George Sand, sa vie et ses œuvres/3/4

Plon et Nourrit (3p. 332-417).


CHAPITRE IV

Consuelo. — La Comtesse de Rudolstadt. — Jean Ziska et Procope le Grand. — Une secte mystique russe. — Les Sauvages de Paris. — Réflexions sur J.-J. Rousseau. — Fanchette. — l’Éclaireur de l’Indre. — Louis Blanc et la Réforme. — Lettres de Pierre Leroux.


À l’époque même où George Sand s’évertuait à faire connaître et à rendre célèbres les poètes populaires et à contribuer à la propagation des idées de Leroux, elle écrivit une œuvre remarquable sous tous les rapports et qui l’illustra plus peut-être que tous ses romans antérieurs. Nous parlons de Consuelo. Il existe entre Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt et le Compagnon du tour de France le même lien de continuité et de causalité qu’entre la Guerre et la Paix et les Décembristes de Tolstoï. Tolstoï s’apprêtait à écrire les Décembristes et, en préparant les matériaux de ce roman, en recherchant les racines et les origines du mouvement de 1825, il se laissa entraîner par l’épopée de la guerre patriotique de 1812 et écrivit son chef-d’œuvre. Quant aux Décembristes, ils restèrent à l’état d’ébauche. Il arriva la même chose à George Sand, mais elle termina les deux œuvres qui s’enchaînaient intimement. Avant d’écrire le Compagnon, elle voulut étudier les statuts, l’histoire et les origines des compagnonnages contemporains, elle se prit alors d’un si grand intérêt pour les différentes sociétés secrètes, confréries et loges maçonniques du moyen âge, à la fois socialistes et mystiques, et fit là de si heureuses découvertes que, le Compagnon et Horace une fois terminés, elle écrivit Consuelo et la Comtesse, en se servant pour les écrire des nombreux matériaux accumulés. Les années mêmes de la création et de la publication de Consuelo (1841-1843), remplies de faits et d’éléments les plus intéressants, les plus divers, contribuèrent beaucoup à la richesse et à la variété des épisodes de cette grandiose épopée. D’une part George Sand s’assimila complètement les doctrines métaphysiques, religieuses et sociales de Lamennais et de Leroux ; d’autre part, comme nous l’avons vu, grâce à Chopin et à Mickiewicz, les intérêts polonais, les idées slaves eurent leur libre cours dans sa vie. Ces idées la remuèrent profondément, surtout celles qui, conformément aux théories de Leroux, préconisaient le rôle échéant à chaque peuple dans la marche triomphale du « progrès continu de l’Humanité ». Grâce à Chopin encore, Mme Sand vivait alors dans une atmosphère éminemment artiste. Elle subissait de plus le charme souverain de l’individualité artistique de Pauline Viardot qui lui semblait une vivante incarnation des doctrines des saint-simoniens, de Liszt et de Lamennais sur la vocation suprême des artistes. Et quoiqu’il soit vrai que certains traits et faits de la biographie de la célèbre Mara[1] aient servi pour écrire quelques épisodes et quelques détails de la vie de Consuelo, il n’en est pas moins irréfutable que George Sand fit cette fois ce qu’elle ne faisait que rarement : c’est en toute conscience qu’elle copia sa bohémienne hispano-vénitienne sur son amie Pauline Viardot[2]. Il nous semble aussi que si l’auteur situa son roman à la moitié du dix-huitième siècle, ce ne fut pas seulement pour la raison donnée dans la préface de l’édition de 1852, c’est-à-dire que cette époque offrait « un intérêt particulier sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle, d’une façon hétérogène en apparence et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie… ». Ce fut aussi — nous dirions surtout — parce que ce fut à cette époque que vécurent les grands chanteurs et les grands compositeurs dont Chopin et Pauline Viardot ressuscitaient les œuvres dans le vaste salon de Nohant ou dans le petit appartement de la rue Pigalle. George Sand eut toujours pour elles une prédilection. Elle leur était restée fidèlement attachée depuis ses premières années d’enfance, alors que son aïeule, cette charmante Marie-Aurore de Saxe, en s’accompagnant sur un clavecin tant soit peu grêle, exécutait de sa petite voix chevrotante, mais avec beaucoup de style et une pureté de goût sûr, des airs d’oratorios du dix-septième siècle, ou des morceaux d’opéras et des pastorales du dix-huitième siècle sur des textes élégamment maniérés du Métastase. Dans un petit carnet d’Aurore Dupin, datant de l’époque de sa sortie du couvent, on peut lire les paroles d’un de ses airs favoris de Haydn, composées par ce poète de la cour de Vienne :

    Gia riede la primavera
    Col suo fioritto aspetto,
    Gia il grato zefiretto
    Scherza fra l’erbe e i fior.
    Tornan le frondi agli alberi,
    L’erbette al prato tornano,
    Sol non ritorna a me
    La pace del mio cor.

Mais en faisant, dans un des chapitres du roman, chanter à sa Consuelo devant le Porpora cette pastorale que Haydn aurait fraîchement composée dans la matinée même, George Sand ne manqua pas non plus, dans un autre chapitre, de lui faire chanter, en présence de l’auteur, le célèbre psaume de Marcello :

    I cieli immensi narrano
    Del grande Iddio la gloria.

si connu de tous les admirateurs de Pauline Viardot, qui le lui ont entendu chanter avec cette grandeur, cet enthousiasme, cette majesté incomparables. Bref, ayant choisi l’époque qui lui était si chère par les réminiscences du Métastase, du Hasse et de Marcello et ayant situé ses premiers chapitres dans cette même Venise, qui l’inspirait toujours et à laquelle elle consacra ses pages les plus charmantes, les plus colorées, les plus poétiques, George Sand copia son héroïne d’après nature. Tous les traits de caractère, toutes les particularités du talent, de la manière et des aspirations artistiques de Consuelo appartiennent à sa jeune amie. L’auteur embellit son récit des rayons de sa pénétration poétique aussi bien que de son attachement sincère pour son modèle, c’est pour cela, sans doute, que Consuelo, cette incarnation de l’artiste, nous apparaît comme un être vivant, enchanteur, d’une réalité parfaite. Et quant à ces premiers chapitres, où sont décrits le petit monde des dilettanti vénitiens, l’école du vieux Porpora près de l’église dei Mendicanti et la simple vie de la pauvre bohémienne Consuelo et de son ami Anzoletto, dans cette même Corte Minelli, près de laquelle Mme Sand vécut en 1834, ils sont écrits avec une maestria incomparable, et nous ne sommes nullement étonnés que notre grand romancier, Grigorowitch, nous ait dit que jamais aucun roman n’avait produit sur lui autant d’impression que ces premiers « chapitres vénitiens » de Consuelo. Tout aussi adorables sont les pages qui nous peignent la première rencontre de Consuelo avec l’adolescent Joseph Haydn, leur voyage pédestre, l’amitié de ces deux fidèles serviteurs de dame Harmonie, les débuts de Consuelo à l’Opéra viennois et ses rencontres avec divers chanteurs et compositeurs célèbres de l’époque.

Enfin, répétons-le encore, tout ce qui a trait à la carrière proprement artistique de Consuelo et au monde musical du dix-huitième siècle est extrêmement réussi, on peut même dire que l’exécution a surpassé les intentions de l’auteur. Quant aux deux autres thèmes qu’il s’était proposé, il faut convenir qu’ils cèdent de beaucoup aux quatre courants ou éléments génésiaques dont se compose le roman. Ces quatre courants sont : 1° le courant purement musical, qui soufflait alors rue Pigalle, c’est-à-dire l’action exercée sur l’auteur par les individualités artistiques de Chopin et de Mme Viardot ; 2° le souffle des idées mystiques polonaises qui flottaient alors dans l’air ambiant, et des réminiscences de l’histoire slave, commentée au point de vue du « messianisme » ; 3° l’écho des doctrines de Leroux, à commencer par « l’immortalité de l’homme dans l’Humanité » (ce qui correspond aux réincarnations successives sur terre, de chaque homme particulier), en continuant par les théories démocratiques sur la provenance populaire de la plupart des plus grands artistes, sur l’art populaire et inconscient[3], sur la nécessité d’abolir tous les préjugés de caste, — que l’auteur de Consuelo trancha carrément par l’amour du noble comte Albert pour la pauvre fille d’une chanteuse ambulante bohémienne, sans famille, sans nom, sans patrie, — et à terminer par la doctrine du « progrès continu ». Ce dernier point trouve son expression dans la glorification de la secte slave des taborites qui, selon l’auteur, auraient été au moyen âge les représentants du progrès, les gardiens du plus pur idéal chrétien, social et démocratique (ils symbolisaient, dit-on, leur constante « union et communion avec l’humanité » par de continuelles « agapes fraternelles » avec le premier venu ; ils « communiaient sous toutes les espèces », comme l’assure ironiquement l’un des personnages secondaires du roman, la jeune baronne Amélie, chargée par l’auteur de renseigner Consuelo, et le lecteur, sur les sectes religieuses de sa patrie).

Enfin le quatrième et dernier, et peut-être le plus important, élément du roman, ce sont les théories de Lamennais et des saint-simoniens sur le rôle sacerdotal des artistes, — ce dont nous avons déjà parlé dans notre volume II.

Ces quatre courants peuvent être suivis avec autant de clarté à travers ce merveilleux roman, que les eaux douces des grands fleuves peuvent facilement être distinguées même loin du rivage, au milieu des vertes ondes salines de l’Océan.

Le vieux compositeur Porpora, austère idéaliste, adonné à son art, mais malheureux, toujours bougonnant, aigri et maladivement soupçonneux, a parmi la foule de ses élèves, paresseuses et frivoles demoiselles plus ou moins riches, une pauvre petite orpheline, l’Espagnole Consuelo. Sans aucune tournure, laide, mal mise, hâlée et timide, elle seule, parmi ses gaies compagnes de l’école dei Mendicanti, travaille avec conscience et persévérance, parce qu’elle a une voix magnifique et la passion de la musique, et parce qu’à son insu elle possède un admirable talent d’artiste à l’état latent. C’est le « vilain caneton » d’Andersen, qui va se transformer en un beau cygne. Tout le monde est stupéfié, sauf Porpora, qui l’a depuis longtemps devinée. Pendant quatre ans, silencieusement, avec amour il a taillé ce diamant brut. Le jeune camarade de Consuelo, son ami idyllique et son compagnon inséparable, Anzoleto, comme elle, enfant des lagunes, et autrefois aussi élève de Porpora, mais expulsé de l’école pour son indolence et son manque d’application, est stupéfait comme les autres. Anzoleto possède aussi une voix charmante, comme tous les Italiens ; il a une facilité musicale, sans être un vrai artiste : il est insouciant, égoïste, se préoccupe du succès plus que de l’art ; il est guidé non par l’idéal, mais par ses passions, ses instincts. Grâce au comte Zustiniani, jeune mécène, qui s’éprend de la voix de Consuelo, les deux amis débutent au théâtre ; malgré leur grande jeunesse, ils ont un grand succès et sont reçus chanteurs à l’Opéra. Jusqu’alors ces pauvres enfants des lagunes, inséparables depuis la mort de la mère de Consuelo, chanteuse ambulante, qui les avait bénis à son heure suprême, vivaient, abandonnés à leur propre destin, sans aucune espèce de tutelle, de la vie libre, misérable et insouciante des indigents vénitiens. Consuelo gagnait sa vie, en passant les heures où elle ne travaillait pas avec Porpora, à coudre, à enfiler des perles de verre et des coquilles ou à quelque autre pauvre métier du même genre, qui lui procurait quelques sous, mais cette vie était parfaitement innocente. Sensuel et jouissant de la vie, comme un vrai fils du Midi, Anzoleto se livrait parfois à de faciles amours, mais il respectait instinctivement et entourait de sollicitude sa jeune amie. Entré au théâtre et de là parvenu dans la société des riches dilettanti, complètement séduit par ce milieu luxueux et dépravé, ayant subitement vu dans Consuelo une brillante artiste à laquelle était assuré un splendide avenir, et une femme plus séduisante que les plus belles, il s’opère vite un changement dans les sentiments d’Anzoleto ; tantôt il est jaloux du comte Zustiniani qui fait la cour à Consuelo, et tantôt il courtise lui-même la maîtresse du comte, la coquette et froide Corilla, — un soprano, — parce qu’il espère en la séduisant se créer une position au théâtre[4]. Un jour, il vénère Consuelo, il admire son talent, le lendemain, il envie ses succès, et serait capable de trahir la promesse qu’il fit à sa mère mourante. Bref, c’est une nature d’artiste impressionnable, vaniteuse, avide surtout de clinquant. Quelques fiascos, très mérités, dus à son arrogance, à sa fatuité et à sa paresse, l’aigrissent contre Consuelo. Corilla, devenue sa maîtresse, attise le feu en lui insinuant qu’il restera toujours dans l’ombre, éclipsé par les rayons d’un astre tel que Consuelo. Tous ses mauvais instincts se réveillent et ses rapports envers Consuelo deviennent impossibles. Coupable envers son irréprochable amie, il l’offense par des soupçons, prétendant qu’elle encourage les assiduités de Zustiniani ; Porpora la convainc de l’infidélité d’Anzoleto. Blessée dans ses sentiments et dans ses croyances les plus pures, profondément malheureuse, Consuelo fuit Venise au moment de ses plus brillants succès au théâtre, laissant à Anzoleto le loisir de se tirer comme il l’entend de ses multiples intrigues. Porpora favorise la fuite de son élève et l’envoie d’abord à Vienne, chez l’ambassadeur vénitien Corner, puis la fait entrer dans la famille de ses anciens amis, les comtes de Rudolstadt, en Bohême, en qualité de maîtresse de chant de la jeune comtesse Amélie[5].

Consuelo arrive dans le morne manoir des Rudolstadt, — la Riesenbourg ou château des Géants, — au moment où toute la famille est plongée dans son habituel désespoir, causé par les crises périodiques de son unique héritier, Albert. Ces crises commencent par une apathie mélancolique, qui se transforme en une étrange excitation, accompagnée de délire. En proie à ce délire, Albert effraye tous ses proches par ses paroles mystérieuses : il prétend avoir plusieurs fois déjà habité la terre, il croit être la réincarnation de Jean Ziska lui-même, puis d’un de ses propres ancêtres. Il raconte alors avec des détails les plus précis des faits arrivés jadis, comme s’il en avait été témoin, et prédit les événements futurs, comme s’il possédait le don de seconde vue. Après cette crise, Albert disparaît ordinairement plusieurs semaines, on ne sait où ; à son retour, il tombe en léthargie ; il se réveille faible, mais bien portant, pour retomber à la première occasion dans l’apathie, le délire et le somnambulisme. Albert est le fils unique du vieux comte Christian : sa mère, la comtesse Wanda, issue de l’antique famille bohème des Prachalitz, mourut jeune, tuée par la douleur, très malheureuse en mariage. Les Rudolstadt descendent de la maison royale tchèque des Podiebrad, mais l’ambitieuse comtesse Ulrique, lors des guerres hussites, renia la religion protestante et son nom slave, afin de sauver ses enfants au prix de cette trahison. Les Rudolstadt s’efforcèrent d’oublier cet épisode, mais Wanda s’en souvenait parfaitement. Née tchèque, adepte des hussites et des taborites, rêveuse et exaltée, Wanda ne rencontra de la part des Rudolstadt qu’incompréhension, désapprobation et résistance ; elle souffrit, languit et mourut. Albert dès son enfance se distingua par un caractère bizarre, sombre et rêveur ; il vit apparaître le fantôme de sa mère ; tout adolescent il voulut résoudre différents problèmes sociaux, il mit inconsciemment en pratique toutes les doctrines démocratiques et chrétiennes des taborites ; le souvenir des forfaits commis par ses nobles ancêtres et l’apostasie intéressée d’Ulrique le désespéraient, il avait des crises de démence, s’il voyait triompher le mal, l’injustice et la violence. Il étudia avec une persévérance passionnée, s’adonna avec acharnement à des recherches ; il voyagea beaucoup et tomba enfin dans l’état de maladie nerveuse décrit plus haut, annonçant qu’une « consolation » lui serait envoyée du ciel vers sa trentième année ; au dire des voisins, il devint simplement fou. Ses parents, toutefois, espérant sa guérison, voulaient lui faire épouser sa jeune et pimpante cousine Amélie. Mais Albert n’y songeait point. Et voilà que juste la veille du trentième anniversaire d’Albert, une tempête se déchaîne autour du morne château, et alors que la famille des Rudolstadt se morfond dans le grand salon triste, Albert s’écrie qu’une « âme, poussée par l’orage, s’approche d’eux, que les temps du courroux de Dieu sont écoulés, que l’expiation touche à sa fin », et que même le vieux chêne, appelé le Hussite, témoin des anciens crimes des Rudolstadt, est brisé par la tempête… Et immédiatement Consuelo paraît.

En peu de jours la jeune fille charme tous les habitants du château par sa franchise, sa douceur et son chant sublime ; Albert lui-même, insensible à tout ce qui l’entoure, semble renaître à la vie aux sons de sa voix. Mais la pauvre Consuelo, petit oiseau du rayonnant Midi, habituée à la vie d’artiste, libre, pleine d’émotion, se sent comme enterrée vive au milieu des sombres habitants du château des Géants. Lorsqu’elle apprend l’histoire de la maladie d’Albert, elle se prend cependant de sympathie pour cette âme troublée et chercheuse ; elle s’aperçoit que son chant est bienfaisant à ce nouveau Saül, et quand Albert disparaît de nouveau, au désespoir indicible de sa famille, et qu’il reste absent plus longtemps que de coutume, alors l’artiste généreuse se résout à tout entreprendre pour le retrouver et le guérir de sa mélancolie et de cet amour sauvage de l’humanité. Consuelo remarque, rôdant autour du château, un fou, du nom de Zdenko, seul confident d’Albert. Elle découvre une citerne sur la terrasse du château qui se dessèche et se remplit d’eau périodiquement, grâce à un système d’écluses compliqué. Lorsque l’eau s’écoule dans les profondeurs de la terre, un escalier paraît, menant à une galerie cachée ; c’est par cet escalier que Zdenko, qui gouverne le jeu des écluses, s’introduit du fond de la citerne au château ou s’en revient. L’intrépide Consuelo, profitant d’un moment où Zdenko entre dans la chambre d’Albert, descend sans hésiter dans la citerne et s’achemine par un labyrinthe de galeries souterraines à la recherche d’Albert. Ayant pris non la galerie qui mène à cette retraite, — une grotte qui se trouve juste au-dessous de la pierre d’épouvante, où se dressait jadis le Hussite, — mais celle où s’écoulent les eaux du puits, Consuelo manque d’être noyée par le torrent, l’écluse ayant été rouverte par Zdenko. Elle se sauve dans une galerie latérale, et manque d’y être murée par ce même Zdenko, qui avait commencé par éprouver une sympathie instinctive pour elle et qui la hait à présent, instinctivement aussi, sentant dans son âme d’innocent que les jours où son adoré Albert vivait avec lui, approchent de leur fin, et que maintenant c’est elle, Consuelo, qui régnera sur sa vie. Heureusement Consuelo se souvient de l’ancienne formule des lollards que Zdenko prononçait souvent : Que celui à qui on a fait tort te salue. En entendant ces paroles sacramentales, Zdenko se soumet et mène Consuelo vers la demeure souterraine d’Albert. Elle le trouve presque fou : tantôt il croit être Jean Ziska et tantôt Wratislas de Rudolstadt, puis dans un état de somnambulisme il appelle Consuelo sa libératrice et sa consolation, il prononce des paroles mystiques sur la bonne nouvelle et la joie qu’elle lui apporte, puis il la reconnaît réellement et lui déclare son amour. Consuelo lui témoigne tant de pitié émue, tant de sympathie qu’elle le calme et le ramène à la raison : elle exerce une action si bienfaisante sur son pauvre cœur, malade de tous les maux de l’humanité, qu’Albert guérit complètement, reconnaît combien il avait été coupable envers ses parents malheureux qui l’adorent, se décide à vivre d’une vie normale, quitte à la suite de Consuelo son souterrain et lui promet de n’y plus jamais revenir seul. En sortant Albert chasse Zdenko de sa présence, il sait que ce misérable a voulu tuer Consuelo. Zdenko disparaît. Consuelo se demande avec angoisse si l’un des deux fous n’a point tué l’autre.

En revoyant Albert toute la famille bénit Consuelo. À son tour, elle tombe malade, terrassée par les émotions qu’elle vient de traverser ; elle n’est sauvée que grâce aux soins infatigables et aux connaissances médicales d’Albert (il avait jadis étudié la médecine comme toutes les autres sciences). Alors, à l’exception du comte Christian, bonhomme doux et candide, tous les autres Rudolstadt changent de manières envers Consuelo. Seule la délurée petite comtesse Amélie s’aperçoit avec un vrai plaisir que son sombre fiancé aime Consuelo, elle quitte joyeusement l’ennuyeux château des Géants, emmenant avec elle à Prague son père, le baron Frédéric, grand chasseur, espèce de Nemrod campagnard[6]. La tante Wenceslawa, vieille chanoinesse bossue, mais d’une bonté angélique et d’une vertu invraisemblable, malgré sa morgue aristocratique, se révolte et se désole à l’idée qu’Albert ait pu donner son cœur à une chanteuse. Le comte Christian lui-même ne regarde avec condescendance l’amour de son fils pour Consuelo, et ne la prie de devenir la femme de son fils, que parce qu’il craint de le voir redevenir fou, et parce qu’il se souvient du sort malheureux de Wanda, qui l’avait épousé, lui, Christian, sans amour. Ce mariage paraît un vrai malheur à toute la famille. Consuelo elle-même a pour Albert un immense respect, elle admire ses qualités intellectuelles et morales, elle est pleine d’enthousiasme pour ses aspirations, ses croyances démocratiques et chrétiennes, mais elle ne l’aime pas d’amour. Et surtout, elle se sent trop la vraie fille de sa mère, bohémienne vagabonde, insouciante comme la cigale de la fable, artiste libre comme un oiseau, ne se construisant nulle part de nid durable, toujours en marche vers le lointain inconnu, toujours en route, toujours sur les chemins.

Ô ma pauvre mère ! pensa la jeune Zingarella ; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute, tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artistes. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres ; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d’un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l’avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l’avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins, mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté !

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s’élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. Que d’idées riantes s’attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci ! Je ne me souviens pas des lieux qu’il traverse, et que pourtant j’ai traversés jadis. Mais qu’ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse, qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers ! Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid ! Bien qu’à regarder les grandes lignes sèches d’un jardin, la lassitude me prend : pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d’abord ? au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi dans les bois m’invite et m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis, ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître, qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. Ce n’est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches ; tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs et les bois appartiennent à des maîtres ; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose ; aussi comme il l’aime ! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu’on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons ; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin !…

À cette même heure arrive soudainement au château Anzoleto qui a découvert le séjour de Consuelo ; il se fait passer pour son frère. Consuelo s’aperçoit avec effroi qu’elle aime cet ami de son enfance, amour inconscient, élémentaire, dépourvu de tout sentiment de respect et presque sensuel, mais enraciné dans son âme. Elle s’efforce de penser à Albert, elle veut être digne de lui, et elle se sent éprise d’Anzoleto et manque de succomber. (Nous devons confesser que ces pages produisent un effet assez déplaisant, malgré tout leur réalisme et toute leur vraisemblance ; l’auteur s’arrête plus qu’il ne faut sur des détails qu’il ne faudrait qu’effleurer. L’image virginale de Consuelo perd à nos yeux quelque chose de son charme, elle analyse ses sensations avec la précision d’une femme fort experte.)

Heureusement, Anzoleto se conduit avec tant de désinvolture et d’arrogance envers les maîtres de la maison, il se pose si cyniquement en Don Juan, sûr de sa conquête, vis-à-vis de Consuelo, que malgré sa passion elle se décide à rompre pour toujours avec lui, d’autant plus qu’elle remarque qu’Albert ayant deviné le vrai caractère de ses relations avec Anzoleto est visiblement prêt à la défendre contre ses attaques. Consuelo, estimant qu’il ne serait pas honnête d’épouser Albert, alors qu’elle ne se sent pas sûre d’elle, se décide à fuir, en laissant un billet à Albert, dans lequel elle le prie de croire en elle et d’espérer.

Elle se dirige à pied sur la route de Vienne et rencontre un jeune violoniste, Joseph Haydn, qui s’achemine vers le château des Géants, pour y réclamer la protection de la célèbre « Porporina », — (nom adopté par Consuelo à Vienne et à la Riesenburg), — afin de devenir l’élève de Porpora. Les jeunes gens se lient d’amitié, voyagent ensemble et chantent sous les fenêtres pour vivre. Consuelo se déguise en garçon et prend un troisième nom, celui de Bertoni, — diminutif d’Albert. Les deux voyageurs manquent de devenir la proie des recruteurs de Frédéric de Prusse, qui parcourent la Bohême. Ils fuient et, grâce à l’aide du comte Hoditz et du baron de Trenk (célèbre et malheureux page de Frédéric II, amoureux de la princesse Amélie), ils échappent heureusement, et sauvent avec eux un pauvre Tchèque, appelé Cari, que les racoleurs emmenaient de force à Berlin.

