : Germain (de la Mare au Diable) avec son fils Pierre et sa fiancée Maniche, et les bonnes femmes de Nohant, et les gamins, et jusqu’aux vieux chiens favoris : le petit Marquis, le chien de la cour — Pyrame et Léda, qui ne sont pas oubliés !

L’action se passe tantôt au château, tantôt soi-disant dans le prieuré voisin où sont censés demeurer Maurice et ses amis. (À ce propos, il faut noter que Maurice Sand avait installé son théâtre dans la salle voûtée du rez-de-chaussée de la maison de Nohant, qui portait encore du temps de la grand’mère de George Sand le nom de prieuré.) Tantôt sur la place du village de Noirac, attenant au château, tantôt près du pavillon, tapissé de lierre, où Jenny cache la comtesse, et dans lequel quiconque a jamais été à Nohant, reconnaît immédiatement le pavillon du parc, sur la route menant à la Châtre.

Une seule personne n’est pas peinte sur nature, c’est l’héroïne principale, autour de laquelle se déroule toute l’action du roman, c’est une certaine jolie pécheresse (fort déplaisante au fond), ex-camarade villageoise de Jenny, du nom de Céline Tarantin, Myrto de son nom de cocotte, et qui vient à Noirac.

La simple intrigue ne sert que de cadre permettant à l’auteur de tracer les figures bien connues avec tous leurs traits saillants et leurs particularités. Voici Maurice, entreprenant et inventeur, tantôt exerçant ses pompiers, tantôt taillant d’un morceau de bois quelque marionnette, tantôt composant un scénario pour le spectacle du soir, tantôt construisant et faisant naviguer un bateau, le Mayeux, et au milieu de tout cela répétant imperturbablement son adage favori : Félix qui potuit rerum cognoscere causas. Voici Eugène adonné à son art… Voici Émile le politicien. Voici Damien, l’ami et l’aide de tout le monde, s’oubliant pour rendre service ou faire plaisir à l’un des camarades.

Et le milieu où ils agissent est aussi bien réel. D’une part, c’est la vie à Nohant peinte d’après nature avec ses discussions, philosophiques et politiques, ses préoccupations artistiques, avec tous les intérêts si variés et les gaies escapades de la jeunesse.

D’autre part, c’est le milieu provincial et petit bourgeois avec ses platitudes, ses potins, ses prétentions comiques, son avarice, sa curiosité invraisemblable, et sa médiocrité fabuleuse ; puis les vieux paysans bornés, inertes et superstitieux, et les jeunes, commençant à s’éveiller à une vie nouvelle, et enfin les représentants du clergé, bonshommes voulant vivre en paix avec tout le monde, et jouir de l’existence. Et finalement, c’est la vie sociale en 1851, dans le large sens du mot, — avec ses luttes de partis, de classes et d’intérêts, avec la tension de quelques esprits d’élite vers des buts si divers. Tout cela est narré en forme de dialogues des personnages, se succédant sans trêve et interrompus, dès que la scène reste vide, par les causeries et les chansons du moineau et de la fauvette, de la poule avec les petits canards, des grenouilles, des lézards, des grillons, des araignées, des grues, des coqs, des marionnettes, des scarabées, de la chouette, avec son mari, des chiens de basse-cour et de manchon. Ces pages-là sont les plus charmantes et les plus intéressantes du roman. L’auteur semble pénétrer dans la psychologie de chaque animal, de chaque petit oiseau, et même dans celle des poupées, et les fait palier et sentir comme s’il avait réellement surpris leurs pensées ou compris leur langage. C’est aussi par ces conversations-là que s’exprime la pensée-mère profondément philosophique de l’œuvre. Il faudrait intituler ce roman, non pas le Diable aux champs (nom purement arbitraire, car le séjour de l’une des marionnettes, le diable, dans les champs et sur un arbre, et la série de quiproquos qui s’ensuivent est tout fortuit et ne présente qu’un épisode tout en dehors de l’action), il faudrait l’intituler : Chacun à sa manière, parce qu’il présente un kaléidoscope de croyances, d’idées, d’appréciations les plus différentes sur le monde. Chacun juge à sa façon. Tandis que les grenouilles se réjouissent de l’humidité et adorent l’eau, les grillons la craignent et adorent le feu ; les coqs saluent la lumière, les chouettes les ténèbres ; les lézards restent prudemment dans leur coin en prônant le « chacun chez soi », les grues volent courageusement en avant ; les hommes détruisent les toiles d’araignées, les araignées les tissent. Il est impossible de tout concilier, il faut que chacun fasse son œuvre et sa besogne avec une ferme conviction, sans trêve, sans faire attention à quoi que ce soit ; toutes ces actions non conciliées produisent l’harmonie universelle.

Nous ne pouvons pas malheureusement citer toutes ces scènes charmantes et ces dialogues si spirituels ; les lecteurs français feraient bien de les relire ! Mais nous citerons la scène finale : Tous les personnages : Maurice, avec ses amis, qui viennent de terminer une représentation de marionnettes, ainsi que tous les spectateurs sont partis, invités par Diane à souper avec elle dans la serre ; Florence et Jenny ont disparu après s’être expliqués sur leurs sentiments réciproques ; les marionnettes qui, après chaque représentation restent excitées, grâce à l’influence de l’esprit humain sur leur personne de bois, et qui avaient jasé en laissant voir leur point de vue particulier, leur philosophie de poupées, qu’elles prennent aussi pour la vraie vérité, les marionnettes se sont aussi calmées peu à peu et endormies. Et c’est alors que dans le deux prieuré obscur, les seules araignées veillent. Elles se mettent à travailler avec ardeur, à refaire toutes les toiles anéanties par l’homme. Elles tissent leur trame, — « in dem Wehstuhl geht die Spuhle — was sie webt das weiss kein Weber, » avait dit Heine (« la navette court dans le métier, ce qu’elle tisse, aucun tisserand ne le sait »), elles tissent et parlent :


Une ! deux ! une ! deux ! d’un bout à l’autre !… Filons, filons, travaillons, il fait sombre !

Travaillons pour qu’au jour naissant nos toiles nouvelles soient tendues. On a détruit aujourd’hui notre ouvrage, on a ruiné nos magasins et traîné nos filets précieux dans la boue. N’importe, n’importe ! Une ! deux ! Filons !

Que tout dorme ou veille, que le soleil s’allume ou s’éteigne, il faut filer, une ! deux ! d’un angle à l’autre !

Tissons, tissons, croisons les fils, le travail console et répare !

Tissons, filons, prenons les angles. Et vous qui détruisez le travail des jours et des nuits, vous qui croyez nous dégoûter de notre œuvre, balayez, ravagez, brisez. Une ! deux ! toujours, toujours, filons, tissons et travaillons jusqu’à l’aurore !

Dans les vieux coins, dans l’abandon et la poussière, nuit et jour la pauvre araignée grise tisse la trame de son existence ; active, patiente, menue, adroite, agile, une ! deux ! la pauvre araignée persévère. On la chasse, on la ruine, on la poursuit, on la menace ; une ! deux ! la pauvre araignée recommence !

Pour l’empêcher de travailler, il faut tuer la pauvre araignée. Mais cherchez donc nos petits œufs, cachés là-haut dans le plafond, dans l’ombre et dans la poussière. Le soleil reviendra toujours pour les faire éclore, et l’araignée, sitôt sortie de l’œuf, reprendra la tâche sans commencement et sans fin, la tâche patiente que Dieu protège. Une ! deux ! joignons les angles ! tissons, filons jusqu’à l’aurore.


C’est par cette note profondément symbolique, pleine de foi, de courage, de croyance en l’avenir, que George Sand termine cette œuvre extrêmement remarquable. Elle reflète ses pensées, et résume ses sentiments et ses réflexions au moment où se terminait l’orageuse période triennale, après la déchéance de toutes ses espérances de liberté et après tant d’efforts manqués pour l’instituer, à la veille d’une ère sombre et désespérée de réaction.

    qui effraie ? Et ce mot d’ailleurs est-il, sera-t-il le mot de l’avenir ? Il n’embrasse qu’un côté du problème, l’unité, mais il laisse entièrement dans l’oubli l’autre l’individualité, la liberté. Se dire communiste, c’est bien grave. Je regrette beaucoup que vous ayez pris cette détermination ! Quelle arme aux adversaires !… »