Le comte Hoditz veut prendre Consuelo et Haydn dans son carrosse, les emmener dans son château morave de Roswald, où, à l’instar de beaucoup de seigneurs du dix-huitième siècle, il a un théâtre, un orchestre à lui, et toute une cohue de chanteurs et de cantatrices, qui, par parenthèse, sont obligées de remplir des fonctions n’ayant rien de commun avec la musique. Le comte Hoditz devine que Bertoni n’est point un garçon, il nourrit le projet de faire de Consuelo la prima donna de son théâtre et sa maîtresse, ce qui force celle-ci à fuir pour la quatrième fois ; elle continue avec Haydn son voyage pédestre. Ils tombent dans un petit village au beau milieu d’une fête paroissiale, et sont obligés très inopinément de chanter en qualité de solistes, à la grand’messe ; ils font ainsi la connaissance et gagnent le cœur d’un certain chanoine, bon vivant et mélomane renforcé. Mais Consuelo malencontreusement froisse l’amour-propre de Holzbauer, compositeur médiocre, fort prôné au dix-huitième siècle, dont elle et Haydn exécutent la piètre messe. Ces paroles imprudentes nuiront un jour à sa carrière. Holzbauer devine également le sexe de Consuelo et la dénonce au curé du village. Les deux jeunes amis quittent précipitamment la bourgade, avant que leur secret ne soit dévoilé. Ils arrivent à la nuit tombée au prieuré de ce même prélat, qu’ils avaient cru devoir fuir le matin. Pendant qu’ils remercient le bon chanoine pour son hospitalité en le délectant de musique, un carrosse de poste s’arrête à la grille du prieuré. Une femme sur le point d’accoucher demande asile. Le chanoine, qui vit sous la complète dépendance de sa gouvernante, refuse d’héberger la malheureuse accouchée, tremblant pour son repos et craignant un scandale s’accordant mal avec sa dignité ecclésiastique. On emmène la pauvre voyageuse à l’auberge du village, Consuelo y accourt pour l’assister au moins moralement. Cette malheureuse est sa rivale d’autrefois, la Corilla. La Corilla allait aussi à Vienne, elle rêvait un brillant engagement au théâtre ; son accouchement lui paraît un insipide contretemps, c’est en la maudissant qu’elle met au monde une fille, — la fille d’Anzoleto. Elle trahit ce secret au milieu de ses cris et de ses gémissements, et c’est la pure et innocente Consuelo, toujours habillée en garçon, qui reçoit dans ses bras ce fruit des amours d’une coquette dévergondée et de son ex-fiancé, menteur et volage. À peine remise, la Corilla prend la clef des champs et laisse son enfant à la porte du chanoine. Celui-ci chasse sa gouvernante égoïste et consent, sur les conseils de Consuelo, à adopter l’enfant abandonnée. Cette petite affaire arrangée, Consuelo n’ose rester plus longtemps sous le toit de ce bon prélat, craignant de voir son incognito dévoilé : elle part encore avec Haydn, c’est sa sixième fuite. Elle parvient enfin à Vienne, au logis de son sévère et tendrement aimé maestro, Porpora. Grâce à une petite ruse innocente, Joseph Haydn entre chez lui en qualité de valet, pour devenir plus tard son élève, et Consuelo pénètre dans le monde si séduisant des musiciens, ce milieu artistique si cher à son cœur, et se prépare à débuter à l’Opéra viennois. Mais en ce temps-là, comme en tous les temps, à Vienne et partout, le succès dépend moins du talent, que de l’adresse et du savoir-faire. La vertu aussi est bien plus souvent récompensée sur la scène des théâtres que dans la vie réelle. C’est ainsi que la Corilla passe aux yeux de la prude Marie-Thérèse pour une noble veuve et obtient, grâce à la protection du comte Kaunitz, — le favori omnipotent, — un engagement à l’Opéra, tandis que Consuelo est jugée indigne de faire partie de la troupe impériale : son amitié avec Haydn et même ses soins pieux pour l’enfant, baptisé par le prélat mélomane, sont déclarés suspects et criminels.

Nous voyons défiler toute une galerie de portraits historiques et mi-historiques des hommes du dix-huitième siècle, du théâtre de Vienne et de la cour, à commencer par la signora Tési et le sopraniste Caffariello, les compositeurs et poètes : Buononcini, Holzbaüer et Metastasio, et les mélomanes, tels que l’ambassadeur vénitien Corner et sa maîtresse en titre, — la Wilhelmine, et à finir par les plus grands personnages de l’Empire autrichien, comme notre vieil ami le comte Hoditz, le premier ministre comte Kaunitz, la margrave de Bayreuth, la princesse de Culmbach sa fille, les deux barons de Trenk, — Trenk le Prussien que nous connaissons déjà, et Trenk le terrible pandour hongrois, — et jusqu’à l’hypocrite et majestueuse Marie-Thérèse elle-même. L’auteur nous fait assister tantôt à une petite soirée musicale intime chez la Wilhelmine[7], tantôt à l’exécution solennelle de l’oratoire la Béthulie libérée à la chapelle de la cour. Il nous mène derrière les frises de l’Opéra pendant une répétition de Zénobie ou d’Antigone, et dans le salon doré de l’épouse férocement froide et pleine de morgue du comte Hoditz, — la margrave de Bayreuth ; il fait, de plus, alterner les pages où sont narrées les luttes, les émotions, les défaites et les victoires artistiques de Consuelo, — avec les pages reflétant la vie intime de Haydn et de Consuelo chez le Porpora, sa piété filiale et sa vénération d’artiste pour ce vieux mentor bourru.

Mais autant les choses artistiques et la liberté de mouvements avaient manqué à Consuelo au château des Géants, autant ici, au beau milieu de la vie artistique, avec ses relations si diverses, elle soupire après l’existence passée jadis auprès d’Albert, existence toute pénétrée d’idées et d’intérêts d’un ordre supérieur. De plus en plus souvent elle se met à songer à la promesse donnée à Albert. Mais, avec le despotisme d’un vrai artiste fanatique, Porpora, auquel elle a confessé son amour romanesque, ne lui permet pas de quitter la scène pour se marier avec le comte de Rudolstadt, il intercepte et détruit les lettres qu’elle écrit à Albert, espérant rompre ainsi tout lien entre les fiancés. Il se permet d’écrire lui-même, au nom de Consuelo, au vieux comte Christian, dans un sens tout opposé à sa propre pensée, s’imaginant sauver ainsi Albert, d’une démarche généreuse, mais insensée, et Consuelo de sa perte. Consuelo ne recevant de lettres ni d’Albert ni de son père, s’imagine qu’ils ont renoncé à leur romanesque projet d’alliance. Aussi, lorsque par suite d’une maladie de la signora Tési et du repentir soudain de la Corilla, elle débute avec le plus grand succès, dans Zénobie, elle se jette avec délices dans le remous de la vie de théâtre qui l’effrayait et l’attirait toujours, avec ses sensations de triomphe, ses intenses émotions artistiques, ses labeurs et ses joies ; elle voit qu’elle a trouvé sa vraie vocation : l’art sera l’unique passion de toute sa vie ! Elle est, cependant, un peu intimidée par certains phénomènes mystérieux qui se produisent autour d’elle. Tantôt c’est une branche de cyprès funèbre qu’on lui jette sur la scène, tantôt elle voit l’ombre d’Albert passer devant elle alors qu’elle déclare à Haydn, avec lequel elle s’entretient derrière les coulisses, qu’elle ne peut pas vivre hors du théâtre. Sur ces entrefaites, malgré son succès, elle n’est pas engagée à Vienne ; le Porpora signe en leur nom un contrat avec l’Opéra de Berlin. Tous deux s’y rendent, elle, pour chanter, lui, pour diriger l’orchestre. En route, ils acceptent l’invitation du comte Hoditz. Ils font un court séjour à Rosswald, et prennent part à une fête musicale fantaisiste, préparée par le comte en l’honneur de son illustre épouse. Consuelo y fait la connaissance de Frédéric le Grand, qui voyage sous le nom du baron de Kreutz, elle lui sauve même la vie, en faisant avorter un fol attentat de Cari, le déserteur tchèque, jadis sauvé des recruteurs prussiens par les efforts réunis de Trenk et de Consuelo, devenu depuis un heiduque du comte Hoditz, et voulant à présent venger la mort de sa femme et de son enfant sur la personne du roi de Prusse. (Il faut dire, entre parenthèses, que Consuelo avait renoué à Vienne ses relations amicales avec le baron de Trenk et lui avait donné un cahier de musique en y inscrivant à chaque feuille le nom de Bertoni, pour que ces feuilles détachées puissent un jour servir de signe de reconnaissance entre elle et Trenk.) Le baron de Kreutz, — c’est-à-dire Frédéric II, — plein de reconnaissance envers la cantatrice, qui l’a sauvé, quitte le château de Rosswald sans dévoiler son incognito. Il arrive un accident fâcheux à la margrave ; la fête préparée n’a pas lieu, Consuelo et le Porpora peuvent continuer leur route vers Berlin. Mais à Prague, ils sont soudainement arrêtés, sur le pont de Saint-Népomuk, par le baron Frédéric de Rudolstadt, envoyé par Albert, qui, au milieu d’une transe somnambulique, les a vus là, et qui meurt de douleur d’avoir perdu Consuelo. Consuelo s’achemine en toute hâte vers le Riesenbourg. Albert n’a que quelques heures à vivre ; n’espérant pas le sauver, mais désireuse de le voir mourir heureux, Consuelo l’épouse in extremis. Albert meurt, et Consuelo, devenue la comtesse de Rudolstadt, renonce généreusement à tous ses droits en faveur de la vieille chanoinesse Wenceslawa. Elle lui jure de ne se considérer comme la femme d’Albert que devant Dieu et non devant les hommes, puis, recommandant le malheureux comte Christian aux soins de cette sœur dévouée, liée elle-même par son contrat de théâtre, elle reprend le même soir la route de Berlin, sous le nom modeste de Consuelo-Porporina. C’est par cet épisode que se termine la première partie de Consuelo.

Dans la seconde partie, la Comtesse de Rudolstadt, nous retrouvons l’héroïne à Berlin. Frédéric II lui fait la cour. La malheureuse princesse Amélie, à laquelle Consuelo passe une lettre, reçue par elle d’une manière mystérieuse, enveloppée d’un feuillet de musique signé Bertoni et que Trenk emploie maintenant pour faire part de son évasion de la prison, — voue à la Porporina une amitié et une confiance sans bornes. Les courtisans commencent à la flatter. Mais Consuelo plongée dans ses douloureux souvenirs garde saintement le secret de son mariage avec Albert : elle croit avoir causé sa mort. Ce secret est connu de la princesse Amélie, du célèbre comte de Saint-Germain et du non moins célèbre Cagliostro. Ces deux magiciens ont un libre accès chez la princesse sous le prétexte de séances de magie et d’expériences magnétiques et lui servent d’intermédiaires dans ses relations avec Trenk et dans ses intrigues contre son royal et despotique frère, qu’elle et son autre frère, le prince Henri, haïssent. Afin de mieux cacher leurs agissements, la princesse et ses fidèles exploitent la célèbre légende de Berlin, celle de la balayeuse, un fantôme, qui est censé apparaître dans les corridors du château chaque fois qu’un membre de la maison de Brandebourg doit mourir. Mais Consuelo se convainc bientôt avec effroi qu’il se passe au château des phénomènes autres que les trucs de la princesse, et qu’elle-même vit entourée d’un mystère continuel. Tantôt elle voit au théâtre, dans la loge de l’ambassadeur russe, Golovine, le spectre d’Albert, et elle s’évanouit au beau milieu d’un air qu’elle chantait. Une autre fois Consuelo et Amélie entendent les pas et le bruit du balai de la vraie balayeuse. Une autre fois encore, Consuelo trouve sur le mur de sa chambre, à la place de la branche de cyprès desséchée, une couronne de roses blanches avec un énigmatique billet venant on ne sait d’où. Un jour Cagliostro lui montre le spectre d’Albert au milieu d’une assemblée de personnages mystérieux accomplissant des rites non moins mystérieux. Puis une autre fois, au musée du château, lorsqu’elle examine un tambour, qu’on prétend fait avec la peau de Jean Ziska, Consuelo voit soudain le ménechme d’Albert, que l’on appelle « Trismégiste » et qui se trouve être le troisième magicien attaché à la personne de la princesse. Bref, ce n’est que miracle sur miracle ! Enfin Consuelo s’aperçoit qu’on l’espionne, nuit et jour, au théâtre comme dans sa chambre ; chacune de ses paroles, chacune de ses démarches est connue de quelqu’un ou même de plusieurs êtres quelconques. Mais tout cela prend fin. Frédéric apprend ou soupçonne que c’est la princesse et ses amis qui facilitèrent l’évasion de Trenk. Il s’évertue en vain à forcer Consuelo à lui confesser sa participation à ce complot, n’y étant point parvenu, il l’emprisonne dans l’un des horribles cachots de Spandau. Là encore, Consuelo se sent entourée de mystère, sous une surveillance invisible. Elle entend le violon d’Albert, elle reçoit des billets mystérieux. Enfin ses amis invisibles parviennent avec l’aide du fils du geôlier, le pauvre imbécile innocent Gottlieb, à faire évader ou plutôt à faire enlever Consuelo. Un inconnu mystérieux et masqué, chevalier Livérani, dirige cet enlèvement, l’emmène au grand trot des chevaux, elle ne sait pas trop si c’est en qualité de prisonnière ou de libérée. Ils voyagent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits, pour arriver enfin dans un castel mystérieux. C’est le château des Invisibles ; ni francs-maçons, ni rose-croix, ni illuminés, ceux-ci appartiennent à une certaine confrérie d’un ordre supérieur, qui avait renouvelé au dix-huitième siècle le culte du Saint-Graal ou de la Sainte-Coupe, la maçonnerie et la secte des rose-croix ne leur avaient servi que d’étapes préliminaires. Les chevaliers du Saint-Graal étaient régénérés en adorant la Sainte-Coupe mystique : les Invisibles veulent régénérer le monde. Ils rêvent de créer une « république évangélique », dont les bases seraient : liberté, égalité, fraternité et justice, le vrai christianisme et la vraie sagesse. À l’instar de Pierre Leroux, ils ont accepté dans leur doctrine tout ce qu’ils ont trouvé de bon dans toutes les religions, chez tous les peuples, chez tous les sages de l’antiquité et des siècles nouveaux. Ils sont omnipotents et tout-puissants, parce que leurs adeptes sont dispersés dans toute l’Europe et sont en perpétuelle communication les uns avec les autres ; une chaîne de mains invisibles tient le sort des peuples et des personnes privées ; un réseau imperceptible entoure les palais des princes et les chaumières des pauvres ; la bienfaisance privée comme les événements historiques futurs, tout dépend des Invisibles[8].

Consuelo est soumise à un long noviciat et à de nombreuses épreuves avant de recevoir l’initiation. Remarquons que parmi les pages de George Sand, les plus surprenantes par leur puissance et leur force de sentiment sont celles où est narrée la dernière épreuve, à laquelle les Invisibles soumettent Consuelo pour lui inculquer une aversion éternelle, une haine implacable pour tout ce qui est érigé sur la violence. En parcourant les souterrains du castel, pleins d’instruments d’horribles supplices, où tous les murs étaient éclaboussés de sang et où même le sol friable n’était que de la poussière des os de milliers de victimes, Consuelo peut étudier sur nature tous les forfaits, tous les crimes par lesquels les puissants de ce monde assuraient leur pouvoir. Ce chapitre évoque le souvenir de cette page des Pictures from Italy, où Dickens déclare que le jour où il visita les cachots, glaçants d’horreur, du Castel Sainte-Ange, où furent suppliciées tant de victimes et où restaient encore tant d’instruments d’une cruauté bestiale, il comprit parfaitement la rancune haineuse du peuple lors de la révolution vénéto-napolitaine. (Nous avons noté dans le chapitre premier de ce volume l’impression que Mme Sand rapporta de sa visite au Palais de l’Inquisition, lors de son voyage en Espagne en 1838, et qui lui inspira cette page de Consuelo.)

Au milieu de toutes ces émotions et de tous les rites de l’initiation maçonnique, le cœur de Consuelo est soumis à une plus dure épreuve. Quoique ayant été deux fois fiancée (à Anzoletto d’abord, puis à Albert), elle n’a pas connu le vrai amour. Or, elle tombe éperdument amoureuse de Livérani ; elle éprouve la vraie passion, qui ne gît ni dans l’imagination ni dans le raisonnement, mais dans le cœur. Elle voit qu’elle est aimée, et en même temps, elle apprend qu’Albert n’est point mort, qu’il s’est endormi d’un sommeil léthargique et a été sauvé de la sépulture par sa mère, cette même Wanda de Rudolstadt, qui, vingt-sept ans auparavant, faillit être enterrée vive elle aussi. Dès l’enfance d’Albert, invisiblement et incessamment, elle avait veillé sur lui. À présent, quoique femme, elle est un des chefs supérieurs des Invisibles. Consuelo apprend encore qu’Albert est complètement guéri de sa maladie nerveuse, qu’il l’aime toujours, mais ne veut point d’un amour forcé de sa part. C’est bien lui, et non son fantôme, qui apparut à Consuelo à l’Opéra de Vienne et au théâtre de Berlin ; le mystérieux Trismégiste c’était aussi lui ; c’est lui encore qui a présidé la séance d’une loge de Rose-Croix, lorsque Cagliostro l’a laissé entrevoir à Consuelo à travers la fente d’un rideau ; c’est toujours lui qui se trouvait dans un des cachots de Spandau, voisin de celui où elle était enfermée, et y jouait du violon. Il se livre dans l’âme de Consuelo une lutte terrible entre le désir de rester fidèle à cet époux mystique et son amour réel pour Livérani. Heureusement Livérani et Albert ne font qu’un !

Consuelo sort donc victorieuse de cette dernière lutte, comme de toutes les épreuves maçonniques ; elle est simultanément reçue dans la loge des Invisibles et promue épouse d’Albert de Rudolstadt. Wanda, sage comme une sibylle, riche d’expérience du cœur féminin et pour cela même chargée par les Invisibles du suprême jugement en matière sinon de législation matrimoniale, du moins de conseils matrimoniaux, proclame maintenant, lors du nouveau mariage d’Albert et de Consuelo, une doctrine qui doit devenir la loi de l’humanité. C’est l’amour dans le mariage qui constitue la base et la sainteté du mariage. Cette doctrine est très remarquable, d’abord parce qu’elle marque la longueur du chemin parcouru par l’auteur depuis Indiana ; puis parce que c’est le résumé des théories de Leroux sur les problèmes du mariage et sur la « question féminine ».

… Savez-vous bien ce que c’est que l’amour ? ajouta la sibylle après s’être recueillie un instant et d’une voix qui devenait à chaque instant plus claire et plus pénétrante. Si vous le saviez, ô vous, chefs vénérables de notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer devant vous cette formule d’un engagement éternel que Dieu seul peut ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un engagement qui, par lui-même, est un miracle ? Oui, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle ; car toute âme est éternellement libre en vertu d’un droit divin. Et pourtant, lorsque deux âmes se donnent et s’enchaînent l’une à l’autre par l’amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu’il y a là un miracle et que Dieu s’en réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort…

Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s’accomplisse en elles, formez-les à l’idéal de l’amour ; exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité, sans laquelle il n’est point de force morale, ni d’amour sublime. Mais n’intervenez pas, comme des prêtres catholiques, comme des magistrats du vieux monde, dans l’exécution du serment Ah ! ne touchez pas à l’amour par la profanation du mariage, vous ne réussiriez qu’à l’éteindre dans les cœurs purs ! Consacrez l’union conjugale par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies ; vous le devez si vous êtes nos prêtres, c’est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d’un sacrement, et comme le père de famille cherche à établir ses enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d’établir vos fils et vos filles dans des conditions favorables au développement de l’amour vrai, de la vertu, de la fidélité sublime Mais faites bien attention à mes paroles, que le sacrement soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l’engagement ; que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaînes en cas d’infraction. Autrement vous ne verrez jamais s’accomplir sur la terre le miracle dans son entier et dans sa durée… L’abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience, quand les hommes s’en mêlent, parce qu’ils y apportent le joug de l’ignorance et de la brutalité ; elle est conforme au vœu des nobles cœurs et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lolhards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent !

Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n’est point à César…

C’est ainsi que le roman entre Albert et Consuelo se termine, comme tous les romans du bon vieux temps, par un heureux mariage.

Cet heureux finale est encore suivi d’un épilogue, qui est divisé en deux parties. Dans la première l’auteur raconte d’un ton assez sec, qu’après un court bonheur, commencé ainsi sous les auspices du Saint-Graal et qui fut comme une oasis entre deux séries d’épreuves, Albert et Consuelo durent traverser beaucoup de revers et de malheurs. Albert, emporté par le zèle de la nouvelle doctrine, la prêcha par toute l’Europe, et comme tous les prédicateurs de la vérité, il fut persécuté ; rentré dans sa patrie pour fermer les yeux à sa tante Wenceslawa, il fut arrêté, accusé d’imposture, du désir de « se faire passer pour Albert de Rudolstadt ressuscité » et d’accaparer l’héritage des Rudolstadt. Il fut incarcéré, ruiné par les juges cupides, puis expulsé des domaines d’Autriche comme fou dangereux. Tombé en effet dans un état d’imbécillité béate, il devint un artiste ambulant et parcourut l’Europe, charmant les peuples par son violon, instruisant et enthousiasmant les humbles par ses récits du passé et ses prophéties sur l’avenir, et prêchant la future égalité et fraternité universelle. Sa femme le suivit partout. Après de longues années de luttes, de labeurs obstinés et de profession désintéressée de son art, qu’elle considérait comme un sacerdoce, n’ayant obtenu pour toute récompense de ce culte de l’art que la calomnie de ses adorateurs évincés, la froideur du parterre aristocratique et de rares succès auprès du vrai public, ayant subitement perdu la voix à la nouvelle de l’arrestation de son mari, Consuelo trouva enfin sa vraie vocation, celle de l’artiste telle qu’elle doit être dans la société de l’avenir. Libre comme un oiseau du ciel, toujours errante sur ces « chemins sablés d’or, qui n’appartiennent à personne », elle promena son inspiration musicale de hameau en hameau, accompagnée de son mari et de son fils Zdenko, qui chantait, tandis qu’Albert jouait du violon et Consuelo de la guitare. Ils acceptaient en échange de leurs chants et de leur musique non pas de l’argent, mais « l’hospitalité religieuse du pauvre ». (« Tout ce qui n’est pas échange, doit disparaître dans la société future. ») Consuelo éveille l’idéal dans les cœurs purs des prolétaires, elle recrute de nouveaux adeptes et de nouveaux serviteurs à la musique, elle apporte la consolation et l’enthousiasme aux pauvres gens par son don divin[9], et elle n’a besoin ni d’argent, ni de propriété, ni de gîte : elle passe la nuit chez les uns, elle reçoit des habits et sa nourriture chez d’autres. Quant aux riches, elle ne permet point à ses enfants d’accepter leur aumône, ils « ne peuvent rien échanger » avec elle et sa famille, c’est elle au contraire qui « leur fait l’aumône » en chantant gratis sous leurs fenêtres, parce qu’ « ils sont aussi ses frères, comme le pâtre, le laboureur et l’artisan ».

Le dernier chapitre du roman est une lettre de l’illuminé Philon (ou Knigge) à l’illuminé Martinowicz. Le susdit Philon y raconte comment le célèbre Adam Weishaupt, le chef de l’illuminisme, vint au fond de la Bohême rechercher Albert, afin d’être initié par lui à la suprême vérité. L’ayant trouvé, il s’émut à la vue de son existence d’artiste, libre et idylliquement simple. Weishaupt (ou Spartacus) est à même d’écouter d’abord son jeu de violon inspiré, tout un « poème symphonique », sans programme, mais tout aussi explicite pour les auditeurs, que s’il leur avait prêché en langue parlée sur les souffrances passées, présentes, et sur la félicité future de « l’Humanité, une et éternelle ». Puis Spartacus entend une ballade, composée par Consuelo, chantée par son fils adolescent, Zdenko (l’une des plus charmantes pages de George Sand, intitulée : la Bonne déesse de la pauvreté, si souvent réimprimée dans différents recueils). Enfin il entend tout un petit traité de philosophie, emprunté à Pierre Leroux, sur la Sainte Tétrade ; sur la triple nature de chaque homme (sensation, sentiment, connaissance) ; sur l’unité et la succession consécutive des religions ; sur le progrès continu, la doctrine de Leibniz et même sur la future révolution française, qui devra régénérer le monde et le recréer sur de nouvelles bases. Weishaupt et Philon, inspirés par la doctrine et la foi d’Albert, iront accomplir leur œuvre, collaborer au progrès futur par la destruction du vieux régime, et Albert et Consuelo s’en vont de nouveau sur « les chemins sablés d’or et qui n’appartiennent à personne ».