  1. Nous prions avant tout nos lecteurs, en lisant ce chapitre, de se rappeler les mots de Renan que nous avons mis comme épigraphe à notre travail : Le devoir de la critique ne saurait être de regretter que les hommes ne fussent autres qu’ils ne furent, mais d’expliquer ce qu’ils furent. Nous nous permettrons d’y ajouter : le devoir du lecteur équitable ne saurait être d’attribuer au critique toutes les opinions de l’auteur qu’il explique et qu’il tâche de rendre fidèlement.
  2. V. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. iii, p. 166-169.
  3. V. Daniel Stern, Histoire de la révolution de 1848, t. Ier, Introduction, p. lxvi.
  4. Nous sommes très heureux de noter que par rapport au « socialisme » et au « communisme » de George Sand, nous sommes du même avis que MM. Marius-Ary Leblond, émis dans leurs si intéressants articles, George Sand et la démocratie (Revue de Paris, juillet 1904) et Notes sur George Sand socialiste (Revue socialiste, juillet et août 1904.)
  5. Voir plus loin l’analyse des articles de George Sand : Lettre aux riches (Revue politique de la semaine) et la Préface au livre de M. Borie, Travailleurs et Propriétaires.
  6. Le Socialisme, quatre articles parus en avril 1848 dans le journal de George Sand, la Cause du peuple, et réimprimés dans ses Œuvres complètes dans le volume des Questions politiques et sociales, (V. p. 276.)
  7. Souvenirs et Idées, p. 171.
  8. Nous devons remarquer toutefois que cet article avait déjà été signalé par notre ami, le bibliophile Isaac (le vicomte de Spoelberch) dans l’appendice manuscrit à son Essai bibliographique sur les Œuvres de George Sand, que nous avons cité avec reconnaissance à la page 345 de notre premier volume.
  9. M. Monin cite en note à ces mots le volume des Souvenirs de 1848, mais nous pouvons encore renforcer sa désapprobation, en ajoutant que, sans aucune raison logique, on avait séparé une partie de ces articles pour les insérer dans le volume des Questions politiques et sociales, et un autre article encore, arbitrairement retiré de l’ordre chronologique de la série, dans le volume des Questions d’art, quoique tous ces articles proviennent des mêmes numéros du journal de George Sand, la Cause du Peuple.
  10. L’orthographe de ce nom nous paraît douteuse, nous lisons ailleurs dans les lettres de George Sand miss Hawkes.
  11. Nous avons déjà cité cette lettre dans le tome II de notre ouvrage (chap. xi), et dans le chapitre vi du volume III.
  12. Voir vol. III.
  13. V. plus loin.
  14. Il s’agissait de son traité avec M. de Girardin, directeur de la Presse. Selon ce traité, George Sand devait livrer le manuscrit de ses Mémoires en l’espace d’une année, et M. de Girardin devait la rembourser dans la somme de 11 000 francs. (Cf. avec ce que George Sand dit à Poncy dans sa lettre du 14 décembre 1847, que nous avons citée dans le chapitre vi et avec une lettre inédite à son fils du 10 avril que nous citons plus loin.)
  15. Le sort de ses « deux filles », Solange et Augustine Brault, ne pouvait plus inquiéter Mme Sand en 1850, l’une étant mariée depuis 1847, et l’autre depuis 1848. Il est évident que ce fut écrit avant, en 1847.
  16. Nous montrerons dans l’un des chapitres suivants comment les épreuves de 1847 provoquèrent chez Mme Sand ce « besoin moral » de récapituler toute sa vie, d’analyser le passé. C’est ainsi que naquit l’idée de l’Histoire de ma vie.
  17. Il est encore une fois évident que ces lignes sont écrites en 1847, lorsque la dot de Solange et ses prétentions ridicules à « ne pouvoir vivre » avec 150 000 francs furent un fait de fraîche date, ce qui serait tout antre chose en 1850, lorsqu’il ne restait de cette dot presque rien déjà et que Solange elle-même était sur le point de se séparer de son mari.
  18. C’est encore là une remarque qui se rapporte à l’époque d’ébullition générale précédant la catastrophe de 1848.
  19. Encore une allusion à son état d’âme déprimé, à ce grand découragement qui l’envahit en 1847, à la suite de sa rupture récente avec Chopin et Solange.
  20. Expressions d’une lettre inédite de Louis Blanc à George Sand. Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand des lettres inédites et fort intéressantes de Louis Blanc se rapportant à ses démarches pour placer l’article de George Sand. Elles sont datées des 5 et 22 janvier 1848. Louis Blanc joignit à cette dernière lettre celle qu’Emmanuel Arago lui avait adressée à la même date, et la lettre de M. Chambolles, rédacteur du Siècle, datée du 16 janvier.
  21. Ces mots encore ne pouvaient être écrits nullement en 1851, comme le prétend la date dans la Correspondance, lorsque Mazzini était déjà revenu à Londres après la défaite de la révolution en Italie, mais bien alors qu’il était encore à Londres. On sait que Mazzini avait quitté cette ville et se rendit en Italie en février 1848 pour n’en revenir qu’en 1850.
  22. Lors de la discussion de l’adresse au roi en janvier 1848, la Chambre des députés a voté pour approuver la conduite du cabinet par rapport aux affaires d’Italie et de Suisse, conduite très désapprouvée par l’opinion publique.
  23. Allusion au célèbre discours prononcé par Montalembert le 15 janvier 1848 à la Chambre des pairs. Il est très intéressant de confronter ces lignes et celles de la lettre précédente sur la « décomposition générale » avec celles que Tourguéniew adressait presque à la même date, le 17 janvier 1848, à Mme Viardot : « Paris a été mis en émoi pendant quelques jours par le discours fanatique et contre-révolutionnaire de M. de Montalembert ; la vieille pairie a applaudi avec rage aux invectives que l’orateur adressait à la Convention. Encore un symptôme — et des plus graves — de l’état des esprits. Le monde est en travail d’enfantement… Il y a beaucoup de gens intéressés à le faire avorter. Nous verrons… » (V. la Revue hebdomadaire du 1er octobre 1898, n° 44, p. 37-39.)
  24. L’article de Borie sur la Lettre au Pape parut le samedi 15 janvier 1848, dans le Supplément du Journal du Loiret. Comme nous le savons déjà, Victor Borie avait été l’hôte de Nohant de l’automne de 1846 à février 1848. Il passa 1848 à Paris et à Orléans. En 1849, pour un article paru dans ce même Journal du Loiret, il fut condamné à la prison, se sauva à l’étranger et vécut en Belgique et à Londres. Dans la lettre du 26 décembre 1850, imprimée dans ce même tome III de la Correspondance, George Sand écrit à Poncy : « Borie est en Angleterre. Mais nous n’avons pas de ses nouvelles depuis assez longtemps… » Et deux pages plus loin on a pourtant imprimé cette lettre prétendue du 22 janvier 1861 où se trouvent les mots auxquels nous ajoutons cette note.
  25. La Revue sociale cessa de paraître dès 1848, En 1851 eUe n’existait plus.
  26. Depuis les sanglantes journées de Juin, George Sand n’avait plus jamais pensé ni écrit rien de pareil. Ce fut écrit à un moment où les flots de sang versés pour la liberté ne se voyaient encore qu’en imagination et paraissaient alors quelque chose de « beau », hélas !
  27. C’est nous qui soulignons cette pensée que George Sand émit ainsi bien avant Lombroso et presque simultanément avec Herzen (dans ses Mémoires du docteur Kroupow). Voilà le cas de dire ; les grands esprits se rencontrent !
  28. Encore quelque chose que George Sand n’a pu écrire qu’à un moment où la foi à « l’action générale » vivait encore en son âme avant que l’épreuve néfaste ne la détruisît.
  29. Intéressant à confronter avec ce que nous avons dit dans le vol. III à propos de Piccinino et avec les citations de ce roman que nous y dormons. À confronter aussi avec le passage soi-disant de la lettre du 18 février à Maurice Sand, imprimée à la page 3 du tome III de la Correspondance, et qui est, en réalité, du 7 février 1848 : « Au reste, l’Italie est sens dessus dessous… Seulement, tout ce qu’ils y gagneront, c’est de passer du gouvernement despotique au gouvernement constitutionnel, de la brutalité à la corruption », etc.
  30. Charles Duvemet, sa femme et Gabriel Planet lui étaient venus en aide en cette affaire.
  31. Nous devons à l’amitié de notre inoubliable amie, Mme Lina Sand, d’avoir pu copier sur l’autographe le Journal de 1848 et le Journal du coup d’État de 1851. Dans le volume des Souvenirs et Idées paru en 1904, l’un et l’autre sont imprimés avec des lacunes, des changements et des mots tronqués.
  32. Souvenirs et Idées, p. 17.
  33. M. Monin dit, à ce propos en toute justesse, que « George Sand prédisait plus qu’elle ne prévoyait », comme du reste cela arriva à la plupart des politiques de profession, en 1848, conservateurs et radicaux.
  34. Nous avons déjà dit en note, à la page 589 du vol. III, comment les sept lettres de février 1848 étaient « arrangées » dans le tome III de la Correspondance.
  35. Les lignes qui, dans la Correspondance, suivent celles-ci, se rapportant à Bakounine et aux événements d’Italie, appartiennent à la lettre inédite du 7 février. Nous les donnerons plus loin lorsque nous parlerons des relations entre George Sand et le célèbre anarchiste. Dans la lettre autographe du 18 février nous lisons, immédiatement après les mots « pourtant pas », l’annonce d’une lettre reçue de Mme Marliani et quelques mots sur sa curiosité excessive. Nous les avons cités dans le chapitre vi du volume III.
  36. Nous avons cité une partie de cette lettre dans le chapitre vi. Elle est également inédite.
  37. Correspondance, t. III, p. 9-12.
  38. Correspondance, t. III, p. 6-8.
  39. Les deux Lettres au peuple portent les sous-titres : Hier et Aujourd’huiAujourd’hui Demain et parurent en brochures avec indication qu’elles se vendaient « au profit des ouvriers sans travail ».
  40. Elle écrit à Augustine Brault (lettre inédite du 5 mars) et à Girerd (lettre imprimée du 6 mars) qu’elle sera à Nohant mardi, le 7.
  41. Michel de Bourges. V. les chapitres x et xi du tome II de cet ouvrage.
  42. Voir la collection complète des Bulletins de la République, p. 19. Il parut en avril une seconde édition de cette Lettre au peuple, semble-t-il, parce que, dans la Bibliographie de la France, nous la trouvons enregistrée à la date du 1er avril. De plus, les deux lettres furent réimprimées dans le journal de George Sand, la Cause du peuple, comme on verra plus loin.
  43. Dans la Correspondance de George Sand (t. III, p. 14), il est dit que le Blaise Bonnin promis par George Sand à son fils en guise de thème pour ses causeries futures avec les paysans de sa commune, c’était « la Lettre d’un paysan de la Vallée Noire, écrite sous la dictée de Blaise Bonnin », erreur que M. Monin répète après les éditeurs de la Correspondance. C’est de l’Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, que Mme Sand parle à son fils dans sa lettre du 24 mars, tandis que la Lettre d’un paysan de la Vallée Noire parut dès 1843, et les Paroles de Blaise Bonnin, dont nous parlons plus loin, ne furent écrites qu’à la fin d’avril de cette année 1848.
  44. C’est nous qui soulignons. Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand une lettre d’Henri Martin écrite pour accuser réception de cette brochure de George Sand, comme un peu ultérieurement il l’avait déjà fait pour la Lettre à la classe moyenne. Henri Martin écrit donc, à la date du 18 mars :
    « Je reçois à l’instant votre second envoi : je vous avoue qu’il y a des choses qui m’inquiètent quant à l’effet politique, des choses qui demanderaient un grand développement pour être comprises et qui surtout, dans un écrit si concis et si rapide, me semblent bien hasardeuses. Le temps me manque pour en causer avec vous ; mais pourquoi prendre ainsi le mot
  45. C’est encore nous qui soulignons.
  46. Cette lettre est datée de « Paris » dans la Correspondance. Mais le 14 mars elle était encore à Nohant ; c’est donc le 14 mars, Nohant ou le 24 mars. Paris, qu’il faut lire.
  47. Mme Sand répète ainsi ce qu’elle dit, à propos de ces commissaires, dans la lettre à son fils datée du 25 mars, écrite à sa rentrée à Paris.
  48. Comme on le verra tout à l’heure par sa lettre inédite du 25 mars, George Sand prit sur elle de faire des démarches pour faire distribuer des armes aux campagnards de Nohant-Vic.
  49. M. Monin dit que cet amateur fut le grand-père paternel de M. Alfred Aulard, grand ami de George Sand et de sa famille et plus tard maire de Nohant. Nous parlons de lui dans le chapitre ix.
  50. Ce vieux brave s’appelait Jacques Saulat et on peut voir par la fin inédite de la lettre du 17 avril, imprimée dans la Correspondance, que George Sand étendit sa protection sur lui aussi et s’empressa de le faire récompenser par le gouvernement provisoire.
  51. Allusion aux événements du 17 mars à Paris : la manifestation des « bonnets à poil » et la contre-manifestation du prolétariat.