… Et nous aussi, dit Philon (porte-parole de l’auteur), nous sommes en route, nous marchons ! La vie est un voyage qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et grossier… Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l’action sans défaillance : nous allons au triomphe ou au martyre ! Ce sont là les dernières lignes du dernier chapitre de la Comtesse de Rudolstadt.

Nous avons dit déjà combien George Sand reconnaissait volontiers être l’adepte, l’écho de Pierre Leroux. Mais cela n’est peut-être nulle part aussi clair que dans les pages de Consuelo et de la Comtesse où Albert est en scène. Cet Albert — nous en demandons pardon à Pierre Leroux — est horriblement ennuyeux, extraordinairement prolixe, nébuleux et… parle dans le style des lettres intimes et des articles de Leroux. On pourrait parfois bravement intercaler des lignes du roman dans les lettres ou les œuvres de Leroux et vice versa, sans que ce changement pût être remarqué. C’est ainsi par exemple que le dialogue entre Consuelo et Albert dans la grotte du Schreckenstein parait être tiré de la correspondance entre Mme Sand et Leroux.

Et encore ce ne sont là que des effusions amoureuses, mais lorsque Albert commence à exposer quelques idées abstraites ou quelques faits historiques, il se met définitivement à citer presque textuellement l’auteur de l’Humanité. Ceci se rapporte surtout aux derniers chapitres de la Comtesse de Rudolstadt et tout spécialement aux passages consacrées aux explications données par Albert aux deux frères illuminés.

Il est difficile également de donner une meilleure application des idées de Leroux sur notre union avec toute l’humanité que la page inédite du Journal de Piffoël que voici. C’est en même temps un document des plus précieux pour nous éclairer sur la genèse et les procédés du travail chez l’auteur de Consuelo. Nous y suivons avec une netteté merveilleuse le travail incessant et inconscient de la pensée, la fixation de la vie, des caractères, qui s’accomplissait chez l’écrivain sans discontinuer, formant peu à peu en lui des types arrêtés : George Sand pouvait se mettre à sa table et écrire spontanément des œuvres quasi prêtes dans sa tête, comme si elle ne faisait que transcrire des créations littéraires dont la forme et tous les détails étaient déjà parfaitement précisés.

… Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu, si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous jamais vu une personne qui vous parût entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi, cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire, au premier abord d’un individu que je n’ai jamais vu, je crois le reconnaître, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui à ce point de m’empêcher de trouver son nom. Si je sais son nom, je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà, et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je la trouve parfois très vite, car il n’est pas d’homme qui n’ait une sorte de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce ménechme a le sien, qui a le sien aussi. Mais la plupart du temps, ils ne se connaissent pas entre eux. Voilà pourquoi il m’arrive aussi de ne pas trouver facilement à qui ressemble cet inconnu qu’un instinct puissant me force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mystérieuse, me tourmente, quand même je ne me soucie ni du ressemblant ni du ressemblé. Il faut que je la trouve et je la trouve enfin. Mais elle est si imparfaite que je me demande encore comment j’ai pu la chercher et la pressentir. Alors, par la même liaison d’idées, je cherche et retrouve l’intermédiaire qui établit ce rapport si positif et pourtant si éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui tient des deux autres, du ressemblant et du ressemblé, comme je me suis permis de dire tout à l’heure. Cet intermédiaire n’est pas toujours direct. Il est souvent rattaché à ses deux extrêmes par d’autres intermédiaires qui tiennent de lui et de l’un ou l’autre de ces extrêmes. Si bien qu’une chaîne de types plus ou moins divers, mais rentrant bien dans un même type principal, se rétablit dans mon souvenir et m’explique comment l’étranger ne m’a point paru étranger. Cette ressemblance porte tantôt sur les traits, tantôt sur la voix, tantôt sur les habitudes du corps et de l’expression, tantôt sur toutes ces choses réunies, tantôt sur quelques-unes, mais jamais sur moins de deux. Autrement la ressemblance serait trop lointaine pour me frapper. Car je déclare que ceci n’est point chez moi affaire d’imagination, mais affaire d’expérience et opération puérile peut-être de l’esprit, mais involontaire, impérieuse, et faite en conscience, car je n’y résiste plus. Je souffre trop quand je veux m’y soustraire et accepter l’individu qui se présente à mes regards comme un individu détaché de la chaîne de ceux qui remplissent mon passé. Jusqu’à ce que je l’aie rattaché à cette chaîne, cet être-là m’est suspect, gênant, antipathique. C’est pour moi-même un secret (car la chose reste mystérieuse et bizarre à mes propres yeux, tant elle est peu systématique). Mais c’est la pierre de touche de mes sympathies spontanées et durables, ou de mes antipathies subites et invincibles. Dieu ! quel effroi, quelle répugnance m’inspire l’individu dont je ne puis retrouver l’analogie qu’après de longs efforts de mémoire ! Ma mémoire est si heureusement organisée qu’elle ensevelit dans de lourdes ténèbres le nom et la figure des méchants dont les actes ont offensé mon cœur ou ma raison. À la moindre occasion elle les plante là et se détache d’eux avec une admirable légèreté. Je vous remercie, chère mère nature, de m’avoir fait ce présent d’une profonde apathie pour les ressentiments particuliers. Les impressions spontanées me molestent bien plus que les souvenirs. Voilà pourquoi je crains tant les personnes dont je ne puis dire bien vite : « Oh, toi, je te tiens, je te sais, tu es de la famille XXX… » Combien de fois, dans un salon, dans une boutique, dans la rue, j’ai rencontré de ces figures qui m’ont donné le frisson et la douleur au foie, sans s’en douter le moins du monde. Ce sont pour moi de méchants esprits échappés d’un monde antérieur où, peut-être, j’ai été leur victime et ils allaient me reconnaître et s’acharner encore après moi dans cette vie. Mais quand j’ai trouvé leur ressemblant, je ne suis plus en peine. Je ne leur en veux plus. Presque toujours ce ressemblant est un mauvais garnement, puisqu’il est venu tard à mon appel, mais que m’importe ce nouveau venu, qui porte sur ses traits l’empreinte de leur malice ? Le voilà démasqué. Je ne saurais le craindre. Un mur est entre nous pour toujours, car je sais que ma confiance serait là mal placée. Mais je puis être bienveillant et bon pour lui. Je le plains. Je connais la plaie de son âme, l’écueil de son avenir, l’abîme de son passé. Être infortuné, tu n’es point heureux, parce que tu n’es pas bon.

Mais, au contraire, quelle vénération m’inspirent certaines figures, quel charme il y a pour moi dans certains sons de la voix humaine, quelle confiance entière et subite provoquent chez moi certains regards, certains sourires qui me rappellent un ami mort ou absent !

Vous me direz, peut-être, que la ressemblance extérieure n’entraîne pas la ressemblance morale. Oh ! oh ! ceci est une autre affaire. Ce n’est pas parce qu’un trait dans le visage d’un honnête homme me rappellera le visage d’un fripon que je croirai à l’analogie complète de caractère. Mais, à coup sûr, ce trait rappelle quelque chose du caractère du fripon. Ce ne sera pas sans doute le vice principal, si le trait n’est pas principal. Mais ce sera un des défauts accessoires, la vanité, l’amour des richesses, une tendance de nature vers le même vice, plus ou moins vaincu par l’éducation et par le contrepoids de meilleurs instincts qui ont manqué au fripon. Tenez-en bien compte, mais ne vous fiez point trop pourtant à cet honnête homme et ne le tentez jamais.

C’est donc pour vous dire qu’il n’y a pas d’individu isolé dans l’humanité. Il y a des types, qui sont tous frères les uns des autres et enfants du souverain type. Ces types se relient les uns aux autres par mille chaînons et la race humaine tout entière n’est qu’un vaste réseau, où chaque homme n’est qu’une maille. À quoi servirait cette maille séparée du filet ? Et que pourrait-on faire d’un filet où tous les fils se rompraient un à un ? Cette consanguinité des membres de la famille universelle est écrite en traits indélébiles sur nos faces, et c’est en vain que nous chercherions à la répudier. Elle se rit de nos efforts depuis le berceau de la race humaine jusqu’à nos jours…


Il n’y a pas à s’étonner, après tout ce que nous avons dit, que George Sand ait pu écrire à Mme Marliani, le 26 mai 1842, à propos de Consuelo : « Je pense que le vieux doit être content de moi. »

Il n’y a pas à s’étonner non plus que ce dernier fût vraiment enchanté du roman et qu’il l’exprimât avec son emphase habituelle.

En accusant réception de la quatrième partie du manuscrit de Consuelo et en annonçant que la « composition » à l’imprimerie en était déjà presque finie, il écrit plus loin :

J’aurais dû aussi vous remercier instantanément de votre lettre, qui m’a apporté toutes sortes de consolations. C’est vous qui êtes Consuelo. Savez-vous qu’il y a toute vérité dans ce que je viens d’écrire là fort naturellement ; oui, vous êtes Consuelo, vous qui écrivez son histoire. Vous êtes Consuelo pour les philosophes passés, présents et à venir. Je ne veux pas approfondir cette vérité que je viens de découvrir, mais que je pressentais depuis longtemps. Mais sachez que pour moi ce n’est pas celle que vous savez qui est Consuelo, mais une autre… Ah ! chère amie, je ne vois de solide que vous dans tout ce monde qui jouit des trésors de l’intelligence refusés au peuple, vous et quelques rêveurs comme moi, mais dont le nombre diminue tous les jours. Les autres n’avaient que la fièvre, qui est une chaleur passagère. Les voilà à zéro, et froids comme marbre.

Le 27 juillet il lui écrit encore :

Je vais lire les épreuves de votre Consuelo, sixième partie. Voilà ce qui me rappelle encore ma négligence à vous écrire et me fait revenir la rougeur sur le front. Est-il possible que je ne vous aie pas parlé de vos pages sur l’art et de celles sur le chemin ? Il est vrai que je n’ai jamais su vous parler de rien. Je suis un butor, un animal. Ce que vous m’avez écrit en deux mots sur votre conception finale de Consuelo et sur la non-propriété a fait vibrer toute mon âme. Mais je n’ai rien su vous en écrire. Ainsi donc Consuelo marchera sur le chemin ; sur ce chemin où je sais beaucoup qui ne marchent pas. Consuelo, Consuelo ! Notre brave ami qui est en Espagne m’écrit beaucoup de bien de votre Consuelo, mais combien peu il la comprend ! Ce qui l’enchante, c’est que la mère en permettra la lecture à sa fille

Il nous semble que Leroux commet, en le disant, un petit péché contre la vérité, et que ce n’est pas précisément cela qui « enchantait » Viardot, Du moins voici ce que nous lisons dans un post-scriptum de Louis Viardot à la lettre de sa femme, écrite deux jours après celle de Leroux, le 29 juillet 1842, de Grenade :

Petite Pauline voudrait, chère madame Sand, que je vous parlasse de l’Alhambra…

Nous nous disions à chaque salle, à chaque pas : « Que n’est-elle ici, et quel beau roman arabe elle nous ferait ensuite ! » La cinquième partie de votre Consuelo est venue nous consoler… Je n’ai jamais pu lire plus de deux ou trois petits chapitres de suite ; l’attendrissement et l’admiration m’étouffent, je sanglote, je suffoque, je pleure, et, faute d’y voir, je suis forcé de fermer le livre. Savez-vous que cette petite Pauline, au milieu de toutes nos causeries sur vous, a trouvé le moyen de faire en deux mots votre portrait plus ressemblant et lus charmant que ceux de Charpentier et de Calamatta. « C’est, dit-elle, une bonne femme de génie. » Le mot n’est-il pas aussi heureux que vrai ? Je suis sûr que le bon Chopin et tous vos amis acceptent cette définition…

Entre les deux parties du roman, George Sand publia l’article sur Jean Ziska, que nous avons déjà mentionné plusieurs fois, et après la Comtesse de Rudolstadt, un article sur Procope le Grand.

En y racontant, pour l’édification du lecteur point versé dans l’histoire de la Bohême et de ses sectes, les guerres hussites, l’auteur y fait ressortir le rôle des « propagateurs de l’idéal chrétien », échu au moyen âge aux compagnons intrépides du redoutable Aveugle et de l’impitoyable Procope, qui croyaient être appelés à faire descendre sur terre, par des temps du zèle et de la fureur, la liberté, l’égalité et la fraternité.

C’est ainsi que dans l’article sur Procope (dont l’épigraphe, tirée d’une lettre du pape Martin V au roi de Pologne, est ainsi conçue : Ils troublent et confondent tous les droits humains en disant qu’il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être communs et que tous les nommes sont égaux), Mme Sand parle elle-même en ces termes :

On lit peu aujourd’hui l’histoire des sectes qui ont précédé la Réforme de Luther. Nous croyons pourtant cette étude fort curieuse, fort utile et intimement liée à la solution des problèmes qui agitent les peuples d’aujourd’hui. Nous nous promettons de l’approfondir et de la développer ailleurs. L’esquisse rapide que nous allons tracer ne doit être considérée que comme un fragment d’une œuvre plus complète.

Après avoir raconté en abrégé l’histoire de Procope, d’après un ouvrage qu’elle trouve « pénible pour la lecture et un peu pâle comme opinions et sentiment », défaut auquel elle « n’avait pas craint de remédier selon son inspiration et selon sa conscience » (ce qui s’accorde assez peu avec les exigences de la science historique), George Sand termine l’article par des réflexions qui caractérisent on ne peut mieux ses conceptions générales d’alors.

Qu’on ne dise donc plus que les hommes du passé se sont émus et ont lutté pour de vaines subtilités. Jean Huss et Jérôme de Prague ne sont pas les victimes volontaires d’un fol orgueil de rhéteurs, comme les écrivains orthodoxes ont osé le dire : ils sont les martyrs de la Liberté, de la Fraternité et de l’Égalité. Oui, nos pères, qui eux aussi avaient cette devise, portaient la sainte doctrine éternelle dans leur sein ; et la guerre des hussites est non seulement dans ses détails, mais dans son essence, très semblable à la Révolution française. Oui, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, ce cri de révolte : la coupe au peuple ! était un grand et impérissable symbole. Oui, les saintes hérésies du moyen âge, malgré tout le sang qu’elles ont fait couler, comme notre glorieuse Révolution malgré tout le sang qu’elle a versé, sont les hautes révélations de l’Esprit de Dieu, répandues sur tout un peuple. Il faut avoir le courage de le dire et de le proclamer. Ce sang fatalement sacrifié, ces excès, ces délires, ces vertiges, ces crimes d’une nécessité mal comprise, tout ce mal qui vient ternir la gloire de ces révolutions et en souiller les triomphes, ce mal n’est point dans leur principe : c’est un effet déplorable d’une cause à jamais sacrée. Mais d’où vient-il ce mal dont on accuse sans distinction et ceux qui le provoquent et ceux qui le rendent ? Il vient de la lutte obstinée des hostilités, des provocations iniques des ennemis de la lumière et de la vérité divine. Plus profondément, sans doute, il vient de l’épouvantable antagonisme de deux principes, le bien et le mal. C’est peut-être ainsi que l’entendaient, dans leur origine, ces religions qui admettaient une lutte formidable entre le bon et le mauvais Esprit. Moins diaboliques que le christianisme perverti, elles annonçaient la conversion et la réhabilitation de l’Esprit du mal ; elles le réconciliaient à la fin des siècles avec le Dieu bon, elles prophétisaient peut-être ainsi, sans le savoir, la réconciliation de l’Humanité universelle, le triomphe miséricordieux de l’Égalité, la conversion et la réhabilitation des individus aujourd’hui rois, princes, pontifes, riches et nobles, esclaves de Satan, avec les peuples émancipés…[10].

… Nous n’avons donc pas vaincu ! Et dire que tous les hommes sont égaux, que tous les biens doivent être communs à tous, en ce sens qu’ils doivent profiter à la communion universelle, et par cette communion à chacun individuellement, est encore une hérésie condamnable et punissable, au nom des papes et du roi. La doctrine de l’Église, comme la doctrine du trône, est encore ce qu’elle était au temps de Martin V et de Sigismond ; et il y a encore des croisades toutes prêtes à se former contre nous, quand nous voudrons donner la coupe à tout le monde. Hâtons donc le triomphe de la vérité, et faisons avancer la loi de Dieu par les moyens conformes à la lumière de notre siècle et au respect de l’Humanité, telle qu’il nous est enfin accordé de la comprendre et de la connaître, après tant de siècles d’erreur et de misère. Admirons dans le passé la foi de nos pères les hérétiques, jointe à tant d’audace et de force, mais enseignons à nos fils, avec la foi, le courage et la force, la douceur et la mansuétude…

Quoique la Comtesse de Rudolstadt fût aussi imprimée dans la Revue indépendante, la direction de cette publication avait déjà changé. Malgré tout l’éclat que les romans et les articles de Mme Sand avaient répandu sur la revue, les éditeurs durent dès le commencement lutter contre de graves difficultés matérielles. S’étaient-ils trompés dans leurs espérances, ignorant les difficultés et les grandes dépenses que toute nouvelle revue doit prévoir ? Les grands sacrifices pécuniaires effrayèrent-ils les directeurs associés de la Revue indépendante ? Les « vivres nécessaires » leur manquèrent-ils ? Pierre Leroux se trouva-t-il tout à fait inapte au rôle d’éditeur rédacteur ? Nous ne le savons pas, mais ce qui est certain, c’est que dès la première année de la revue, au moment même où paraissait Consuelo, le deuxième rédacteur, M. Louis Viardot, qui accompagnait alors sa femme dans sa tournée en Espagne, s’effraya de nouvelles pertes d’argent et, justement mécontent, il refusa de prolonger sa participation à la publication. On en trouve la preuve dans la correspondance de Mme Sand, les lettres de Viardot et plusieurs lettres de Leroux, Louis Viardot écrit à Mme Sand, le 14 mai 1842, de Madrid, qu’au mois de mai, Leroux avait fait prendre chez lui mille francs.

Lorsque je croyais, d’après ses propres paroles, qu’il n’aurait besoin de rien ce mois-là. Voyez où en sont réduits les trois malheureux mille francs qui nous restaient ! Cela n’est pas rassurant et M. Aguado n’est plus là pour m’aider de ses trésors, et je vais peut-être me trouver dans une position fort difficile avec la succession. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite, mais je vous conjure, employez votre crédit près de Leroux pour que notre reste ne soit pas dévoré avant mon retour et que nous cherchions les moyens de vivre…

À la fin de cette lettre, Viardot se plaignait à Mme Sand de ce que Leroux ne répondait pas même à ses lettres, ce qui certes ne faisait qu’augmenter ses appréhensions. Leroux, de son côté, se plaint dans sa lettre du 27 juillet (dont nous avons déjà cité quelques lignes), que Viardot lui envoie des lettres fort attristantes et qu’en général la Revue devient pour lui « un sujet de constante préoccupation sous tous les rapports… ».

…Je me suis tourmenté tout seul et j’ai cherché tout seul une solution, qui, sans augmenter les sacrifices de Viardot, n’imposât pas de sacrifices à vous, qui n’en devez pas faire de ce genre. Après tout, me suis-je dit, quel est le résultat et quel mal avons-nous fait ? Vingt mille francs ont été employés, dont dix mille ne sauraient vous toucher en aucune façon. (N’est-il pas vrai que vous n’êtes pas plus tendre que moi pour ces écus-là, dont la perte ou l’emploi n’a fait de mal à personne, et n’a coûté aucun sacrifice ?) Sur les autres dix mille, avancés par notre ami, il est rentré, par ses articles, dans le tiers environ. C’est donc sept mille francs de perte ! Que ne puis-je les lui restituer au centuple ! Mais Dieu m’est témoin que depuis tant d’années que je vis et souffre, je ne me suis pas mis en demeure pour cela.

Alors j’ai pensé que nous ne pouvons rien faire de mieux que de chercher, parmi ceux qui approchent le plus de nos opinions, quelqu’un qui vînt au secours de Viardot et qui continuât cette Revue que nous ne pouvons pas soutenir jusqu’à un succès complet…

Leroux s’étant adressé à Pététin[11], ce dernier accepta cette offre avec beaucoup de bonne volonté et espérait rassembler la somme nécessaire, mais Leroux s’adressa encore à Jules Pernet, qui était apte à continuer la Revue. Leroux n’avait rien dit de décisif ni à l’un ni à l’autre, les priant tous les deux de lui garder le secret, jusqu’à l’arrivée à Paris, au mois d’août, de Mme Sand et de Viardot, qui décideraient de l’affaire.

Je vois dans cet arrangement, continue Leroux, plusieurs avantages. 1° La Revue se continuerait. 2° Elle continuerait à être rédigée honnêtement, ce qui est indispensable : autrement il vaudrait mille fois mieux la détruire. 3° Elle réussirait, je crois, car la seule condition pour la faire réussir, c’est de la faire paraître, comme la Revue des Deux Mondes, tous les quinze jours, en y ajoutant une revue bibliographique plus étendue et plus soignée, mais cela exige une mise de fonds et un cautionnement. 4° Vous auriez donc à votre disposition l’instrument de publicité qui vous est nécessaire, en même temps que vous feriez vivre une publication utile. Croyez, chère amie, que c’est surtout ce dernier motif qui m’a fait penser à cette continuation de la Revue. J’ai vaincu la véritable jalousie que m’inspire l’idée de notre association rompue dans la forme actuelle. Je savais bien d’avance et j’avais dit à Viardot que le succès ne pouvait être plus grand qu’il n’a été qu’à deux conditions, savoir que la Revue paraîtrait tous les quinze jours, et que quelque autre que moi la dirigerait. Mais je croyais bon de la faire pendant un an ce qu’elle a été…

On peut conclure de cette lettre que la part que George Sand prenait à la rédaction de la Revue fut absolument désintéressée, parce que ces dix mille francs, dont parle Leroux, étaient sûrement ou versés par elle argent comptant, ou bien — et cela est le plus probable — ils représentent les honoraires de ses romans et articles ; il en fut ainsi pour les articles de Leroux, publiés dans la Revue. Cela réfuterait donc l’opinion, émise par l’abbé de Lamennais dans une de ses lettres à de Vitrolles, dans laquelle il parle, entre autres, de la grosse somme que Mme Sand a touchée pour Horace[12]. George Sand agit donc une fois de plus d’après la prescription du Christ : « Que la main gauche ne sache pas ce que fait la main droite », lorsqu’elle écrit à Duvernet en novembre 1842, à propos du passage de la Revue en d’autres mains : « n’ayant pas d’argent, je n’en avais pas mis dans l’affaire, et Leroux et moi n’y sommes que pour notre travail. Cette direction, jointe au travail de la rédaction et à la direction matérielle de l’imprimerie, était une charge effroyable, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux. Viardot, occupé des voyages, des engagements et des représentations de sa femme, n’y pouvait apporter une coopération ni active, ni suivie… »

Donc, depuis l’automne de 1842, George Sand, Viardot et Leroux avaient sagement cessé de diriger la Revue indépendante, qui passa dans les mains de gens s’entendant mieux aux affaires, MM. Ferdinand François et Émile Pernet. Dans cette Revue indépendante « reconstituée », George Sand publia, nous l’avons dit plus haut : la Comtesse de Rudolstadt, Jean Ziska et Procope le Grand. Elle y fit, de plus, paraître, de l’automne de 1842 à juin 1845, les articles sur Lamennais, Lamartine, De Latouche, sur Fanchette, sur la Poésie slave, sur Kourraglou et enfin le roman d’Isidora.