  52. Il est très intéressant de confronter ce passage avec les lettres inédites de George Sand à son fils, datées du 25 mars et du 20 avril, dans lesquelles elle sermonae vertement le nouveau maire de Nohant-Vic de vouloir 1 scinder » les deux communes. On lira dans le texte la première de ces deux lettres. Voici le passage de la seconde qui s’y rapporte : « Tu as tort de t’obstiner à vouloir scinder ta commune, nous ne l’obtiendrions pas, et les raisons qu’on nous donnerait seraient justes. C’est que l’association diminue de moitié les dépenses et qu’en outre, les bons citoyens doivent tendre à détruire l’esprit de localité au lieu de l’augmenter. S’il y a difficulté pour un maire à administrer deux communes, le zèle doit augmenter et ne pas songer à faire disparaître la difficulté. Tu n’es pas dans les bans principes à cet égard, tu te laisses impressionner par les préjugL-s et les petites passions de tes administrés. Il faut te montrer ferme, juste et dévoué à tous. Sois sûr que tu concilieras tout si tu t’en donnes la peine, et si ton cœur vient un peu en aide à tes actes par de bonnes paroles. Je crois qu> ? tu as bien fait d’être ferme pour ton conseil municipal. Il faut que Fieury ratifie bien vite ce que tu as fait, et s’il y mettait de la négligence, il faudrait ne pas t’endormir, enfourcher ta blanche ou la patache et aller chercher à la préfecture la sanction de ta conduite, autrement tu trouverais chez les mécontents une résistance fâcheuse. On est tranquille comme Baptiste ici, malgré la grandpeur de ces derniers jours. Les mesures un peu révolutionnaires que vient de prendre le gouvernement provisoire vont te venir en aide. Il faudra te hâter d’en donner la première nouvelle à tes administrés et leur faire comprendre que si on n’a pas eu plus tôt ces heureuses améliorations, c’est qu’il y a à Paris, comme à Nohant, des Étève, des Biaud, des Blanchard, etc., qui ne veulent pas qu’on adoucisse le sort du peuple et qui créent mille embarras à la République. Accuse-moi réception des deux mille francs. Bonsoir, mon enfant, attache-toi à montrer une sollicitude égale à tes deux communes et en prouvant que tu n’as pas de préférences, tu auras la confiance à Vie comme à Nohant. » Dans la lettre du 21 avril imprimée dans la Correspondance, on peut lire les lignes suivantes : « Ne t’inquiète pas. Tu ne m’as pas dit quelles raisons tu avais eues pour casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par là. Quoi qu’il en soit, je te réponds que tu n’auras pas le dessous, j’ai parlé de cela à Ledru-Rollin, qui m’a dit que probablement tu n’avais pas agi par caprice, que sans doute il y avait nécessité, et que tu devais être appuyé et soutenu. Je viens d’écrire à Fleury un peu ferme là-dessus ; ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les menaces… » On voit que Mme Sand menait à la baguette le maire de Nohant-Vic et gouvernait fort énergiquement sa commune.
  53. Rue de Condé, 8.
  54. V. plus haut la note à la p. 30.
  55. Expressions du Bulletin n° 1.
  56. Cette phrase empruntée au rapport de la commission d’enquête sur l’affaire du 15 mai (t. II, p. 30), fait, comme on le sait, par Jules Favre, est citée par Daniel Stern (Histoire de la Révolution de 1848, t, II, p. 292) et par M. Monin.
  57. M. Monin, George Sand et la révolution de 1848, (La Révolution française, 14 décembre 1899, p. 544-545.)
  58. La correspondance inédite de George Sand avec René de Villeneuve et sa famille, comprenant 89 lettres, existe ; quelques lettres seulement ont paru dans le Figaro, 16 janvier 1881.
  59. Ces mots se rapportent, il est évident, à la préface de la Petite Fadette, qui avait commencé à paraître le 1er décembre 1848 dans le Crédit. V. notre vol. III, p. 638.
  60. À ce moment de réaction croissante, il y eut des déclarations et des poursuites contre tous les acteurs des premiers mois de la République, entre autres contre Emmanuel Arago, envoyé en mars à Lyon, en qualité de commissaire du gouvernement provisoire.
  61. Emmanuel Arago était alors ambassadeur à Berlin.
  62. Le compte rendu de la fête du 19 mars parut dans la Réforme, comme nous l’avons dit, le 23 mars, ce qui prouve que la lettre est bien du 23 mars.
  63. C’est nous qui soulignons, et nous prions le lecteur de noter ces indications des numéros des Bulletins, elles nous seront de toute utilité tout à l’heure.
  64. Charles Delaveau était alors maire de la Châtre et le chef du parti des modérés réactionnaires. Bientôt il prit ouvertement parti contre George Sand. La lettre que Mme Sand lui adressa à cette occasion est très curieuse sous tous les rapports. On peut la Uie dans le tome III de la Correspondance.
  65. C’est nous qui soulignons.
  66. Le général Subervie avait été nommé ministre de la Guerre le 24 février, mais bientôt la commission de la Défense se mit à agir à son insu, on se mit à l’accuser d’inertie et de lenteur, et bien vite on nomma à sa place le général Eugène Cavaignac.
  67. La collection originale des vingt-cinq Bulletins de la République présente un rassemblement d’affiches et de placards de formats et de caractères divers, imprimés dans quatre typographies différentes. Dans la seconde moitié de 1848, un « haut fonctionnaire en activité » réimprima les Bulletins en un minuscule in-8° recouvert de papier jaune, et les fit précéder d’une Préface. Nous avons eu la chance d’acquérir ce curieux et rarissime petit livre dont le titre exact est : Bulletins de la République émanés du ministère de l’Intérieur du 13 mars au 6 mai 1848. Collection complète avec une Préface, par un haut fonctionnaire en activité. Prix : 3 francs 50 centimes. Paris. Au bureau central, 6, rue de Bussy. 1848.
    M. Monin, qui doit avoir aussi eu en mains ce livret, dit avec raison que, malgré le mot de « complète », cette collection ne l’est point, mais que la Préface en est curieuse. Remarquons de notre côté que le « haut fonctionnaire » avait indubitablement profité d’une part des indications faites par la comtesse d’Agoult, très au courant de l’histoire intime et de tous les faits et gestes du gouvernement provisoire ; d’autre part, il avait dû posséder des données assez précises sur les actes de George Sand, en général, et en particulier sur la part qu’elle eut dans l’envoi des commissaires et dans les instructions qu’ils reçurent de « républicaniser, agiter et démocratiser la province ».
  68. M. Monin observe que dans les Bulletins, ce n’est que la première partie imprimée généralement en plus gros caractères qui est due à la plume de George Sand. L’observation est exacte. Mais quant au Bulletin n° 8, il nous paraît certain que Mme Sand en a écrit les deux parties.
  69. On voit que l’auteur du Bulletin n° 8 est d’accord avec Blaise Bonnin.
  70. Dans le n° 1 de la Cause du Peuple.
  71. Il est évident qu’il s’agit de ce personnage de la Comédie dans l’article de George Sand. Ngub savons que l’on était alors très épris de la Commedia dell’ arte à Nohant, et on avait l’habitude d’employer dans la conversation courante les noms de ses personnages, symbolisant des caractères et des travers convenus : c’est ainsi que de vieux poltrons hargneux et bougonnants y étaient appelés des Cassandre, les jeunes fats des Léandre, les serviteurs des Pedrillo ou Leporello, les militaires des Capitan ou des Matamores, etc., etc. Il est évident aussi que c’est un simple lapsus de la part de M. Monin, lorsqu’il croit que George Sand fait dans cet article allusion à la prophétesse grecque.
  72. Il est tout à fait incompréhensible aujourd’hui pour quelle raison le nom de Cabet, le moins fanatique de tous les utopistes socialistes et le moins militant des politiciens, devint en cette journée du 16 avril le symbole de l’anarchie la plus dangereuse, de sorte que le pauvre auteur de l’Icarie ne parvint à se soustraire à la fureur que grâce à Lamartine qui le cacha dans son hôtel.
  73. Il est hors de doute que Daniel Stern visait bien ces lignes de George Sand en disant à la page 8 de son tome III :
    « Chaque jour on répétait dans les journaux, comme une chose toute simple, que si l’Assemblée ne se hâtait d’exécuter les volontés du peuple, il chasserait cette fausse représentation nationale, ou bien on disait encore que les ouvriers de Paris apporteraient aux représentants une constitution toute faite, proclamée au Champ de Mars et qu’il les forcerait à la voter séance tenante. »
  74. « Pour un Bulletin un peu raide que j’ai fait, il y a un déchaînement incroyable de fureur contre moi dans toute la classe bourgeoise », écrit George Sand à son fils, le 19 avril.
  75. Correspondance, t. III, p. 46, lettre du 21 avril.
  76. M. Monin remarque fort judicieusement que George Sand fit preuve, dans ces remarquables pages de critique dramatique, de beaucoup de goût, de finesse et d’une grande compétence pour cette critique ; il exprime son étonnement de ce que lorsqu’on réimprima le Prologue de George Sand dans ses Œuvres complètes, « le même honneur n’a pas été fait à ces pages », — et il le trouve d’autant plus regrettable, que « George Sand n’a guère abordé que là ce genre littéraire ». Les deux dernières indications sont inexactes : les deux articles de la Cause du Peuple, intitulés Arts, sont bel et bien réimprimés dans les volumes des Questions d’art et de littérature. Quant à l’assertion que George Sand n’ait plus jamais « abordé ce genre littéraire », elle est réduite à néant par le fait que, dans ce même volume, ainsi que dans d’autres volumes de ses Œuvres, on peut lire une série de ses articles de critique dramatique et artistique, tels sont : Mars et Dorval, Marie Dorval, Debureau, Hamlet, À propos des idées de Mme Aubray, les Beaux Messieurs de bois-Doré au théâtre de l’Odéon, Reprise de Lucrezia Borgia, etc., etc. Tous ces articles avaient paru dans les périodiques de 1836 à 1873.
  77. Nous avons vu que c’est à George Sand qu’était due l’idée de demander la nouvelle Marseillaise à Mme Viardot et l’autre à Rachel.
    L’Intermédiaire des chercheurs et curieux de 1874 contenait l’indication que c’est encore George Sand qui avait donné l’idée de frapper une médaille de la République et avait conseillé à un artiste de s’inspirer des poses de Rachel chantant la Marseillaise. Les citations que les collaborateurs de l’Intermédiaire des chercheurs et curieux donnent à l’appui de cette assertion ne sont toutefois pas de George Sand, mais présentent des passages assez inexacts de deux pages de Daniel Stem (t. II, p. 311-312). Or, l’acharnement qu’y met Stem à critiquer ces poses de Rachel et son air belliqueux et farouche, ainsi que la critique extrême que Daniel Stem fait de toutes les statues et médailles présentées aux deux concours ordonnés par Ledru-Rollin, nous prouvent, comme toujours, qu’il dut y avoir de l’influence de Mme Sand dans tout cela. Effectivement, le programme que le ministre avait fait communiquer aux artistes et qui fut publié dans l’Artiste du 9 avril, n’est que l’extrait d’une lettre de George Sand à Clésinger. Quant à la statue projetée du Champ-de-Mars, c’est encore elle qui la fit commander à ce sculpteur. Elle écrit à son fils, le 28 avril (la lettre est inédite, et écrite la nuit des élections à Paris) : « Solange se porte comme le Pont-Neuf ; son mari, grâce à moi, fait la statue du Champ-de Mars. »
  78. V. Daniel Stern, t. II, p. 309-310.
  79. La représentation gratuite, où on avait joué ce Prologue, eut lieu le 7 avril, comme on le voit, par la lettre inédite de George Sand à son fils, datée du 8 avril, et fut « magnifique » ; dans cette lettre, Mme Sand parle du public qui fut pour elle ce qu’il y avait de plus intéressant dans ce spectacle, dans des termes tout aussi enthousiastes que ceux de son article de la Cause du Peuple.
  80. Dans sa lettre du 7 août à Girerd, George Sand dit au sujet de la manière dont étaient rédigés, corrigés et imprimés les Bulletins qu’elle avait « accepté la censure du ministre ou des personnes qu’il commettait à cet examen « , qu’elle « ignorait si les cinq ou six Bulletins qu’elle avait envoyés au ministre ont été « examinés » et qu’elle « ne revoyait jamais les épreuves ». Ceci rend probable notre supposition que le Bulletin n° 12 a été retouché par quelqu’un des membres du gouvernement.
  81. Il y avait alors plusieurs clubs féminins et plusieurs journaux rédigés par des dames, par exemple : la République des femmes, la Politique des femmes, l’Opinion des femmes, le Volcan, etc., etc. (Voir l’article de M. Monin et l’Histoire de 1848, par Daniel Stern.)
  82. Il est très intéressant de confronter cette lettre de George Sand avec la lettre publiée par M. Edouard de Pompéry (fouinériste, ami de Mme Marliani, de M. Anselme Pététin et de Mme Pauline Roland, auteur des livi-es : Démocratie pacifique et Quintessences féminines), lettre dont RL Monia cite un extrait, ainsi qu’avec l’article de George Sand, VEomme et la Femme, écrit le 20 août 1872, publié dans le Temps du 4 septembre de cette même aimée et réimprimé dans le volume des Impressions et Souvenirs. Toutes ces lettres et articles ne laissent subsister aucun doute sur le fait que la question féminine proprement dite « n’existait pas » pour George Sand : elle ne s’intéressait qu’aux questions humaities, et ne partageait nullement les aspirations du féminisme contemporain.
  83. Souvenirs et Idées, p. 19-38.