Quant à Leroux, il était à ce moment sans ressources, il rêvait, de plus, à la construction de son pianotype. Mme Sand, pour lui faire gagner quelques centaines de francs, le chargea de traiter avec un éditeur pour la publication de Consuelo en volumes et la seconde édition de ses Œuvres complètes. Ce fut celle de Perrotin, qui parut entre 1842-1845 en seize volumes : la première avait paru de 1836 à 1840 chez Bonnaire. Une série de lettres de Mme Sand et de Leroux de cette période a trait à ces affaires. Dans les lettres de Leroux, au milieu de ses plaintes habituelles contre le sort, l’imperfection humaine générale et son dénûment d’argent personnel, nous voyons revenir à tout moment des comptes, des appréciations sur les avantages ou les désavantages de conclure un traité avec tel ou tel éditeur : Mazgana, Potter, Perrotin, Charpentier, Véron, etc., des renseignements purement techniques et des questions du métier. Nous ne citerons donc pas ces lettres. Ces pourparlers avec différents éditeurs mirent Mme Sand en relations avec Hetzel, Véron, et d’autres encore, ce qui lui permit de publier bientôt dans le journal de Véron Jeanne. Cela se fit grâce à l’aide spéciale de de Latouche. Sa réapparition dans la voie littéraire de Mme Sand, en qualité d’ami et de conseiller, sera traitée plus loin. Quant à Hetzel, Mme Sand écrivit à sa prière trois articles pour son Diable à Paris : le Coup d’œil général sur Paris, les Mères de famille dans le grand monde et les Sauvages de Paris, ainsi que la Préface de la traduction de Werther, par Leroux. C’est chez lui encore qu’elle publia plus tard (en 1850) son Histoire du véritable Gribouille. Dès le commencement de ses relations avec Hetzel, George Sand vit en lui, non seulement un éditeur correct et sympathique, mais un coreligionnaire politique, un confrère littéraire ; aussi dès cette époque il s’établit entre eux une amitié à laquelle Mme Sand resta toujours fidèle. Lorsque après le coup d’Etat de 1851, Hetzel dut s’exiler et résider hors de France, Mme Sand lui vint en aide. Mettant en jeu ses relations dans les hautes sphères politiques[13] elle fit des démarches à son profit, et le tira de difficultés matérielles.

Quant à ses œuvres publiées par Hetzel, nous avons déjà parlé du Coup d’œil sur Paris, dans le premier chapitre de cet ouvrage. Nous parlerons des Mères de famille, dans le chapitre suivant. L’article sur les Sauvages à Paris, écrit tout à fait dans le même ordre d’idées que le Coup d’œil, est surtout intéressant par le culte de Jean-Jacques, qui s’y laisse si grandement sentir ; ce culte auquel George Sand ne fut jamais infidèle, semble avoir redoublé de ferveur vers 1840, alors qu’elle relisait ses œuvres. C’est ainsi que nous trouvons dans Consuelo des allusions aux Confessions et à d’autres œuvres du philosophe genevois ; dans la correspondance de Mme Sand avec Leroux le nom de Rousseau revient aussi à chaque moment, mais deux de ses articles sont surtout remarquables sous ce rapport : les Sauvages de Paris (plein de réminiscences du célèbre « Discours sur cette question : le Rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ») et Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau, dernière œuvre de Mme Sand, imprimée dans la Revue des Deux Mondes, avant sa rupture en 1841. Ce dernier article, écrit sous forme de causerie épistolaire avec un ami (Jules Néraud), se compose d’un Fragment de lettre et d’un Fragment de réponse. Mme Sand y déclare son amour incessant pour le philosophe de Genève, qu’il faudrait, d’après elle, appeler philosophe tout court, pour le distinguer de Voltaire et de tous les autres penseurs, ses contemporains ou ses prédécesseurs, parce qu’il est le philosophe par excellence, le philosophe de tous les temps et de tous les peuples ; c’est la sagesse et l’esprit religieux qui forment la base de ses idées et de ses écrits et non les nécessités pratiques du moment. Mme Sand explique les erreurs et les crimes de Rousseau ; elle le disculpe en beaucoup d’occasions ; elle reconnaît avec douleur sa culpabilité en d’autres. Malgré cela ce petit article est un ardent panégyrique de Rousseau, qui fut, selon l’auteur, l’homme le plus avancé de son époque et dont les défauts dépendaient presque entièrement des imperfections, des erreurs de la société contemporaine et des institutions humaines arriérées.

Madame Sand expose là sa remarquable Théorie des grands hommes[14].

… De tout temps, dit-elle, le progrès s’est accompli, n’est-ce pas, par le concours de deux races d’hommes opposées en apparence et même en fait l’une à l’autre, mais destinées à se réunir et à se confondre dans l’œuvre commune aux yeux de la postérité ? La première de ces races se compose des hommes attachés au temps présent. Habiles à gouverner la marche des événements et à en recueillir les avantages, ils sont pleins de passions de leur époque et ils réagissent sur ces passions avec plus ou moins d’éclat. On les appelle communément hommes d’action, et parmi ces hommes-là, ceux qui réussissent à se mettre en évidence sont appelés grands hommes. Je te demanderai la permission, pour te faire mieux entendre ma définition, de les appeler hommes forts. Ceux de la seconde race sont inhabiles à la science des faits présents, incapables de gouverner les hommes d’une façon directe et matérielle, par conséquent de diriger avec éclat et bonheur leur propre destinée et d’élever à leur profit l’édifice de la fortune. Les yeux toujours fixés sur le passé ou sur l’avenir, qu’ils soient conservateurs ou novateurs, ils sont également remplis de la pensée d’un idéal qui les rend impropres au rôle rempli avec succès par les premiers. On les nomme ordinairement hommes de méditation et leurs principaux maîtres, appelés aussi grands hommes dans l’histoire, je les appellerai grands par exclusion, bien que, dans ma pensée, les autres soient aussi revêtus d’une grandeur incontestable, mais parce que le mot de grandeur s’applique mieux, selon moi, à l’homme détaché de toute ambition personnelle et celui de force à l’homme exalté et inspiré par le sentiment de son individualité ! Ainsi donc, deux sortes d’hommes illustres : les forts et les grands. Dans la première, les guerriers, les industriels, les administrateurs, tous les hommes à succès immédiat, brillants météores jetés sur la route de l’humanité pour éclairer et marquer chacun de ses pas. Dans la seconde, les poètes, les vrais artistes, tous les hommes à. vues profondes, flambeaux divins envoyés ici-bas pour nous éclairer au delà de l’étroit horizon qui enferme notre existence passagère. Les forts déblaient le chemin, brisent les rochers, percent les forêts ; ce sont les sapeurs de l’ambulante phalange humaine. Les autres tracent des plans, projettent des lignes au loin et lancent des ponts sur l’abîma de l’inconnu. Ce sont les ingénieurs et les guides. Aux uns la force de l’esprit et de la volonté, aux autres la grandeur et l’élévation du génie.

Selon cette définition, Napoléon ne serait qu’un homme fort, et je sais parfaitement qu’il serait contraire à tous les usages de la langue française de lui refuser l’épithète de grand. Je la lui donnerais d’ailleurs d’autant plus volontiers qu’à bien des égards sa vie privée me semble empreinte d’une véritable grandeur de caractère, qui me le fait admirer au milieu de ses fautes, plus qu’au sein de ses victoires. Mais, philosophiquement parlant, son œuvre personnelle n’est pas grande et la postérité en jugera ainsi. Ce que je dis de lui s’applique à tous les hommes de sa trempe que nous voyons dans l’histoire.

Ainsi, je divise les hommes éminents de deux parts, l’une qui arrange le présent, et l’autre qui prépare l’avenir. L’une succède toujours à l’autre. Après les penseurs souvent méconnus et la plupart du temps persécutés, viennent des hommes forts, qui réalisent le rêve des grands hommes et l’appliquent à leur époque. Pourquoi ceux-là, me diras-tu, ne sont-ils pas grands eux-mêmes, puisqu’ils joignent à la force de l’exécution l’amour et l’intelligence des grandes idées ? C’est qu’ils ne sont point créateurs, c’est qu’ils arrivent au moment où la vérité, annoncée par les penseurs, est devenue évidente pour tous à tel point que les masses consentent, que tous les esprits avancés appellent et qu’il ne faut plus qu’une tête active et un bras vigoureux (ce qu’on appelle aujourd’hui une grande capacité) pour organiser. L’obstacle au succès immédiat des penseurs et à la gloire durable des applicateurs c’est l’absence de foi au progrès et à la perfectibilité. Faute de cette notion, les institutions ont toujours été incomplètes, défectueuses et forcément de peu de durée. L’homme fort a voulu toujours se bâtir des demeures pour l’éternité, au lieu de comprendre qu’il n’avait à dresser que des tentes pour sa génération. À peine avait-il fait un pas, grâce aux grands hommes du passé, que méconnaissant les grands hommes du présent, les traitant de rêveurs ou de factieux, il asseyait sa constitution nouvelle sur des bases, prétendues inamovibles, et croyait avoir construit une barrière infranchissable. Mais le flot des idées montant toujours a toujours emporté toutes les digues, et il n’y a plus sur les bancs un seul professeur, ni un seul écolier qui croient à la perfection de la république de Lycurgue…

George Sand nous peint ensuite sous des couleurs étincelantes l’avènement du jour où l’humanité arrivera à la notion du vrai progrès et où les hommes des deux catégories se fondront en un seul type de grandeur ; il n’y aura plus alors ni de ces vaniteux corrompus qui perdent la foi en poursuivant la gloire et le pouvoir, ni de ces sombres et maladifs rêveurs désespérés, aigris par la souffrance, s’égarant parfois jusqu’à la misanthropie ou la folie, dont Rousseau est le triste exemple.

Le petit article, écrit soit pour obliger les personnes qui avaient amené à Paris une tribu d’Indiens de l’Amérique du Nord, exposée dans la salle Valentino, soit pour exprimer simplement les impressions ressenties par l’auteur lors de ses visites à ces Peaux-Rouges et les réflexions qu’elles lui suggérèrent, fut intitulé par George Sand : Une visite chez les sauvages de Paris, un voyage à travers quarante-huit tribus indiennes[15]. Mais on aurait pu l’intituler : « Réflexions sur les plaies et les maux sociaux européens à propos de l’arrivée à Paris d’un chef indien avec son clan », parce que George Sand s’y occupe moins du chef des Joways, Miou-hu-shi-Kaou ou Nuage Blanc et de sa famille, que de dénigrer la civilisation européenne tant prônée ; elle la compare à l’existence prétendue sauvage, mais au fond indépendante, heureuse et libre des enfants des Prairies.

… Nous quittâmes ces beaux Indiens — c’est ainsi que l’auteur termine son article — tout émus et attristés, car en reprenant le voyage de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans la rue des misérables qui n’avaient plus la force de vivre, des élégants avec des habits d’une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les unes hébétées par l’amour d’elle-même, les autres ravagées par l’horreur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes et toutes ces infirmités de la vieillesse, que le sauvage nu brave et ignore sous sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m’avait dit l’orateur indien me revint à la mémoire : « Ils nous promettent la richesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »

Pauvres sauvages, vous avez vu l’Angleterre, ne regardez pas la France !…

Ce morceau, publié en juin 1845[16], est bien évidemment écrit par un adepte, un digne successeur de Rousseau. Deux ans auparavant, en 1843, George Sand accomplit un acte d’humanité, qui, bien qu’il n’eût point un retentissement aussi grand que la défense de Calas et de Sirven, est un fait du même ordre et que le philosophe de Ferney aurait grandement approuvé. Nous parlons de l’histoire de Fanchette. Or, l’histoire de Fanchette fut simple et… horrible !

Au mois de mars de 1843 « une jeunesse d’une quinzaine d’années, assez jolie », mais complètement idiote, « s’est trouvée comme tombée d’en haut » sur la route de la Châtre, à deux pas de la ville, « au droit du pré Burat ». Elle ne put expliquer ni d’où elle venait, ni à qui elle était, elle ne pouvait rien dire en général. La malheureuse erra pendant trois jours dans les champs et aux alentours de la ville, jusqu’au moment où le jeune médecin de l’hospice, le docteur Boursault, l’aperçut au milieu d’une bande d’enfants, qui la taquinaient. Immédiatement il la prit, l’emmena à l’hospice, dirigé par des religieuses, et exigea qu’on l’y reçût. Les sœurs commencèrent par regimber, mais le docteur lui délivra un certificat de maladie et insista jusqu’à ce qu’elle fût reçue. La pauvre enfant, fort douce et fort tranquille, était enchantée — à en juger par ses sourires béats et ses exclamations inarticulées — d’être au chaud, bien nourrie et proprement vêtue. Bientôt elle s’attacha aux enfants de l’hospice, qui l’aimaient à leur tour, et à l’hospice lui-même, si bien, que lorsque les sœurs, à qui elle était à charge, ne pouvant la chasser, parce que le préfet avait ordonné de la garder, la confièrent à une femme, la mère Thomas, qui élevait des enfants trouvés. Fanchette — c’est le nom qu’on lui avait donné — se sauva par trois fois et revint trois fois, plus peut-être, à l’hospice. Alors la supérieure, inspirée par un membre influent du conseil de la congrégation, se décida à « perdre » l’innocente. On fit venir les dames Chauvet et Gazonneau, maîtresses des postes, et on les pria d’ordonner au cocher de la diligence, faisant le service entre la Châtre et Aubusson, de prendre au sortir de la ville Fanchette, conduite là par une servante de l’hospice, et « pas inscrite sur la feuille de la diligence », de la mener vers Aubusson, puis de la faire descendre et de la « perdre » sur la route. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les dames Chauvet et Gazonneau éprouvèrent une certaine répugnance à « accepter une pareille mission », mais n’osèrent point désobéir à la supérieure, « vu son caractère ». Le cocher Desroys n’osa pas désobéir aux ordres reçus. Donc, la servante prit un jour Fanchette par la main, lui dit qu’elle la mènerait à la messe, — ce que la pauvrette adorait, parce qu’on lui mettait un béguin plissé et qu’elle « se plaisait à l’église », — et la conduisit sur la route. Le cocher Desroys la mena jusqu’à une lieue environ d’Aubusson, la fit descendre et l’abandonna. Mais comme ces écuyers honnêtes et ces bourreaux charitables des contes de fées et des légendes, chargés par quelque méchante marâtre d’égorger ou d’abandonner au milieu de bêtes sauvages une belle et douce princesse ou un pauvre petit prince, le cocher Desroys avait aussi un cœur plus sensible que celui de la fiancée du Christ, qui dirigeait l’œuvre de charité. Il dit avoir « le cœur gros », il lui sembla pendant longtemps entendre les sanglots de la petite ; il avait « lancé ses chevaux à toute bride », fuyant ainsi les remords de sa conscience, puis soudain les avait arrêtés, pour regarder, — comme il le dit plus tard, — « si en courant après lui, l’enfant ne s’exposait pas à prendre du mal », mais il ne vit plus rien, et « ne pouvant se débarrasser de son souvenir, pendant cinq ou six jours, il allait demandant sur son passage à toutes les laitières qu’il rencontrait, si elles n’avaient pas trouvé par là un enfant ». Non, personne n’avait rien vu. Fanchette était bien perdue.

Mais il se trouva des grues d’Ibycus, témoins de la malencontreuse affaire. Ce furent les enfants de la Châtre, les petites filles qui se tenaient sur le seuil de leurs portes au moment où la servante emmenait Fanchette ; elles lui avaient crié adieu, en la voyant passer, et maintenant elles se mirent à jaser et à demander : « Où est donc Fanchette ? » Ces voix enfantines arrivèrent jusqu’à Charles Delaveau, député et maire de la Châtre, et tout d’un coup, ce ne furent plus les fillettes « qui causaient », mais bien leurs parents, la « mère Cruchon », chez laquelle la servante avait attendu le passage de la diligence, et la « mère Thomas » et beaucoup d’autres. Delaveau, horripilé, se mit à questionner, à chercher et ordonna une enquête. Alors tout le monde eut peur : le cocher Desroys, les dames Chauvet et Gazonneau, et les sœurs, et les autorités locales ! Le naïf Desroys raconta tout naïvement comment il avait « ponctuellement rempli les ordres qu’il avait reçus » ; les maîtresses de la diligence, un peu moins naïvement, dirent ce que la supérieure leur avait enjoint de faire, quoiqu’elles s’efforcèrent de se décharger sur le « caractère » de cette supérieure. Quant aux sœurs et aux autorités, elles s’empressèrent de faire passer l’éponge sur l’affaire. Elles expliquèrent que Fanchette « avait cessé de faire partie de l’hôpital », qu’on l’avait fait transférer dans la direction d’Aubusson dans l’espoir qu’elle y trouverait ses parents (quoique personne ne pût dire si elle avait des parents et où ils se trouvaient). Puis on assura qu’on l’avait fait déposer dans une maison voisine d’Aubusson ; puis qu’elle avait été « recueillie dans une maison voisine de cette ville » — deux assertions parfaitement contradictoires ; enfin qu’elle parvint à se soustraire pendant quelque temps à toutes les recherches des autorités locales !… etc.

Le parquet resta inactif du commencement de juillet à la mi-août, six semaines environ. Ce ne fut que grâce à l’initiative et sur les instances de Delaveau, que le sous-préfet (qui jusqu’alors s’était contenté d’adresser une lettre au conseil de l’administration locale et, n’ayant pas reçu de réponse, s’était tranquillisé) intervint maintenant dans l’affaire qui prit le chemin du tribunal. Mais le tribunal… trouva qu’il « n’y avait pas de coupables », et le 13 septembre, « rendit une ordonnance de non-lieu ».

Cependant, toujours grâce aux recherches de Delaveau, Fanchette se retrouva, le 18 août, dans la petite ville de Riom (Puy-de-Dôme), où on l’arrêta comme « se livrant à la mendicité », parmi des bateleurs ou des bohémiens. Pour étouffer l’affaire, on s’empressa de ramener à la Châtre la malheureuse enfant privée de raison et incapable de dire un mot ; on la ramena à pied, de brigade en brigade, en compagnie de vagabonds, de voleurs et d’assassins. Lorsqu’elle fut enfin « réintégrée provisoirement à l’hospice », il se trouva qu’elle était déshonorée, malade et enceinte. Le procureur s’obstinait pourtant à se tenir coi et les autorités espéraient voir bientôt tomber dans l’oubli cette « désagréable histoire », lorsque tout d’un coup retentit la voix du grand écrivain du Berry. Le 25 octobre 1843, George Sand raconta cette criminelle histoire dans les colonnes de la Revue indépendante, en y publiant une prétendue Lettre de Blaise Bonnin[17] à Claude Germain, écrite en langue populaire, mais suivie d’une Communication au rédacteur en chef de la Revue indépendante, signée de son nom en toutes lettres.

L’impression que l’article produisit fut foudroyante. Les coupables, et surtout le procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux, crièrent haro et s’empressèrent de dire que tout cela était faux ou plutôt que c’était d’un bout à l’autre un « roman » écrit par un auteur habitué à créer des œuvres d’imagination. M. Rochoux le déclarait carrément dans sa Lettre au directeur de la Revue indépendante, datée du 9 novembre 1843[18].

Ah ! dit alors George Sand, c’est donc un « roman », une œuvre « d’imagination » ! Eh bien, veuillez lire l’ « œuvre romanesque » du commissaire de police, intitulée « l’enquête » ! et « ne vous faites pas l’éditeur responsable du roman invraisemblable, intitulé l’Espoir de Mme la supérieure ». Ah ! vous dites que « les faits incriminés n’étaient pas entourés des circonstances odieuses dont on s’est plu à les revêtir » ? Mais « votre apologie des coupables est la confirmation même de mon accusation » et prouve que vous comprenez parfaitement le crime qui a été commis. C’est un crime semblable à celui que commet une mère lorsque, sciemment ou par imprudence, elle expose son enfant innocent au danger de mort, ce crime est considéré et puni comme l’infanticide. Est-ce qu’un innocenticide resterait, impuni et même inqualifié ?

Ah ! on n’avait pas voulu « perdre » Fanchette, on avait présumé qu’elle « retrouverait sa famille », et c’est à cette fin qu’on l’avait menée sur la route d’Aubusson, qu’on l’y avait « déposée » dans une maison, ou bien, non, on l’avait « recueillie » dans cette maison mystérieuse. Mais quelle est donc cette maison ? M. Delaveau avait fait des démarches auprès du maire de Saint-Maixent, dont dépend le hameau de Chaussidant près duquel Desroys abandonna l’enfant, et la maison n’avait pu être découverte. Fanchette, dites-vous, « parvint à s’en évader » et « à se soustraire aux recherches ». Elle, se soustraire ! Elle qui ne peut pas distinguer le matin du soir et la main droite de la main gauche ! C’est grâce aux recherches incessantes du parquet de la Châtre que Fanchette aurait été retrouvée, dites-vous, recherches si « incessantes » que si M. Delaveau ne s’était pas mêlé de la chose, on n’aurait rien su de Fanchette jusqu’en septembre

Ah ! elle fut « réintégrée dans l’hospice », et pour cette raison on crut pouvoir ordonner que cette malheureuse enfant sans défense fût ramenée de brigade en brigade et fût exposée à de telles atrocités, que d’idiote elle aurait pu devenir complètement folle. Et il n’y a personne de coupable, et celle qui donna les ordres de faire perdre cette enfant porte le nom de « chrétienne » et de « sœur » ! Et le conseiller qui lui souffla la manière dont il fallait se débarrasser de la jeune idiote n’est point coupable non plus et le tribunal a rendu une ordonnance de non-lieu ? Et tout cela n’est qu’ « un fait déplorable » ?

Et enfin le procureur du roi, auquel, dans notre premier article, nous n’avions « supposé que des torts sinon pardonnables, du moins réparables : oubli, nonchalance, légèreté de jeunesse », se mit à défendre ceux dont il était appelé à éclaircir les forfaits, à condamner les crimes et que nous aurions plaints alors les premiers. Mais on nous dit que nous sommes les « éditeurs responsables d’un roman ». Ah ! ah ! C’est ainsi ! Bon ! Alors nous nous appliquerons à prouver chacune de nos paroles et toutes nos assertions !

La preuve de toutes les assertions du premier article et la réfutation de la lettre du procureur, tel fut le but que Mme Sand se proposa dans le second article, écrit aussi en forme de lettre, mais adressé directement au procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux, et publié dans le numéro du 25 novembre de la Revue indépendante.

Dès la publication du premier article George Sand avait décidé de le faire réimprimer en brochure, de faire vendre la moitié des exemplaires au profit de Fanchette et de faire distribuer l’autre moitié gratis aux artisans et aux ouvriers de la Châtre.

Arnault l’imprimeur a consenti à imprimer cinq cents exemplaires de Fanchette pour une somme fort minime à répartir entre les gens de bonne volonté, — écrit Mme Sand à Duvernet le 8 novembre (1843)[19], — mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fût pas trop ostensiblement. On m’accuserait de vanité littéraire, de haine politique ou de scandale si j’avais l’air de pousser à une publicité particulière dans la localité. Cela m’est parfaitement égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du fait a produite.

L’indignation est bonne aux humains et c’est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ces sentiments chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs ; ne fût-ce qu’un quart d’heure, ce serait toujours cela ! Je serais donc flattée d’émouvoir ce public-là un instant ; et je sais que quiconque sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal ! Je vous fournirais une série de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens du petit état, et tu sais que ce sont ceux-là qui m’occupent. Les plus bêtes d’entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus fameux d’entre nous, par la même raison qu’un enfant inculte peut tout apprendre, et qu’un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s’applique qu’à notre génération ; ce serait nier l’avenir, et Dieu m’en préserve ! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais si nous donnons aujourd’hui quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu’ils nous le rendront bien un jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette ; rien ne nous empêche, que je sache, d’ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n’est pas mauvaise non plus…

Mme Sand voulait créer un petit fonds pour Fanchette, mais elle craignait « qu’une des bonnes œuvres ne paralysât l’autre », et elle priait Duvernet de consulter ses autres amis berrichons : Papet et Fleury, « le Gaulois », pour décider, à qui confier la gestion de cette petite somme. Elle désirait savoir en quelles mains serait placée Fanchette, elle craignait aussi qu’on ne la rendît aux religieuses, qui se vengeraient peut-être sur elle du retentissement de cette affaire. Elle préférait la confier à quelque honnête femme de son village, elle offrait de prendre tous les frais à sa charge, mais elle désirait « que ce ne fût pas en apparence un acte particulier de sa seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d’indignations généreuses ». Et elle ajoutait :

Réponds, qu’en penses-tu ? et si mon idée est bonne, comment faut-il la réaliser ? Faut-il demander l’autorisation de sauver Fanchette à ceux qui l’ont perdue ?…

Il ne fut cependant pas si aisé que cela de faire paraître Fanchette en province : tous les typographes intimidés par les autorités refusèrent l’un après l’autre d’éditer la brochure. Ce fut ce même Arnault qui consentit à imprimer en qualité d’ « extraits tirés à part » les articles de la Revue indépendante, et Fanchette parut, modeste brochure de trente et une pages, tirée à cinq cents exemplaires grand in-8°, d’assez piteux effet, portant sur la couverture jaune les mots : « se vend au profit de Fanchette. » La plus grande partie des exemplaires fut néanmoins distribuée gratis, comme le désirait George Sand.

Nous voyons donc que Mme Sand rendit notoire cette déplorable histoire et porta secours à la malheureuse fille. Elle s’avisa, de plus, de profiter de cet épisode, comme d’une fusée d’alarme, pour éveiller la conscience sociale dans l’obscure et inerte population de la Châtre.