  84. Si l’on ne compte pas pour une telle preuve le fait que Daniel Stem lui attribue ce Bulletin {Histoire de 1848, t. II, p. 305) dont elle cite un passage effectivement très ressemblant, comme style et idée, aux écrits de Mme Sand. Or, comme nous l’avons dit maintes fois et comme nous allons le répéter plusieurs fois encore, Daniel Stem était à ce moment précis, on ne sait pas trop comment, très au courant des faits et gestes de son ancienne amie.
  85. Daniel Stern raconte plus loin que la seule chose qui inquiétait les conspirateurs, c’était l’intervention possible de Blanqui qui faisait de la conspiration à ses risques et périls et pouvait tout gâter au dernier moment ; puis eUe relate comment la découverte inattendue de papiers, relatifs à la conspiration de 1839, leur délia les mains à l’égard de BLanqui, ayant permis de constater qu’il avait joué envers son associé Barbes un rôle qui ne laissait subsister aucun doute sur ses relations avec la police et sa provocation.
  86. Ces deux lettres sont inédites.
  87. Alexandre Lambert, ouvrier et publiciste prolétaire, puis rédacteur de journal à la Châtre ; cf. les chapitres iv (vol. III) et ix (vol. IV).
  88. La publication de l’Histoire de ma vie fut arrêtée par les événements politiques, et Mme Sand, pour sa part, abandonna ce travail en 1848, pour ne le reprendre qu’en 1853. Nous lisons dans l’un de ses carnets, écrits de la main de Manceau : « Après la lecture de tout, Madame se remet sérieusement à l’Histoire de ma vie, le 22 avril 1853. » L’ouvrage parut en 1854.
  89. Eugène Lambert.
  90. Cf. aux pages 69-70 et 72-73.
  91. Le 13 avril 1848.
  92. On lit aux pages 7 et 8 du tome III de l’Histoire de la Révolution de 1848 : … Nous avons vu aussi que les principaux chefs révolutionnaires s’étaient étonnés et alarmés sans mesure du tour que prenaient les élections. Lorsqu’ils entrevirent le résultat du suffrage universel, ils s’excitèrent l’un l’autre à n’en tenir aucun compte et se répandirent à l’avance contre l’Assemblée nationale en menaces insensées. Malheureusement, quelques hommes d’un esprit supérieur et qui auraient dû se montrer plus sages, encouragèrent ou tolérèrent ces tendances dangereuses et laissèrent se former autour d’eux des foyers d’une opposition préconçue qui touchait à la sédition. … Dès le 16 avril au soir, M. Louis Blanc et ses adhérents décidaient, dans une réunion au Luxembourg, qu’il fallait incessamment réparer l’échec de la journée en reprenant l’offensive. À la vérité, on ne s’était entendu ni sur l’occasion, ni sur le mode d’une nouvelle intervention du prolétariat, mais on s’était quitté en se payant de l’assurance que si l’Assemblée ne se montrait pas docile aux volontés du peuple, on ferait bonne et prompte justice de ces mandataires infidèles. À quelques jours de là, MM. Pierre Leroux et Cabet proposaient de leur côté au gouvernement provisoire de s’adjoindre un comité permanent composé des hommes les plus avancés de la démocratie. aân de rentrer par leur influence et par leurs conseils, malgré l’Assemblée et sans elle, dans les voies de la révolution sociale.
    Enfin, dans le même temps, il se tenait au ministère de l’Intérieur des conciliabules où MM. Portalis. Landrin, Jules Favre, Étienne Arago, Mme Sand agitaient la question de savoir si l’on se débarrasserait de l’Assemblée le jour même de son ouverture ; trop souvent cette question absurde se tranchait d’une manière affirmative… »
  93. Voir plus haut, p. 98.
  94. Celle de l’Assemblée constituante.
  95. Nous avons vu par la lettre de Mérimée que, parmi ces écrivains, il y avait Victor Considérant et « quelques fouriéristes ». Nous présumons que c’étaient Pététin, Pompéry et Victor Borie, quoique ce dernier ne fût nullement « fouriériste ».
  96. Ces trois articles sont réimprimés dans le volume des Souvenirs de 1848, sous le titre général de Question de demain ; lors de leur première apparition, ce titre manquait et kes articles portaient simplement les titres de la Religion de la France, le Dogme de la France, le Culte de la France, qui leur servent à présent de sous-titres. M. Monin observe avec raison que, lors de la réimpression du premier article, on en a retranché tout un passage, à la page 100 du volume des Souvenirs de 1848, qui, du reste, n’ajoutait rien à la gloire de l’écrivain. C’est un essai peu réussi de faire de l’esprit à propos du « manque d’actualité de la question de l’existence de Dieu » (allusion à la réponse célèbre de Buloz à Pierre Leroux). Seulement M. Morin a tort de croire que ce fut la seule fois que George Sand ait essayé de l’ironie ; son article les Rues de Paris est plein d’ironie et de sarcasmes, nous ne dirons pas fort réussis, à l’adresse des bourgeois horripilés et poltrons, et l’article le Père Communisme, dont nous parlons plus loin, est écrit dans le but de s’égayer aux dépens de la grand’peur de cette bourgeoisie et aux dépens des calomnies répandues sur le compte de la romancière elle-même ; mis il faut convenir que Henri Heine avait trois fois raison en décrétant que George Sand « manquait d’esprit » : il perce, sous son ironie, ce que les compatriotes de Heine appellent le galgenhumor (ironie du gibet), le rire à travers les larmes, Le désir de faire bonne mine à mauvais jeu.
  97. Elle avait déjà quitté la rue de Condé et demeurait rue d’Ancin, n° 14.
  98. Nous pouvons ainsi confirmer en passant l’absolue exactitude de l’indication de Mérimée que le dîner chez Monkton-Milnes auquel assistèrent Mme Sand et M. de Tocqueville eut effectivement lieu non le 6 juin, mais le 6 mai.
  99. Elle alla à Paris au commencement de ce mois de décembre 1849, pour assister à la seconde représentation de François le Champi. C’est à ce séjour de décembre 1849 à Paris que se rapporte sa rencontre avec son vieil ami, le célèbre général Pepe, ainsi qu’une rencontre fortuite avec le maréchal de Castellane. Ce dernier écrit dans son Journal à la date du 16 décembre 1849 :
    « 16 décembre 1849. — Dans la même maison que moi loge une Mme Marliani, femme d’esprit, qui reçoit une foule de Libéraux ; elle est fort poHe pour moi et m’a beaucoup engagé à aller chez elle. J’y vais de temps en temps avant de sortir. J’y suis monté ce soir. J’y ai vu une femme paraissant assez jeune ; il n’y avait pas beaucoup de lumière, et je n’ai pu bien voir son visage ; elle fumait une cigarette. Mme Marliani m’a bientôt, en parlant de Maurice de Saxe, dont George Sand descend du côté gauche, fait comprendre que c’était elle. George Sand aussitôt une cigarette finie en prenait une autre. Il y avait là un monsieur de beaucoup d’esprit qu’on appelait « le capitame » et dont je ne sais pas encore le nom. (C’était le capitaine d’Arpentigny, dont nous avons parlé dans notre vol. III. W. K.) Démocrate enragé, il disait que les démocrates étaient les plus forts, mais il s’affligeait, ainsi que George Sand et un autre jeune homme, de leurs divisions en différentes sectes, ce qui les perdrait. Sur ces entrefaites est entré un monsieur assez grand, gras, l’air commun. George Sand s’est avancée vers lui, l’a embrassé en lui disant : « Il y avait longtemps que je ne vous avais vu. » C’était le fameux général Pepe… 1) {Journal du maréchal de Castellane, t. IV, p. 201-202.) C’est à cet épisode aussi que se rapportent les lignes d’une lettre inédite de George Sand à Mazzini, datée du 30 janvier (sans millésime, que même le vicomte de Spoelberch était iudécis de dater de 1849 ou 1850 et que nous pouv ns, à présent, dater en toute conscience de ISôO) : « Le général Pepe est un vieux ami à moi, un homme de bien, je vous assure. Que ses idées aient de l’étroitesse et son caractère de la timidité, je ne le nie pas. On accepte les imperfections de ses amis, mais je n’aurais pas songé à traduire son travail s’il m’eût paru possible que vous y fussiez contredit ou attaqué d’une façon quelconque. J’ai vu Pepe à son retour à Paris dernièrement. Je l’ai trouvé bien changé d’esprit et de santé. Vieux, éteint en apparence, mais voyant bien plus juste, et parlant des rois et des peuples comme jamais je ne l’aurais cru capable de le faire ; cela ressemblait à l’oracle d’un mourant qui voit clair au moment de quitter la vie. « Vous me dites et on me dit qu’il subit des influences fâcheuses, voilà ce que j’ignore. Mais soyez tranquille. Si son œuvre n’est pas ce qu’elle doit être, je m’abstiendrai et lui en dirai franchement et amicalement la raison. « Je n’ai pas le temps de vous écrire aujourd’hui, je vous ai écrit une énorme lettre hier. Je vous embrasse et vous aime de toute mon âme. »
  100. Lettre à Thoré (la Vraie République du 27 mai 1848), réimprimée dans le volume des Souvenirs de 1848, sous le titre le Père Communisme.
  101. Lettre à Charles Delaveau du 13 avril 1848. (Corresp., t. III, p. 25-30.)
  102. La même lettre et celle à Mme Marliani de juillet 1848.
  103. Lettre du 24 mai à Thoré (la Vraie République du 27 mai) et lettre privée du 28 mai au même.
  104. C’est nous qui soulignons.
  105. C’est encore nous qui soulignons.
  106. Selon la mention ci-dessous d’une lithographie de l’époque, « Le 15 mai, dessiné d’après nature par François Bonhomme. »
  107. Monographie de la rue du Bac. (Paris, in-8°, 1894.)
  108. Charles Duplomb était fils d’Adolphe Duplomb. Ce dernier, surnommé Hydrogène, apothicaire à la Châtre, était grand ami d’Aurore Dudevant et de son frère, Hippolyte Châtiron, et leur compagnon d’escapades et de parties de plaisir. George Sand en parle dans le morceau autobiographique, Un voyage chez M. Blaise (volume des Dernières Pages), ainsi que dans ses lettres de jeunesse. (Voir Corresp., t. Ier.)
  109. Réimprimées dans le volume des Souvenirs de 1848, sous le titre de Paris et la province.
  110. Daniel Stern a marqué d’une pierre blanche cette petite œuvre de George Sand, et c’est avec une pointe de sarcasme bien éidcnte qu’après avoir dit : « Le peuple à son tour murmurait. Les ateliers nationaux commençaient à laisser paraître des dispositions hostiles… La presse communiste, un moment silencieuse, reprenait le ton menaçant, et, laissant de côté les questions politiques, elle posait ce fatal antagonisme entre la bourgeoisie et le peuple qui devait, à peu de temps de là, éclater d’une manière si formidable. Les républicains éclairés ne voyaient pas sans chagrin de grands talents s’employer à cette œuvre de dissolution… ». Elle ajoutait en note : « Un article de Mme Sand, entre autres, publié dans la Vraie République, le 28 mai, fit sensation. Elle mettait dans la bouche d’un ouvrier, qui racontait à sa femme la journée du 16 mai, l’explication que voici : … « Puis Daniel Stern citait le morceau que nous donnons dans le texte : « Nous tombâmes tous d’accord… », etc.
  111. V. plus haut, p. 9.
  112. Le premier article, Louis Blanc, réimprimé dans le volume des Souvenirs de 1848, sous le titre de Louis Blanc au Luxembourg, parut dans la Vraie République, le 2 et 3 juin. Le second, qui parut le 11 juin, fut écrit en forme de simple Lettre à Théophile Thoré. Dans le volume des Souvenirs de 1848, on le munit d’un sous-titre : Sur la mise en accusation de Louis Blanc, et pourtant la rédaction de la Vraie République l’avait fait précéder de la petite note que voici : « Cet article n’est pas une défense. Il nous a été envoyé par notre collaborateur avant qu’on connût les projets d’accusation qui en font un article de circonstance. »
  113. Parut dans la Vraie République, le 9 juin, réimprimé aussi dans le volume des Souvenirs de 1848.
  114. V. plus haut, p. 111.
  115. Arnold Ruge, républicain allemand fort connu, dit dans ses Souvenirs de Bakounine (Neue Freie Presse de 1878) que ce fut lui, Ruge, qui avait présenté Bakounine à George Sand ainsi qu’à Chopin.
  116. Cf. avec ce que George Sand dit dans sa lettre inédite à Mazzini que nous avons donnée à la page 16, et avec les lignes du Piccinino citées dans le chapitre vii.
  117. Sobriquet de Victor Borie.
  118. Voir ce que nous avons dit sur cette doctrine de Leroux aux pages 6 et 415 des chapitres i et iv du volume III. Les lignes que nous donnons entre crochets sont tronquées et changées dans la Correspondance, George Sand met les mots en toutes lettres.
  119. On voit par une lettre de Bakounine au poète Herwegh (Voir le volume des Lettres de et à Herwegh publié en 1904) que Bakounine avait envoyé sa lettre par l’intermédiaire de cet « ami allemand », le docteur Müller.
  120. Genève, 1870, H. Georg, chapitre intitulé : les Allemands dans l’émigration européenne, p. 69-60.
  121. Nouvelle Gazelle Rhénane (Neue Kheinische Zeitung), 1848. N° 64.
  122. La première lettre est signée : Bakounine, la seconde : Bacounine.
  123. Nous avons donné dans le chapitre vii du vol. III deux extraits de lettres de George Sand de 1850, nous montrant que Müller l’avait aidée d’abord à transcrire les chants berruyers de Jean Chauvet, le maître chanteur-maçon, pais à arranger les chansons du père Rémy, pour les représentations de Claudie à la Porte-Saint-Martin. Dans les lettres imprimées et inédites de George Sand de 1849 à 1852, il est constamment question de Müller, et on voit combien Mme Sand avait d’amitié pour cet original et sympathique personnage.
  124. Émile Aucante.
  125. La pièce de George Sand tirée de son roman.