Ces trois entreprises que George Sand s’était ainsi proposé d’accomplir eurent, chacune séparément, des résultats flagrants, quoique pas toujours désirables et agréables pour Mme Sand.

Tout d’abord, la publication de la brochure provoqua une seconde enquête judiciaire sur l’affaire de Fanchette et mécontenta toutes les autorités locales : on intenta un procès officiel a Mme Sand, elle fut même menacée d’arrestation, mais George Sand prouva qu’elle n’avait rien avancé qui ne fût vrai. Elle parvint à réellement sauver Fanchette et à lui faire un meilleur sort, Et l’exclamation spontanée : « Que ne pouvons-nous faire un journal ! » devint l’étincelle qui éclaira la conscience locale : l’Éclaireur de l’Indre fut fondé.

Le 3 novembre 1843 George Sand écrit à Mme Marliani :

La pauvre Fanchette a été ramenée de brigade en brigade à l’hospice, souillée, comme je le prévoyais, enceinte, dit-on. Et elle n’a pas quinze ans ! Nous allons nous remuer, mes amis et moi[20], pour la retirer des mains de ces religieuses qui lui feraient expier la honte de leur conduite, et pour adoucir la misère. Toute notre population est émue jusqu’au fond de l’âme de cette affreuse histoire, qu’elle savait et qu’elle commençait à oublier. À chaque ligne de mon article, tout le monde s’écrie : « C’est à ne pas le croire, mais nous en avons été témoins ! » L’esprit est ainsi fait. On voit sans voir, et il faut être poussé pour comprendre ce qu’on voit…[21].

Le procureur voulant poursuivre l’auteur de cette affreuse histoire, George Sand dut avant tout être en mesure de se défendre et de prouver la véracité de tout ce qu’elle avait avancé, sans pour cela oublier sa sollicitude pour la misérable Fanchette. Elle écrit à son fils à Paris le 17 novembre 1843[22] :


Mon enfant,

Sois donc tranquille, je n’irai pas en prison, je n’aurai pas de procès. Il n’y a pas de danger, je n’y ai pas donné matière, je n’ai nommé personne et d’ailleurs cela mettrait trop au jour la vérité. On ne s’y frottera pas. Je n’ai pas envie de chercher le danger ; s’il m’atteignait, je le prendrais comme il faut, mais nous sommes si sûrs de l’impossibilité de ce procès que nous avons ri de tes craintes.

Voilà trois jours qui se sont passés depuis deux heures de l’après-midi jusqu’au soir en conciliabules, en brouillons de lettres, en délibérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l’histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus évidente, et nous n’avons pas laissé passer une parole de ma réponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la contradiction, ni au procès. Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et attestations ; nous publions l’enquête[23] ; enfin nous sommes tranquilles et tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j’ai la tête cassée de cette Fanchette.

Maintenant nous sommes en train d’organiser un journal pour la Châtre. La seule difficulté était d’avoir un imprimeur qui voulût faire de l’opposition. M. François a levé l’obstacle en se chargeant de faire imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des comptes, des listes, des projets, et François part demain matin, s’il trouve de la place dans la voiture d’Issoudun ou dans le jour, par celle de Châteauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras celle-ci plus tôt par la poste…

Elle lui écrit encore le 18 novembre[24] :

… Je suis dans la politique jusqu’aux oreilles ; nous dressons des listes, nous faisons des comptes, des aperçus. Nous réussirions à faire un journal de localité ; c’est là le résultat de Fanchette, Le journal ministériel de l’Indre attaque et insulte. On n’a pas d’organe pour lui répondre. « Donc, s’écrie tout le monde, il en faut un, il faut un journal d’opposition. » Et tout le monde se réveille, et tout le monde est prêt à souscrire.

Je pars le 29, pas de place auparavant…

Quelques jours plus tard (nous présumons que ce fut le 26), elle dit encore dans une lettre à son fils dans laquelle elle lui décrit avec verve et entrain la scène du règlement d’un nouveau bail avec ses fermiers, les Meillant :

Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience populaire ou quelque chose comme ça. Je viens d’écrire à M. Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ…

Et dans la nuit du 27 au 28, elle s’empresse d’annoncer allègrement la naissance et le baptême du nouveau journal (après quelques lignes consacrées encore aux pourparlers avec le fermier).

Cher mignon,

Encore une journée en sabots et une soirée de chiffres. Je m’abrutis, mais je me porte bien… Ce soir j’ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet. C’était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de l’Éclaireur de l’Indre. C’était le comité du salut public. On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s’est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin. Jules Néraud très ergoteur. Enfin nous avons fini par nous entendre et tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote taxé au tarif de sa dose d’enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création de l’Éclaireur, dont seront bien décrétés MM. Rochoux et Compagnie, qui n’ont guère été acrétés à ce matin en recevant la Revue indépendante[25].

Au milieu de tout cela, comme c’est moi qui fais toutes les écritures, programmes, professions de foi et circulaires, je n’ai pas pu travailler et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François (décidément lequel est parti) que je ne leur donnerai probablement pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C’est un peu leur faute. Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à Rochoux, on garderait la moitié de ce numéro de la Comtesse pour la prochaine fois. Enfin ils se passeront bien de moi pour un numéro, je ne peux pas faire l’impossible ; mais il faut les prévenir, afin qu’ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal à Orléans. C’est meilleur marché et nous y avons un correcteur d’épreuves tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous trouve un rédacteur en chef à deux mille francs d’appointements. Ce n’est guère plus que les gages du domestique de Chopin et dire que pour cela on peut trouver un homme de talent ! Première mesure du comité de salut public : nous mettrons M. de Chopin hors la loi s’il se permet d’avoir des laquais salariés comme des publicistes. Je suis toute gaie d’aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau temps que je quitte, et les émotions de la politique berrichonne, qui m’ont coûté jusqu’ici plus de cigarettes que de dépense d’esprit. Nous avons taxé l’enthousiasme de Chip-Chip à 50 francs. Celui de Bouli à 50 centimes. Il faudra payer, bon gré, mal gré. On enverra un abonnement en Russie à Mme Viardot[26]. Je pars toujours après-demain[27], et comme cette lettre ne partira que demain soir, je n’aurai plus à t’écrire ; j’arriverai le même jour que ma lettre…

Cette lettre pétillante d’esprit et de gaîté, et assez sceptiquement malicieuse, rappelle les épîtres drolatiques de sa jeunesse auxquelles nous venons de faire allusion, tandis que la lettre se rapportant au même sujet, imprimée dans la Correspondance et adressée à Duvernet, le 29 novembre, a une tournure sinon officielle, du moins ostensible : elle fut probablement écrite pour être lue par des tiers. Elle commence ainsi : « Certainement, mes amis, vous devez créer un journal », continue par l’énumération des raisons qui les y obligent, — chose déjà décidée dès l’avant-veille, — puis Mme Sand expose la nécessité de décentraliser Paris moralement, politiquement et socialement et de fonder un organe d’opposition locale ; elle explique les causes qui provoquèrent dans plusieurs départements de la France la création de feuilles locales, comme le Bien de Mâcon, fondé par Lamartine ; elle parle de l’utilité de la presse provinciale en général et de l’action bienfaisante d’un journal berruyer en particulier, et enfin elle définit très catégoriquement la part qu’elle prendrait dans cette publication. Bref, c’est évidemment un de ces programmes, auxquels Mme Sand fait allusion dans ses lettres à Maurice.

Ses autres lettres inédites et imprimées de la fin de 1843 et du commencement de 1844 et les lettres de Leroux prouvent que les délibérations sur le choix du rédacteur et le lieu d’impression du journal durèrent longtemps.

On commença par vouloir imprimer le journal à Paris, puis à Orléans ; enfin, sur la demande de Leroux qui avait installé une imprimerie à Boussac où travaillait toute sa famille, tandis que lui s’acharnait à construire sa célèbre machine, le journal fut confié à cette typographie. George Sand voulait faire deux choses à la fois : unir une affaire de principes à l’aide matérielle prêtée à des amis indigents.

Ce fut la même chose pour le choix du rédacteur. On parla de M. Lahautière, puis, de M. Guillon, mais on le trouva « trop éclectique ». Alors on proposa Planet, puis Victor Borie, jeune républicain de Tulle. Puis on songea à de Latouche, avec lequel George Sand venait de renouer amitié. Un peu plus tard, George Sand se proposa elle-même comme rédacteur, « faute de mieux », disait-elle, avec un secrétaire sérieux pour l’aider dans ses fonctions[28].

Finalement ce fut, paraît-il, Alexandre Lambert, de la Châtre, qui dirigea le journal. C’est le 14 septembre 1844 que parut le premier numéro de l’Éclaireur de l’Indre, presque un an après le projet de sa fondation.

Il faut noter que des lettres de George Sand à Maurice, à Mme Marliani, à d’autres amis intimes, et de sa correspondance inédite avec Duvernet, Guillon, de Latouche, etc., il ressort que c’est Mme Sand qui, la première, eut l’idée de fonder ce journal ; elle n’épargna rien pour la mettre en œuvre ; pendant tout une année, elle sacrifia à cette entreprise beaucoup de temps et d’efforts, consacra des dizaines de lettres en pourparlers, soit avec les rédacteurs présomptifs, soit pour aplanir des malentendus entre Leroux et les fondateurs du journal, soit encore afin de gagner le concours de certains écrivains de talent. Mme Sand ne se méprenait pas sur la puissance attractive de son nom et de son individualité, elle parlait de son journal, de sa prière d’y prendre part, etc. Tout au contraire, dans la lettre officielle du 29 novembre à Duvernet, dans la Circulaire pour la fondation de l’Éclaireur de l’Indre ; dans la Lettre à Lamartine, publiée dans le numéro du 10 décembre 1843 de la Revue indépendante (par laquelle George Sand promettait au poète sa collaboration au Bien de Mâcon et lui demandait en échange la sienne pour l’Éclaireur), et surtout dans sa Lettre aux rédacteurs, imprimée dans le premier numéro de l’Éclaireur[29], George Sand dit modestement : « votre journal », « leur journal », « le journal de mes amis », « je consens de toute mon âme à vous seconder » ou de « les seconder », « ma collaboration à leur journal se bornera… », etc. Bref, Mme Sand ne voulait point faire « la mouche du coche », mais humblement faire croire qu’elle n’était que « la cinquième roue du carrosse », que ses amis n’étaient aucunement responsables de ses rêves « d’une meilleure société » dans l’avenir ou de ses opinions personnelles, mais qu’elle, non plus, n’était point solidaire de leurs doctrines politiques, parce qu’elle n’était d’aucun parti, tandis qu’eux croyaient que la lutte des partis était indispensable. Enfin, elle déclare la même chose dans sa lettre du 24 novembre 1844 à M. Leroy préfet de l’Indre (lettre écrite avec une maestria incomparable), ayant trait aux attaques dirigées contre elle parle journal officiel de l’Indre. Cette lettre est un vrai chef-d’œuvre de dignité dans la défense personnelle, d’adresse judiciaire, de raillerie élégante, de correction mordante, d’esprit et de grâce. « Je n’exerce aucune influence sur l’Éclaireur de l’Indre », — c’est là le thème varié sur tous les tons, — « je n’y suis qu’un modeste collaborateur », et soudain elle termine sa lettre par ce tour d’adresse charmant :

Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d’un homme d’esprit, car lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c’est à M. Leroy que je m’adresse, et le collaborateur de l’Éclaireur n’y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l’Indre ; nous parlons de ces personnes-là, mais celle qui a l’honneur de vous présenter ses sentiments les plus distingués, c’est

George Sand[30].

Il paraît que cette humilité, qui peut sembler tant soit peu hypocrite, ne fut dictée, ni par la prudence, ni par la diplomatie à l’égard des quatre rédacteurs, ses amis, dont George Sand épargnait l’amour-propre masculin, ni enfin par sa modestie habituelle. Après avoir énergiquement organisé la revue et l’avoir mise sur pied, George Sand se mit simplement au second plan et laissa le champ libre à ses amis.

Comme cela arrive presque généralement dans les entreprises dirigées par plusieurs, prétendant à des droits égaux, dès le début il s’éleva entre les rédacteurs des querelles et des disputes soi-disant « de principes ». Ceux qui réclamaient instamment la collaboration de George Sand, lui imputèrent le désir de leur « imposer » quelque chose, lorsque d’un côté, elle essaya de gagner Borie à leur propre cause et de lui faire accepter la direction de leur Revue et que de l’autre elle recommanda à ses amis de l’agréer. Ils l’accusèrent de faire l’autocrate, — elle qui avait consenti à leur sacrifier son temps précieux, en prenant sur elle le fardeau de la rédaction. Et brusquement ils la trouvèrent « sublime », quand elle renonça avec joie à cette corvée. Bref, ils se montrèrent si ingrats qu’elle en fut justement étonnée et leur écrivit la lettre indignée qu’on peut lire à la page 306 du deuxième volume de la Correspondance, lettre adressée à Planet. George Sand s’y montre stupéfaite de voir ses amis apprécier bien plus les avantages de sa collaboration littéraire, que son adhésion morale, son entière solidarité d’idées avec eux.

George Sand donna à l’Éclaireur de l’Indre environ neuf articles et lettres signés. De plus plusieurs de ses écrits publiés ailleurs y furent réimprimés. Il y parut encore bon nombre d’articles ou d’entrefilets anonymes écrits par elle et qu’il serait difficile de retrouver de nos jours[31]. En fait d’œuvres signées, nous y trouvons : la Lettre d’introduction aux fondateurs de « l’Éclaireur de l’Indre » ; l’article sur les Ouvriers boulangers de Paris ; la Lettre d’un paysan de la Vallée Noire écrite sous la dictée de Blaise Bonnin ; la Lettre aux rédacteurs à propos de la pétition pour l’organisation du travail ; trois articles sur la Politique et le Socialisme ; la Réponse à diverses objections (suite des articles précédents) ; un compte rendu de l’Histoire des dix ans de Louis Blanc ; la Préface du livre de Jules Néraud : la Botanique de l’enfance, et l’étude d’ethnographie locale sur le Cercle hippique de Mézières-en-Brenne.

Tous ces articles — à l’exception des deux derniers naturellement — sont des écrits politiques ou plutôt sociaux et présentent le plus grand intérêt, ils prouvent combien il est injuste de croire qu’en 1848 George Sand s’engoua « subitement » de la politique, et se mit « soudain » à écrire les bulletins de la république et autres articles politiques, puis, après les journées de juin, abandonna tout aussi soudainement ses coreligionnaires politiques et « s’enfuit avec effroi ». Le fait est (nous l’avons déjà dit dans le chapitre iv de notre premier volume) que George Sand fut toujours non un politique, mais un socialiste, elle ne voyait dans la lutte et la victoire des républicains de toutes les nuances que l’unique moyen de faire avancer le triomphe de son idéal démocratique et chrétien. Lorsqu’elle vit les intérêts de partis l’emporter chez les politiciens sur ceux du peuple, elle s’éloigna de ceux qu’elle croyait ses coreligionnaires et qui se trouvaient en désaccord avec ses idées.

Le premier article (la Lettre aux fondateurs) est comme la démarcation formelle entre les rédacteurs de l’Éclaireur et Mme Sand.

Quant au second article sur la situation des boulangers en France sous Louis-Philippe, il a gardé tout son intérêt de nos jours. Disons plus, tout dernièrement encore, un jeune auteur publia en Russie une œuvre d’imagination contenant des faits absolument analogues, il y fit entrer, pour plus d’effet, un épisode romanesque, fort brutal et fort cynique, — l’exposition de l’horrible état social de la classe ouvrière n’y gagne rien. C’est pour cela que nous préférons au récit trop prôné de Gorki, la modeste Lettre d’un ouvrier boulanger, écrite avec une simplicité si tragique, avec une véracité de détails et de ton si poignante que l’on ne peut pas croire que la main qui tint la plume pour décrire cet enfer, plus atroce que celui du Dante, fut la petite main délicate de l’ex-baronne Dudevant, et non la main décharnée de l’apprenti boulanger, exténué par la chaleur fétide et la malpropreté immonde d’une cave de boulangerie. Ces lignes brûlent et crient : celui qui les a lues une fois pourra difficilement les oublier jamais. On ne veut y glorifier ni les rebuts grossiers et abjects de la société, ni trouver l’explication d’un lâche crime commis par vingt-six canailles ; c’est un simple appel à la justice publique au nom d’un corps de métier, au nom d’hommes qui ont le droit de ne point être des rebuts, mais de modestes et utiles agents du travail, fabriquant le produit le plus pur, le plus indispensable pour tous, ce pain quotidien qu’on demande dans la plus sublime des prières !

On dit par chez nous, messieurs, que vous faites paraître un journal qui a nom l’Éclaireur, pour éclairer le monde du pays sur bien des affaires qui, jusqu’à présent, n’ont pas été claires du tout, surtout pour nous, bonnes gens, qui savons tout au plus lire et écrire, et pour bien d’autres qui n’en savent même pas si long. Je me suis laissé dire que vous permettriez bien au dernier villageois de vous donner avis de ses peines et de ses idées (c’est tout un par le temps qui court) et que si nous avions quelque chose à réclamer, vous nous aideriez bravement à le faire assavoir à au moins dix lieues à la ronde. C’est pour ça, messieurs, que je mets la main à la plume, vous priant de m’excuser, si je ne sais pas bien tourner un écrit, et si je dis, faute de savoir, quelque chose que la loi défend de penser.

Vous voyez, messieurs, d’après ce commencement, que j’ai l’agrément de savoir lire et écrire, quoique je ne suis pas né dans le temps où l’on allait à l’école. Mais l’ancien curé de ma paroisse s’était amusé à m’instruire un peu, et j’ai appris le reste en essayant de lire dans les gazettes que notre ancien seigneur lui prêtait. Ce qui fait qu’au jour d’aujourd’hui, quand j’en trouve l’occasion, je fourre encore un peu le nez par-ci, par-là dans les nouvelles. Eh bien, je n’en suis pas plus avancé, car tantôt je trouve dans les uns que tout va mal au pays de France, et tantôt que tout va si bien qu’on chante et qu’on banquette pour remercier le roi et le bon Dieu de la prospérité publique.

On ne peut pas se gausser du bon Dieu, mais tant qu’au roi, c’est bien certain qu’on se permet de l’affiner, si on lui dit que nous sommes contents, et, quoi qu’en dise M. le préfet de l’Indre, qui bien sûr l’a dit pourtant à bonne intention, nous répétons tous les matins et tous les soirs et souvent sur le midi : Ah, si le roi le savait !

Tout en me creusant la tête pour savoir moi-même d’où nous vient tant de misère, que personne ne plaint et que personne ne dit au roi, je crois bien que je l’ai trouvé et je ne serai pas si câlin de ne pas oser le dire.

Oui, messieurs, j’ai trouvé le fin mot en y pensant, et si ce n’est pas la vérité, je veux perdre mon baptême. Voilà ce que c’est.

C’est ainsi que commence sa « Lettre », Blaise Bonnin, paysan de la Vallée Noire, ce même brave bonhomme qui venait de raconter l’histoire de Fanchette.

Après cette naïve entrée en matière ce campagnard bien fin se met à peindre le misérable état du paysan français, écrasé d’impôts, opprimé par les petits fonctionnaires locaux et les petits bourgeois, ruiné par les gros propriétaires, se débattant au milieu de sa misère et de son ignorance, ne pouvant songer à rien de mieux que de pouvoir joindre les deux bouts et ne pas crever de faim avec toute sa marmaille. De sorte que lorsque ayant exposé toutes ses tristesses et tous ses doutes, Blaise Bonnin termine ses plaintes en s’adressant non plus aux rédacteurs de l’Éclaireur, mais à tous ceux qui lui sont supérieurs, mieux partagés que lui par leur instruction, leur position, ou leur fortune, et les prie de résoudre pour lui ces brûlantes questions et s’écrie : Nous attendons ! — alors le lecteur ressent comme un sentiment vague de responsabilité, et le biographe de George Sand trouve parfaitement clair et naturel que la plume qui traça cette lettre en 1844, se dévouât, en 1848 à écrire les Bulletins du gouvernement provisoire qui promettait à la population indigente son égalisation en droits avec les riches et les puissants, l’amélioration de sa position matérielle et sa libération des chaînes de l’ignorance et de l’injustice.

Il est clair aussi que l’auteur de la Lettre du paysan de la Vallée Noire devait saluer avec la plus vive sympathie, dans le numéro du 4 novembre de son Éclaireur, la publication de la Pétition pour l’organisation du travail (dans la Réforme fondée par Louis Blanc). Ce journal et ce parti (le parti démocratique dont les chefs étaient à ce moment Louis Blanc et Ledru-Eollin et qui proclamait l’axiome que « la politique devait s’inspirer de tendances sociales ») parurent si sympathiques à George Sand et marchant dans une si bonne voie, que malgré toute son antipathie pour la politique, elle consentit, comme elle dit, à passer par leur pont du côté de cette politique. C’est pour cela qu’elle s’empressa de prêcher dans son journal le mot d’ordre proclamé par Ledru-Rollin : Travailleurs, faites des pétitions !

Louis Blanc, en novembre 1844, pria George Sand de collaborer à la Réforme (comme un peu auparavant elle avait prié Louis Blanc de collaborer à l’Éclaireur).

Voici sa lettre qui est inédite :


Confidentielle.

Je suis chargé par MM. Arago, Cavaignac, Ledru-Rollin, Flocon, Étienne Arago, Joly et tous ceux qui nous aident dans l’accomplissement d’une tâche difficile et sainte de vous exprimer combien votre adhésion les a touchés. M. Ledru-Rollin, particulièrement, vous remercie et tous nous vous crions du fond de l’âme de venir avec nous. Votre cause et celle du peuple n’est-elle pas la nôtre ? Ne devez-vous pas à notre but qui est le triomphe de l’égalité ce que Dieu a mis en vous de force, de courage, d’éloquence ? Mais vous le savez bien : votre renommée ne vous appartient pas ; elle appartient à la vérité. C’est pourquoi nous invoquons votre concours. Nos ennemis sont puissants, et leur puissance consiste en partie dans leur union ; pourquoi ne nous unirions-nous pas ? L’amour de l’humanité, la haine de l’oppression, le devoir de protéger les faibles, les ignorants et les pauvres, la noble satisfaction de l’avoir fait, seraient-ils par hasard des liens plus difficiles à nouer que cet affreux lien : l’égoïsme. Que ne tentons-nous l’effet d’un fraternel concert ? Que n’opposons-nous à l’action brutale de l’argent celle du talent désintéressé ? Voilà ce que nous nous sommes dit en nous déterminant à faire appel, de par le peuple et en vue de son affranchissement, à quiconque est grand par l’intelligence et par le cœur. La politique vous fait peur, je le sais, et c’est tout simple, hélas ! Vous l’avez vue jusqu’ici confinée dans d’ignobles et obscures intrigues ; vous l’avez vue réduite à n’être entre des ambitieux sans entrailles qu’une sorte de pugilat honteux et brutal. Vous avez détourné la tête avec dégoût.

Mais parce qu’on a fait de la politique un rôle, est-ce à dire qu’elle ne soit pas une mission ? Parce qu’on l’a hideusement détournée de son but, est-ce à dire que les honnêtes gens ne doivent plus s’occuper de l’y ramener ? Laisserons-nous aux mains des adversaires de notre cause une force dont notre cause peut et doit profiter, force immense, force incontestable dont l’abus s’appelle tyrannie et dont l’usage s’appellerait affranchissement du prolétariat ? En vous associant à nous, ne craignez pas de ne vous associer qu’à des hommes politiques. Car la politique n’est pour nous que la force mise courageusement au service du bon droit. La politique pour nous, c’est la richesse employée à la rédemption du pauvre ; c’est la puissance employée à la défense du faible ; c’est l’éducation donnée gratuitement à tous les citoyens ; c’est la destruction du monopole qui les comprend tous, celui des instruments du travail ; c’est la réalisation de la sublime devise de nos pères : « Liberté, égalité, fraternité. »

Venez donc avec nous. Notre journal est pauvre, il n’a pas de littérature, faute de pouvoir la payer : il n’a donc pas seulement des droits à votre sympathie, il en a sur votre talent, sur votre renommée, sur ce que les convenances de votre position personnelle vous laisseraient de loisirs. Vous le dire, c’est assez prouver que ce qu’on honore en vous c’est quelque chose qui est bien plus rare encore et bien plus noble que le génie.

Louis Blanc.


Malgré ses sympathies, George Sand répondit à Louis Blanc ce qu’elle avait déjà répondu à ses amis lorsqu’ils furent sur le point d’inviter un rédacteur dont les opinions ne lui étaient pas assez claires et sûres : Ma collaboration littéraire, je vous la donne volontiers, mais je ne sais pas si je suis absolument solidaire de vos idées ; faites votre profession de foi, notamment votre profession de foi sociale et philosophique à laquelle la politique ne sert que d’arme et d’instrument, et alors nous verrons ; et si vous voulez connaître mes idées à ce sujet, lisez les articles qui paraîtront bientôt dans l’Éclaireur[32].

À partir de cette époque des relations amicales s’établirent entre George Sand et Louis Blanc, Mme Sand songea même un jour à lui faire épouser sa fille Solange dont il s’était, paraît-il, épris, mais ce projet échoua, sans toutefois empêcher Louis Blanc de rester l’ami de George Sand et de toute sa famille[33]. Un mois après l’article de l’Éclaireur sur l’Organisation du travail, George Sand publia dans la Réforme (numéro du 10 décembre), une Lettre au rédacteur qui contenait de nouveau une prétendue « Lettre de son village », par laquelle les paysans se déclaraient tout prêts à signer la pétition.

Ce fut dans la Réforme encore que parut en 1845 le Meunier d’Angibault et l’article sur la Réception de Sainte-Beuve à l’Académie, et en 1848 l’article sur l’Élection de Louis-Napoléon à la présidence de la République. De plus, Mme Sand écrivit trois articles sur les œuvres historiques de Louis Blanc : elle rendit compte de l’Histoire de dix ans dans l’Éclaireur de 1844 et écrivit deux articles sur l’Histoire de la Révolution, dont le premier parut, en 1847, dans le Siècle et le second, en 1865, dans l’Avenir national[34]. C’est ainsi qu’en dehors des lignes consacrées au rôle et à l’action de Louis Blanc en 1848, dans la Correspondance (volume III), et dans une quantité de petits articles de Mme Sand parus en cette année, nous voyons déjà par cette brève énumération que les relations avec le jeune républicain jouèrent un rôle fort considérable dans l’activité littéraire de l’illustre femme.

Les trois articles sur les Politiques et Socialistes, auxquels George Sand fait allusion dans sa lettre de novembre 1844 à Louis Blanc, disant qu’ils ne sont au fond qu’une réponse aux théories récemment entendues de la bouche de Garnier-Pagès[35], et que ces articles, et le troisième surtout, pourront aider Louis Blanc à se rendre compte de « l’état de son esprit », de ses croyances, — sont un peu vagues et prolixes, ils prouvent que George Sand ne s’expliquait pas assez les raisons de la querelle entre ceux qu’on appelait alors « les politiques » et ceux qu’on désignait du nom de « socialistes ».

Nous disons alors, parce que à présent ces mots ont un tout autre sens ; mais ces articles et leur suite intitulée Réponse à diverses objections présentent un intérêt toujours actuel : aujourd’hui comme hier les hommes se divisent en deux clans : ceux qui croient qu’il suffit d’établir telles ou telles institutions politiques ou de proclamer une « constitution » pour que l’humanité soit subitement libérée de tous ses maux, et ceux qui conseillent d’enseigner le bien à cette même humanité, de la réformer, de l’éclairer d’abord : c’est alors qu’elle n’aura besoin d’aucune constitution ou institution politique, ni ancienne, ni nouvelle. George Sand appelle les hommes de la première catégorie les politiques, et ceux de la seconde, les socialistes.

Ailleurs elle les définit à peu près comme elle avait défini les grands hommes et les hommes forts dans son article sur Jean-Jacques[36], — les socialistes sont les hommes d’idées, les politiques les hommes d’action.

Il faut que ce divorce entre la pensée et l’action, entre la synthèse et l’analyse cesse. Seule l’union et la réconciliation des hommes des deux catégories peut avoir de bons résultats pour le peuple qui souffre. Les uns ont tort de dire : agissons et tout s’arrangera de soi-même. Les autres également ont tort de créer des systèmes sans se soucier de mettre en pratique ces rêves de l’âge d’or. Ceux qui veulent réformer la société doivent se laisser guider par un dogme, un idéal religieux et philosophique arrêté.

Cette affirmation provoqua des railleries et des attaques contre George Sand dans plusieurs journaux de province ; les uns demandaient « s’il fallait prendre un bâton blanc et aller prêcher dans les villages » ; d’autres s’il ne fallait pas attendre un nouveau messie ; les troisièmes disaient carrément que l’auteur — ce « discoureur solitaire » — ne faisait que répéter les idées d’un philosophe, dont il était le disciple. Dans la Réponse à diverses objections, George Sand répète sa définition et sa condamnation des hommes des deux catégories ; puis elle déclare franchement son entière adhésion aux idées de Leroux ; dit qu’elle « se ferait gloire d’être son disciple, s’il ne fallait pas pour cela beaucoup plus de science et d’aptitude » qu’elle n’en possédait ; enfin elle cite un passage du Discours aux politiques de Leroux, affirmant qu’il ne faut attendre le salut social que de la souveraineté nationale et du suffrage universel — expression des désirs et des volontés des masses. C’est la presse, les journalistes qui doivent être les précurseurs de ce grand avenir politique, et leur mission actuelle « consiste dans la préparation des idées religieuses que reconnaîtra l’avenir ». George Sand termine son article par un appel aux politiques, — les représentants de l’analyse, et aux socialistes, — ceux de la synthèse, de se réunir sous la « bannière glorieuse et militante », qui « déploie à tous les regards et porte dans tous ses plis un mot sacré : démocratie/… » c’est-à-dire de s’inspirer par ce même sentiment qui est, comme elle le dit dans son article sur l’Organisation du travail, « le génie du génie de Louis Blanc » et « la sève de son talent ». On doit noter avec le plus grand intérêt que tous ces articles sociaux et politiques, publiés par George Sand de décembre 1843 à décembre 1844, présentent : 1° une profession de foi des plus explicites et le credo, auquel elle resta invariablement fidèle en 1843 et en 1848, tout comme en 1851 et en 1870-71 ; 2° ils nous montrent clairement ce que l’écrivain pensait du rôle de la presse et des hommes de lettres dans des périodes précédant les grands changements politiques et sociaux. Enfin ces articles de l’Éclaireur et de la Réforme prouvent que ce ne fut pas après, lorsque la révolution de février est devenue un fait accompli, que George Sand se rallia au parti de Ledru-Rollin et de Louis Blanc, mais bien au contraire que ce fut quatre ans au moins avant cet événement qu’elle se déclara solidaire de leurs aspirations, basées sur des croyances philosophiques et sociales que Louis Blanc avait prêchées avant le cataclysme, auxquelles il resta fidèle de fait pendant cette révolution, mais que Ledru-Rollin avait reniées en vue de buts purement politiques ou des considérations de « tactique » (comme on dit de nos jours).

Bref, ces pages de George Sand sont de la plus haute importance et ce qui est éminemment curieux, c’est que ces articles, ainsi que plusieurs de ceux qui parurent en 1848, semblent avoir été écrits… en Russie, entre 1904 et 1907, tant les idées, les exemples et les expressions mêmes que le grand écrivain y déploie s’adaptent à notre histoire contemporaine !

Des deux autres petits articles publiés par George Sand dans l’Éclaireur, consacrés l’un à la Botanique de l’enfance de Jules Néraud, l’autre au Cercle hippique de Mézières (sujet assez curieux pour la plume de George Sand !) nous dirons seulement que ce fut un tribut payé à l’amitié. Dans le premier, George Sand parle de botanique, sujet favori, dès 1828, de ses entretiens oraux et épistolaires avec son cher Malgache. Le second est comme un écho de cet engouement pour le sport équestre qui, sous l’influence du comte d’Aure, régna tant à Paris qu’à Nohant chez Mme Sand vers 1844-46, et sembla évoquer le souvenir des jours déjà lointains où la jeune Aurore Dupin galopait à travers champs sur sa Colette. Déjà en 1845, George Sand avait écrit la préface du livre du comte d’Aure : Utilité d’une école normale d’équitation[37], et à Nohant on s’adonnait alors avec tant d’ardeur à l’exercice de cet art, que George Sand fit arranger, dans le parc, un vrai manège découvert, où elle, Mme Viardot, Solange et la nièce de Mme Sand, Augustine Brault, s’exerçaient à ce sport pendant des heures entières. À Paris on allait aussi presque journellement faire un temps de galop au manège ; on le voit par les lettres inédites de cette époque de et à Mme Sand. George Sand fut très liée avec le comte d’Aure, elle encouragea les premiers pas littéraires de sa fille qui est devenue bientôt l’écrivain si justement célèbre, Mme Th. Bentzon[38]. À la mort du comte d’Aure, George Sand lui consacra un article nécrologique fort ému[39].

La publication de l’Éclaireur de l’Indre réveillant l’intérêt de George Sand pour les questions politiques, lui fit reprendre aussi des relations avec plusieurs de ses amis de 1835, et la mit en rapport avec des hommes politiques du département et de Paris, de jeunes écrivains et orateurs. C’est ainsi que vers cette époque Mme Sand noua ou renoua des relations, soit épistolaires, soit personnelles, avec Anselme Pététin, Henry Martin, Barbes, Mazzini, Bakounine, Louis Bonaparte, Étienne et François Arago, les époux Roland, la famille Beaune, avec Fulbert Martin, Patureau Francœur, Lumet, Alexandre Lambert, Ernest Périgois, Luc Desages, Emile Aucante, Marc Dufraisse, Victor Borie, Edmond Plauchut, Frédéric Degeorges, etc., auxquels nous reviendrons souvent encore au cours de notre récit.

Il est certain que George Sand ne reçut aucune rétribution pour ses articles de l’Éclaireur, et qu’elle prêta à ce journal, tout comme à la Revue indépendante, un secours pécuniaire très considérable. Des raisons diverses lui firent sacrifier à ses croyances politiques et morales son travail, son temps, ses articles, des milliers de francs, fruit de son labeur incessant, Ce fut d’abord le désir de contribuer au progrès et à la perfectibilité de l’humanité en général et à la propagation des idées avancées ; politiques et sociales, au milieu de la population berrichonne en particulier. Puis, le désir de créer en province un journal qui fût l’organe de la doctrine de Leroux. Enfin et toujours le désir de secourir matériellement le malheureux philosophe, dont les affaires étaient plus embrouillées que jamais et auquel elle voulait procurer de l’ouvrage. Pour cette dernière raison elle s’évertua à accélérer la création de ce journal, à en confier l’impression à la typographie phalanstérienne de Boussac, et encore elle réussit à persuader à M. Veyret d’avancer à Leroux un petit capital pour fonder cette typographie et construire son célèbre pianotype. Un peu plus tard, elle donna elle-même à Leroux une somme assez considérable et lui confia de nouvelles transactions avec ses éditeurs pour lui faire gagner quelques courtages. Puis elle s’adressa de nouveau à Veyret le priant d’avancer encore de l’argent à Leroux. Grâce à toutes ces générosités George Sand se trouva gênée elle-même. C’est pour pourvoir à tant de dépenses extraordinaires qu’elle dut, en 1843, vérifier et refaire tous ses baux avec ses fermiers. Cela l’obligea aussi à rester en 1844 jusqu’au mois de décembre à Nohant : elle profitait de cette solitude pour abattre le plus de besogne possible.

Des amis de Mme Sand et des personnes pratiques, assez clairvoyantes pour comprendre dans quel gouffre elle jetait son argent, essayèrent de lui ouvrir les yeux, afin d’empêcher ces sacrifices inutiles, qui devaient, semblait-il, la conduire à la ruine. M. Veyret lui écrivit :


Paris, 27 septembre 1844.
Madame,

Je regrette de ne pouvoir remettre en ce moment à Leroux les mille francs que vous me demandez pour lui, mais, par suite de diverses dépenses imprévues et d’une acquisition que j’ai faite, je me trouve en ce moment assez gêné pour n’avoir pas à ma disposition la somme que vous me priez de lui compter. Et cette somme serait en mon pouvoir, madame, qu’avant de la lui donner, je croirais devoir vous soumettre quelques observations qui me sont dictées par l’intérêt et l’amitié que je porte à Leroux et le regret que j’éprouve de le voir s’enfoncer chaque jour davantage dans la malheureuse voie où il est entré depuis bientôt deux ans. Il ne faut plus se dissimuler, à la suite des nombreuses expériences qu’il a faites et renouvelées tant de fois sans résultats positifs, que Pierre poursuit une chimère qui n’aboutira jamais qu’à des dépenses inutiles, sans arriver jamais à l’état de réalisation. Et ce qui n’est pas moins triste, c’est de voir qu’il est l’objet d’une véritable exploitation de la part de ses frères, qui n’ont pas honte, eux et leur nombreuse famille, de rester sans rien faire en vivant de l’argent que vous lui donnez.

Une telle situation doit être rompue forcément, et dans l’intérêt de Leroux, pour sa dignité autant que pour son avenir, il faut y mettre un terme, car tous ceux qui l’aiment ne peuvent voir sans regret qu’une aussi noble intelligence reste dans une inaction complète, et qu’au lieu d’utiliser les trésors qui lui ont été départis pour éclairer l’humanité, elle s’abaisse à une oisiveté coupable et sans fin.

Pour en venir là, madame, il faut, de toute nécessité, que Pierre n’ait plus à compter sur vous, comme il l’a fait jusqu’à présent, car tant qu’il vous sentira, par suite de votre trop grande bonté, disposée à continuer le passé, il ne fera aucun effort pour secouer cette inertie dont il s’est fait une habitude de tous les jours, et qui est un véritable poison qui s’infiltre chaque jour davantage en lui. Et croyez bien que je ne veux altérer en rien les sentiments d’affection que vous lui portez, mais je crois que vous lui témoignerez d’une amitié plus sincère en mettant fin au plus tôt aux avances pécuniaires que vous lui faites sans cesse, et en vous bornant à lui assurer chaque mois une somme suffisante pour pourvoir à ses besoins les plus pressants, jusqu’à ce qu’il ait repris ses travaux et abandonné à tout jamais ses utopies d’inventeur, restées jusqu’ici à l’état de rêve et de théorie. Mais, de grâce, rompez cette situation ; surtout n’alimentez plus la paresse de ses frères, orgueilleux et lâches fainéants qui vivent sans rien faire et se sont habitués à cette existence de mendiants, plutôt que de travailler comme nous le faisons tous. Ce sera un service que vous lui aurez rendu et dont plus tard Pierre lui-même vous sera reconnaissant, car il doit souvent rougir en lui-même d’avoir aussi fréquemment recouru à vous, et de voir dissiper par les siens le fruit de vos veilles et de vos travaux.

Pardonnez-moi, madame, de vous parler ainsi avec autant de liberté et d’abandon, mais vous ne m’en voudrez pas de répondre à la confiance que vous me témoignez, en vous faisant part de tout ce qui se passe en moi quand je pense à ce malheureux Leroux qui mérite qu’on s’intéresse à lui, et qu’on ne le laisse pas ainsi se suicider, et devenir pour tous un objet de commisération et de pitié. Je suis bien aise d’apprendre que notre bon ami Chopin se porte bien et qu’il veuille bien, ainsi que vous, garder un souvenir de vos amis de Paris.

Croyez bien, madame, que je serai vraiment heureux toutes les fois que vous me permettrez de justifier ce titre, et en attendant que l’occasion s’en présente, permettez-moi de vous serrer affectueusement la main.

Ch. Veyret.

M. Veyret semble s’être un peu abusé en s’imaginant que Leroux serait un jour « lui-même reconnaissant » en voyant Mme Sand « mettre fin à ses avances, ayant dû souvent rougir en lui-même d’avoir si fréquemment recouru à elle » ; mais M. Veyret eut parfaitement raison en disant que cette manière d’agir peu correcte était devenue habituelle à Leroux. À peine le refus de Veyret reçu, voici ce que Leroux écrivit à sa protectrice.

Cette lettre est plus que curieuse, nous la citons intégralement, malgré sa longueur :


1er octobre 1844.

Chère amie, comme j’espère que votre sauté est toujours excellente, et qu’il en est de même de tous les habitants de Nouant, vous me permettrez de vous parler tout de suite d’affaires, après vous avoir dit néanmoins par forme de préambule qu’il faut être calme, si l’on n’est pas invulnérable, à l’endroit des affaires, à cause des contrariétés, dégoûts, et autres inconvénients qu’elles entraînent. Peut-être est-ce pour moi que je dis cela, afin de faire contre fortune bon cœur. Mais c’est aussi à votre intention, et pour que l’intérêt que vous me portez dans mes présentes traverses, comme dans toutes mes afflictions, ne vous occasionne pas plus de chagrin qu’il n’est convenable. Les poètes ont souvent dit qu’il suffit aux braves de montrer bonne contenance pour faire fuir la mauvaise fortune et surmonter tous les embarras. Au fond, je suis persuadé que bien des accidents où nous succombons ne viennent que de nos faiblesses. Vous m’aviez donné trois commissions qui me concernaient, ou plutôt vous m’aviez ouvert trois portes pour m’abriter.

1° Je me suis adressé à Veyret, en joignant à votre épître une lettre où je lui exprimais véritablement mes sentiments de gratitude et d’affection, tout en lui marquant pourquoi je n’allais pas le voir, et l’espèce de mur de séparation que le capital, en apparence mal employé qu’il a mis dans mon invention, établit entre nous, jusqu’à plus ample réussite, à cause de la différence de nos opinions sur le capital et sur beaucoup d’autres choses. J’ai reçu une réponse qui est un refus, et vous devez avoir, de votre côté, une réponse en harmonie avec celle qu’il m’a faite, si celle qu’il m’a faite est bien sincère. Il me dit qu’il m’est fort affectionné, qu’il voudrait m’aider dans mes efforts, mais que cela lui est impossible. Il m’est venu à ce sujet un scrupule depuis hier. François, comme vous savez, est l’ami intime de Veyret. J’ai vu hier François et me suis ouvert à lui sur cette démarche. François m’a dit que le refus de Veyret pouvait provenir du sentiment qu’il avait que vous dépensiez un argent inutile en m’aidant dans mes projets typographiques. Vous pouvez mieux juger que moi, par la lettre que vous avez reçue de Veyret, si tel est son motif. À ce propos, je vous dirai, chère amie, qu’il ne manque pas en effet de gens qui s’apitoient en ce moment sur vous, ou font semblant de s’apitoyer, à mon occasion, me jetant non seulement le blâme, mais plus que le blâme. Je vous dirai quand je voUs reverrai (j’espère que ce sera bientôt) ce que certaines personnes ont pris soin de me dire à ce sujet, pour me percer le cœur apparemment. Je me réfugie dans ma conscience et dans la vôtre.

2° Je devais m’adresser à François pour obtenir de lui la solde de votre compte avec la Revue. Vous recevrez, si vous ne l’avez déjà, une lettre de François. Une société nouvelle s’est formée ou est en train de se former, pour continuer la Revue. Pernet[40] s’en va à Nice et abandonne à tout jamais cette galère où il s’était fourré, je ne sais pourquoi, puisqu’il n’y a rien fait de bon et qui ait répondu à sa jactance. Je crois n’être pas cruel en jugeant ainsi. François lui-même sera remplacé comme rédacteur en chef par un de ses amis, M. Guillot[41]. Je suis charmé que François trouve enfin du repos. L’existence modeste de la Revue est, dit-on, assurée par cette combinaison. En outre, il s’agit, pour la même société qui continue la Revue, de publier un journal prolétaire, une feuille hebdomadaire socialiste. Probablement François vous parlera de tous ces projets. Quant à ce qui vous est dû à la Revue, François m’a dit qu’il ne croyait pas que cette solde s’élevât à plus de sept à huit cents francs, et comme il m’avait autrefois remis de lui-même un effet de sept cent cinquante francs, effet qu’au besoin je m’étais engagé à payer ou à renouveler, il est convenu de prendre à sa charge le payement de cet effet. Il s’arrangera pour autant avec la liquidation de la société Pernet et François. Prenez donc note que moyennant le payement que François fera de son effet, vous avez reçu par mes mains, à valoir sur ce que la Revue vous doit, la somme de sept cent cinquante francs. Du reste, François est loin d’affirmer que votre compte ne s’élève précisément qu’à cette somme. Il demandera un décompte en règle à Pernet et il vous l’enverra.

3° Je devais m’occuper d’un traité avec un libraire pour la suite de l’édition in-18 de vos œuvres. Je pense qu’il est préférable pour vous de traiter seulement pour Consuelo. Car si je fais un mauvais traité (meilleur toutefois que le traité avec Perrotin, dont je vous remercie de m’avoir envoyé copie), vous serez à même ultérieurement pour Jeanne, Au jour d’aujourd’hui[42] et les autres œuvres (puissent-ils être innombrables) qui doivent sortir de votre cœur et de votre tête, de modifier avec avantage les conditions de ce traité. Me bornant donc à traiter pour Consuelo, je me suis adressé, comme je vous en avais manifesté l’intention, à M. Mazgana, qui est un fort honnête homme et dont le genre de librairie est parfaitement recommandé à cette opération. Je lui ai remis votre lettre où vous me donniez pouvoir de traiter avec lui, et lui ai demandé pour votre droit d’auteur 30 pour 100 de plus que ne paie M. Perrotin. Votre droit serait ainsi de cinquante-deux centimes, au lieu de quarante. J’ai restreint à deux ans la durée de l’exploitation, de manière à ce qu’à l’expiration précise de votre traité avec Perrotin, vous rentriez dans la propriété de votre œuvre tout entière, aussi bien pour Consuelo que pour les ouvrages concédés actuellement à Perrotin. J’attends la réponse de Mazgana, laquelle se fait bien attendre. La principale difficulté qui l’arrête et l’empêche d’adopter ces conditions, c’est l’étendue de l’ouvrage. S’il s’agissait, me dit-il, de trois ou quatre ouvrages différents pour la même étendue, il se déciderait sur-le-champ. Vous voyez, chère amie, que jusqu’ici rien ne m’a réussi, et que les trois planches de salut que vous aviez concertées pour que l’une me servît tout d’abord, puis une autre, puis une autre encore, me laissent uniformément naufragé. Je suis, je l’avoue, au milieu de bien des embarras, par le refus de Veyret. J’avais fait continuer pendant mon absence mon nouveau moule ; il est bientôt fini, mais les ouvriers me pressent de les payer ou de leur donner un fort acompte ; j’ai un billet à payer, puis… que vous dirai-je ? tout l’attirail d’un malheureux inventeur qui a entrepris ce qu’il n’est permis qu’aux seigneurs d’entreprendre, aux seigneurs du capital. Il faut que ces embarras soient bien grands et bien pressants pour que je vous propose ce que je vais vous demander. François m’a dit que si le motif qu’il suppose à Veyret n’est pas fondé, ou même en le supposant fondé, il est toujours facile d’avoir par lui (et dans tous les cas par un autre) l’argent que vous aviez demandé pour moi comme un emprunt à vous personnel. Il suffirait de présenter notre billet, et ce ne serait plus qu’une affaire de négociation. Il me répugnait d’employer ainsi votre signature comme garantie de la mienne, parce qu’on n’aime à voir votre signature qu’au bas de vos écrits, et non pas au dos d’effets mercantiles. Mais j’ai réfléchi qu’il vous est arrivé déjà plusieurs fois de faire escompter le papier que vous donnent vos libraires, ce qui a nécessité votre signature sur des effets à ordre. Foulant donc aux pieds ma faiblesse, ou ce que je considère comme telle en cette occurrence, je vous envoie deux effets que j’ai souscrits à votre ordre, faisant ensemble la somme que vous demandiez à Veyret. Si j’ai tort, déchirez-les, et qu’il n’en soit pas même question dans votre réponse. Si vous êtes d’avis que j’aie de nouveau recours à Veyret, ainsi garanti, dites-le-moi, et jugez-en par sa lettre. Dans tous les cas, je pourrais m’adresser ailleurs. Si je ne réussis pas, je déchirerai ces effets, et ce sera une quatrième planche pourrie.

Amie, je suis fort fatigué des choses, et je dirais aussi volontiers des hommes. Est-ce ma faute, à moi ? Oui, assurément, parce que je participe de la nature humaine, mais c’est encore plus, je crois, la faute des hommes que je trouve pleins d’égarements, d’obscurité et d’ignorance. Vous le voyez, me voilà prêt encore à vous parler de ma manière de voir la nature humaine et ce que j’appelle son impuissance radicale ou son péché originel. Que voulez-vous ? C’est aujourd’hui ma marotte que de voir de ce côté-là. Je deviens vieux et partant radoteur. Me direz-vous que c’est le calcul que j’ai dans la vessie, comme disait Voltaire, qui me fait voir ainsi : à la bonne heure ; mais il faudra toujours ; revenir à la cause. La cause de tant de maux qui nous frappent individuellement, c’est l’égoïsme et l’aveuglement de notre malheureuse nature. Quand on veut faire quelque chose qui s’éloigne de la route battue où marche l’égoïsme, vite voilà la calomnie qui vous mord et vous déchire. Vous savez, chère amie, quels motifs m’ont mis dans les embarras d’où vous essayez de me tirer. Je vous assure, et j’en sais quelque chose, qu’il y a des hommes d’esprit et de cœur, dit-on, qui se réjouiraient fort si je venais à y succomber. Adieu. Répondez-moi (ai-je besoin de vous le dire, à vous si active ; que je suis honteux quand je pense à mon inertie). Dites-moi ce que je dois faire pour votre affaire avec Véron[43]. Je vous avoue que je n’ai pas osé me présenter chez lui, de crainte d’être mis à la porte ou non reçu, avant de savoir le résultat de votre assignation[44]. J’ai passé chez Falempin[45], mais il était sorti. Donnez-moi l’adresse de Delatouche, si vous voulez que je le voie. Dites-moi ce que j’ai à faire. Je suis un peu malade physiquement, mais j’espère que ce ne sera rien.

Leroux avait joint à cette lettre deux effets, à cinq cents francs chacun, ainsi conçus :

Fin février prochain je paierai à l’ordre de Mme Aurore Dupin (George Sand) la somme de cinq cents francs, valeur reçue.

Paris, le 1er octobre 1844.
P. Leroux.
Boulevard Montparnasse, n° 39.

et une petite feuille portant ces mots :

Si vous n’avez pas horreur de ma quatrième planche pourrie, il faudrait mettre au dos des deux effets la date : Nohant, le octobre 1844, et votre signature, sans rien de plus. J’ai fait un trait de crayon à l’endroit où vous auriez à émettre la date, en laissant un peu d’espace pour passer à l’ordre de Veyret ou d’une autre personne sûre qui garderait ces effets sans circulation.

Mme Sand garda simplement ces deux billets, envoya immédiatement à Leroux cinq cents francs de Nohant et s’adressa de plus à M. François et à Mme Marliani en priant le premier de payer à Leroux cinq cents francs sur ses honoraires à elle, et la seconde : de lui prêter cette même somme pour quelque temps et de la donner encore à Leroux, au cas où cette somme ne lui suffirait pas, ou si François n’était pas en mesure de l’avancer. Cette lettre à Mme Marliani, écrite en octobre 1844, est imprimée, dans la Correspondance, à la fausse date de « 14 novembre 1843 » ; elle est profondément touchante par l’infinie miséricorde et la pitié émue qui s’y font voir, et par le désir ardent qui s’y manifeste non seulement de prêter secours à Leroux, de ne pas permettre « que la lumière de son âme s’éteigne dans ce combat, que l’effroi et le découragement l’envahissent, faute de quelques billets de banque », mais encore de le faire de manière que personne ne le sache, parce que « son malheur et notre dévouement sont notre secret à nous », dit-elle.

Il y eut pourtant des personnes qui, sans se rendre compte du caractère purement idéaliste du dévouement de Mme Sand pour le philosophe, incriminèrent son excès de zèle à secourir matériellement Leroux. Le père de Luc Desages fut de ce nombre, Mme Sand ne prêta aucune attention aux efforts de ses amis pour préserver sa bourse, mais elle trouva nécessaire de couper court à ces cancans ; elle s’en expliqua de vive voix avec Luc Desages et l’ami de ce dernier, M. Emile Aucante, écrivit une longue lettre à M. Desages père, lui expliquant les raisons qui lui faisaient considérer l’œuvre philosophique et sociale de Leroux comme une action de la plus grande importance, à laquelle tous les amis de la vérité devraient prêter secours, et elle rejetait avec indignation toute] autre raison de son aide dévouée au philosophe malheureux.

Les deux braves jeunes gens, auxquels Mme Sand dit franchement son opinion sur Leroux qu’elle considérait comme penseur de génie, mais d’une incapacité enfantine en affaires pratiques, furent si touchés de sa confiance qu’ils lui écrivirent d’emblée les deux lettres inédites que voici :

Madame,

Vous me recommandez le secret sur l’objet de notre entretien d’avant-hier. J’étais déjà disposé à le garder avant même votre recommandation, et, à plus forte raison maintenant. Quant aux calomnies qui ont été faites contre notre ami commun, il vaut mieux, je crois, n’en point rechercher les premiers auteurs ; il me serait impossible, du reste, quant à moi, de vous les faire connaître, attendu que la personne de qui mon père tient toutes ces choses lui a fait promettre de ne la nommer à qui que ce soit. Peu doit importer, en somme, à nous et à l’homme que nous vénérons, les calomnies répandues sur son compte, si nous sommes convaincus, et nous le sommes, que ce sont des calomnies. Si je suis allé vous voir, madame, pour vous demander des éclaircissements, ce n’est point pour moi, dont la conviction n’a jamais été ébranlée un seul instant, mais pour mes parents, sur l’esprit desquels ces calomnies n’avaient point laissé que de faire impression. Je tenais d’autant plus à détruire ces fâcheuses impressions que mon père, sans partager précisément toutes nos idées, professe pour Pierre Leroux une grande admiration, et qu’il était peiné de ne pouvoir lui continuer son estime. Mes parents sont pleinement satisfaits des explications que vous m’avez données et aussi des bons conseils que j’ai reçus de vous. Je vous prie donc, madame, d’oublier tout ce qui s’est passé et de recevoir mes remerciements pour vos bons avis.

Veuillez agréer l’hommage de mes respects et la nouvelle assurance de mon entier dévouement.

Luc Desages.
Ce dimanche, 1er décembre.


Madame,

Je n’ai pas de secret pour Luc ; de son côté il n’en a pas pour moi : il m’a donc montré votre lettre. Vous réclamez son silence et le mien sur vos paroles d’hier ; vous pouvez compter, madame, sur ce silence de la manière la plus absolue et nous l’eussions gardé religieusement lors même que vous n’en auriez point manifesté le désir.

Permettez-moi, madame, de vous remercier vivement de la confiance que vous nous avez témoignée et surtout de la manière dont vous avez repoussé les accusations que des personnes ont dirigées, non pas déloyalement, je le crois, mais aveuglément contre M. Leroux. De même que Luc, j’aime M. Leroux de toute mon âme et je le respecte saintement. Chaque fois que M. Leroux a été attaqué en ma présence, je l’ai défendu avec énergie, parce que j’étais profondément convaincu que ces attaques étaient toutes gratuites ; cependant, je l’avoue et je m’en repens, lorsqu’on m’a dit que M. Leroux vous avait trompée et que vous étiez désormais en garde contre lui, je me suis senti ébranlé et le doute a déchiré mon cœur affreusement. À mon âge, les déceptions peuvent être mortelles au moral, elles sont toujours extrêmement douloureuses. Si vous eussiez confirmé les faits que l’on ose imputer à M. Leroux, je n’eusse certainement point abandonné ses idées, car elles ont pris racine en moi pour toujours, mais j’aurais perdu l’enthousiasme qui élève l’âme et produit les grandes choses. Peut-être même serais-je resté méfiant envers tous ceux qui me sont chers, et j’ai besoin de croire à la sincérité et à l’amitié, car je ne saurais vivre sans aimer et estimer quelqu’un. Vous voyez, madame, quel bien m’ont fait vos paroles et combien je dois vous en savoir gré. Je suis sûr maintenant d’être invulnérable aux traits dirigés contre M. Leroux et contre les autres personnes qui possèdent ma sympathie.

Les conseils que vous avez donnés à Luc m’étaient nécessaires aussi, car j’étais résolu, comme lui, à partir pour Boussac, et je cherchais les moyens de le faire sans que ma famille eût à en souffrir. J’ai donc à vous remercier encore de ces conseils, puisque j’en prends ma part et que je veux les suivre. J’attendrai, en effet, le moment où je pourrai être de quelque utilité véritable à M. Leroux pour lui offrir mes faibles services. En attendant, je lui ferai de la propagande autant que possible et je m’associerai avec Luc pour réaliser ensemble le projet qu’il devait exécuter à Limoges avec un autre de ses amis.

Soyez assez bonne, madame, pour me pardonner de vous avoir entretenue de moi. Je n’ai eu d’autre intention que de vous mettre à même d’apprécier le double service que vous m’avez rendu.

J’ai l’honneur d’être, madame, avec une haute considération, votre humble et tout dévoué serviteur.

Émile Aucante.
La Châtre, le 30 novembre 1844.

On voit que tout en s’exécutant bravement, ne reculant devant aucun sacrifice personnel pour la bonne cause, Mme Sand se rendait déjà compte des misères et des dangers qu’on pouvait encourir à lier son sort à celui de Leroux : elle savait à l’occasion conseiller la prudence à son égard, tout en professant la plus grande admiration pour ses idées.

Toutefois, Mme Sand commençait elle-même à voir clair dans les grands projets « pratiques » de Leroux, elle trouvait, de plus, que le philosophe avait tort de se plaindre continuellement. Elle écrit en juillet 1845 à Mme Marliani :

J’ai vu Leroux hier soir. Il imprime l’Éclaireur ; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu’on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n’inspire de confiance à personne. Il dit qu’on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu’il peut manquer à sa parole. Que lui répondre ? À qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné ? Tout cela déchire le cœur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et difficile. Cependant voilà le pain assuré, mais voudrait-il s’en nourrir ? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an…[46].

À Maurice à Courtavenel, Mme Sand écrit aussi à propos de Leroux (à la fin d’une lettre, où elle raconte à son fils l’excursion faite à Boussac, et que nous donnons plus loin dans le chapitre v) :


Nohant, septembre 1845[47].

… Leroux est très bien établi à Boussac. Enfin tout son monde travaille et imprime, même les petits enfants : une petite fille de quatre ans à Jules, qui ne sait ni lire ni écrire, et qui compose et assemble’ avec une promptitude et une adresse extraordinaires. Qu’il leur vienne de l’ouvrage en quantité et qu’ils persévèrent, leur vie de famille peut être très belle, très bonne, très utile, très respectable. « Je ne crains que l’imagination et les projets enthousiastes de Pierre… »

Leroux semble avoir deviné ou avoir été prévenu de cette méfiance de Mme Sand à l’égard de ses chimériques entreprises et s’en être plaint à des amis communs, qui Font rapporté à Mme Sand. Dans une lettre datée du 17 octobre 1845 de Boussac et adressée à Mme Sand, Leroux lui avoue de ne pas toujours avoir parlé d’elle à des tiers comme il l’aurait dû, ce qu’il explique par son état d’abattement et le surcroît de malheurs qui l’opprimaient, et aussi par le fait que François lui avait dit une fois que Mme Sand « ne serait jamais une sainte, mais resterait toujours artiste », et lui, Leroux, l’aurait, « dans ses moments de sainteté, déploré », comme on déplore ses propres faiblesses et toutes les faiblesses humaines, parce qu’il aurait voulu juger Mme Sand selon « l’idéal, qu’elle lui avait fait entrevoir », mais qu’en ne la jugeant même qu’humainement il la trouvait encore « supérieure à tout ce qui existe, plus généreuse, plus sincère, plus courageuse que les plus généreux et les plus sincères », et enfin que « les misérables », « les intrigants » qui ont redit ces plaintes à Mme Sand auraient dû lui dire aussi comment il s’était plaint d’elle.

Mme Sand n’en fut nullement fâchée et jugea tout cet incident comme une petitesse de caractère regrettable chez un homme et un penseur qu’elle vénérait et dont les doctrines lui semblaient contenir tant de vérité, mais quoiqu’elle ait enfin compris sa parfaite inaptitude pratique et ses procédés absolument fantasques et quoique ses amis l’eussent mise sur ses gardes, elle n’en continua pas moins à aider Leroux en 1845 et 1846, tout comme auparavant. Elle le chargeait de transactions avec ses éditeurs, lui cédait une part sur les sommes que ces derniers lui versaient, et enfin, empruntait de l’argent pour lui, soit par Planet, soit par d’autres personnes ; elle secourait également ses frères, tantôt en les aidant à affermer une terre, tantôt en leur prêtant de l’argent. En 1845, Leroux fonda une nouvelle publication, la Revue sociale ; il supplia George Sand d’y collaborer : elle lui donna immédiatement sa Préface de la Mare au diable, si incomparablement charmante et pas moins célèbre, que la fameuse et emphatique Préface de Cromwell. Plus tard ce fut la même chose encore. Nous voyons, il est vrai, par les lettres de Mme Sand de 1848, et celles qu’on a imprimées à la fausse date de 1851[48], que les événements de 1848 lui montrèrent clairement le côté illusoire des doctrines de Leroux et dissipèrent aux yeux de la romancière le brouillard poétique et métaphysique qui lui avait voilé les défauts de cette doctrine[49]. Ce n’est pas sans raillerie qu’elle parle de lui. Bien plus, elle déclare ne plus pouvoir suivre les théories du maître, qui côtoient la folie.

C’est ainsi qu’elle écrit, le 22 janvier 1848, à Giuseppe Mazzini[50] :

J’ai vu aujourd’hui Leroux, à qui j’ai remis un exemplaire de votre texte italien et qui va s’en occuper sérieusement dans la Revue sociale. Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté et à l’élévation de vos idées et de vos sentiments ; mais il est possédé aujourd’hui d’une rage de pacification, d’une horreur pour la guerre, qui va jusqu’à l’excès et que je ne saurais partager.

Blâmer la guerre dans la théorie de l’idéal, c’est tout simple ; mais il oublie que l’idéal est une conquête, et qu’au point où en est l’humanité, toute conquête demande notre sang.

Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s’avance avec beaucoup d’audace comme possédant un dogme, une organisation, un principe de subsistance, c’est beaucoup dire ! Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l’humanité peut atteindre. Entre le génie et l’aberration, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un cheveu. Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un grand respect, une grande admiration et une sympathie presque complète pour tous ses travaux, j’avoue que je suis forcée de m’arrêter, et que je ne puis le suivre dans l’exposé de son système. Je ne crois pas d’ailleurs aux systèmes d’application a priori. Il y faut le concours de l’humanité et l’inspiration de l’action générale. Enfin, lisez et dites-moi si j’ai tort et si vous le croyez dans le vrai. Je tiens beaucoup à votre jugement. J’en ai même besoin pour sonder encore le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures à cette lecture, et d’en consacrer encore une ou deux, s’il le faut, à résumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port de lettre. Je n’ai pas encore discuté avec Leroux ; j’étais tout occupée de l’écouter et de le faire expliquer. Et puis il était aujourd’hui dans une sorte d’ivresse métaphysique et il n’eût rien entendu.

Malgré cela, lorsque Leroux dut, après le coup d’État de 1851, fuir avec ses frères à Londres, puis se fixer à Jersey, il continua à adresser des demandes d’argent à Mme Sand, toujours avec sa confiance et son laisser aller enfantins, et George Sand, comme par le passé, témoigna envers son maître le même sentiment d’attachement filial que les femmes pieuses, à l’aube du christianisme, professaient pour les apôtres. Mme Sand semble s’être crue obligée d’aider Leroux à porter le fardeau de la vie matérielle ; toutes les lettres de Leroux et de sa famille datées de cette époque ne présentent que des variations sur le thème « : Aidez-nous, sauvez-nous », ou sont remplies par des expressions de gratitude pour ce secours prêté. C’est ainsi que nous apprenons qu’en 1852, George Sand, ayant appris par un ami commun[51] que Leroux se trouvait à Londres dans une position difficile, lui fit immédiatement passer de l’argent : il répondit ainsi (la lettre est écrite déjà de Jersey) :


(Sans date ni adresse.)
Chère amie,

Je ne vous écris pas une lettre, je vous salue et vous remercie, en faisant ce que vous m’indiquez, c’est-à-dire en vous accusant réception de votre second envoi, qui m’est arrivé aussi exactement que le premier. L’ami qui vous remettra ce mot vous dira dans quelle situation je me trouve aujourd’hui, cent fois heureuse et favorable, en comparaison de celle où je me trouvais à Londres, quand il eut l’inspiration d’aller vous voir et quand vous m’écrivîtes. Je vous répète que je vois là un secours très réel de la Providence, qui m’est ou plutôt qui nous est venu par vous[52]. Adieu, chère amie, je vous écrirai bientôt. Dans le livre si éminemment intéressant de M. Félix Thomas, Pierre Leroux, sa vie, son œuvre, sa doctrine, auquel nous avons déjà tant de fois renvoyé notre lecteur, nous trouvons la lettre suivante de George Sand, qui ne fait point partie de sa Correspondance imprimée et qui nous renseigne sur ce premier envoi, dont parle Leroux. :

… Mon ami, je viens de recevoir pour vous six cents francs d’une personne amie, que je ne vous nomme pas ; vous ne la connaissez pas, mais elle ira vous voir à Londres bientôt, avec un mot de moi. À vous de cœur.

G. Sand.

Nohant, 22 août 1852[53].

Au mois de septembre 1866, c’est Jules Leroux, qui écrit à son tour à Mme Sand, qu’il veut émigrer en Amérique avec sa famille, mais que les moyens nécessaires lui manquent ; sa lettre du 9 octobre 1866 nous prouve qu’il a bien reçu « ces moyens », et qu’il quitte Jersey le soir même, en bénissant Mme Sand : « Merci, mille fois merci, écrit-il, et gloire à Dieu, qui relie toutes choses et surtout les âmes… » et il la prie encore de lui envoyer la somme que « les gens comme elle rassembleront entre eux » pour lui et les siens.

Mais la plus étonnante et la plus caractéristique des lettres de Leroux à Mme Sand, c’est peut-être celle qu’il lui écrivit en 1854, car elle prouve que ni les cataclysmes politiques, m les épreuves de son existence personnelle n’avaient rien enseigné à ce grand enfant de génie : après toutes les corrections que le sort lui avait infligées, il continuait à planer dans le monde des rêves et des projets irréalisables, et… à traiter la question du secours matériel, prêté par de fidèles amis, avec l’insouciance d’un vrai apôtre de la non-propriété :

Jersey, dimanche 24 septembre 1854[54].

Chère amie,

Ce que c’est qu’un degré du méridien, surtout lorsqu’il sépare ce qu’on appelle des empires et des États ! Nous sommes depuis deux ans aussi loin l’un de l’autre que le sont de nous nos amis qui sont morts. Sans doute, c’est ma faute, j’aurais dû vous écrire. Mais j’ai peut-être voulu vous épargner le chagrin de connaître toutes mes péripéties. J’ai un fils en Algérie, avec qui j’en ai usé comme avec vous. Je l’aime assurément, et même de cet amour quelquefois aveugle que nous avons pour nos enfants. Voilà pourtant trois ans que je ne lui ai écrit. Je romps aujourd’hui le silence. Pourquoi ? par un motif que j’ai la douleur de dire n’être pas désintéressé, et que vous allez juger. Je reçus hier (je ne sais qui me l’envoyait) un numéro de la Presse. Il était question de vous, on annonçait la prochaine publication de vos Mémoires, achetés (disait-on en lettres majuscules) cent trente mille francs. Dans le même numéro se trouvait l’histoire d’un certain comte de Raousset, qui vient, ces mois derniers, d’entreprendre, avec une poignée d’hommes, et sans avoir même un canon, la conquête du Mexique, comme Fernand Cortez, et qui a succombé dans son entreprise. Enfin, plus loin, je lus une lettre de M. Lamartine, envoyant cinq cents francs à la veuve du libraire Ladvocat. Il se fit dans ma tête une association, peut-être étrange, de ces trois faits. Je ne veux pas conquérir le Mexique, comme le comte de Raousset, mais je veux, comme Colomb, conquérir un monde nouveau. Ce monde nouveau a trois aspects ; mais en me bornant à un seul, la possibilité pour tous les hommes de se procurer leur subsistance ou i ce qu’on appelle la richesse. J’affirme que ce monde existe et que je l’ai trouvé. Depuis que je vis en Angleterre, je m’occupe des sciences, et j’y ai fait des découvertes importantes, surtout dans la physiologie végétale ; tout ce que disent les savants sur la nutrition des végétaux est absurde comme tant d’autres choses qu’ils débitent. Je serais en mesure de faire là-dessus un bon livre. Mais laissons les livres. J’ai tourné mes idées vers la pratique. J’ai travaillé sur les matières que l’on regarde comme les plus immondes et dont la nature a pourtant fait la condition de la reproduction ; j’ai découvert le moyen de transformer ces matières en guano semblable à celui du Pérou. En m’occupant de ce sujet, je suis tombé sur deux autres inventions industrielles qui pourraient rapporter d’immenses bénéfices. Vous le voyez, je suis très riche, et à quelques égards le plus riche de tous les hommes, quoique je suis un des plus pauvres.

Vous savez que j’ai ici avec moi une famille de plus de trente personnes, grandes ou petites. La Providence par vous m’envoya, il y a deux ans, le moyen de sortir d’Angleterre (cette terre d’Égypte) où nous allions infailliblement mourir de l’inanition. Mais ici même, sous un ciel meilleur, que de combats pour éloigner la faim ! Hugo, qui n’a qu’une petite famille et qui se vit réduit à sept mille cinq cents livres de rente (sans parler de ce qu’il tire de ses livres) me disait un jour qu’il ne comptait pour vrais chagrins que les chagrins du cœur. C’est vrai et faux. Je le voudrais bien voir aux prises, comme moi, avec la misère.

Nous pouvons nous rendre cette justice qu’au milieu des Français désœuvrés de la proscription, nous avons donné l’exemple du travail. Trois fois j’ai ouvert des cours, malheureusement, pour les idées un peu élevées, il n’y a ni intelligences, ni oreilles, dans un monde purement mercantile, comme le monde métis, moitié anglais, moitié français, qui habite cette petite île.

J’avais commencé à imprimer un grand ouvrage, où de la théologie je serais arrivé à la philosophie et aux sciences ; il m’a fallu interrompre à la quinzième feuille. J’ai fait ensuite un petit livre, dont vous avez, je crois, entendu parler, et dont j’ai essayé vainement de vous envoyer un exemplaire. Ce petit livre traite du sujet dont je vous entretenais tout à l’heure, de cette loi de la vie que j’appelle circulus de la nutrition des végétaux et de la régénération de l’agriculture. J’ai reçu des remerciements des États de ce pays et il a été fait une petite souscription, qui a couvert les frais de la publication. Il fallait ou abandonner cette grande question, ou me mettre moi-même à l’œuvre. Mon frère Jules, qui n’avait plus de travail dans l’imprimerie, a entrepris de cultiver un champ avec un de mes gendres, Freizière, et avec l’aide encore d’un autre de mes frères, Charles, qui avait déjà une certaine pratique de la culture et du jardinage. Nous avons fait ainsi une foule d’expériences décisives. Mes deux autres gendres, Desages et Auguste Desmoulins, ont ouvert en ville une école pour des enfants, laquelle est en voie de prospérité. Enfin tous ont fait ce qu’ils ont pu.

Voici Noël qui vient ; c’est aujourd’hui le moment d’affermer un peu de terre, car ce que mon frère Jules en occupe est trop exigu pour nourrir sa seule famille. J’ai résolu de louer une douzaine d’hectares de terrain à bon marché au bord de la mer et à proximité de la ville pour y faire à la fois de l’agriculture et une fabrique de cirage, d’encre et de guano. J’ai tous les travailleurs qu’il me faut pour cela, des procédés certains et éprouvés, un commencement d’exécution ; car dès à présent je fabrique et vends ces produits. Le succès me paraît assuré Ici l’agriculture consiste presque uniquement à nourrir des vaches, dont le lait se vend à la ville : le débouché est donc sûr. Il l’est aussi pour le cirage, que jusqu’ici l’on faisait venir d’Angleterre, et que je fabrique par un procédé nouveau et à un prix incomparablement moindre que tous ceux qui en ont fait, soit en France, soit en Angleterre. Je dirai la même chose de l’encre ; quant au guano, la Société d’Agriculture de Londres a proposé un prix de vingt-cinq mille francs pour celui qui découvrirait ce que précisément j’ai trouvé. Mais cette société a mis pour condition l’établissement d’une fabrique capable de livrer ce produit à un prix déterminé. Dans tous les cas, il n’est pas un produit plus recherché en ce moment, soit en Angleterre, soit en France que le guano du Pérou, et je trouverai facilement à vendre l’imitation que j’en fais.

Mais ce projet, qui m’occupe depuis bien des mois, et pour lequel j’ai tout préparé, est comme la statue de Prométhée, il est d’argile. Que faut-il pour y mettre ou lui mettre le feu ? Un peu d’argent. Si le comte de Raousset avait eu un canon, peut-être aurait-il conquis le Mexique.

Je ne viens pas vous demander d’emprunter mon artillerie à l’arsenal que la Presse vous suppose. Je ne crois pas à ces annonces d’éditeurs. Je crois que vos Mémoires seront lus sur le globe tout entier, mais vous serez longtemps avant d’en retirer le profit qu’on vous prête.

D’ailleurs, je sais combien vous avez de devoirs et de charges et vous en avez peut-être plus que je n’en soupçonne. Mais je viens vous soumettre une question.

Vous savez que Desages aura quelque fortune ; il a plus de trente ans et il a deux enfants : le droit ultérieur à cet héritage est donc bien assuré. Depuis dix ans que Luc s’est attaché à moi, son père en a usé avec lui fort peu libéralement. J’ai assurément beaucoup plus fait pour lui, même matériellement, que sa famille. Enfin, en ce moment, il reçoit de cette famille une petite pension de deux à trois cents francs par an, qui l’aide bien chétivement à vivre. Il a essayé plusieurs fois, et, je crois, par l’intermédiaire de notre ami Émile Aucante, d’emprunter dans son pays une somme de mille ou douze cents francs, mais sans succès.

Desages me donnerait sa signature. Avec cette signature, par votre aide et crédit, me serait-il impossible d’emprunter, pour trois ou quatre ans, quelques milliers de francs ? Ce que je sais, c’est que je mériterais cette bonne fortune par mes intentions et mon courage.

Je ne veux pas refaire Boussac, qui, d’ailleurs, a été une bonne chose ; je ne voudrais pas laisser souffrir plus longtemps tant de personnes. Si mon projet ne réussit pas, une chose est inévitable : nous serons forcés d’émigrer en Amérique. Les jeunes, parmi nous, m’y poussent, mais je résiste. Je ne voudrais pas aller mourir dans un pays qui n’est que l’Angleterre en décomposition. J’aime mieux rester plus près d’un monde où, avec quelques ennemis, nous avons trouvé tant d’amis sympathiques, où nous avons vécu et pensé ensemble.

Avisez donc, chère amie. Si vous pouvez m’aider encore, vous le ferez, et je ne puis m’empêcher d’ajouter que vous ferez bien. Si vous ne le pouvez pas, que cette lettre ne vous donne pas de chagrin et ne trouble pas votre solitude. Vous écrire ceci aura satisfait mon cœur, toujours plein de reconnaissance pour vous, et votre réponse, quelle qu’elle soit, sera pour moi un heureux événement.

Votre ami,

Pierre Leroux.

Voici mon adresse : Par voie de Londres. M. Arnold, Hight Knoll-cottage, Claremont-hill, Saint-Hélier. (Ile de Jersey.)

George Sand resta jusqu’à la fin fidèle à son « maître ». Lorsqu’il mourut au milieu des horreurs de la guerre civile, le 12 avril 1871, et que la Commune, ayant majestueusement repoussé la proposition du citoyen Jules Vallès de lui acheter une fosse à perpétuité « comme contraire aux principes démocratiques et révolutionnaires », ne daigna qu’envoyer deux de ses représentants aux funérailles, « non du philosophe partisan de l’école mystique, dont nous portons la peine aujourd’hui, mais de l’homme politique, qui le lendemain des journées de juin, a pris courageusement la défense des vaincus[55] », George Sand, elle, suivit, dit-on, le cercueil à pied jusqu’au cimetière. Si le fait est exact, ce dernier tribut de vénération, silencieusement rendu à l’homme éminent et au grand penseur par la plus grande des femmes-écrivains du dix-neuvième siècle, son amie et son adepte, témoigne bien plus de sa signification impérissable pour cette « Humanité » qu’il avait tant aimée, que si tout le gouvernement communard eût suivi ce modeste cercueil en une procession pompeuse.

  1. Elisabeth-Gertrude Mara, célèbre cantatrice dramatique (1749-1833).
  2. Il est très intéressant de noter que Mme Viardot le savait déjà au moment où s’écrivait et se publiait le roman. C’est ainsi que dans sa lettre du 29 juillet 1842 de Grenade, en racontant à Mme Sand comment les époux Viardot y furent fêtés par les membres du Lycée, société musicale et littéraire grenadine, et comment, pour les en remercier, la célèbre cantatrice avait pris part au grand concert-gala, arrangé en son honneur dans la Salle des Ambassadeurs de l’Alhambra, Mme Viardot dit plus loin qu’elle y avait parlé avec un fils d’Arabe, dont Ralph était l’idéal », que l’auteur d’Indiana avait en général parmi les membres de ladite Société « une foule d’apasionados » et que son portrait ornait la grande salle du Lycée « comme une madone ». Et enfin, elle ajoute (à propos du « fils d’Arabe » toujours) : « Vous voyez qu’il ne connaît pas Consuelo, Consuelo qui nous fait frémir, rire, pleurer, réfléchir. Oh ! ma chère ninonne, que vous êtes admirable et que vous êtes heureuse de pouvoir procurer de semblables jouissances à ceux qui lisent vos œuvres. Je ne puis pas vous dire ce qui se passe en moi depuis Consuelo, seulement, je sais que je vous en aime dix mille fois davantage et que je suis toute fière d’avoir été un des fragments qui vous ont servi à créer cette admirable figure. Ce sera sans doute ce que j’aurai fait de mieux dans ce monde… »
  3. Le commencement du chapitre lv mérite surtout notre attention sous ce rapport. À propos des cantiques et chants bohêmes populaires exécutés devant Consuelo par Albert, George Sand s’y étend sur les inépuisables trésors de beauté et de poésie, renfermés dans la musique populaire, dans les airs nationaux et dans les improvisations inconscientes des chanteurs et musiciens champêtres. Le biographe de Chopin, M. Ferdinand Hœsick, raconte que tout jeune encore, élève du lycée de Varsovie, Chopin ne pouvait passer devant une auberge ou une chaumière, s’il y entendait jouer ou chanter quelque mélodie populaire ; il s’arrêtait sous la fenêtre et écoutait, émerveillé, et le biographe a bien raison de voir dans cet amour de l’enfant de génie pour les chants nationaux la source du caractère profondément et véritablement national de la musique du grand maître. Mme Sand, elle, dit qu’Albert « s’était tellement nourri l’esprit de ces compositions barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu’il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l’idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s’abandonner à son inspiration personnelle sans que le caractère original, austère et impressionnant de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante… ». Il est trop clair que c’est « Chopin » qu’il faut lire au lieu d’ « Albert », et « la Pologne », les « Chants polonais », au lieu de « la Bohême » et de ses « Cantiques » dans tout ce morceau, ainsi que dans les pages qui suivent. Mme Sand y émet encore cette pensée très remarquable, que comme toute musique nous dit plus qu’aucune parole humaine et aucun autre art ne sont capables de nous révéler, ainsi la musique nationale nous dévoile le vrai fond de l’âme et de la pensée d’un peuple ; elle nous dépeint son esprit et son caractère historique, elle nous rend son essence même. Il est évident que George Sand pénétrait profondément les divines créations si nationales de Chopin et que c’est bien vers elles que se portait sa pensée lorsqu’elle disait plus loin qu’en écoutant certains motifs nationaux, bien rendus, elle s’était sentie transportée en Pologne, en Espagne, dans les steppes, dans les montagnes, dans le passé historique d’un peuple, bien mieux que lorsqu’elle lisait des œuvres d’histoire, ou des voyages où ces contrées étaient décrites. D’autre part cette digression sur l’art populaire était on ne peut plus conforme aux idées de Leroux, et c’est pour cette raison — comme nous le verrons à l’instant par ses propres lettres — qu’il apprécia particulièrement ce morceau sur l’art et en complimenta l’auteur.
  4. Il est à remarquer que Consuelo a une voix de mezzo-soprano d’un diapason extraordinaire, également propre aux fioritures les plus surprenantes et au chant large et dramatique, tout comme Mme Viardot qui chantait avec un égal succès les rôles lyriques, comiques, tragiques et dits de soprano-leggiere, les parties de contralto, de mezzo-soprano et de soprano aigu : Rosine, Amine, Desdémone, la Lucia, la Fidès, la Norma — et le rôle travesti de Vania dans la Vie pour le tsar. Il est curieux également de noter qu’ayant pour la première fois abordé le rôle de la Norma en Espagne, la grande artiste écrivait à Mme Sand : « Ce soir, troisième de la Norma. Vous voyez que j’ai fait une conquête en plein domaine de la Corilla, et je puis bien dire à vous, tout bas, à l’oreille, que ç’a n’a pas été de ma part trop téméraire. Dans tous les cas, cela m’a été fort utile comme progrès et comme préparation pour paraître dans ce rôle devant un public plus important. D’ailleurs, ce public, s’il n’est pas connaisseur, n’est ni flatteur, ni blasé et se laisse aller à ses impressions tout naïvement. C’est celui que j’aime et celui qui me fait faire des progrès. C’est aussi celui que l’admirable Nourrit aimait et devant lequel il était heureux de chanter gratis le jour de la fête du roi. Public ignorant, mais intelligent, mais sympathique, en un mot, le peuple !… »
    Ne dirait-on pas une lettre de Consuelo elle-même ?
  5. Il est encore curieux de noter qu’à peine avait commencé à paraître : la quatrième partie du roman, le chapitre xxii, qui s’ouvre par l’arrivée de Consuelo chez les Rudolstadt, que Pauline Viardot s’empressa d’écrire à l’auteur, à la date du 17 juin 1842, de Madrid : « Chère ninonne, je n’ai pas encore reçu la Revue de ce mois, mais dans le numéro dernier, vous m’avez introduite dans la famille curieuse et étrange, dont je désire beaucoup continuer la connaissance. »
  6. Notons que dans toutes les lettres de Mme Sand aux époux Viardot et dans celles qu’ils lui écrivaient, la passion de Louis Viardot pour la chasse était une constante matière à calembours et à moqueries et que, d’autre part, le chien d’Albert portait le même nom que le chien favori de Louis Viardot, — Cynabre.
  7. Cette dame est encore un portrait : celui de la femme d’un secrétaire d’ambassade, rencontrée par Pauline Viardot à une matinée musicale, que Mme Viardot décrit avec beaucoup d’humour.
  8. On dirait que Mme Sand apparaît dans ce qu’elle dit des Invisibles, comme le prédécesseur ou l’inspiratrice du livre de Tallmayer sur le rôle joué par les francs-maçons dans tout le mouvement du dix-huitième siècle.
  9. Ne pouvant plus chanter, elle compose les morceaux inspirés pour son fils. On voit que Consuelo possède tous les talents de Mme Viardot.
  10. Nous donnons en Appendice à l’édition russe de ce volume le récit du savant biologue et ethnographe fort connu, M. W. Maïnov (1844-1887), élève de Broca, qui avait narré en 1881 dans le Messager d’histoire (Istoritcheski Westnik) un épisode extrêmement curieux de l’un de ses nombreux voyages. Il lui arriva notamment un jour de tomber au beau milieu des forêts septentrionales du gouvernement d’Olonetz, dans une secrète bourgade de sectaires, surnommés les négateurs, ou les reposants, ou encore les morts vivants. Cette secte prétend que depuis l’achèvement de la création en six jours, Dieu se repose, et tant qu’il se reposera, et que durera le « septième jour » et la non-intervention de Dieu dans les destinées de ce monde, c’est le règne du mal, le règne du diable qui durera sur la terre. Afin d’accélérer l’avènement de la « huitième journée », il faut suivre l’exemple de Jésus et des saints martyrs qui avaient méprisé la mort et la chair. Or, c’est la chair qui est le vrai diable, ennemi de l’âme divine, et non pas Satan, qu’on a tort de considérer comme le tentateur. Satan ne fait le mal que parce qu’il ne peut pas faire autrement, de même que Dieu ne peut faire que le bien. Inutile de les prier l’un et l’autre. Ceux qui sont parvenus à un mépris complet de la chair peuvent faire « avancer la loi de Dieu » par la propagation de la vertu et par une mort volontaire, en se consumant ou en se donnant quelque autre mort ; alors « celui qui fut calomnié sera aussi pardonné ». C’est pour cela qu’au lieu de s’aborder par un bonjour, les sectaires se saluent en disant : « Que celui qui fut condamné de toute éternité soit pardonné. » En le disant, ils ne font que se souhaiter l’arrivée prochaine du « huitième jour », jour de l’éternelle félicité universelle. Or, le chef ou maître spirituel de la secte, un certain « Père Ambroise », type extraordinaire, paysan ayant lu les livres de Humboldt, de M. de Cotta, et autres, connaissant la Bible comme un pasteur, fort en dialectique et poète en son âme farouche, dit à M. Maïnow que ce salut n’était en usage parmi les sectaires que depuis qu’il avait lu le livre d’une certaine dame « agréable à Dieu », lequel livre s’intitulait la Consuela ou « la bonne conseillère », et dans lequel ladite dame « agréable à Dieu » avait décrit tous les usages des Taborites. Ce livre, qui avait arraché des larmes au sévère vieillard, lui avait été donné par un commerçant, « homme de sainte vie ». George Sand n’aurait certes jamais imaginé que le guide spirituel d’une secte religieuse farouche et intransigeante, se dérobant aux yeux du monde dans la forêt vierge septentrionale, pût s’inspirer de la lecture de son œuvre au point d’ajouter un dogme à sa doctrine qui est l’expression d’une recherche ardente et fanatique de la vérité sur cette « terre de misères… ». Mais il est certain que cela l’aurait touchée plus que tous les hommages des lettrés.
  11. Anselme Pététin, homme politique et administrateur fort connu (né en 1807, mort en 1873), d’abord républicain, il se rallia ensuite à l’empire et remplit diverses fonctions sous le régime napoléonien.
  12. Pélagie, 7 novembre 1841.

    « Avez-vous lu la Revue indépendante ? Aguado n’y a mis que vingt mille francs. Trente autres ont été fournis ou recueillis par ce pauvre Viardot, qui en verra bientôt la fin. Pour la première livraison seule, Leroux s’est alloué quinze cents francs. On est convenu de cinq mille francs pour le roman de Mme Sand, touchante narration, m’a-t-on dit, des amours d’une grisette et d’un étudiant. Elle s’y fait la rivale, et pas du tout la rivale heureuse de Paul de Kock. Cette défaite me fâche extrêmement ; c’est le Waterloo du communisme. À quoi tiennent les choses !… »

  13. Voir plus loin, chap. ix.
  14. Nous avons déjà mentionné cette opinion de George Sand en parlant de son article à propos du messianisme de Mickiewicz.
  15. Le sous-titre en est encore Lettre à un ami, et c’est encore à Jules Néraud qu’elle est adressée.
  16. Cf. avec la lettre de Chopin à ses parents, datée du 20 juillet 1845, où il raconte la mort de la pauvre femme du Nuage blanc et le départ de la tribu des Ioways pour l’Amérique, et où il annonce qu’on est en train d’élever à Paris un monument funèbre à la mémoire de la pauvre Indienne morte.
  17. Nous avons vu que c’est de ce même nom, mais précédé du prénom de Gustave, que George Sand avait signé ses Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires et sur les poètes populaires.
  18. C’est une simple erreur d’impression que la date de « 9 novembre 1845 » qu’on lit dans l’édition des Œuvres complètes de George Sand. (V. le volume des Légendes rustiques, p. 214.)
  19. Cette lettre porte dans la Correspondance la date du « 8 octobre », mais c’est une erreur, parce que, comme nous l’avons vu, Fanchette avait déjà paru le 25 octobre dans la Revue indépendante, et il s’agissait justement de faire réimprimer à la Châtre cet article.
  20. Les amis qui furent les aides et les collaborateurs de Mme Sand dans l’affaire de Fanchette, étaient ces mêmes compagnons berrichons de sa jeunesse, qui avaient jadis été « hugolâtres » comme elle (cf. t. Ier, p. 284-312.), auxquels elle avait adressé ses épîtres collectives drolatiques, et qui, plus tard, s’acharnaient avec elle à la « solution de la question sociale » (cf. t. II, p. 184-85), c’est-à-dire : Duvernet, Fleury, Dutheil, Papet, Planet, Néraud et Rollinat.
  21. Inédite.
  22. La lettre du procureur, M. Rochoux, imprimée dans la Revue indépendante, fut datée du 9 novembre 1843. Il est clair que la réponse à cette lettre que Mme Sand écrivit, après avoir reçu le numéro de la Revue contenant la lettre de M. Rochoux et après en avoir délibéré avec ses amis, sur chaque point, ne put pas être écrite « le 17 octobre », comme il est imprimé dans la Correspondance, mais bien le 17 novembre. Cette lettre se termine par les mots : « Je décachette ma lettre pour te dire qu’elle n’est pas partie ce soir… Tu en recevras deux à la fois. » Effectivement, parmi les lettres inédites, nous en trouvons une qui est datée du 18 novembre et dont nous citerons quelques lignes un peu plus loin. Les lettres imprimées dans la Correspondance aux dates de 16 et 28 novembre doivent être datées des 26 et 27 novembre, comme chacun peut s’en convaincre en les lisant attentivement et en les confrontant avec celles des 17, 18 et 29 novembre.
  23. Cette Copie de l’enquête faite à la diligence de M. le maire de la Châtre par le commissaire de police de cette ville (et signée par ce commissaire nommé Bouyer) fut imprimée dans la Réponse à M. le procureur du roi de la Châtre, de George Sand, ainsi que les deux lettres par lesquelles MM. Boursault et Delaveau attestaient l’exactitude des faits consignés dans son récit sur Fanchette. Cette attestation de la part de Boursault que « tout ce qui le concernait (dans la réponse de George Sand au procureur) était d’une parfaite exactitude », était surtout importante, parce que si Fanchette eût légalement « cessé de faire partie de l’hospice » comme les coupables avaient essayé de le faire croire, elle n’aurait pu en sortir que munie d’un exeat du médecin, Or, cela n’était pas, et George Sand le prouvait victorieusement.
  24. Inédite.
  25. Ces derniers mots confirment que la lettre de Mme Sand à son fils n’a pas dû être écrite plus tard que le 27 au soir, car la Revue indépendante du 25 novembre arriva à la Châtre le 27 novembre au matin.
  26. Nous soulignons le passage tronqué dans la Correspondance. Bouli fut le sobriquet de Maurice. Mme Viardot chanta pendant deux hivers successifs de 1843-44 et 1844-45 à l’Opéra de Saint-Pétersbourg et elle y eut un succès dont le souvenir subsiste jusqu’à nos jours.
  27. C’est-à-dire le 29 novembre. Dans la lettre précédente, elle écrit : « À jeudi. » En 1843, le 26 novembre tombait un dimanche ; le 27 (lundi), Mme Sand écrit : Je pars après-demain (le 29), comme elle l’avait déjà annoncé dans sa lettre du 18. Elle comptait arriver à Paris le 30 (jeudi). Chopin écrivit aussi le 26 novembre : « Encore quatre jours. » (Voir plus loin, chap. v.)
  28. a) Lettres inédites de George Sand à Duvernet de janvier 1844 ;
    b) Correspondance, t. II, p. 280-310 ;
    c) Lettres inédites à George Sand de Leroux et de de Latouche.
  29. Ces trois articles, comme en général tous les articles qui parurent dans l’Éclaireur, sont réimprimés dans les Œuvres complètes de George Sand, et font partie du volume Questions politiques et sociales.
  30. Corresp., t. II, p. 317-322.
  31. Nous espérons pourtant que notre ami M. Ageorges fera un jour cet intéressant travail, auquel il est si bien préparé par ses recherches antérieures et sa vénération pour le grand poète du Berry.
  32. Cette réponse de Mme Sand à Louis Blanc, dont nous donnons ici le résumé, est imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 324). Les articles auxquels fait ici allusion Mme Sand sont ceux qui parurent sous le titre de Politiques et socialistes dans l’Éclaireur (réimprimés sous le titre de « la Politique et le Socialisme », dans le volume des Questions politiques et sociales).
  33. Nous avons devant nous les lettres inédites de Louis Blanc à George Sand, à commencer par cette première réponse du jeune républicain, datée du 8 janvier 1844, à la prière de Mme Sand, de donner son adhésion et sa collaboration à l’Éclaireur, et à finir par une lettre du 30 avril 1876, répondant à quelques lignes émues que Mme Sand lui avait écrites au sujet de la mort de son fils ; cette correspondance est du plus haut intérêt philosophique et biographique.
  34. Voir le volume : Questions politiques et sociales.
  35. Homme politique célèbre, plus tard membre du gouvernement provisoire de 1848 ; né en 1801 (ou, d’après d’autres sources, en 1803) à Marseille mort en 1878 à Paris.
  36. Voir plus haut, chap. ii, p. 196, et le présent chapitre, p. 371.
  37. Cette préface est réimprimée dans le volume des Nouvelles Lettres d’un voyageur, tandis que le Cercle hippique se trouve dans le volume d’Isidora. (Œuvres complètes, éd. C. Lévy.)
  38. Mme Bentzon a consacré à George Sand deux articles extrêmement intéressants et contenant des lettres inédites très précieuses ; le premier, en anglais, parut dans le Century, January 1894, sous le titre de Notable Women : George Sand, with letters and personal recollections ; le second, écrit à propos du centenaire de George Sand, parut dans le Supplément du Journal des Débats, en juillet 1904, sous le titre d’Une correspondance inédite.
  39. Il est aussi réimprimé dans le volume des Nouvelles lettres d’un voyageur.
  40. Entre 1843 et 1844, co-éditeur de François pour la Revue indépendante.
  41. Dans la Correspondance de George Sand, on lit Guillon. Nous ne saurions dire quelle est l’orthographe exacte.
  42. Voir plus loin, chap. vii.
  43. George Sand venait de publier dans le Constitutionnel reconstitué par Véron son roman de Jeanne et avait traité avec lui pour y faire paraître son prochain roman (le Meunier d’Angibault), mais elle ne put pas accepter et remplir à temps les clauses de ce traité, qui fut rompu, et le roman parut ; dans le journal de Louis Blanc.
  44. Chopin écrit à sa sœur, le 31 octobre 1844 : « Le manuscrit que j’ai apporté n’est pas encore imprimé ; il y aura probablement des procès ; Si on en arrive là, ce sera tout profit pour nous, mais nous en aurons des désagréments momentanés… »
  45. Homme d’affaires de George Sand.
  46. Cette lettre est encore erronément datée de « juin 1844 », dans la Correspondance. Mme Sand y fait allusion, entre autres, aux pluies et aux inondations qui désolèrent les environs de Nohant en l’été de 1845, qui y occasionnèrent de vrais désastres et par suite du débordement des rivières empêchèrent les Viardot de partir pour Paris à la date fixée pour leur départ. On a de plus omis les dernières lignes de cette lettre : « Ma lettre est retardée de quelques heures, Viardot s’en charge. » Or, les Viardot ne purent pas faire leur séjour habituel à Nohant en 1844 ; en 1845, ils quittèrent le château en juillet, plus tard ce fut Maurice qui fit un séjour chez eux, à Courtavenel, Mme Viardot se rendit après aux fêtes en l’honneur de Beethoven à Bonn. Tous ces faits sont relatés dans les lettres de Chopin à sa sœur, datées du 20 juillet et d’octobre 1845. Dans cette seconde lettre, il parle encore d’une excursion à Boussac, de l’imprimerie et de la machine de Leroux, qui imprimait « un nouveau journal intitulé l’Éclaireur » et de ses engouements éternels pour de nouvelles idées et de nouveaux projets, qu’ « il commençait toujours et n’achevait jamais entièrement », et aussi de ce que cette machine « a déjà coûté à Leroux, ainsi qu’au propriétaire de M. Coco (le chien de Mme Sand), et à ses autres amis plus de dix mille francs », ou même « plusieurs dizaines de mille francs ».
    On retrouve de même une allusion au « déluge » de 1845 dans la lettre de Mme Sand à Poncy, du 12 septembre 1845. Il faut aussi remarquer que le numéro 1 de l’Éclaireur ne parut que le 14 septembre 1844, et que ce journal s’imprimait d’abord à Orléans, plus tard à Boussac chez Leroux, qui ne put donc s’en occuper qu’en l’été de 1845 et non pas en 1844.
  47. Inédite.
  48. V. plus loin chap. viii.
  49. Cf. Correspond., t. III, p. 33, 57, 107, 235-236, 339.
  50. La lettre est datée du 22 janvier 1851 dans la Corresp. imprimée.
  51. Ce fut probablement Gustave Sandre, avec lequel Pierre Leroux avait, en 1843-44, débattu, comme avec le représentant de la maison Potter, les points du traité à propos d’une édition de Mme Sand, et qui, plus tard, fut son ami et son adepte.
  52. C’est Leroux qui souligne. Dans une lettre précédente, il la remercie pour son aide morale et le grand bien qu’elle lui fit en lisant attentivement ses « élucubrations sur l’Évangile et la Fable », ce qui l’encourage à persévérer dans son travail, malgré les tempêtes politiques qui mugissent autour de lui.
  53. Félix Thomas, Pierre Leroux, p. 131. Nous soupçonnons fort que ce ne fut pas la « personne amie » qui remit à George Sand les 600 francs, mais bien Mme Sand elle-même, qui chargea la « personne amie » de les lui remettre.
  54. Leroux avait mis par erreur : « 1844 ».
  55. Nous citons cet extrait de l’Opinion nationale du 16 avril 1871, d’après le livre de M. F. Thomas. (V. Pierre Leroux, p. 165.)